L’apprentissage du métier d’officier, entre savoir-faire professionnel et distinction aristocratique (1682-1696)
p. 79-92
Texte intégral
1Dans l’histoire de la formation des officiers avant la création de l’École militaire en 1751, les compagnies de cadets instituées entre 1682 et 1696 constituèrent une expérience singulière1. Elles accueillirent plusieurs milliers d’officiers en leur offrant une éducation réglée par un programme, qui s’était substitué à l’improvisation qui régnait auparavant. En outre, cette filière de formation permit d’atténuer l’arbitraire du recrutement des apprentis officiers. Les jeunes sous-lieutenants qui en étaient issus furent affectés dans les régiments à la faveur d’une procédure administrative qui limita l’importance des filières clientélaires. Pourtant, malgré ce succès apparent, les compagnies de cadets furent dissoutes en 1696, sous l’effet de critiques extrêmement diverses et, parfois, contradictoires entre elles. Certains réformateurs comme Vauban ou le marquis de Chamlay en contestèrent l’utilité dans une logique professionnelle. D’autres, comme Saint-Simon, leur reprochèrent, à l’inverse, de réduire l’apprentissage du métier d’officier à l’acquisition de savoir-faire techniques.
2La diversité des registres de la critique traduit parfaitement l’ambiguïté de la fonction d’officier dans une armée en cours de professionnalisation. La formation des cadres de l’armée au sein des compagnies de cadets empruntait, en effet, à deux types de modèle. Le premier s’apparentait au modèle académique qui avait traversé le xviie siècle en inspirant plusieurs établissements installés dans les principales villes du royaume et en fournissant le programme éducatif mis en œuvre dans les écoles de pages. Il s’agissait là d’un modèle imprégné de la culture aristocratique du maintien et de la distinction, qui s’exprimait dans les exercices corporels (escrime, équitation, danse) comme dans les disciplines savantes (lettres, mathématiques, musique). L’autre modèle empruntait, quant à lui, à la culture professionnelle qui se nourrissait de savoir-faire spécifiquement militaires : maniement du mousquet, dessin, manœuvres, etc.
3La dualité de la formation des cadets exprimait l’ambivalence de la fonction d’officier qui relevait à la fois d’un ensemble de compétences techniques et d’une aptitude sociale au commandement. Cette dualité était elle-même à l’image de cette armée devenue, de fait, un univers professionnel où chacun, ou presque, pouvait faire carrière, tout en restant un espace ouvert à la distinction aristocratique.
4Le modèle académique mis en œuvre tout au long du xviie siècle s’est nourri des évolutions qui ont profondément modifié la définition et la pratique des exercices corporels censés façonner le corps et l’esprit des gentilshommes2. Sous l’influence des maîtres d’armes italiens, l’escrime était devenue un art gouverné par des principes rationnels exposés dans de savants traités. L’équitation avait suivi une évolution comparable. Œuvre posthume de l’écuyer du roi, Antoine de Pluvinel, le Manège royal invitait le cavalier à examiner le tempérament de sa monture, comme on se saisit d’un objet d’étude. Constitués en arts guidés par des principes rationnels, les savoirs du corps s’adressaient avant tout à l’entendement. Le gymnaste Tuccaro définissait un saut parfaitement exécuté comme « une idée ou conception qui est imprimée en l’entendement du sauteur, pour en savoir bien justement gouverner les forces qui poussent et font passer ledit corps par l’air3 ». L’escrime et l’équitation suivaient bien des évolutions parallèles qui tendaient à disqualifier les qualités liées au tempérament, à l’énergie et à la force, au profit d’autres – le jugement, l’adresse et l’élégance, qui traduisaient la parfaite maîtrise de soi et des règles de l’art. Cavaliers et escrimeurs devaient agir « dans le plus fort de tous ces tourments ; avec la même promptitude, et froideur, que fait celui qui assis dans son cabinet, tache d’apprendre quelque chose dans un livre4 ».
