Les enjeux de la formation du soldat
À propos de la métaphore mécanique dans les mémoires d’officiers de la seconde moitié du xviiie siècle
p. 119-142
Texte intégral
1La seconde moitié du xviiie siècle en France est marquée par une série de réformes visant à renforcer l’efficacité de l’armée et à y rétablir la discipline dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elle n’est pas satisfaisante1. Les officiers français participent très largement au débat qui naît alors autour de la définition de ce que doit être une bonne discipline. De nombreux mémoires sont envoyés au secrétariat d’État à la Guerre, voire imprimés et commercialisés dans un certain nombre de cas2. Ils rendent compte de l’intense réflexion menée au sein de l’armée autour des réformes en cours3. Dans ce cadre, une comparaison bien précise revient de manière récurrente sous la plume des officiers, celle de l’armée et du soldat à une machine ou à un automate. Ce rapprochement est suffisamment fréquent pour que l’on puisse parler d’une métaphore mécanique qui parcourt l’ensemble des mémoires, constituant au sein de ces derniers un véritable topos rhétorique.
2 À une époque où les philosophes appréhendent le monde et l’homme comme des machines, dans la continuité du mécanisme cartésien ou à travers le matérialisme d’un La Mettrie, une telle métaphore n’a rien pour surprendre4. L’armée est d’ailleurs loin d’être le seul lieu où elle s’épanouit5. D’autant que les progrès techniques suscitent auprès du grand public un émerveillement accru pour les automates. L’exposition en 1738 et en 1741 des premiers automates androïdes mis au point par Jacques de Vaucanson, le flûteur automate et le Joueur de tambourin, provoque notamment l’admiration de la foule ainsi que celle de d’Alembert qui leur consacre deux articles enthousiastes dans l’Encyclopédie6. Alors même qu’une discipline nouvelle est mise en œuvre dans l’armée française, discipline qui prône un contrôle renforcé des soldats et une amélioration de leur formation à travers un drill intensif, l’assimilation de l’homme de troupe à un automate dont les mouvements sont déterminés et répétitifs semble ainsi aller de soi.
3Au-delà de ce contexte favorable, se pose cependant la question du sens que revêt l’usage d’une telle métaphore chez les officiers. Or la lecture détaillée des mémoires qui nous sont parvenus révèle l’emploi extrêmement ambigu qui en est fait. L’assimilation de l’armée et du soldat à la machine et à l’automate renvoie, en effet, aussi bien à un but à atteindre qu’à un danger à éviter. Une telle utilisation à la fois positive et négative de la métaphore mécanique invite à s’interroger sur l’existence d’un malaise au sein du corps des officiers, entretenu par la tension entre les impératifs renforcés de la tactique et l’espoir croissant, à la fin du siècle, d’une discipline et d’un contrôle moralisés qui ne réduisent pas l’homme à un simple mécanisme7.
L’idéal de l’armée-machine
4Un des usages les plus fréquents de la métaphore mécanique réside dans l’assimilation de l’armée à une vaste machine articulée dont les rouages doivent être soigneusement agencés. C’est dans cette perspective que Louis de Boussanelle affirme dans ses Observations militaires publiées en 1761 :
Un régiment, tout corps militaire est une vraie machine, une masse vivante, de laquelle il faut disposer et régler les différents organes ; elle ne peut se mouvoir avec justesse et avec précision qu’autant que la proportion la plus exacte lie et soutient ces diverses parties8.
5Dans une telle perspective, les troupes, quelle que soit leur taille, apparaissent comme un assemblage de pièces – brigades, régiments, compagnies et escouades –, qu’il convient d’ajuster au mieux afin d’obtenir le maximum d’efficacité, déterminé ici par la précision des mouvements. Qu’un seul élément de ce complexe agencement vienne à rompre l’union par un mauvais déplacement, une initiative malvenue, c’est alors un rouage qui saute, paralysant l’ensemble de la mécanique9.
6Un tel modèle rend bien compte de la complexité des évolutions militaires à la fin de l’Ancien Régime. Les transformations, qualifiées à tort ou à raison de révolution militaire10, connues par les armées européennes depuis la fin du Moyen Âge ont conduit à la mise en place de longues lignes de bataille composées de plusieurs dizaines de milliers d’hommes dont le déplacement lors du combat pose d’importants problèmes11. Au poids du nombre s’ajoutent en effet les contraintes posées par les choix tactiques dominants de l’époque. Les progrès de l’arme à feu ont conduit à l’étirement du dispositif militaire afin de présenter le plus grand nombre possible de fusiliers à l’ennemi. Alors qu’au milieu du xviie siècle les lignes de bataille contenaient encore huit rangs de mousquetaires, elles n’en possèdent plus que trois au milieu du xviiie siècle12. Si une telle disposition permet d’accroître la puissance de feu, elle présente néanmoins de graves inconvénients en termes de mobilité. En effet, les lignes ainsi formées s’étalent sur plusieurs kilomètres, posant d’importants problèmes de transmission des ordres et d’exécution des différentes évolutions commandées par le général en chef13. Pour ces armées monumentales et fragiles, la moindre manœuvre risque de tourner à la débandade si elle n’est exécutée avec la plus grande précision. Face à cette menace, la tendance est ainsi à privilégier la tactique défensive, comme en témoigne le cas d’école qu’est la bataille de Malplaquet, fusillade meurtrière mais indécise14. Pour rendre possible la manœuvre, sans risquer pour autant la confusion, prélude de la déroute, la solution réside pour des officiers comme Boussanelle dans l’affirmation d’un mode de déplacement mécanique, selon des évolutions prédéfinies et répétées des centaines de fois au cours de l’exercice, afin que chaque unité, tel un rouage bien huilé, progresse en harmonie avec le reste de l’armée.
7Dans un tel contexte, le soldat, quant à lui, doit se contenter de jouer le rôle d’un « être passif et qui doit agir sans réflexion15 ». La principale qualité exigée de lui est donc l’obéissance et le renoncement à toute initiative personnelle. L’exemple de Manlius Torquatus, qui fit mourir son fils pour être sorti des rangs et avoir combattu, contre sa défense, un ennemi qui l’avait défié, apparaît ainsi de manière récurrente sous la plume des officiers pour qualifier les nouvelles attentes de l’institution militaire en termes de discipline16. Mais, plus que l’obéissance, ce qui est exigé du soldat, c’est qu’il reproduise sur le terrain les mouvements qui lui ont été enseignés lors de sa formation. En tant qu’unité de base du corps militaire, les mêmes précision et coordination sont en effet attendues de lui que des régiments et compagnies qu’il compose. Au régiment-machine répond ainsi l’image du soldat conçu comme
un des ressorts du grand corps qui se meut, [dont] chacune [des] parties doit tendre à la perfection parce que le défaut d’une seule a la plus grande influence sur toutes les autres17.
8Dès lors, le principal objet de la formation des troupes consiste à leur inculquer les gestes militaires au point d’en faire une seconde nature, une habitude suffisamment forte pour qu’elle triomphe de leurs passions au moment de l’action. Car, si les passions peuvent donner lieu à de belles initiatives, elles ne sont, pour reprendre les mots du baron de Maltzan, que des fusées brèves promptes à s’éteindre au moindre sentiment de panique, là où l’habitude, « lumière diffuse », garantit une action continue et maîtrisée tout au long de la bataille18. Le soldat est ainsi doublement machine, dans son renoncement à toute initiative personnelle au profit de la décision prise par ses chefs et dans ses mouvements qui sont entièrement prédéterminés.
