La construction du militaire, du milieu du xve siècle au milieu du xixe siècle
Présentation d’un programme de recherche
p. 9-14
Texte intégral
1Ce programme de recherche est le résultat d’une réflexion collective, mais aussi le produit d’un travail mené en commun depuis dix ans, dans le cadre du séminaire d’histoire moderne de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, « Guerre, sociétés, conflits ». Ce séminaire, initié par Hervé Drévillon, Giulio Romero et moi-même, a été notablement renforcé au fil des années par la participation active de Benjamin Deruelle et Laurent Henninger. Il est en outre le produit d’un partenariat avec le Centre d’études d’histoire de la défense, actuellement intégré à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), et d’une association avec le Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
2La présente journée d’étude a reçu le soutien de la fondation Saint-Cyr.
3Au début de ce qu’il est convenu d’appeler les « Temps modernes », le militaire ne se distingue pas franchement du civil. Porter les armes est une fonction civile, non un statut ou un métier.
4Les catégories sociales du militaire et du civil vont ainsi se construire, de façon parallèle, mais dans des sphères différentes, tandis que la société civile émerge à partir de la division du travail, dans un espace pacifié qui devient de plus en plus autonome à l’égard de l’État.
5La catégorie du militaire va se construire par un processus complexe qui constitue l’un des aspects de la « révolution militaire ». Être militaire devient un métier à travers ses règles (les carrières, les règlements de service, la discipline), ses exigences (un savoir spécifique, l’enseignement dans les écoles militaires, ou le développement du service de santé) et ses valeurs propres (le service public, les notions d’honneur, de mérite). De même, on constate qu’un certain nombre de métiers liés aux armées, mais de statut civil, vont peu à peu se militariser (adoption d’un statut et d’un mode de fonctionnement militaires, introduction des grades et des uniformes, enrégimentement, etc.). C’est notamment le cas pour les canonniers, les sapeurs, les ingénieurs, les médecins, le personnel chargé de la logistique et enfin les marins. De même, les tâches du maintien de l’ordre vont-elles se spécialiser tout en se militarisant, comme on peut le voir à travers les ordonnances concernant la maréchaussée, puis la formation de la gendarmerie nationale.
6La constitution de l’armée permanente, dont la formation remonte en France à la création des compagnies d’ordonnance, sous le règne de Charles VII, en 1445, est à la fois la condition du développement d’une société civile, mais aussi l’amorce d’un désarmement généralisé de cette dernière, qui tend à réserver l’usage de la force à des acteurs spécialisés et contrôlés par la puissance publique. C’est dire que ce programme ne peut se cantonner au champ de l’histoire militaire traditionnelle. Il interroge essentiellement les mécanismes de constitution et de fonctionnement de l’État moderne, donc le champ politique, mais aussi les pratiques et les représentations par lesquelles les acteurs vont se situer dans le champ social, les militaires se plaçant tantôt en surplomb du civil (valorisation des fonctions de protection), tantôt en opposition (que l’on songe par exemple aux épithètes péjoratives qui stigmatisent, tantôt le pékin, tantôt le soudard ou le pandore).
7Progressivement, une identité se forme à travers un vocabulaire particulier et une symbolique propre (les uniformes, les drapeaux, une culture tactique qui produit un esprit de corps). L’image du militaire est reflétée dans la peinture de guerre, le théâtre, les chansons, la littérature, et notamment dans les variantes populaires de ces formes artistiques.
8La guerre est en elle-même une expérience humaine spécifique, qui doit être appréhendée dans une perspective anthropologique, qui transcende le découpage des périodes historiques. Elle déborde largement le combat. Cette expérience peut être abordée à l’échelle individuelle ; l’imaginaire et les valeurs du guerrier ne sont pas forcément ceux du militaire professionnel, de même qu’évoluent les rapports de l’homme de guerre avec ses proches et ses biens. À l’échelle collective, la dialectique du militaire et du civil évolue entre protection et prédation. Dans la durée, le temps militaire se vit différemment du temps civil (alternance des campagnes et des périodes de retraite), mais il connaît également des rythmes différents : le siège, la bataille, la garnison.