5 Cette nouvelle économie de la valeur avait relégué au second plan les qualités du « cœur » et du tempérament. Apologiste de l’œuvre de Pluvinel, Alexandre de Pontaymeri précisait que « la vaillance, de soy, n’est qu’un servile instrument du corps à l’âme, qui lui donne vigueur. De sorte que l’homme vaillant qui n’a point de discrétion, est comme une pierre dérochée laquelle tombe sans mesure, où le précipice lui donne carrière5 ». Selon Hyeronimo Cavalcabo, le maître d’armes de Louis XIII, l’avantage du combat revenait à celui qui, par la connaissance des principes et par l’observation de l’adversaire, parvenait à « se gouverner selon son jugement6 ».
6À cette pratique raisonnée du combat, la doctrine cartésienne avait apporté un élément nouveau. Lui-même bretteur et auteur d’un traité d’escrime disparu, Descartes mesurait les considérables conséquences de sa doctrine sur l’art du combat. Affranchie de l’empire des passions, l’âme du combattant pouvait laisser la mécanique corporelle s’exprimer sans contraintes. Les gestes de l’escrimeur devaient s’effectuer avec une rapidité, une efficacité et une aisance qui étaient l’expression d’un apprentissage réussi. Les maîtres d’armes de l’école française ont tous insisté sur la nécessaire fluidité des gestes et le refus des actions brutales ou saccadées : « Toutes les actions de l’épée doivent être faites avec grande douceur et grande liberté, et sans aucun effort, parce que l’effort roidit les nerfs, ôte la vitesse et la justesse7 », écrivait Philibert de La Touche en 1670. L’élégance et la grâce avec lesquelles un escrimeur maniait l’épée devenaient ainsi un signe de son excellence. Par conséquent, il devenait « impossible qu’un homme qui n’a pas les armes belles à la main devienne un parfait escrimeur8 ».
7Ainsi se définissaient non seulement une méthode du combat mais aussi une posture corporelle censée traduire le contrôle de soi. Campé dans cette attitude morale et physique, l’escrimeur apparaissait comme la version armée du parfait courtisan décrit dans les traités de civilité curiale de Nicolas Faret (L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour, 1631) ou de Balthasar Gracian (L’homme de cour, 1646)9. Les exercices corporels qui façonnaient le combattant, constituaient également la base d’une discipline sociale enseignée dans les académies de gentilshommes. Un premier établissement fut institué à Paris en 1594, puis à Toulouse en 1598, à Aix en 1601, etc. Dans les années 1670-1680, on dénombrait huit académies à Paris et une quinzaine en province.
8Ces académies proposaient un nouvel idéal aristocratique associant les valeurs innées de la noblesse aux vertus du savoir et de la civilité. Dans son apologie de l’œuvre de Pluvinel, Alexandre de Pontaymeri en résuma les objectifs :
Il est à désirer que la Noblesse cultive et entretienne la valeur qui lui est non seulement domestique, mais naturelle, par les exercices qui semblent y apporter le reste de la perfection que l’on souhaite : tout ce qui peut endurcir et fortifier le corps y semble être convenable. Toutefois il faut donner quelque chose à notre âme [… ]10.
9Les projets d’académies imaginés et partiellement réalisés par Richelieu illustrent cette aspiration. Dans la lettre d’établissement de l’académie du faubourg du Temple, le cardinal-ministre rappelait ainsi que les armes et les lettres sont « germaines et comme inséparables toutes deux également requises à l’établissement conservation des grands esprits celui-ci pour régir et civiliser cella la pour […] défendre et protéger au dehors ». Le programme académique reposait sur l’association entre les apprentissages corporels (escrime, équitation, danse) et les disciplines intellectuelles (lettres, mathématiques). Mais même lorsqu’elles n’associaient pas les disciplines de façon aussi complète, les académies se présentaient comme un espace de conciliation entre les armes et les lettres, car les exercices physiques s’adressaient eux-mêmes à l’entendement des gentilshommes qui devaient en saisir les principes réduits en art. Ce modèle éducatif se diffusa bien au-delà des académies, dont les pensionnaires restèrent assez peu nombreux. L’association entre les exercices physiques et les disciplines savantes constitua un modèle durable, appliqué dans les écoles de pages et, surtout, dans les compagnies de cadets instituées par Louvois en 1682.