9Les gestes du soldat doivent être d’autant plus maîtrisés que le maniement de l’arme à feu, devenue avec l’infanterie la reine des batailles, reste particulièrement complexe. Malgré d’indéniables progrès, comme l’invention de la cartouche ou celle de la baguette en fer, plus solide que l’ancien modèle en bois, la manipulation des fusils n’en reste pas moins complexe19. Le maniement des armes de 1750 consacre ainsi quinze commandements, décomposés en vingt temps, à l’exercice à feu proprement dit, c’est-à-dire au fait de tirer puis de recharger son arme. Cette dernière opération est particulièrement complexe. Le chien ayant été mis en son repos, le soldat doit prendre la cartouche, la déchirer avec ses dents pour en extraire la poudre et en verser une petite quantité dans le bassinet, l’amorce, qui permet de communiquer l’étincelle du silex à la charge principale située dans le canon. Une fois l’arme amorcée, le reste de la poudre doit être placé dans le canon avec la balle et le tout doit être bourré à l’aide de la baguette20. Une telle opération est longue et ne permet que de tirer trois coups à la minute, quatre ou cinq si le chargement est brusqué, comme c’est le cas dans les troupes prussiennes. Trop accélérer la charge n’est cependant pas sans risques. Les officiers se plaignent ainsi que les soldats pressés ne bourrent qu’à moitié leur arme, s’exposant à la faire crever et à se blesser ainsi que leurs voisins. D’autres, nous disent-ils, mettent la poudre si précipitamment qu’ils en renversent une bonne partie et que leur fusil se retrouve insuffisamment chargé. Ce risque est d’autant plus grand que nombre de soldats déchirent à l’avance leurs cartouches pour en verser la poudre dans leur poche afin de gagner du temps. Prenant la poudre à pleines poignées lors de l’exercice, ils en gâchent ainsi une large quantité21.
10Afin d’améliorer la puissance de feu, il est donc essentiel de contrôler chaque étape du maniement de l’arme. Une opération d’autant plus essentielle qu’une des principales craintes du siècle est de voir la troupe privée de son feu par une décharge intempestive des soldats. Que ces derniers viennent à tirer trop tôt, par peur ou par inattention, et la ligne risque de se trouver désarmée face à un possible assaut ennemi, le temps que les hommes rechargent leur fusil22. D’où l’importance de maîtriser le feu des soldats et de faire en sorte qu’ils ne tirent que sur ordre. Au lendemain de la guerre de Succession d’Autriche, s’élabore ainsi en France toute une réflexion ayant pour but d’améliorer l’exercice du feu par les troupes23. C’est au pouce et à la ligne près que certains mémoires et règlements cherchent alors à définir la position des mains, des pieds et plus généralement du corps du soldat, à qui toute liberté de mouvement est refusée.
11La métaphore mécanique rend ainsi compte des exigences qui existent tant en matière de déplacements que de feu. Loin d’être seulement descriptive, elle porte en elle également une dimension programmatique dans la mesure où, pour les officiers, le modèle idéal de la machine est loin d’être encore atteint. Les errements de la campagne de Bohême, lors de la guerre de Succession d’Autriche, et plus encore les défaites de la guerre de Sept Ans, en particulier la déroute de Rossbach, ont en effet montré la faible tenue au feu des troupes françaises, ce que le maréchal de Saxe a résumé en attribuant au soldat français la capacité de l’emporter lors des affaires de poste, tout en stigmatisant son incapacité à tenir face à l’ennemi lors des affaires de plaine24. La nécessité de pallier une telle faiblesse justifie ainsi le travail entrepris sur la manœuvre et la formation des troupes. Un travail qui vire parfois à l’obsession, comme en témoigne le cas de ceux que l’on désigne alors comme les « faiseurs », ces officiers, colonels en particulier, qui exercent des heures durant leurs troupes afin d’en obtenir la plus parfaite exécution25. Le 31 mai 1789, alors que les troupes commençaient à se dissoudre, le duc du Châtelet se plaignait ainsi de ne pouvoir passer plus de temps à entraîner ses hommes au pas cadensé à cause du service de Paris et de la Cour26. Ces maniaques de la perfection mécanique témoignent du fait que, au-delà du seul souci de l’efficacité, la tentative de faire du soldat une machine bien réglée relevait également d’une fascination pour l’exactitude et d’une recherche esthétique de la maîtrise des corps. Les multiples allusions à l’importance du « coup d’œil » qui parcourent les mémoires des officiers soulignent d’ailleurs cette attention, souvent critiquée mais néanmoins toujours présente, portée à la beauté des troupes et des évolutions27. Une dimension esthétique inséparable du triomphe, au xviiie siècle, d’une conception de la guerre comme guerre savante, en particulier comme guerre mathématisée. Soucieux d’inscrire la guerre comme une des branches de la connaissance humaine, au moment même où l’Encyclopédie s’efforce de rendre compte de l’ensemble des savoirs, les officiers s’attachent à en dégager les principes et les règles qu’ils expriment dans un langage mathématique et géométrique. Dans une telle perspective, qui favorise une lecture du combat en termes de lignes, d’angles, de parallèles et de perpendiculaires, la dimension mécanique des déplacements paraît avoir été tout autant le fruit d’un impératif tactique que d’une fascination excessive pour l’art d’Euclide28. Efficacité tactique et culture des Lumières se sont ainsi conjuguées dans la promotion d’une armée-machine et d’un soldat-machine.
Le soldat-automate, ou la dénonciation d’une mauvaise discipline
12Les usages descriptifs et programmatiques de la métaphore mécanique ne sont cependant pas les seuls à dominer les écrits des officiers. L’emploi négatif d’une telle comparaison, notamment lorsqu’elle est associée à la figure du soldat, est en effet très présent dans un certain nombre de mémoires. De fait, si l’association de la machine et de l’armée est rarement négative, celle du soldat et de la machine est au contraire fréquemment dotée d’un sens péjoratif. Le phénomène est particulièrement frappant si l’on se concentre sur l’image de l’automate qui n’est généralement convoquée dans les mémoires que comme contre-modèle. Chez Boussanelle, l’automate permet ainsi de dénoncer la figure du guerrier inepte, celui qui se contente d’accumuler les années d’ancienneté sans chercher à s’instruire et progresser dans son métier. Un tel officier n’est à ses yeux qu’un
automate armé, une machine de guerre placée sur un champ de bataille qui se monte au bruit du tambour, des trompettes et des clairons, le fracas de l’artillerie achève de la mettre en branle ; alors elle frappe à droite et à gauche, tout ce qu’elle a de vie et d’action est ramassé dans ses bras29.
13Loin d’incarner un idéal, la figure de l’automate permet ici de dépeindre un homme réduit à ses seuls réflexes, des réflexes qui semblent d’autant plus aberrants qu’ils ne sont pas même déclenchés par la voix d’un supérieur mais par le seul bruit de la bataille. L’absurdité de ce comportement se retrouve d’ailleurs dans les coups incohérents distribués par ce guerrier. Portés indifféremment à droite ou à gauche, ils semblent ne viser personne et ne devoir atteindre que le vide. Ainsi l’automate renvoie-t-il ici à la négation de toute réflexion, non pas dans un sens positif qui serait celui de la soumission du soldat à la volonté de son supérieur, mais dans un sens négatif d’action mécanique irrationnelle. Versant négatif de la subordination et de la formation par le biais des exercices, l’automatisme irrationnel incarne un véritable danger à éviter.
14Plus largement, la figure de l’automate se retrouve dans les mémoires militaires comme un moyen de critiquer l’état d’asservissement dans lequel les réformes menées par la monarchie tendraient à mettre le soldat. Pour un auteur comme Charleval, « c’est des brutes qu’on veut, des hommes machines qui ne connaissent que l’impulsion matérielle », « des automates, des esclaves bien blancs, bien droits, bien poudrés30 ». figure de l’asservissement, l’automate se retrouve couramment associé à l’image de la brute, de l’esclave, de l’animal que l’on dresse, et surtout à celle du soldat prussien, « vraie machine ! pur automate ! […] [qui] n’a d’autre ambition que de satisfaire aux besoins de la nature : boire, manger, dormir et ne pas être battu31 ». L’association du soldat à l’automate renvoie ainsi à la privation de liberté et à la réduction de l’homme à un état inférieur à son état d’origine. À l’inverse des automates androïdes de Vaucanson, que leur dextérité et leur complexité semblent rapprocher de l’homme, le soldat devenu automate tend à perdre son humanité en étant mécanisé. L’esclave, la brute et l’animal sont trois figures de cet avilissement renvoyant tour à tour à la perte de la liberté, à celle de la raison et finalement à celle de la nature d’homme même.
