Conclusion
p. 373-385
Texte intégral
1« Deux spectres hantent l’Europe : la liberté et l’Armée rouge ». C’est par cette formule que Raymond Aron, paraphrasant Marx, concluait en 1977 son Plaidoyer pour l’Europe décadente1. De retour parmi nous, le « spectateur engagé » serait-il étonné de constater que le Vieux Monde, géant économique sclérosé, non seulement n’a pas recouvré son autonomie stratégique à la faveur de la disparition de la guerre froide, mais que le problème de la guerre semble avoir déserté le champ de ses hantises ? Remplacé, tout au plus, par le terrorisme d’inspiration islamique : « la dette et le Djihad » sont peut-être les deux spectres de l’Europe contemporaine. Il y a trente ans déjà l’avocat du Vieux Monde, faussement désabusé, ne se résignait pas à ce que les peuples de l’Europe semblent vouloir « sortir de la grande Histoire, celle qui s’écrit en lettres de sang, alors que d’autres, en foule, aspirent à y entrer ». Le diagnostic d’une sorte d’épuisement, disons en tout cas de langueur politique et morale, semble confirmé par les infirmités de l’Europe stratégique actuelle, qui contrastent si puissamment avec les progrès de l’intégration économique. Pire encore, l’Europe incapable au lendemain de la guerre froide de se ressaisir de son destin militaire tend à devenir une zone de basse pression stratégique : baisse des budgets, réduction du format des armées, au-delà du phénomène général de « démassification » qui affecte les armées modernes depuis quelques décennies.
2Cet ouvrage a souhaité explorer les dimensions culturelles de la relation entre les Européens et la guerre afin de trouver des éléments de compréhension supplémentaires, susceptibles d’éclairer les échecs, ou les insuffisances, et les perspectives possibles pour la future « Europe stratégique ». Trois propositions de conclusion nous semblent pouvoir être déduites des contributions qui le constituent :
- La question de la guerre est la pierre de touche et l’épreuve de vérité du projet d’unification européenne.
- Il n’existe rien de tel qu’une tradition univoque de la « guerre à l’européenne ».
- La leçon qui se dégage de l’histoire européenne est celle d’un art de la limitation de la guerre procédant de l’auto-limitation volontaire, de la sagesse et de la réconciliation.
La question de la guerre est comme la pierre de touche et l’épreuve de vérité du projet d’unification européenne
3Dans la puissante synthèse qu’il a consacrée à l’histoire de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, Tony Judt fait de la mémoire de l’Holocauste le fondement moral de l’entreprise européenne moderne et de la perpétuation critique de cette mémoire par les historiens le garant de l’avenir :
La reconnaissance de l’Holocauste est notre ticket d’entrée dans l’Europe […]. Si, dans les années à venir, nous voulons nous rappeler pourquoi il a paru si important de construire une sorte d’Europe sur les crématoires d’Auschwitz, l’histoire seule peut nous y aider. La nouvelle Europe, liée par les signes et les symboles de son terrible passé, est une remarquable réalisation. Mais elle demeure à jamais hypothéquée à ce passé. Si les Européens veulent conserver ce lien vital – pour que le passé de l’Europe continue de donner à l’Europe présente un sens qui vaille réprobation et un dessein moral – il faudra l’enseigner à nouveau à chaque relève des générations2.