10L’idéal de la conciliation entre les lettres et les armes constituait un projet politique et éducatif. Selon Vauban, « l’homme de guerre qui ne connaît que son épée n’est pas capable de grand chose et tels gens font ordinairement peu de fortune ». Il fallait donc, selon l’ingénieur, trouver des « savants de toutes professions dans les armées pour n’être pas obligé d’avoir recours à des gens de robe pour diriger les affaires de la guerre ». Toutefois, Vauban envisageait ce projet éducatif sous l’angle non pas social mais bien professionnel :
Il est du moins à désirer qu’ils sachent bien lire, écrire et chiffrer, qu’ils aient de bonnes teintures des mathématiques, qu’ils ne soient pas ignorants des fortifications ni de la géographie, qu’ils sachent sinon bien dessiner au moins griffonner passablement, qu’ils entendent bien la carte et s’il se peut les langues des pays qui nous environnent, qu’ils sachent quelque chose de leurs lois et coutumes, la situation de leur pays et leurs propriétés par rapport à la guerre, qu’ils possèdent bien l’histoire antique et moderne, qu’ils aient lu et relu les auteurs qui traitent de la guerre, de la politique et des intérêts des princes et enfin tous les traités de paix et de trêve un peu marqués qui se sont faits depuis 300 ans de même que les journaux des campagnes et des sièges plus considérables11.
11L’orientation résolument professionnelle de l’apprentissage préconisée par Vauban constituait un net infléchissement du modèle académique. Certes, il s’agissait toujours d’associer les lettres et les armes, mais la perspective était, cette fois, plus militaire que nobiliaire. La morale préconisée par Vauban revêtait elle-même une dimension strictement professionnelle. L’acquisition des savoir-faire martiaux lui paraissait ainsi constituer le plus sûr rempart de la discipline. Il préconisait une morale utilitaire en conseillant aux apprentis officiers de « se rendre habile dans les sciences qui peuvent convenir à leur profession, [si] au lieu de s’occuper du jeu, du vin et des femmes qui leur font perdre un temps infini et en ruinent la plus grande partie ». Vauban définissait ainsi une morale professionnelle.
12Professionnalisée, rationalisée et soumise à l’emprise réglementaire des successifs secrétaires d’État de la Guerre, l’armée de Louis XIV s’est organisée selon une logique fonctionnelle, qui a redéfini les archétypes de la valeur militaire12. Dans « Le lion s’en allant en guerre », La Fontaine a évoqué la diversification des idéaux-types associés à la rationalisation de l’appareil militaire :
Le Lion dans sa tête avait une entreprise.
Il tint conseil de guerre, envoya ses prévôts,
fit avertir les animaux.
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise :
L’Éléphant devait sur son dos
Porter l’attirail nécessaire,
Et combattre à son ordinaire ;
L’Ours, s’apprêter pour les assauts ;
Le Renard, ménager de secrètes pratiques ;
Et le Singe, amuser l’ennemi par ses tours.
« Renvoyez, dit quelqu’un, les Ânes, qui sont lourds,
Et les Lièvres, sujets à des terreurs paniques.
Point du tout, dit le Roi ; je les veux employer :
Notre troupe sans eux ne serait pas complète.
L’Âne effrayera les gens, nous servant de trompette ;
Et le Lièvre pourra nous servir de courrier. »
Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
Et connaît les divers talents.
Il n’est rien d’inutile aux personnes de sens13.
13C’est bien une armée d’ours, de singes et d’ânes qui apparaît à la lecture des états de services des officiers annotés et évalués par leur hiérarchie à partir de 1705. Les appréciations portées par les inspecteurs dessinaient quelques archétypes associés à des fonctions de mieux en mieux identifiées et singularisées.