9 S’il est possible toutefois de repérer les constantes de ces expériences depuis l’Antiquité, notre propos est de mettre l’accent sur les changements, les transformations qui vont affecter ce qu’il est convenu d’appeler la condition militaire, entre les guerres d’Italie et les prémices de la guerre industrielle contemporaine, sous le Second Empire.
10Le paysage porte durablement l’empreinte de ces transformations, par des constructions particulières : le système de fortifications, les casernes, les hôpitaux, les routes d’étape qui doublent les routes de poste, les camps militaires, tandis qu’une réflexion sur l’espace se développe à des fins militaires, comme en témoignent la cartographie, les reconnaissances de terrain, un urbanisme spécifique, les transports et les convois.
11Une administration se met en place pour gérer un ensemble de plus en plus complexe. Elle devient de plus en plus autonome, découpant des domaines de compétences, gérés par des commis au sein de bureaux spécialisés. Elle prend une part importante du budget de l’État, impulsant des activités économiques, qui sont souvent à la pointe du progrès technologique ; les manufactures d’armes, les arsenaux, la remonte des chevaux, la gestion des magasins. Tous ces secteurs engendrent une mobilisation des ressources et des fonds qui nécessite une gestion financière caractéristique de l’État moderne, plus centralisée, sur une échelle totalement différente de ce qu’elle était à l’époque médiévale.
12Les carrières sont elles aussi gérées de façon permanente, selon des critères (l’avancement à l’ancienneté, au mérite) qui dessinent les contours d’un service. Des agents spécialisés, de plus en plus dépendants de l’État et de moins en moins des colonels ou des capitaines, gèrent les « monstres », les revues régularisées à partir du début du xviiie siècle, produisant des tonnes de documents écrits normalisés et analysés par les commis de bureau. L’armée joue elle aussi sa partition dans l’âge d’or de la statistique.
13Ces mutations sont prioritairement présentées à partir d’une réflexion sur l’espace français, du moins dans un premier temps. Car il est nécessaire de faire des comparaisons avec des formations sociales et politiques proches. Le développement de l’armée permanente en Angleterre est porteur d’énormes contradictions depuis les révolutions du xviie siècle et a un rapport tout à fait différent avec le social et le politique. Les configurations spatio-temporelles entraînent des configurations militaires tout à fait spécifiques dans l’Espagne du xvie siècle, dans les vallées alpines contrôlées par la maison de Savoie, ou sur les marches orientales de l’empire des Habsbourg.
14 Si les États européens déclinent la mutation militaire selon des modalités diverses, il faut aussi s’interroger sur les transpositions de cette mutation dans les territoires coloniaux ; ces territoires sont de moins en moins des périphéries. Les signes d’une intégration de plus en plus poussée au modèle européen se multiplient, que ce soient les infrastructures matérielles, la présence des troupes de marine, des profils de carrière professionnalisés. Au-delà des établissements coloniaux, des formations politiques comme l’Empire ottoman ou l’Afrique précoloniale sont, elles, profondément influencées par des dispositifs tactiques, des structures sociales, des systèmes symboliques importés d’un Occident qui n’est en retour nullement hermétique à des pratiques extra-européennes, que l’on retrouve dans des conduites de guerre à la sauvage, dans le recours aux milices indigènes, dans les transferts technologiques. De façon générale, une ouverture vers les mondes coloniaux s’avère indispensable, car les dynamiques militaires sont de plus en plus globalisées, et des processus d’acculturation multiples sont à l’œuvre.
15Il faut enfin bien préciser qu’il n’y a pas d’évolution linéaire vers l’armée de métier. Tout au long de la période et sous des formes diverses, subsistent ou renaissent des formes alternatives, comme peuvent l’être les milices ou les gardes citoyennes. Il y a là une contestation forte de la séparation des catégories civil/militaire et donc de la construction de l’État autour du monopole de la violence. Faut-il voir là la persistance, puis le renouvellement à l’époque des révolutions, tant européennes qu’américaines d’ailleurs, d’une forme de républicanisme classique ? Quelle place faut-il accorder à un autre courant de pensée, celui qui cherche à canaliser la violence guerrière, en érigeant les bornes juridiques du jus gentium ? La guerre réglée ne concerne que les grandes armées européennes, et encore. Bien avant les guerres de la Révolution et de l’Empire, l’affrontement franco-britannique fait fi des conventions, que ce soit sur mer (le tir tendu, les pontons) ou sur terre (nettoyage ethnique, terre brûlée, bombes incendiaires). Enfin, l’institution militaire rencontre perpétuellement des résistances ou des oppositions de la part de la population civile : insoumission, désertion, mutineries. Ces résistances, protéiformes et diffuses au départ (quelles différences faire au temps des Écorcheurs entre le mercenaire licencié, le déserteur, le brigand ?), se ritualisent et se codifient parallèlement à la complexité croissante de la justice militaire. Au temps de la conscription, un réfractaire est bien distingué, in jure et in facto, d’un déserteur.