15Le soldat-automate apparaît ainsi comme un repoussoir, là où l’armée-machine semblait être un idéal à atteindre. Une telle opposition laisserait envisager l’existence de deux types d’officiers, les partisans du renforcement de la discipline et du dressage d’une part, ses opposants de l’autre. De fait, il est indéniable que les positions adoptées par les officiers vis-à-vis des réformes disciplinaires entreprises dès le lendemain de la guerre de Succession d’Autriche ne furent pas unanimes. Tous ne soutinrent pas les mesures adoptées. Le rejet du soldat-automate témoigne ainsi d’un indéniable malaise chez un certain nombre d’entre eux face aux exigences nouvelles posées en termes de formation et de discipline. En 1755, un auteur anonyme, « un ancien militaire, petit particulier peu avancé en grade32 », s’interroge ainsi sur la nécessité de modifier l’exercice. Les soldats français n’ont-ils pas été victorieux lors de la dernière guerre ? Pourquoi donc surcharger leur mémoire, leur apprendre par force des mouvements qui ne sont pas même pratiqués au combat et qui ne sont que des grimaces ridicules ? Lors d’une bataille, ils sont déjà bien assez occupés à vaincre pour ne pas avoir en plus à penser à des choses inutiles, telles que la marche en cadence. La nouvelle formation de la cavalerie ne trouve pas plus grâce à ses yeux, elle n’a pour but que de former des écuyers alors que c’est de cavaliers qu’on a besoin. Le manège et ses subtilités n’ont d’après lui aucun intérêt pour des recrues fraîchement arrivées et qui viennent de quitter la charrue pour le sabre.
16Cette vision très critique, dénonçant les « schismatiques », les « sectateurs » de la Prusse qui prétendent rendre les troupes françaises invincibles grâce à la discipline allemande, rend bien compte de l’hostilité, dès les années 1750, d’une partie des officiers face aux renforcements des exigences de l’institution militaire. La guerre de Sept Ans, en déplaçant la France de la position confortable d’« arbitre de l’Europe33 » à celle de vaincu, ne fit qu’accroître un tel malaise par les nombreuses réformes qu’elle suscita au sein de l’armée afin de remédier à la défaite. D’après les rapports de certains inspecteurs, la désertion devint alors épidémique chez les soldats, et le dégoût gagna la majorité des officiers subalternes34. S’il est difficile de connaître exactement la part que la transformation des exercices et de la tactique prit dans le mécontentement qui gagna alors l’armée, il est possible de supposer qu’elle entraîna effectivement un certain nombre de départs. La critique du soldat-machine renvoyait-elle pour autant à un rejet pur et simple des exigences croissantes en matière de formation des troupes ?
17La lecture des mémoires révèle que la situation est loin d’être aussi tranchée. En effet, les pourfendeurs de la réduction du soldat au rang d’automate ne se révèlent pas nécessairement hostiles au rétablissement de la discipline et aux progrès de l’exercice, ainsi qu’à l’action mécanique qui en découle. Le capitaine Barisien de Marne résume cet apparent paradoxe en écrivant :
N’est-il pas humiliant et n’est-ce pas avilir l’humanité que de réduire l’homme au point d’être conduit machinalement dans toutes les opérations militaires ? Je conviens que tous les officiers et soldats lorsqu’ils les exécutent doivent être une simple machine qui puisse se mouvoir avec autant d’ordre que de facilité, mais je ne conviens point qu’indistinctement tout ressort doive la faire agir35.
18Barisien de Marne n’attaque pas ici l’action machinale en tant que telle, mais souligne l’importance du « ressort » qui fait agir le soldat sur le champ de bataille. Mené à coups de bâton, il n’est pour lui qu’une vile machine, un automate dans ce que cette métaphore a de plus négatif. Conduit en revanche par les voies de la douceur, il peut être dressé à une obéissance passive et à une action mécanique sans perdre pour autant sa dignité humaine.
19Cette sensibilité croissante à l’égard de l’usage excessif de la violence est récurrente dans les mémoires militaires de la seconde moitié du xviiie siècle36. La dénonciation d’un usage systématique de la contrainte physique, dont l’imitation de la Prusse serait à l’origine, y apparaît de fait comme un véritable topos. Ainsi, l’utilisation négative de la métaphore mécanique appliquée au soldat ne révèle pas tant une critique de la discipline et des exigences de la formation en soi, que la dénonciation d’une méthode inadéquate de contrôle. À partir de ce constat, le lien établi entre l’automate, d’une part, l’esclave, la brute et l’animal, de l’autre, peut être relu. Ce qui unit ces trois figures associées à l’automate, c’est le rapport de force qui les relie à leur maître. Dans les trois cas, la domination exercée par l’homme sur ces êtres inférieurs repose sur la contrainte physique. L’esclave privé de liberté peut être mis à mort, la brute dépourvue de raison doit être menée par la force, l’animal n’ayant pas rang d’homme peut être dressé par les coups.
20Ce rapport entre force et soumission se retrouve d’ailleurs également pour le dernier terme généralement associé à l’image de l’automate, le soldat prussien, qui semble incarner à lui seul les trois figures de l’esclave, de la brute et de l’animal, et qui, en tant que tel, ne peut être conduit que par la force. Ainsi un mémoire anonyme le présente-t-il comme bon, patient, dur, grossier et opiniâtre, « ne faisant rien qu’il n’y soit contraint par la force, par la violence et par les coups qu’il endure très patiemment et sans se plaindre37 ». Le recours à la force est à ce point généralisé chez les Allemands, si l’on en croit l’auteur, que les coups y sont considérés comme le meilleur moyen de ranimer la tendresse au sein d’un ménage. Alors que la théorie des climats connaît une nouvelle vigueur sous l’impulsion de Montesquieu, l’Allemand et de plus en plus le Prussien catalysent ainsi l’hostilité des officiers français face à un nouveau mode de dressage associé à la figure de Frédéric II38.
Repenser le châtiment
21Le recours à la contrainte physique n’est pourtant pas purement et simplement rejeté par l’ensemble des officiers réformateurs comme moyen de dresser le soldat. Malgré un indéniable « processus de civilisation39 », la seconde moitié du xviiie siècle reste marquée par un rapport au corps fréquemment violent et, si les Lumières ont succédé au « temps des supplices40 », si la civilité s’est largement imposée, il n’en reste pas moins qu’une forme de brutalité perdure dans certains cadres spécifiques, en particulier au sein de l’armée à l’égard du soldat. Ainsi n’est-il pas surprenant de retrouver chez certains officiers une acceptation, plus ou moins grande, du recours à la punition corporelle comme moyen de dresser le soldat. Le capitaine Barisien de Marne, dont nous avons pu voir qu’il critiquait le recours systématique à la violence, est cependant le premier à la légitimer dans certaines circonstances. Nombre d’exceptions justifient en effet à ses yeux le recours à une sanction physique, que ce soit la désobéissance, l’impertinence ou le non-respect du silence41. Ce qui importe pour lui n’est en effet pas tant de supprimer toute contrainte physique que d’en limiter et d’en encadrer l’usage.
22Plusieurs facteurs interviennent dans les mémoires en faveur du maintien de peines corporelles. Sont notamment mises en avant leur instantanéité, qui permet d’associer la sanction au crime dans l’esprit du soldat, ainsi que l’efficacité qu’on leur prête. Le capitaine Joly souligne ainsi :
Pour fixer l’attention du soldat sous les armes il faut que la peine soit aussi prompte que la faute, que le soldat soit presque sûr qu’à l’instant qu’il manque il va être puni, et la canne me paraît le seul moyen qui puisse produire cet effet. Un coup de canne à propos réveille l’attention de celui qui s’oublie et avertit les autres de n’en pas manquer42.
23La sanction physique est envisagée ici non comme un instrument d’asservissement mais comme un outil de dressage dont l’efficacité ne réside d’ailleurs pas dans la violence mais dans l’immédiateté.