4Ce n’est sans doute voir qu’un aspect de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale. L’Holocauste ne se comprend pas sans la séquence des deux conflits mondiaux, la « guerre de Trente Ans » selon la formule de de Gaulle et Raymond Aron, dont il fut l’un des fruits, celui d’une « guerre civile européenne », expression employée par Benoît XV lors du premier conflit mondial. Si l’âme de l’Europe, son dessein moral fondateur, est la réprobation d’Auschwitz, la volonté d’édifier une paix continentale durable par le dépassement des nationalismes et la mise sur pied d’un ensemble supranational constitue indéniablement le soubassement de l’Europe stratégique : ainsi que l’écrivait Robert Schuman, la « voie communautaire, gage de prospérité, de sécurité et de paix3 ». Pourtant, ainsi que nous le montre dans cet ouvrage Philippe Vial, le faux départ stratégique témoignait déjà d’une difficulté à s’assumer réellement comme entité stratégique souveraine. La CED et l’opération de Suez furent des solutions européennes par défaut, faute d’une participation américaine au départ prévue et souhaitée. Les Européens furent alors les premiers artisans de leur malheur, compte tenu notamment de leur incapacité à s’unir. Raymond Aron y avait vu d’ailleurs la mort précoce du rêve fédéral :
À supposer que les États-Unis d’Europe eussent été possibles, au cours des dix premières années de l’après-guerre, la chance disparut avec la Communauté européenne de défense. Les fidèles de Jean Monnet accusent le général de Gaulle d’avoir porté le coup de grâce à l’entreprise d’intégration. À mon sens, il était déjà trop tard : les États nationaux s’étaient relevés et, en dernière analyse, ils ne s’étaient effondrés qu’en apparence dans les ruines des villes écrasées sous les bombes4.
5Le remake des quinze dernières années ne semble pas échapper à cette matrice initiale. Sans doute le parallèle historique entre l’Europe post-Seconde Guerre mondiale et la Grèce issue de la guerre du Péloponnèse est-il tentant. Le premier peut-être, Albert Thibaudet, avait rapproché le premier conflit mondial de la lutte fratricide entre Sparte et Athènes5, et Jacqueline de Romilly a comparé les efforts d’unification de la Grèce pré-hellénistique à l’entreprise européenne moderne. Patrick Klaousen, dans leur sillage, exhorte l’Europe stratégique à dépasser la malédiction grecque, citant Fustel de Coulanges : « Toujours hésitante entre le besoin d’avoir un pouvoir central et l’amour de la liberté particulière [de chaque Cité-État, la Grèce] n’avait jamais pu ni établir l’un ni assumer l’autre, et avait toujours flotté entre le morcellement et la sujétion. » On pourrait toutefois objecter que la Grèce des cités avait bien su s’unir face au péril perse sans nier les indépendances locales.
6Plus profondément, la relation entre l’Europe et la paix, donc l’Europe et la guerre, invoquée par un « père fondateur » comme Robert Schuman, n’est-elle le malentendu initial de l’entreprise européenne ? C’est la thèse défendue ailleurs par Pierre Manent qui dénonce dans cette assimilation une forme d’imposture intellectuelle dont le résultat est d’interdire de comprendre en profondeur la guerre comme terrible phénomène humain qu’il ne s’agit pas d’éliminer mais de discipliner moralement6. Si Jean Dufourcq défend l’idée que la guerre a été éradiquée du continent grâce à la « construction européenne », Pierre Manent fait valoir, nous semble-t-il à très juste titre, que l’Europe s’est construite sur le refus des guerres fratricides mais ne doit pas à elle-même la paix dont elle jouit : bien plutôt à la protection américaine, plus largement à l’espèce de protectorat stratégique imposé au continent par deux grandes puissances périphériques, États-Unis et Union soviétique. Ces considérations nous conduisent à ce que Pierre Manent intitule le « dispositif politique européen7 », peut-être en écho à la notion schmittienne du monde politique comme pluriversum. Le couple Europe/guerre nous conduit alors au couple Europe/empire. L’échec de l’Europe stratégique est épreuve finale de vérité pour une Europe ne parvenant pas véritablement à s’assumer comme entité unique et souveraine, mais c’est peut-être que le sens même de l’histoire européenne est la rivalité créatrice et organisée des nations. Pour la préserver, et spécialement des deux grands conflits mondiaux, on constate la coalition des nations de l’Europe quand il faut conjurer les tentatives impériales de « monarchie universelle » :
Il ne faudrait surtout pas imaginer que la civilisation européenne est indépendante des États-nations européens. C’est le contraire. La civilisation européenne se constitue, se produit, du même mouvement que les nations européennes se forment et se renforcent. L’Europe, c’est le continent des nations, par opposition à l’Asie, qui est le continent des empires8.