14 Monsieur de Saint-Estève, lieutenant du régiment Dauphin (Infanterie), incarnait à merveille la figure de l’officier intrépide et tête brûlée : « D’un esprit fort brouillon capable d’aller en avant et d’être capitaine des grenadiers, mais incapable de détail et de docilité14. » Le service dans les compagnies de grenadiers exigeait, en effet, des vertus exceptionnelles de courage et, peut-être, d’inconscience, tant l’emploi de ces troupes s’était tourné vers les actions de choc et les offensives les plus brutales. La compagnie des grenadiers à cheval créée en 1676 avait adopté une devise explicite qui traduisait parfaitement la nature brutale de cette troupe réputée pour ne jamais faire de quartier : « La Terreur et la Mort. »
15D’autres officiers, qualifiés de « partisans », étaient spécialisés dans les opérations de « petite guerre » et possédaient une autonomie qui les plaçait en marge des circuits ordinaires de la hiérarchie et du commandement opérationnel. Les « partisans » ont inspiré des portraits hauts en couleur, où se révélait le caractère indépendant, voire insoumis de ces irréductibles militaires. Villars écrivait à propos de Melac, le bourreau du Palatinat en 1689, qu’il « avait de l’esprit, de la valeur et avait très bien fait le métier de partisan jusqu’à la dignité de colonel : mais ces qualités étaient obscurcies par d’extrêmes défauts, entre autres il avait celui de vouloir passer pour un athée15 ». Courtilz de Sandras, quant à lui, se souvenait d’un « fameux partisan, qui ne pouvait attirer les ennemis hors de l’enceinte de leurs murailles, ne manquait jamais de mettre les culottes bas, pour leur montrer le derrière16 ». Auréolés d’une gloire douteuse et d’un prestige ambigu, les « partisans » formaient un type militaire singulier, qui attirait les outsiders du métier des armes. Ils présentaient l’image inversée de ceux qui étaient appelés à exercer les fonctions administratives au sein des régiments. Les charges de major, par exemple, attiraient les officiers soucieux du détail de la gestion de leur unité. Un jeune capitaine du régiment de Bellaffaire en était l’archétype : « Très entendu et propre au détail mais point du tout propre pour la guerre. » Pour prétendre au commandement des hommes, il fallait joindre au souci du détail les qualités complètes de l’honnête homme et du chef, comme ce capitaine du régiment de Barville, « fort bon officier très appliqué, a de l’esprit, bien fait, sage, fait espérer de pouvoir remplir les emplois de major, lieutenant colonel et même de colonel17 ». L’armée s’affirmait ainsi comme un assemblage de talents divers et de cultures d’armes, qui enrichissaient la palette des vertus militaires de nuances infinies.
16Les compagnies de cadets ont-elles contribué à l’affirmation de cette culture du service et de l’utilité fonctionnelle ? Un mémoire recueilli au xviiie siècle par Châtre de Cangé pourrait le laisser croire. La morale pratique décrite par Vauban trouvait certains échos dans la description de la vie quotidienne des cadets : « Les commandants avaient une égale attention à inspirer à cette jeune noblesse la pratique des vertus, les sentiments d’honneur, l’horreur des bassesses et du vice, le cabaret les mauvais lieux, les jeux de hasard étaient défendus et punis de prison, les jurements, les querelles, les invectives, les sobriquets l’étaient de même18. » Le mémoire décrit des journées passées à effectuer de nombreux exercices militaires tels que la manœuvre, le tir et les gardes, qui étaient rythmés par les exercices plus proprement académiques : « La journée était partagée entre les salles d’armes, de mathématiques et de dessin, on s’y assemblait par brigade et successivement jusqu’à ce que les huit brigades eussent passé à l’une et à l’autre des salles, dans la salle d’armes nous apprenions aussi à voltiger. Tous les mois chaque cadet était obligé de montrer ses cahiers au maître de mathématiques tant pour le dessin que pour les fortifications et s’ils n’étaient pas en état le cadet était mis en prison et y demeurait jusqu’à ce que le maître l’en fît sortir. » La fusion des modèles académique et professionnel semble ici avoir été particulièrement harmonieuse. Les compagnies de cadets semblent donc avoir contribué au triomphe de la « culture du mérite » décrite par Jay Smith19. En réconciliant les idéaux aristocratiques et les exigences du service royal, l’armée aurait-elle formé un laboratoire social de la réconciliation entre la monarchie et la noblesse ?