24Mais la punition corporelle reste également une forme de pis-aller face à des sanctions alternatives problématiques. Le capitaine Dampmartin résume ainsi les diverses critiques adressées aux autres modes de punition : la prison et la salle de discipline tiennent le soldat oisif et ruinent sa santé, les gardes supplémentaires avilissent le service dont on fait une punition, les corvées sont trop faibles pour pouvoir punir autre chose que des fautes légères, et le piquet n’a de valeur que si son usage est exceptionnel sous peine de ne plus impressionner personne43. Si la solution à cette impasse disciplinaire réside pour lui dans la mise en place de divers travaux supplémentaires infligés au coupable et non dans une peine corporelle, d’autres considèrent en revanche que la sanction physique est la seule alternative efficace, à commencer par le comte de Rochambeau, le futur vainqueur de la guerre d’Indépendance américaine, qui préfère le bâton, nerf de la discipline, à la prison qui pose le problème de devoir renoncer à punir les fautes ou de se résoudre à y envoyer croupir la moitié du régiment en permanence pour maintenir l’ordre44.
25Si le châtiment corporel reste un passage obligé pour certains, un mal nécessaire pour d’autres, l’influence des philosophes et juristes réformateurs de l’époque, en particulier Beccaria et surtout Montesquieu, conduit en revanche à un rejet croissant de tout excès en la matière. Un auteur comme le baron de Maltzan, pour qui, s’il le faut absolument, l’officier doit montrer la baguette, la force des lois venant de ce qu’on les craint, affirme ainsi que « cent pendus ne font pas un vertueux45 ». Comment ne pas reconnaître derrière la formule l’empreinte de Montesquieu pour qui le supplice « use le ressort du gouvernement » parce que le gibet familiarise avec l’idée d’une pénalité exemplaire46 ? Le magistrat bordelais est d’ailleurs cité deux fois dans le mémoire de l’officier qui, comme la plupart de ses camarades, est fortement influencé par l’auteur de l’Esprit des lois. La dénonciation de l’excès des châtiments revient ainsi régulièrement sous la plume des officiers, pour qui une telle sévérité ne serait pas étrangère à la forte désertion connue par l’armée47.
26Face à ces excès, une solution avancée réside dans une meilleure analyse du crime et de ses motivations. Le baron de Maltzan insiste ainsi sur la nécessité de
savoir distinguer les fautes, les crimes, les délits et les forfaits. La faute tient de la faiblesse humaine et va contre les règles du devoir, le crime part de la malice du cœur, il est contre les lois de la nature, le délit part de la désobéissance ou de la rébellion contre l’autorité légitime, le forfait vient de la scélératesse et d’une corruption entière du cœur, il blesse les sentiments d’humanité, viole la foi et attaque la sûreté publique. Il faut pardonner la faute, punir le crime, examiner la nature du délit et avoir horreur du forfait48.
27Une telle typologie, que l’on retrouve de manière moins détaillée dans d’autres mémoires, témoigne d’un souci de distinguer non seulement différents degrés de fautes, mais également différents degrés de perversité des coupables49. Cette prise en compte de l’intentionnalité de la faute se retrouve d’ailleurs dans la distinction que les mémoires militaires tendent à faire entre le soldat qui se trompe à l’exercice par défaut de connaissance ou par négligence. Au premier qu’il convient d’instruire s’oppose le second qu’il faut punir50. Se voit ainsi condamné un usage systématique et irréfléchi de la sanction qui soumet indifféremment tout soldat au risque de se voir roué de coups à la moindre erreur, qu’elle fût intentionnelle ou accidentelle.
28Au-delà de cette « théorie des circonstances », c’est l’arbitraire lui-même qui tend parfois à être contesté, au profit d’une aspiration à un contrôle, voire à une réglementation de la sanction, qui n’est pas sans rappeler les transformations que connaît au même moment la justice civile51. La disproportion de la peine tient en effet souvent à la liberté avec laquelle les supérieurs hiérarchiques du condamné peuvent l’administrer, en particulier lorsqu’il s’agit d’une simple faute disciplinaire ne relevant donc pas d’un conseil de guerre52. Dans les années 1770, le capitaine Joly prône encore de laisser à la prudence du major le nombre de coups de canne à appliquer au soldat pour en réveiller l’attention53. Plus généralement, les punitions infligées au soldat restent fréquemment à la discrétion de leur supérieur direct, en particulier des bas-officiers qui font souvent figure de « tyrans subalternes54 ». La faveur, l’amitié ou l’inimitié risquent ainsi d’influer plus souvent sur la nature et l’ampleur de la sanction que la faute elle-même. Contre cet arbitraire, si certains se contentent de promouvoir un renforcement du droit de regard des supérieurs sur les punitions infligées par leurs inférieurs55, d’autres, pris dans le mouvement de codification qui tend à gagner la culture juridique des Lumières, n’hésitent pas à revendiquer une stricte détermination de la sanction par la loi. Pour le capitaine Lecointe, la punition doit ainsi venir de la loi seule et résulter de l’unique faute du soldat, seul moyen à ses yeux d’éviter tout arbitraire56.
29Dans le cadre de cette nouvelle approche de la punition militaire, le châtiment corporel occupe une place fondamentalement ambiguë en ce qu’il participe de la modernisation de la peine, en même temps qu’il apparaît de moins en moins acceptable, comme en témoigne le cas de la punition des baguettes introduite en 1786 pour sanctionner la désertion57. En 1775, la peine de mort infligée systématiquement à tout déserteur avait déjà été remplacée par celle des galères de terre58. Une telle mesure, destinée à préserver la vie d’un homme qui pouvait encore rendre des services à l’État, dans une perspective utilitariste chère aux Lumières, permettait par ailleurs de moduler une peine jusque-là uniforme. En effet, que la désertion fût simple ou eût lieu avec vol, en service, avec escalade ou autre, la seule distinction existant en matière de punition avant 1775 était la mort par fusillade ou celle par pendaison, ce qui limitait fortement la possibilité de graduer la sanction. Les galères de terre permettaient en revanche une réponse plus fine de l’institution en fonction des circonstances du crime, par le biais de la durée plus ou moins longue de la condamnation. En 1786, le mauvais fonctionnement de ces galères de terre, en particulier leur coût, conduisit cependant à les remplacer par un système associant essentiellement prolongation de service et peine des baguettes. Bien moins onéreuse que les galères de terre, la peine des baguettes permettait de surcroît de réintégrer le déserteur dans sa compagnie, ce qui évitait d’avoir à le remplacer. Par ailleurs, la gradation de la sanction était maintenue, puisqu’un nombre plus ou moins important de coups était prévu en fonction de la faute. Une telle punition répondait ainsi aux aspirations exprimées par les officiers d’une proportion entre le crime et son châtiment, de même qu’à leurs attentes en matière de codification de la peine puisque le nombre de coups à donner était déterminé par ordonnance. La punition des baguettes fut cependant très largement dénoncée par les officiers en raison de l’infamie dont elle était supposée marquer le soldat59. L’une des principales critiques adressées à l’encontre des châtiments corporels, mêmes codifiés et encadrés, résidait en effet dans leur caractère avilissant, caractère qui constitua pendant longtemps la principale raison de leur utilisation dans le cadre d’une pédagogie de l’effroi associant la crainte du déshonneur à la terreur physique60.