16 Pour aborder ce vaste champ de recherche, nous avons choisi présentement de mettre l’accent sur la formation du militaire. Solange Rameix nous rappellera comment aborder cette thématique et les principales approches historiographiques sur la question. Séance inaugurale en quelque sorte, cette journée d’étude a choisi d’accorder une large place à la première modernité, celle précisément au cours de laquelle se forme la catégorie du « militaire ». Benjamin Deruelle rappellera comment cette catégorie se distingue de la chevalerie, tout en faisant de cette dernière un idéal-type. Anne-Valérie Solignat montrera combien les armées en formation sont encore tributaires de l’âge féodal. Pour la noblesse, la guerre est encore largement un habitus. Émerge progressivement l’idée que le commandement n’est pas un comportement inné ni la marque d’élection d’un exploit individuel, mais le fruit d’un apprentissage et d’une instruction spécifiques. Pour la fin du xviie siècle, Hervé Drévillon parlera des écoles de cadets-gentilshommes, tandis qu’Adolfo Carrasco Martinez montrera que cette exigence était déjà en germe dans les collèges royaux espagnols du Siècle d’or. En France, dans le domaine de la formation des officiers, la marine était pionnière en ce domaine avec les écoles de gardes-marine. Martin Motte précisera le rôle joué par le bailli de Suffren dans la formation des marins.
17L’instruction ne saurait se limiter à la formation des officiers, telle que nous la présentera Olivier Paradis à travers l’expérience de l’École royale militaire d’Effiat, qui forma notamment un des plus éminents généraux de la Révolution, Desaix. Elle concerne aussi les soldats, par l’apprentissage de la discipline et des manœuvres ; c’est l’expérience du dressage, du drill, qui sera évoquée par Arnaud Guinier. Les bas-officiers jouent un rôle central dans cet apprentissage, qui ne va pas sans susciter débats et réserves, jusque dans le commandement, à la fin du xviiie siècle. Nous touchons ici un troisième sens de la formation du militaire, qui n’est pas seulement une machine à tuer, mais aussi un être sensible et un membre à part entière de la nation en formation. Servan, général et futur ministre de la Guerre, évoque à la veille de la Révolution les qualités du soldat-citoyen, titre d’un ouvrage célèbre. Quelle est la part de la formation technique et de la responsabilité civique à l’heure des restructurations post révolutionnaires ? Michaël Bourlet évoquera, dans cet esprit, la première promotion des saint-cyriens à l’époque napoléonienne.
18Cette journée n’est qu’un premier état des recherches. D’autres suivront, sur les statuts et représentations du militaire ; une première mise au point, lors d’une deuxième journée, accordera une large place aux « mots du militaire », alors qu’une troisième portera sur les cultures et identités combattantes. À terme, d’autres thèmes, comme la culture matérielle, les sciences et techniques militaires, devraient également être abordés, avant qu’un colloque internationale tire les bilans de ces premières approches et balise de futurs chantiers de recherche.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, EA 127
Agrégé normalien, maître de conférences honoraire en histoire moderne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Bernard Gainot est aussi professeur associé aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Ses travaux portent plus particulièrement sur les guerres coloniales et les guerres révolutionnaires du xviiie siècle.
Parmi les derniers ouvrages parus :
• Les officiers de couleur dans les armées de la République et de l’Empire (1792-1815), Paris, Karthala, 2007.
•14 juin 1800, Marengo (en collaboration avec Bruno Ciotti), Clermont-Ferrand, Les Éditions Maisons, 2010.
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