17La représentation de la journée parfaitement réglée des cadets semble avoir été composée a posteriori pour rectifier l’image beaucoup moins favorable qui s’était formée dans l’opinion commune. Monsieur de Refuge, qui a commandé la compagnie de Charlemont, portait sur les cadets un jugement extrêmement sévère : « Le roi a été informé que parmi l’escouade de la compagnie de gentilshommes de Charlemont qui a été envoyée à Longwy, il ne s’en trouve que quatre qui aient appris les mathématiques et pas un qui sache une règle d’arithmétique ; que pour s’en excuser, ils disent qu’on leur laissait la liberté d’étudier ou non. » Ce type de témoignage a été confirmé par monsieur de La Colonie, dont les mémoires évoquent la désaffection des cadets pour les enseignements théoriques :
Il y avait des maîtres dans ces compagnies pour élever cette jeunesse à ce qui peut perfectionner un jeune homme de condition ; mais peu en profitoient, car outre l’exercice militaire où l’on donnoit les plus grandes attentions, il y avoit encore salle d’armes, de danse, monter à cheval, la géographie, les fortifications et les principales parties des mathématiques ; mais on n’étoit sévère que pour l’exercice du mousquet car, pour les autres, chacun étoit le maître de les prendre ou de les laisser, pourvu qu’on se présentât aux salles quand son tour venait20.
18De tels témoignages confirment l’impression laissée par l’analyse du programme académique tel qu’il était réellement appliqué. L’emploi du temps des pensionnaires des académies parisiennes en 1671 révèle ainsi le déséquilibre qui présidait à la répartition entre les exercices physiques et les disciplines savantes21. Les académistes se levaient à 5 h 30, pour écouter la messe à 6 heures et prendre une leçon de manège de 7 à 9 heures. Venait ensuite l’exercice de la bague, qui précédait le dîner prévu à 12 heures. L’après-midi était consacré à l’escrime, la voltige puis la danse. Enfin arrivaient les mathématiques, qui constituaient un intermède avant les exercices du mousquet et de la pique. Assurément un tel programme reléguait le seul apprentissage savant dans une position où la fatigue et, sans doute, l’excitation après une journée d’exercices corporels devaient émousser l’attention des élèves. Vauban ne se faisait guère d’illusions sur le résultat d’une telle éducation. Selon lui, les pensionnaires des académies étaient « d’un mérite inconnu, qui n’ont rien vu, rien médité, qui ne savent au plus que l’escrime, danser, quereller, et qui ont d’ailleurs une très mauvaise éducation ». Le comportement des cadets de Charlemont semble donner raison à Vauban. Outre les duels racontés par monsieur de La Colonie, certains combats singuliers ont fait scandale. Une affaire survenue en 1685 fut particulièrement remarquée. Elle se solda par cette sentence du conseil de guerre :
Lesdits Guillaume de la Cygogne, François de la Cygogne, Adrien Pottier, Jean de Geneys, Maurice de Roulin de Meniglaize, Louis du Chaussoy, Joseph Guidy, Charles de l’Epine, Joseph d’Hermant, & Gabriel Rousseau de Villejoin, cadets […] dûment atteints & convaincus, d’avoir seditieusement le trentieme du mois de May dernier, caballé dans ladite ville de Charlemont, pour enlever ledit Levigny, cadet de ladite compagnie, detenu dans les cachots pour crime de duel ; d’avoir en effet pour parvenir audit enlevement, surpris & forcé les Sentinelles & Grades des portes de ladite ville ; d’estre sortis de ladite place au prejudice des defenses qui leur en avoient été faites, en criant TUE, TUE, & tenant l’épée nue à la main, d’etre encore sortis une seconde fois ledit jour, en passant sur les sentinelles, & la garde du château de lad ville ; d’avoir descendu par les brêches ; & d’avoir été en trouppe à une demie lieue de lad ville sur le chemin de Philippeville, pour y faire violence aux Prevots & à ses archers ; d’avoir par ces deux emotions & rebellions seditieuses, donné lieu à l’évasion du dit Levigny22.