30Pour conserver l’usage du châtiment corporel dans le cadre d’une modernisation de la peine, certains auteurs s’efforcèrent de briser le lien traditionnel qui unissait l’infamie aux châtiments corporels. La distinction faite par les Romains entre le bâton et le sarment fut notamment présentée comme modèle à suivre en la matière. Alors que le bâton avait chez eux un caractère infamant, le sarment quant à lui était couramment utilisé comme mode de sanction sans qu’aucun déshonneur ne lui soit attaché. Le premier était en effet réservé aux auxiliaires tandis que le second était réservé aux citoyens, ce qui permettait de préserver leur dignité61. Cette distinction tend à être adaptée par certains officiers par une opposition faite entre le bâton et l’épée62. Alors que les coups du premier sont censés déshonorer, ceux de la seconde doivent permettre de punir le soldat sans l’avilir. C’est ce principe que Saint-Germain s’efforça sans succès de reprendre et de généraliser en instaurant en 1776 les coups de plat de sabre comme mode de sanction dans l’armée. Devant remplacer la prison, le sabre offrait la possibilité d’une punition rapide et réputée « militaire », donc non déshonorante, à la différence du bâton. Le procédé fut cependant très mal accueilli et dénoncé comme une méthode bonne pour les seuls Prussiens63. Bien que repensé, le châtiment corporel continuait ainsi à être associé à l’image de la brute et de la machine. S’il restait incontournable aux yeux d’un certain nombre d’officiers, il n’apparaissait néanmoins pas, pour la plupart d’entre eux, comme le ressort idéal pour rendre au soldat-automate l’humanité dont la nouvelle discipline semblait le priver.
Mener par l’honneur
31Face à une punition difficile à repenser, les officiers s’attachent pour une large part d’entre eux non pas tant à opposer la crainte du châtiment à la faiblesse des passions humaines qu’à contrer ces mêmes passions par la mobilisation de l’intérêt, et plus précisément de l’honneur, s’inscrivant ainsi dans une démarche plus propre à Montesquieu qu’à Beccaria64. Les mémoires militaires des Lumières sont en effet parcourus par la thématique de l’honneur du soldat français65. C’est en particulier au nom de celui-ci qu’est dénoncée la brutalité exercée à l’encontre du soldat. Rocreuse rapporte ainsi qu’un caporal de chasseur, « brave comme César » et criblé de blessures, s’est jeté du pont de la Charente pour ne pas subir la punition des coups de plat de sabre à laquelle il avait été condamné66. Cette anecdote, dont l’historicité reste hypothétique, n’en souligne pas moins l’affirmation de la figure du soldat comme être sensible, au sens viril du terme, c’est-à-dire comme homme d’honneur.
32Pour plus d’un officier, cet honneur apparaît comme le meilleur moyen de guider le soldat. Ainsi le baron de Maltzan, dont nous avons pu voir la réticence à recourir au châtiment, recommande-t-il la méthode suivante aux instructeurs :
Appliquez-vous sur toute chose à donner de l’honneur à vos soldats, c’est leur donner pour censeur tout le genre humain. Qu’ils sachent que les lâches partagent les périls, les dangers et non la gloire. C’est sur eux que tombent les coups et les blâmes, blessures profondes qui n’ont aucun remède, la mort même ne les fait ni expier ni oublier67.
33L’honneur est le meilleur moyen de contraindre le soldat à tenir son poste sous le feu ennemi. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, il ne s’agit pas pour Maltzan que le soldat fasse preuve d’un honneur chevaleresque, qu’il aille défier l’adversaire en combat singulier ou même s’élancer impétueusement à l’assaut, mais au contraire qu’il se soumette corps et âme à l’autorité de son supérieur, et se contente d’exécuter promptement et avec le plus de justesse possible le maniement des armes et les évolutions. L’honneur ne doit pas être un prétexte pour le libérer de toute forme de discipline et de subordination, il doit être au contraire le moyen de l’amener à faire siennes les exigences de l’institution militaire en matière de discipline. Il ne s’agit donc en aucun cas de former des héros mais des hommes ayant à cœur de se plier à leur devoir.
34L’idée que l’honneur peut permettre d’amener le soldat à prendre sur lui les exigences de l’institution se retrouve constamment dans les mémoires militaires des Lumières. Une phrase suffit au lieutenant de maréchaussée de La Balme pour résumer cette ambition :
Sait-on le prendre par le point d’honneur, il en devient alors esclave sans qu’il paraisse s’en douter68.
35De La Balme et d’autres avec lui invitent ainsi à cultiver l’amour-propre du soldat afin de le pousser à faire « par principe ce qu’on ne parvient à faire faire qu’avec les verges de correction69 ». À une « discipline physique », reposant sur le seul usage de la force et donc extérieure au soldat dans la mesure où elle ne touche que son corps, tend à être opposée une « discipline morale70 » plus efficace car intériorisée. La première n’est qu’une contrainte temporaire et factice, qui ne dure que tant que le soldat est soumis à la vigilance de ses supérieurs. Reposant sur la force, elle ne peut contenir que des brutes qui tourneront casaque dès que le tumulte du combat leur permettra d’échapper à leurs gardiens. La seconde au contraire agit sur l’âme. Elle y transforme ce qui était obligation en un bien désirable pour le soldat et acquiert par là même une efficacité durable, que l’absence temporaire d’officiers ou de bas-officiers ne saurait affecter. Elle constitue ainsi une discipline idéale dont « tout l’art est encore de savoir tirer parti des hommes et non de savoir les dompter71 ».
36Afin d’assurer le succès d’une telle discipline morale, deux facteurs clefs sont constamment mis en avant par les officiers, les peines et les récompenses. Elles forment le double instrument qui, s’appuyant sur l’honneur du soldat, doit permettre de l’amener à se conformer aux attentes de l’institution. Dans la mesure où l’honneur est le « sentiment d’estime qu’on a pour soi-même réalisé par l’expression de celle d’autrui72 », il est en effet possible de jouer sur ce sentiment et de l’amener à se confondre avec les intérêts de l’institution militaire en accordant des récompenses visibles aux actions jugées méritoires et en donnant des punitions publiques à celles qui sont réprouvées. Ainsi sera-t-il possible, pour le chevalier de C***, de borner l’honneur dans les limites du bien public. Se retrouve ici l’idée avancée par Foucault d’une discipline fondée non pas sur la sanction pénale mais sur la sanction normalisatrice, dont l’objet est de punir, non pas tant une violation de la loi qu’un écart par rapport à une norme comportementale attendue73.
37Un tel schéma se retrouve dans un mémoire anonyme de 1774 portant sur la formation des troupes74. Ce dernier propose, en cas de vacance d’une place de bas-officier, que les candidats se réunissent pour être examinés par deux officiers de l’état-major. Le principal critère de sélection doit être, d’après l’auteur, l’aptitude à exécuter les manœuvres. Le candidat les reproduisant le mieux doit obtenir le poste, ce qui ne saurait surprendre. Phénomène plus remarquable cependant, le malheureux candidat qui les exécute le moins bien doit être pour sa part mis à la seconde classe75, sauf vote contraire des officiers à l’unanimité. Par ailleurs, l’heureux élu obtient également six livres pour boire, retenues sur la solde de son camarade moins chanceux, et, au premier jour de grande assemblée, il dînera chez le commandant de la place, assis auprès du plus haut gradé, tandis que son infortuné rival sera mis en prison au pain et à l’eau. Un tel exemple témoigne bien du rôle de la discipline comme norme établissant un idéal, le candidat retenu comme bas-officier, et un contre-modèle, le candidat malheureux. Ce qui importe ici n’est pas l’évaluation des candidats mais leur classement qui permet de créer un axe dont ils déterminent les deux extrémités et sur lequel tous les soldats du régiment sont appelés à se placer.
38En introduisant une dimension morale dans le processus disciplinaire, permettant de ne pas réduire le soldat au rang de « montre sans âme76 », les officiers anticipent et contribuent à la nationalisation de l’honneur qui gagne la société française au lendemain de la guerre de Sept Ans, en attachant cet honneur non plus à une éthique nobiliaire mais à une identité nationale, en l’occurrence française77. Dans le cadre de cette nationalisation, ils sont cependant loin d’être prêts à reconnaître une égalité entre eux et le soldat. Ainsi, Launoy, dans les Loisirs d’un officier d’infanterie, affirme-t-il que si « l’honneur est le principal mobile des troupes françaises78 », l’officier ayant une existence plus considérable tient davantage à l’opinion publique et, ayant plus de lumières, il connaît mieux l’étendue de ses devoirs. Quant au soldat, il « ne peut pas être mû par les mêmes considérations » car « il est en général tiré de la plus vile partie des citoyens79 ». Les soins des officiers permettent certes de lui inspirer des sentiments de bravoure et de probité, mais au final il reste foncièrement différent de ses supérieurs. Launoy souligne en effet que, de cet honneur commun, chacun se forme une « idée relative à son éducation80 ». Le soldat le place dans le courage, il est « plus épuré » chez le bas-officier, il suppose enfin chez l’officier, « outre les qualités précédentes, la grandeur d’âme, une sensibilité délicate fondée sur la connaissance de ce qui est juste et bon, fruit d’une éducation travaillée [… ]81 ». D’une qualité commune, l’auteur en vient à souligner en fin de compte la nette différence entre l’honneur de l’officier et celui du soldat.