Il n’existe rien de tel qu’une tradition univoque de la « guerre à l’européenne »
7La notion de « culture stratégique » nous a servi d’instrument conceptuel pour réfléchir aux bases intellectuelles potentielles d’une stratégie européenne, en tenant compte à cet égard de l’échec que constituent des tentatives comme le concept stratégique européen de 2003, auquel personne ne se réfère jamais. Force est de constater que si quelque chose comme une culture stratégique de l’Union européenne s’est créée à la faveur des différentes interventions extérieures effectuées sous sa bannière nominale, il s’agit en réalité d’une culture administrative qui se superpose aux cultures nationales sans les annuler. La notion de culture stratégique est très utile pour expliquer l’histoire et comprendre des situations stratégiques contemporaines. En revanche, elle n’aide guère à penser de manière créative les situations stratégiques nouvelles. Hew Strachan insiste à juste titre sur ce point. Il faut donc un renouvellement de la réflexion stratégique théorique, qui permette d’alimenter les doctrines.
8C’est ce que confirme le regretté Hervé Coutau-Bégarie qui a reconnu et caractérisé brièvement les différences culturelles majeures entre les principales armées européennes. Comme le relève Bruno Colson, il trouve une certaine unité mais elle se définit par la négative et principalement vis-à-vis d’un allié, les États-Unis. La conception européenne serait plus humaniste, la conception américaine plus matérialiste. Les tentatives pour voir l’essence de la tradition stratégique européenne dans une volonté, au cours de l’histoire, de limiter la guerre, tant bien que mal, de développer un droit international et un droit de la guerre, ne sont pas non plus très convaincantes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont les Britanniques qui ont inventé et mis en pratique la guerre aérienne stratégique, à cet égard la VIIIe Air Force américaine s’est alignée sur les savoir-faire du Bomber Command britannique. Et l’on voit mal comment à cet égard la « tradition » européenne pourrait se réclamer préférentiellement de Clausewitz. Un Clausewitz que les Américains lisent autant que les Européens et dont ils s’inspirent sans doute davantage dans leurs réflexions et leurs doctrines9.
9Faut-il substituer à la notion peu opérante de culture stratégique celle de European way of war ? Il s’agirait moins d’un héritage commun que d’un projet, éventuel prélude à une future doctrine. Un way of war européen pourrait selon certains auteurs se développer en prenant pour base les cultures stratégiques et pratiques militaires nationales récentes. En effet, la plupart des guerres sont aujourd’hui menées par des coalitions de volontaires. Les institutions internationales leur donnent un degré de légitimité mais ne mènent pas les guerres comme telles. Ce way of war pourrait se construire spécialement à partir de l’expérience récente franco-britannique puisque l’Allemagne, comme le démontre Jean-Paul Hanon, conçoit la projection de ses forces avant tout au service d’une sécurité territoriale élargie, privilégiant coopération policière et maintien de la paix.