19Comme le suggère l’attachement des cadets aux formes les plus violentes de la culture de l’honneur, le statut d’officier ne pouvait se réduire à une dimension strictement professionnelle. L’existence des compagnies de cadets n’avait jamais empêché le maintien de certaines filières de recrutement propres à l’aristocratie23. Il paraissait nécessaire, en effet, de ménager une culture distinctive du métier des armes au sein de certaines unités de la maison du roi, telles que les mousquetaires. Là, au cours d’un apprentissage de deux ans, les jeunes aristocrates recevaient une formation guerrière qu’ils mettaient à profit dans les charges de lieutenant, voire de capitaine dont ils étaient rapidement pourvus, avant d’atteindre, après quelques années de service, les grades les plus élevés. En outre, il était toujours possible aux jeunes nobles pourvus de bonnes protections de s’engager directement avec un grade d’officier, sans aucune formation préalable. À en croire les états de services collectés entre 1705 et 1709, 30 % des officiers de dragons avaient été directement reçus lieutenant ou capitaine. À la même époque, 38,5 % des officiers particuliers et supérieurs d’infanterie étaient passés par les compagnies de cadets. Ils n’étaient que 20 % dans la cavalerie, où 26,5 % de leurs camarades avaient fait leur apprentissage le « cul sur la selle », comme volontaires. Pour Saint-Simon, l’aptitude à exercer une fonction de commandement relevait d’une supériorité naturelle conférée par la naissance. Elle dispensait les jeunes gens issus des plus hauts lignages de l’apprentissage fastidieux des savoir-faire militaires :
Sous prétexte que tout service militaire est honorable et qu’il est raisonnable d’apprendre à obéir avant que de commander, [le roi] assujettit tout sans autre exception que des princes du sang, à débuter par être cadet dans ses gardes du corps et à faire tout le même service des simples gardes du corps, dans les salles de gardes et dehors hiver et été à l’armée. On s’y ployait par force à y être confondu avec toutes sortes de gens.
20Si, comme le rappelle Saint-Simon, la fonction de l’officier était de commander, il pouvait paraître paradoxal de s’y préparer par l’assujettissement. Vauban lui-même pouvait se rendre à cette raison. En visite en Bretagne en 1694, il se plaignit des cadres de la milice garde-côte en déplorant qu’il n’y en ait « pas un seul qui ait la moindre teinture de guerre ; ils n’ont ni autorité pour se faire obéir, ni créance, ni savoir, ni dignité, ni rien qui sente le commandement ». Vauban mélangeait ici les registres de la culture de guerre, de l’apprentissage (le « savoir ») et du statut social (la « dignité »). Pour conclure, il préconisait de confier les commandements à des gentilshommes locaux, « puisque naturellement ils ont de l’autorité sur les paysans et sont faits pour s’en faire obéir et qu’appréhendant plus les reproches, ils sont moins sujets à faillir ».
21Dans L’art de la guerre et la manière dont on la fait à présent (1677), Louis de Gaya réservait une place particulière aux charges d’honneur qui, dans une compagnie, permettaient d’initier les jeunes gentilshommes à l’essence glorieuse de la guerre. Les enseignes et les cornettes n’impliquaient qu’une fonction auxiliaire de commandement, mais elles faisaient peser sur leurs jeunes titulaires le poids de l’honneur collectif de la compagnie. Cette responsabilité était censée contribuer, plus que toute autre, à l’élévation des tempéraments aristocratiques :
La charge de cornette est belle & honnête pour un jeune homme qui commence le métier de la cavalerie, & qui le veut apprendre. Il doit avoir autant de soin de la compagnie, que le lieutenant puisqu’il la commande en son absence. Son devoir est de porter l’étendart partout où elle marche ou de le faire porter par un Cavalier brave & fidèle qu’il paye pour cela ; mais dans un jour de revue, de garde ou de combat, il le portera lui même, & se fera plutôt tuer que de l’abandonner, parce qu’il se déshonore & sa compagnie en le perdant24.
22Dans un traité publié en 1667 et réédité en 1693, le sieur de Lamont distinguait deux types de prétendants aux charges d’enseigne25. Les uns étaient les « jeunes gentilshommes de haute qualité & riches » et les autres, « des personnes qui n’ont pas de bien & prennent cet emploi pour jeter la première pierre de l’édifice de leur fortune ». Aux premiers, il fallait un apprentissage laborieux et rigoureux, « étudier nuit & jour à se rendre nécessaire ; & pour l’être il faut prendre un soin tout singulier de la compagnie, aux choses que nous avons appliquées au devoir du sergent ». Les seconds devaient se figurer leur prospérité future, qu’ils devaient « faire paraître par un bel équipage, avoir un bon ordinaire bien établi : en user avec honneur & sans emportement envers [leurs] camarades & les autres officiers de leur régiment ».