39Si les officiers se détachent d’une conception qualitative de l’honneur, comme attribut exclusif de certaines catégories sociales, ils le font donc au profit d’une conception quantitative, affirmant l’existence d’un honneur généralisé auquel certains sont cependant plus attachés en raison de leur condition82. Une telle distinction n’est pas pour surprendre dans le cadre d’une réaction nobiliaire qui, malgré les liens qu’elle entretenait avec une nouvelle conception du mérite, n’en prônait pas moins l’exclusion des roturiers et des anoblis des cadres de l’armée83. Les chances d’avancement offertes au soldat restaient limitées, et la conception des relations unissant officiers et soldats restait très fortement marquée par un idéal paternaliste foncièrement inégalitaire84. En donnant de l’honneur à leur troupe, les officiers parvenaient ainsi à contourner le spectre d’une guerre sans âme menée par des soldats automates ; ils limitaient cependant la portée de l’honneur qu’ils reconnaissaient au soldat en ne l’assimilant pas entièrement à celui de l’officier et en n’offrant pas à l’un comme à l’autre les mêmes chances de carrière et la même reconnaissance sociale85.
40Le primat d’une armée-machine, favorisé par les choix tactiques et les contraintes techniques ainsi que par l’importance accordée aux mathématiques et à l’esthétique dans la pensée militaire des Lumières, suscita chez un certain nombre d’officiers un réel malaise que traduit la présence récurrente dans leurs écrits de la figure du soldat-automate comme véritable contre-modèle. Derrière l’image d’une guerre mécanisée, ce qu’ils redoutaient avant tout était l’affirmation d’une guerre savante, où « la valeur ne peut rien86 », une guerre où la bataille ne serait qu’un exercice grandeur nature. C’est dans la question du dressage du soldat qu’ils s’efforcèrent en particulier d’en conjurer la menace, en réfléchissant d’une part sur la possibilité de renouveler les châtiments infligés aux troupes, par l’encadrement – à défaut de la suppression – de la sanction physique, et en essayant d’autre part de mettre en avant non le théâtre des supplices, mais l’aiguillon de l’honneur comme mobile d’action. L’honneur, guidé par le biais de récompenses flatteuses et de peines infamantes, devait permettre d’obtenir du soldat une obéissance volontaire et non pas contrainte. En nationalisant ce sentiment, en le faisant passer d’une vertu nobiliaire à une qualité française, les officiers s’exposaient cependant à un véritable dilemme. Il leur fallait choisir un honneur commun à la profession des armes, et offrir de ce fait la même reconnaissance sociale et les mêmes possibilités d’avancement à l’ensemble des militaires et un honneur quantitativement distinct, qui pouvait satisfaire l’amour propre du soldat, mais ne pouvait fonctionner pleinement comme vertu politique au sens où Montesquieu l’entendait. Le choix de la seconde option, celle d’un honneur quantitatif laissant place à des intérêts de caste, limitait grandement la portée de la réforme de la discipline envisagée par les officiers et préparait la défection finale des soldats au moment de la Révolution87.
Notes de bas de page
1 Pour une synthèse sur les réformes alors menées, voir notamment J. Chagniot, « Les progrès de l’administration militaire », dans A. Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France, t. 2, Paris, 1992, p. 29-55 ; C. Opitz-Belakhal, Militärreformen zwischen Bürokratisierung und Adelsreaktion. Das französische Kriegsministerium und seine Reformen im Offizierskorps von 1760-1790, Sigmaringen, 1994.
2 Sur l’accroissement de la production imprimée : A. Gat, AHistory of Military Thought : From the Enlightenment to the Cold War, Oxford, 2001, p. 27.
3 Ces différents mémoires sont conservés au Service historique de la défense (SHD), essentiellement dans la sous-série 1M dite des « Mémoires et reconnaissances », et plus particulièrement dans les cartons 1M 1700 à 1M 1789 constituant la rubrique dite des « Mémoires techniques ».
4 Sur la prégnance de l’image de la machine dans la pensée du temps, voir J. Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle, Paris, 1994, p. 61-123 [1963].
5 Voir entre autres le cas des écrits traitant d’économie, J.-C. Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique : xviie-xviiie siècle, Paris, 1992, p. 72.
6 Sur les automates de Vaucanson : A. Doyon, L. Liaigre, Jacques Vaucanson : mécanicien de génie, Paris, 1966. Pour la critique de d’Alembert, voir les articles « Automate » et « Androïde », dans A. Diderot, d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1780.
7 Sur le passage à la fin du xviiie d’une vision positive à une vision négative de la machine : J. Schlanger, Les métaphores de l’organisme, Paris, 1995, ici p. 47-60.
8 L. de Boussanelle, Observations militaires, Paris, 1761, p. 2.
9 Dans un tel schéma descriptif, l’assimilation de l’armée à une montre est aussi récurrente, comme en témoigne l’affirmation du marquis de Langeron pour qui « une montre ne peut aller si chaque pièce n’est à sa place, il en est de même des troupes, l’ordre ne peut être assez exactement observé », SHD, 1M 1708, Langeron (marquis de), Mémoire sur l’infanterie, 1758, 72.
10 Pour la position des différents acteurs du débat, voir C. J. Rogers (dir.), The Military Revolution Debate. Readings on the Military Transformation of Early Modern Europe, Boulder (Colo.), 1995. Pour une synthèse critique, voir J. Chagniot, « Critique du concept de révolution militaire », dans J. Berenger (dir.), La révolution militaire en Europe (xve-xviiie), Paris, 1998, p. 23-30.
11 Pour une description du processus : J. Lynn, Giant of the Grand Siècle. The French Army, 1610-1715, Cambridge, 1997, p. 453-512 ; J.-P. Bois, Les guerres en Europe, 1494-1792, Paris, 1993, p. 245-257.
12 Le camp de Vaussieux en 1778 entérine définitivement en France le triomphe de cet ordre mince sur trois rangs au détriment de l’ordre profond en colonne alors défendu par le baron de Mesnil-Durand.
13 Puységur estime qu’une armée moyenne de soixante bataillons et cent vingt escadrons disposés en ordre tant plein que vide, c’est-à-dire avec des intervalles égaux au front des unités, occupe 5160 toises, soit environ 10 kilomètres de long, voir Puységur, Art de la guerre par principes et par règles, Paris, 1749, t. 1, p. 309-310.
14 Le blocage tactique connu par les armées du xviiie siècle ne doit cependant pas être exagéré, en particulier dans la seconde moitié du siècle, voir notamment J. Chagniot, « La bataille à l’apogée du système de guerre moderne », Revue internationale d’histoire militaire, 78, 2000, p. 75-80. Le seul aspect tactique n’explique par ailleurs pas la limitation de la manœuvre que connaît l’Ancien Régime, voir entre autres T. Widemann, « La réhabilitation de la manœuvre au xviiie siècle », dans C. Malis (dir.), Guerre et manœuvre, Paris, 2009, p. 109-117.
15 SHD, 1M 1717, Vue sur le choix des officiers supérieurs des régiments, s. d., 4.
16 L’exemple de Manlius Torquatus apparaît au moins trois fois dans les articles militaires de l’Encyclopédie, voir « Discipline militaire », « Militaire » et « Punitions militaires », dans Encyclopédie ou dictionnaire…, op. cit.