10On serait en droit de rester dubitatif. La récente guerre de Libye ressemble à un Suez réussi car politiquement autorisé par les États-Unis et militairement facilité par les moyens de commandement, de surveillance (drones MALE) et de SEAD (Suppression of Enemy Air Defence) mis à disposition par la puissance tutélaire. La « manière franco-britannique » de faire la guerre pourrait-elle alors se développer aux plans tactique et opérationnel ? Aujourd’hui même, la coopération stratégique engagée par le traité d’État de Lancaster de 2010 prévoit la création d’une Combined Joint Expeditionary Force (CJEF). L’exercice « Flandre » en 2011 a permis de vérifier l’ampleur des problèmes d’interopérabilité à résoudre pour espérer construire une aptitude réelle au combat conjugué dans les opérations futures. Cette interopérabilité est à plusieurs dimensions : technique, organisationnelle, procédurale, doctrinale. Curieusement, la réussite la plus nette s’est trouvée du côté de la logistique : malgré l’hétérogénéité des doctrines, l’existence d’un Joint Support Group a permis un travail intégré réellement efficace. Par ailleurs cependant, les différences dans l’interprétation des normes d’interopérabilité OTAN, dans les réglementations de sécurité et dans le fonctionnement technique des systèmes d’information ont obéré le travail d’état-major et la conduite conjointe des opérations. Cet exemple nous renvoie à celui de l’interopérabilité entre nations européennes au sein de la FINUL, traité dans cet ouvrage, comme à celui des problèmes de fonctionnement binational au sein de la Brigade franco-allemande, qui montrent non seulement la persistance mais même la réactivation des liens et réflexes nationaux en cas de « crise ». Et même lorsque l’unité stratégique est forte et les buts de guerre communs, l’exemple de la Première Guerre mondiale, étudié par Olivier Lahaie, nous montre, sur l’exemple du renseignement, les limites que rencontre une authentique volonté politique de coopérer. Sans mettre en cause les efforts des états-majors pour atteindre l’objectif, fixé par la déclaration politique du 17 février 2012, d’un « CJEF » pleinement opérationnel en 2016, on tirera de cet ouvrage des raisons de scepticisme.
11Et pourtant, il est vrai que de l’Harmattan se dégage une leçon conforme à l’un des avatars historiques de la guerre en Europe : celui de la guerre limitée, maîtrisée dans ses objectifs et les moyens employés, connaissant un début et une fin clairement identifiés. Qu’on ne nous en veuille pas de lui associer la guerre de Géorgie, menée tambour battant en août par la Russie pour prendre le contrôle de l’Ossétie du Sud, mettant la communauté internationale devant le fait accompli après trois semaines. Dans les deux cas, l’extension indéfinie des opérations et son corollaire, l’enlisement stratégique, sont évités. Dans le même registre, pourquoi ne pas mentionner l’opération de la force Licorne en Côte d’Ivoire pour venir à bout de la résistance du clan Gbagbo face à la victoire électorale d’Alassane Ouattara ? Ici, la force militaire venait appuyer une dynamique populaire locale plutôt que tenter la reconstruction de fond en comble de la société et de l’État sur la base d’un écrasement militaire, comme en Iraq. Contrastant avec l’Iraq et l’Afghanistan, ces trois conflits, comme l’a souligné Hew Strachan, renvoient à une certaine tradition européenne : si c’est un Américain, Robert Osgood, qui restaura la notion dans la littérature stratégique à la suite de l’exemple de relative maîtrise que constituait la guerre de Corée, plus anciennement un Corbett en avait fait une marque de fabrique du British way of warfare. Plus largement, certaines périodes de l’histoire militaire européenne, comme le xiiie siècle et le xviiie siècle, témoignent qu’un certain art de la guerre maîtrisée comme fait de civilisation est possible, c’est d’ailleurs ce que Carl Schmitt avait salué à propos du Jus publicum universum européen. Ce qui nous conduit à notre troisième et dernière proposition.
La leçon qui se dégage de l’histoire européenne est celle d’un art de la limitation de la guerre procédant de l’auto-limitation volontaire, de la sagesse et de la réconciliation
12Plusieurs des contributions historiques de cet ouvrage concernent la Première Guerre mondiale et la période de l’entre-deux-guerres, nous renvoyant non pas à la guerre limitée mais au contraire au « cas d’école » européen de la guerre hyperbolique au xxe siècle. Une guerre dont la caractéristique est de paraître échapper à toute forme de contrôle, ce qui avait frappé Raymond Aron :
La guerre hyperbolique suscite une peur d’autant plus grande qu’elle est à la fois proche de chacun et incompréhensible à tous, qu’elle est provoquée, menée et en apparence dirigée, par des individus et que pourtant elle n’obéit à la volonté d’aucun, qu’elle paraît un fait humain et qu’elle se déchaîne avec la violence primitive d’une force naturelle10.