23On ne saurait nier l’essor de la culture du service dans l’armée de Louis XIV. Assurément l’appareil militaire bâti par les réformes de Louvois avait acquis un degré totalement inédit de rationalisation et de professionnalisation26. Toutefois, cet univers social restait profondément marqué par la culture nobiliaire, qui continuait à façonner la fonction d’officier et son apprentissage. Dans La conduite de Mars, Gatien Courtilz de Sandras s’est employé à définir le métier des armes comme une aptitude sociale27. Les premiers conseils qu’il délivrait aux futurs officiers définissaient une espèce de civilité militaire, qui tenait lieu de prescription disciplinaire : « porter respect à tous ses Supérieurs », « avoir de la civilité pour tous ses égaux », avoir de l’« honnêteté pour tous les officiers » et la « charité pour tous ceux qu’il commande28 ». La nécessité de rendre à chacun ce qui lui était dû formait un véritable code de l’honneur qui devait permettre d’éviter les provocations et les duels, mais aussi l’obséquiosité et la soumission à des ordres indignes. Assurément les compagnies de cadets ne dispensaient pas l’enseignement de cette aptitude. Pire, en soumettant tous les jeunes officiers à un modèle unique, elles abolissaient l’art subtil de la distinction. Sans doute leur suppression en 1696, peut-elle être attribuée à cette caractéristique, qui les avait éloignées de leur lointain modèle académique.
24En 1713, le maréchal d’Harcourt se souvenait avec dégoût de « l’établissement qu’avait fait M. de Louvois par lequel il permettait l’entrée dans ces compagnies aux gens qui vivaient noblement, dont j’ay vu l’abus pendant six ans que j’ai été inspecteur29 ». Le marquis de Chamlay, pourtant imprégné comme Vauban de la culture du service, a livré une explication tout à fait éclairante des motifs qui avaient conduit à la suppression de 1696 :
Il ne faut point remettre sur pied des compagnies de cadets. Il vaut mieux que le Roy permette aux officiers d’un régiment d’infanterie de mettre leurs enfants, parents et amis, jusqu’à un certain nombre, en qualité de cadets dans les compagnies colonelles et lieutenantes colonelles, pour suivant qu’ils se seront bien conduits, remplacer les subalternes du corps qui viendront à manquer, ou par mort, ou par retraite. De cette manière, les officiers auront soin de leurs enfants, parents et amis, et ne les abandonneront pas comme ils ont fait des inconnus (cadets ou autres) qu’on leur a donnés30.
25Explicitement, Chamlay préconisait de renoncer définitivement au caractère anonyme et administratif de la promotion des subalternes, et de le remplacer par un système où la protection des colonels sur « leurs enfants, parents et amis » devenait primordiale. Les compagnies et les régiments pouvaient ainsi s’organiser comme une société aristocratique dominée par les liens de clientèle et les relations interpersonnelles respectueuses de la « qualité » de chacun. En ce sens, les compagnies de cadets n’ont pas échoué à cause de l’incohérence de leur programme de formation, mais parce que, en introduisant un modèle professionnel unique, elles entraient en infraction avec la culture de la distinction, qui structurait l’honneur noble et, au-delà, toute la société d’Ancien Régime.
Notes de bas de page
1 La bibliographie sur ce sujet est très limitée. Pour l’essentiel, voir L. Hennet, Les compagnies de cadets-gentilshommes et les écoles militaires, Paris, 1889.
2 P. Brioist, H. Drévillon, P. Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (xvie-xviiie siècle), Seyssel, 2002.
3 A. Tuccaro, Trois dialogues de l’exercice de sauter et voltiger en l’air…, Paris, 1599, fol. 162.
4 A. de Pluvinel, L’instruction du Roy en l’exercice de monter à cheval, Amsterdam, 1666 [1625], p. 3.
5 A. de Pontaymeri, L’Académie ou institution de la Noblesse Françoise, dans Œuvres, Paris, 1599, fol. 25.
6 H. Cavalcabo, Traité ou instruction pour tirer des armes, Rouen, 1610, p. 27.
7 P. de La Touche, Les vrayes principes de l’espée seule, dediez au Roy. Par le sieur de la Touche, masitre en fait d’Armes à Paris, et des Pages de la Reyne et de ceux de la Chambre de son Altesse Royalle Monseigneur le Duc d’Orléans, Paris, 1670, p. 40.