17 SHD, 1M 1791, Considérations sur l’état actuel du soldat français, 1771, 44.
18 SHD, 1M 1786, Maltzan (baron de), Extrait de mon mémoire sur une augmentation, article discipline, 1776, 24. Sur les états de service de ce fascinant personnage : SHD, 4Yd 3652, Maltzan (François Thibault, baron de).
19 Sur les transformations de l’arme à feu : F. Bonnefoy, « Le développement technique des armes à feu d’infanterie en France (1660-1789) », dans Commission internationale d’histoire militaire (éd.), Acta, no 13, Helsinki, 1991, p. 36-47.
20 SHD, Ya 165, Ordonnance du roi sur le maniement des armes de l’infanterie française et étrangère du 7 mai 1750.
21 SHD, 1M 1703, Nécessité de l’établissement d’une règle uniforme qui apprenne aux troupes les dispositions utiles à la guerre, 1745, 28.
22 L’idée apparaît entre autres dans Saxe (maréchal de), Mes rêveries, Amsterdam/Leipzig, 1757, t. 1, p. 37-38.
23 Voir notamment J.-P. Bois, « Remarques sur l’exercice des détachements du camp des Invalides en 1750 », Bulletin de la Société historique de Compiègne, 36, 1999, p. 71-88.
24 SHD, 1M 1704, Avis de M. le Maréchal de Saxe sur les différents projets d’exercices et sur la façon de poster les officiers à la tête de leurs troupes, 1750, 101.
25 Sur ces excès, voir notamment A. Corvisier (dir.), Histoire militaire…, op. cit., p. 76.
26 J. Chagniot, Paris et l’armée au xviiie siècle : étude économique et sociale, Paris, 1985, p. 512 ; K. Alder, « Stepson of the Enlightenment : The Duc du Châtelet, The Colonel who “caused” the French Revolution », Eighteenth-Century Studies, 32, 1998, p. 1-18.
27 Pour ne donner qu’un exemple, un auteur anonyme affirme ne voir « de bien dans notre tenue actuelle que l’exacte uniformité, parce qu’indépendamment de l’agrément du coup d’œil, elle accoutume les soldats à l’obéissance et l’officier à se faire obéir ». Si la discipline semble première, le coup d’œil n’en est pas moins évoqué, même en passant. Voir SHD, 1M 1784, De la désertion, s. d., 74. Plus généralement, sur le rôle de l’esthétique dans l’art de la guerre à l’époque des Lumières : J. Lynn, De la guerre : une histoire du combat des origines à nos jours, Paris, 2006 [1re éd. angl., 2003], p. 173-214.
28 Sur la prégnance des mathématiques dans la conception de la guerre : L. Kennett, « Tactic and Culture : The Eighteenth Century Experience », dans Commission internationale d’histoire militaire (éd.), Acta, no 5, Bucarest, 1981, p. 152-159 ; H. Eichberg, « Geometrie als barocke Verhaltensnorm. Fortifikation und Exerzitien », Zeitschrift für Historische Forschung, 4, 1977, p. 17-50.
29 L. de Boussanelle, Observations militaires, op. cit., p. 89-90. Il s’agit d’une citation qu’il tire de F.-V. Toussaint, Les mœurs, Londres, 1751, p. 128.
30 Charleval (attribué à), Mémoire sur l’éducation et la discipline militaires, Villefranche, 1785, p. 48.
31 Douazac (attribué à), Dissertation sur la subordination avec des réflexions sur l’exercice et sur l’art militaire, Avignon, 1754, p. 46-47.
32 SHD, 1M 1707, Remarques et réflexions sur la nouvelle façon d’exercer les troupes, sur leur habillement, équipement comme aussi sur les inconvénients qui en résultent, adressées à Monseigneur le comte d’Argenson par un ancien militaire, petit particulier peu avancé en grade et qui ne demande rien, 1755, 9.
33 J.-P. Bois, Fontenoy, 1745, Louis XV arbitre de l’Europe, Paris, 1996.
34 C’est l’opinion, entre autres, du comte de Melfort : SHD, 1M 1709, Drummond de Melfort (comte de), Observations sur les différents détails relatifs à la nouvelle formation, s. d., 46.
35 SHD, 1M 1708, Barisien de Marne, Différentes réflexions morales et militaires, 1756, 31.
36 Elle apparaît en particulier dans le cas de la peine de mort pour les déserteurs. Sur ce point, voir J. Chagniot, Paris et l’armée, op. cit., p. 618-628.
37 Douazac (attribué à), Dissertation sur la subordination…, op. cit., p. 26-27.
38 Sur l’importance de la notion de climat : D. A. Bell, The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism, 1680-1800, Londres, 2001, p. 143-146. Sur l’image traditionnelle du soldat prussien, voir notamment F. Cardini, La culture de la guerre : xe-xviiie siècle, Paris, 1992 [1re éd. it., 1982], p. 216-217. Le même discours se retrouve pour les troupes piémontaises : S. Loriga, Soldats : un laboratoire disciplinaire : l’armée piémontaise au xviiie siècle, Paris, 2007 [1991], p. 148-149.
39 N. Elias, La civilisation des mœurs, Paris, 1973, et La dynamique de l’Occident, Paris, 1976 [1re éd. all., 1939].
40 R. Muchembled, Le temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus, xve-xviiie siècle, Paris, 1992.
41 SHD, 1M 1708, Barisien de Marne, Différentes réflexions…, op. cit.
42 SHD, 1M 1786, Joly, Réflexions sur les qualités d’un major et sur les moyens d’établir une bonne discipline dans les troupes, s. d., 60.
43 Dampmartin, Idées sur quelques objets militaires adressées aux jeunes officiers, Avignon, 1788, p. 52-54.
44 SHD, 1M 1709, Rochambeau (comte de), Mémoire sur l’infanterie, 1761, 21. Une telle opinion se retrouve pour les autres armées européennes, voir notamment E. E. Steiner, « Separating the Soldier from the Citizen : Ideology and Criticism of Corporal Punishment in the British Armies, 1790-1815 », Social History, 8, 1983, p. 19-35.
45 SHD, 1M 1786, Maltzan (baron de), Extrait de mon mémoire…, op. cit.
46 M. Porret, Le crime et ses circonstances : de l’esprit de l’arbitraire au siècle des Lumières selon les réquisitoires des procureurs généraux de Genève, Genève, 1995, p. xxi.
47 Une position qu’il convient de nuancer. Dans son étude sur les déserteurs portant sur neuf cents procès-verbaux de la maréchaussée de Bretagne, Naoko Seriu évalue à 10 % les cas où le soldat avance avoir déserté en raison des mauvais traitements reçus : N. Seriu, Faire un soldat. Une histoire des hommes à l’épreuve de l’institution militaire (xviiie siècle), thèse dactyl., EHESS, 2005.
48 SHD, 1M 1786, Maltzan (baron de), Extrait de mon mémoire…, op. cit.
49 Maltzan se distingue ainsi de la pensée des doctrinaires et de celle de Beccaria, pour qui l’intention du coupable ne compte pas, seul le dommage causé importe : M. Porret, Le crime…, op. cit., p. 4.
50 Voir par exemple SHD, 1M 1712, Bellonius, Instruction concernant les devoirs des bas-officiers, officiers subalternes, capitaines, majors et commandants du régiment, s. d., 15.
51 Sur la théorie des circonstances et l’évolution de la justice civile, M. Porret, Le crime…, op. cit.
52 Soulignons que l’existence de conseils de régiments pour les fautes disciplinaires n’empêche pas l’Angleterre de connaître au même moment un recours aussi grand à l’arbitraire : A. N. Gilbert, « The Regimental Courts Martial in the Eighteenth Century British Army », Albion : AQuarterly Journal Concerned with British Studies, 8, 1976, p. 50-66.
53 SHD, 1M 1786, Joly, Réflexions sur les qualités…, op. cit.
54 Sur la dénonciation du bas-officier comme « tyran subalterne » et la réalité de cette image : B. Deschard, Les bas-officiers de l’armée royale du milieu du xviiie siècle au début de la Révolution : étude institutionnelle et sociologique, thèse dactyl., université Paris 4, 1986.