13Plus que dans un enseignement univoque, l’intérêt de l’histoire européenne de la guerre réside peut-être dans son ambivalence. Mieux, dans une sorte d’oscillation entre les périodes de relative maîtrise du phénomène belliqueux et celles où l’extension générale de la violence fait sauter les barrières de l’humanité et rapproche le conflit de la guerre civile. Ces périodes reflètent les deux polarités propres à l’institution belliqueuse relevées, à partir de la théorie de John Huizinga, par Aron : 1) la polarité « ludique et agonale » : la guerre est une épreuve plus ou moins réglée par des conventions dans laquelle chacun tente de l’emporter sur l’autre dans une rivalité où le prestige compte autant que les intérêts objectifs ; 2) la polarité de la brutalité pure : à certaines époques, elle risque d’« emporter les barrières élevées par la culture et la fureur animale menace d’étouffer le sentiment de communauté humaine en l’âme des combattants11 ».
14La question qui se pose immédiatement est celle des causes favorisant historiquement la prépondérance de cet élément de brutalité pure. À cet égard, l’Europe du xxe siècle constitue un remarquable cas d’étude. À partir des contributions de cet ouvrage, on peut tenter de proposer une sorte de théorème général : la guerre se libérant de tout frein pourrait être le produit de l’altérité absolue, de la peur et de la fixation subséquente d’objectifs stratégiques illimités. Altérité absolue quand l’Autre est perçu comme absolument et dangereusement autre. Thomas Lindemann nous montre à cet égard ce qu’étaient devenus les stéréotypes culturels sous l’influence du darwinisme social, et le rôle joué par cette idéologie pour déformer chez les dirigeants européens – et plus particulièrement l’Allemagne – la perception de la réalité : par là entendons à la fois les enjeux du conflit, élevés au rang d’inexpiable guerre des races, et le comportement de l’adversaire – le Slave semble sur le point de submerger le Germain dans la course à la puissance en Europe. Comment ne pas être frappé par le contraste avec les stéréotypes culturels relevés au sein des contingents de la FINUL, où pour les Français la hâblerie et le port systématique des lunettes de soleil sont la marque de leurs collègues italiens… Ce sont là clichés de village. En 1914, c’est l’unité spirituelle de l’Europe qui s’était brisée, entraînant la disparition du sentiment d’appartenance à une commune humanité. Le pape Benoît XV en avait été indiciblement frappé, ce qui transparaît dans son adresse aux belligérants du 1er août 1917. Dénonciateur du suicide de la société civile européenne, après avoir déclaré dès novembre 1914 : « Plus de limites aux ruines et au carnage : chaque jour la terre, inondée par de nouveaux ruisseaux de sang, se couvre de morts et de blessés. À voir ces peuples armés les uns contre les autres, se douterait-on qu’ils descendent d’un même Père, qu’ils ont la même nature et qu’ils font partie de la même société humaine12 ? », le pontife romain s’attira par ses positions l’hostilité au sein même des clergés des peuples belligérants – un père Sertillanges lui répliquant par une sorte de « Non possumus », qui illustrait la décomposition de l’unité spirituelle européenne face au choc des idolâtries nationales. C’est cette altérité absolue qui a été surmontée par les efforts de l’entreprise européenne et à partir de là, Jean Dufourcq propose de construire l’Europe stratégique sur l’acceptation de l’altérité relative de l’Autre. Au contraire, le syndrome altérité abolue/peur/volonté de transformation radicale de l’adversaire semble, du côté américain, avoir régi la Global War on Terrorism et les interventions en Iraq et Afghanistan, marquées au coin du regime change.