8 Ibid., p. 6.
9 M. Motley, Becoming a French Aristocrat. The Education of the Court Nobility, 1580-1715, Princeton, 1990.
10 A. de Pontaymeri, L’Académie…, op. cit., fol. 21.
11 Vauban, « Moyens d’améliorer nos troupes », dans Les oisivetés de monsieur de Vauban, Seyssel, 2007, p. 1124.
12 J. A. Lynn, Giant of the Grand Siècle. The French Army 1610-1715, Cambridge, 1997.
13 J. de La Fontaine, « Le lion s’en allant en guerre », Fables, V, 19.
14 SHD, Xb 42, états de services des officiers. Pour une analyse complète des états de services, voir H. Drévillon, L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, 2005.
15 Marquis de Villars, Mémoires. Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, 3e sér., t. IX, 1839, p. 46.
16 G. Courtilz de Sandras, La conduite de Mars ou l’homme de guerre. Contenant les fonctions des officiers généraux, & les devoirs des officiers subalternes, tant de cavalerie, que d’infanterie. Avec l’exercice pour toute l’infanterie de France : Et la pratique manuelle ou examen, pour l’instruction des nouveaux canoniers, à laquelle on y a joint l’exercice du canon, Rouen, 1711 [1685], p. 176.
17 SHD, Xb 1, états de services des officiers.
18 BnF, Rés. F 190, fol. 290.
19 J. M. Smith, The Culture of Merit. Nobility, Royal Service and the Making of Absolute Monarchy in France, 1600-1789, Ann Arbor, 1995.
20 Mémoires de Monsieur de La Colonie Maréchal de camp des armées de l’électeur de Bavière, Paris, 1992, p. 51.
21 AN O1 915, fol. 39.
22 Rés. F 191. fol. 101 : Jugement rendu par le conseil de guerre, contre quelques cadets de la compagnie qui est en garnison dans la ville de Charlemont, convaincus de des-obïssance & de sedition (16 juin 1685).
23 G. Rowlands, « Louis XIV, Aristocratic Power and the Elite Units of the French Army », French History, 13/3, 1999, p. 303-331, et The Dynastic State and the Army under Louis XIV. Royal Service and Private Interest, 1661-1701, Cambridge, 2002.
24 L. de Gaya, Paris, 1677, p. 84.
25 Lamont [capitaine et major de la ville de Toulon], Les fonctions de tous les officiers de l’infanterie depuis celle du sergent jusques à celle de colonel, t. II, La Haye, 1693.
26 J. Chagniot, « L’encadrement et la formation de l’armée d’après Vauban », dans Vauban réformateur, actes du colloque de Paris, 15-17 décembre 1983, Paris, 1985.
27 G. Courtilz de Sandras, La conduite de Mars ou l’homme de guerre. Contenant les fonctions des officiers généraux, & les devoirs des officiers subalternes, tant de cavalerie, que d’infanterie. Avec l’exercice pour toute l’infanterie de France : Et la pratique manuelle ou examen, pour l’instruction des nouveaux canoniers, à laquelle on y a joint l’exercice du canon, Rouen, 1711.
28 Ibid., p. 23.
29 SHD, A1 2452, fol. 100, lettre du maréchal d’Harcourt à Voysin, 30 mars 1713.
30 SHD, A1 1453, no 35 (s. d.)
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, EA 127
Professeur d’histoire moderne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur du domaine « Histoire de la défense et de l’armement » de l’IRSEM. Il étudie l’histoire des pratiques et des cultures de guerre ainsi que l’histoire sociale de l’État et des institutions militaires. Il est notamment l’auteur de :
• L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005.
•Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Seuil, 2007.
• Les rois absolus (1630-1715), Paris, Belin, 2011.
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