55 Bellonius, favorable aux coups de bâton, demande par exemple à ce que le nombre que chaque officier peut en faire distribuer soit déterminé par le chef de corps : SHD 1712, Bellonius, Projet d’engagement et rengagement. Notes sur la tenue d’un régiment. Discipline d’un régiment et instruction pour le commandant d’un régiment, 1772, 10.
56 SHD, 1M 1709, Lecointe, Lettre au duc de Choiseul du 29 septembre 1764 sur un projet de code sur les délits militaires. Cette position est cependant loin d’être partagée par tous, l’arbitraire reste pour certains le meilleur moyen de fixer une peine juste en fonction des cas, ce que ne peuvent faire les ordonnances : SHD, 1M 1710, Réponse aux remarques cy jointes sur la dernière ordonnance concernant l’exercice de l’infanterie, 1764, 85.
57 Elle consistait à faire courir le soldat entre deux rangs formés par ses camarades qui lui flagellaient le dos à coups de baguette de fusil.
58 J. Chagniot, Paris et l’armée…, op. cit., p. 627.
59 L’hostilité des officiers à l’égard de ce châtiment est particulièrement visible dans les nombreux mémoires collectifs qu’ils envoient à l’automne 1789, regroupés pour une large partie d’entre eux en SHD, 1M 1718.
60 M. Porret, « Corps flétri-corps soigné : l’attouchement du bourreau au xviiie siècle », dans id. (dir.), Le corps violenté : du geste à la parole, Genève, 1998, p. 103-135.
61 SHD, 1M 1786, Observations sur le rétablissement de la discipline militaire, 1766, 19.
62 Voir notamment SHD, 1M 1709, Rochambeau (comte de), Mémoire sur l’infanterie, op. cit.
63 L. Mention, Le comte de Saint-Germain et ses réformes (1775-1777), Paris, 1884, p. 116-122.
64 Sur l’opposition des deux philosophes : C. Larrère, « Droit de punir et qualification des crimes de Montesquieu à Beccaria », dans M. Porret (dir.), Beccaria et la culture juridique des Lumières, Genève, 1997, p. 89-108.
65 Voir notamment J. M. Smith, « Honour, Royal Service and the Cultural Origins of the French Revolution : Interpreting the Language of Army Reform, 1750-1788 », French History, 9, 1995, p. 294-314.
66 SHD, 1M 1715, Rocreuse, Des vices et des abus qui existent dans la composition, dans la formation, dans l’administration et dans l’exécution des ordonnances militaires, s. d., 41.
67 SHD, 1M 1786, Maltzan (baron de), Extrait de mon mémoire…, op. cit.
68 SHD, 1M 1783, de La Balme, Moyens d’empescher la désertion ou du moins de la réduire à très peu de choses, 1761, 80.
69 Zimmermann, Essais de principes d’une morale militaire, Amsterdam/Paris, 1769, p. 71.
70 Chevalier de C***, Le véritable esprit militaire, ou l’art de rendre les guerres moins funestes, Liège, 1774, t. 1, p. 37-55.
71 SHD, 1M 1786, Maltzan (baron de), Extrait de mon mémoire…, op. cit.
72 Chevalier de C***, Le véritable esprit militaire…, op. cit., t. 1, p. 151.
73 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, 1975.
74 SHD, 1M 1713, Exposé de moyens simples et naturels pour mettre nos troupes sur le meilleur pied de celles de toutes les Puissances de l’Europe, et porter l’honneur de la nation au degré le plus éminent, 1774, 10.
75 Deux classes sont alors distinguées parmi les soldats, la première composée des soldats connaissant l’exercice et la seconde réunissant ceux qui ne le maîtrisent pas encore.
76 SHD, 1M 1703, Projet et mémoire général sur les inconvénients d’imiter la tactique et la discipline prussienne, 1749, 38.
77 Sur la nationalisation de l’honneur : J. M. Smith, Nobility Reimagined : The Patriotic Nation in Eighteenth-Century France, Ithaca, 2005, p. 143-181. Sur l’influence jouée par la guerre de Sept Ans dans le cadre de ce processus : E. Dziembowski, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770 : la France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Oxford, 1998, ici p. 343-368. Soulignons que la réflexion sur l’honneur comme moyen de guider le soldat, bien qu’elle soit amplifiée par les défaites de la guerre, précède néanmoins le conflit et apparaît dès le début dès années 1750 face au renforcement de la subordination et de la formation des troupes. Voir par exemple l’ouvrage attribué à de Douazac, Dissertation sur la subordination…, op. cit.
78 Launoy (attribué à), Loisirs d’un officier d’infanterie, ou réflexions sur la discipline militaire, conciliée avec l’esprit national, Bruxelles, 1784, p. 32.
79 Ibid., p. 33.
80 Ibid., p. 34.
81 Ibid.
82 T. Hippler, Soldats et citoyens : naissance du service militaire en France et en Prusse, Paris, 2006, p. 207-218.
83 Sur la question de la réaction nobiliaire dans l’armée, voir entre autres A. Corvisier, « Hiérarchie militaire et hiérarchie sociale en France à la veille de la Révolution », dans id., Les hommes, la guerre et la mort, Paris, 1985, p. 177-190, et la réinterprétation qui en est faite par D. D. Bien, « La réaction aristocratique avant 1789 : l’exemple de l’armée », Annales ESC, 29, 1974, p. 23-48 et p. 505-534, et par R. Blaufarb, The French Army, 1750- 1820 : Careers, Talent, Merit, Manchester, 2002.
84 Nous ne partageons pas sur ce point la thèse de Christy Pichichero, pour qui les mémoires militaires tendent à promouvoir l’égalité entre les officiers et les soldats. S’il y a effectivement une revendication d’égalité entre les officiers, les rapports entre officiers et soldats sont pour leur part essentiellement conçus à travers un prisme paternaliste qui, s’il n’exclut pas le sentiment d’une fraternité d’armes, induit néanmoins des relations nettement hiérarchisées : C. Pichichero, « Le Soldat Sensible : Military Psychology and Social Egalitarianism in the Enlightenment French Army », French Historical Studies, 31, 2008, p. 553-580.
85 En 1790, et selon les attentes des officiers, la promotion des bas-officiers au grade d’officier est ainsi limitée en nombre et déterminée par des critères d’ancienneté et de cooptation, ce qui maintient une forte inégalité entre les officiers nés et ceux sortis du rang, voir R. Blaufarb, The French Army…, op. cit., p. 72-74.
86 Michaud d’Arçon, cité dans L. Kennett, « Tactic and Culture… », art. cité.
87 Soulignons qu’une tension similaire se retrouve dans l’évolution à la même époque de la notion de mérite, voir J. M. Smith, The Culture of Merit : Nobility, Royal Service, and the Making of Absolute Monarchy in France, 1600-1789, Michigan, 1996, p. 227-261.
Auteur
Fondation Thiers / Institut d’histoire moderne et contemporaine
Pensionnaire à la fondation Thiers, agrégé d’histoire et ancien élève de l’École normale supérieure, Arnaud Guinier travaille sur la question de la construction du militaire dans la France des Lumières. Il a soutenu en 2012 à l’université de Poitiers une thèse intitulée : L’honneur du soldat. La discipline militaire en débat dans la France des Lumières (ca. 1748-ca. 1789). Il est l’auteur de différents articles sur la question de la formation morale et physique du soldat, dont :
• « Discipliner les corps dans l’armée française de la seconde moitié du xviiie siècle : l’héritage de Surveiller et punir », dans M. Bouffard, J.-A. Perras, E. Wicky (éd.), Le corps dans l’histoire et les histoires du corps, Paris, Hermann, 2013, p. 161-173,
• « Entre raison calculatrice et aspirations morales : le choc dans la pensée militaire du xviiie siècle », dans Combattre à l’époque moderne, B. Gainot, B. Deruelle (dir.), Paris, Éditions du CTHS, 2013, p. 84-93 [en ligne : http://cths.fr/ed/edition.php?id=6103].
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