15Le second enseignement du « cas d’école européen » réside peut-être dans la manière dont on surmonte les conséquences ravageuses de la guerre hyperbolique. Comment défaire et dissoudre l’ouvrage des haines accumulées, plus grave que les destructions matérielles, et rebâtir une unité morale ? Sortons si l’on veut bien des bornes de cet ouvrage pour convier à notre réflexion René Girard. L’anthropologue, dans Achever Clausewitz13, attire notre attention sur l’extraordinaire signification historique de la rencontre de Reims entre de Gaulle et Adenauer, le 8 juillet 1962, qui scella véritablement, et plus sans aucun doute que les « communautés », la réconciliation franco-allemande. On s’accorde pour reconnaître que le traité de l’Élysée qui s’ensuivit déçut les espérances gaulliennes, assorti qu’il fut par le Bundestag d’un préambule en limitant considérablement la portée européenne par un rappel à la primauté pour l’Allemagne de l’OTAN. Pourtant l’essentiel est ailleurs, dans cette rencontre de Reims qui posait dans la réconciliation morale le véritable fondement spirituel d’une Europe viable. Michel Pinton avait fait la même remarque dans Peuples élus. La réconciliation est un processus long qui engage les autorités mais plus profondément les « communautés populaires », selon l’expression de de Gaulle. A contrario, Isabelle Davion nous a montré les limites des efforts strictement diplomatiques de la France de l’entre-deux-guerres pour amener les pays d’Europe orientale à surmonter leurs vieilles méfiances. Et l’on peut se demander si les bases durables de la paix en Europe orientale, au-delà des « architectures de sécurité » (OSCE, Partenariat pour la paix, alliances militaires comme l’OTAN) ne devront pas également reposer sur une authentique réconciliation morale entre la Pologne et la Russie, surmontant des contentieux comme Katyn, et dont l’émotion commune des peuples au moment de l’accident d’avion tragique qui emporta le président polonais dans le ciel russe est, peut-être, un heureux prélude.
16Le troisième enseignement que l’on peut tirer de l’histoire des guerres européennes, et qui peut éclairer une réflexion finale sur ce que devrait être un art de la guerre au xxie siècle, se rapporte à ce qui, inversement, est susceptible de limiter ab initio le phénomène belliqueux. Ici tout l’appareil de conventions et de coutumes n’est pas premier. Spectateur engagé du « problème russe » à la fin du xxe siècle, Alexandre Soljenytsine avait présenté l’auto-limitation volontaire comme impératif d’une nouvelle approche de la stratégie et de la politique étrangère. Une notion qui paraît l’envers de l’hybris, de cette démesure impériale qui caractérise les aventures nationales française à la fin du xviiie siècle, puis allemande et russe au xxe siècle. À chaque fois, peut-on d’ailleurs noter, le peuple concerné en ressort gravement affaibli dans son ressort, ce qui se ressent dans sa démographie, victime d’anémie. L’auto-limitation volontaire, proportionnant les objectifs aux moyens disponibles, rejetant la tentation impériale, renonçant aux objectifs idéologiques illimités, est sans doute une leçon qui se dégage de l’histoire européenne du xxe siècle où deux guerres furent comme un formidable accélérateur du déclin de la suprématie de l’Europe. N’a-t-on pas assisté à la répétition de ce schéma avec la démesure dont témoignent les aventures militaires américaines du début du xxie siècle, formidable dilapidation de la rente de suprématie que la victoire dans la guerre froide semblait assurer pour longtemps au pays de la « destinée manifeste14 » ? Allons plus loin. Il semble bien que cette sagesse et cette mesure, dans le retour desquelles Aron voyait la plus importante caractéristique de la guerre de Corée en 1953 après des années de guerre hyperbolique, soient les vertus indispensables pour éviter la collision programmée de l’Amérique en déclin relatif et de la Chine en ascension. C’est, en tout cas, l’idée centrale qui se dégage d’une méditation récente d’Henri Kissinger sur le sujet15.
17Concluons. L’Européen après 1945 s’est retrouvé désintoxiqué des grandes ferveurs politiques, comme l’a souligné Tony Judt, mais aussi dégoûté de la guerre, de toute forme de guerre. Pourtant le problème stratégique fondamental n’est pas l’élimination de la guerre, mythe dangereux comme l’avait bien vu John U. Neff, mais bien plutôt son encadrement et son « apprivoisement ». Ce qui suppose, nous enseigne l’histoire européenne du xxe siècle, une forme de communauté morale qui, Raymond Aron s’en inquiétait dès les années soixante, est loin d’être acquise à l’aube de l’histoire universelle :
Les raisons d’hostilité entre les fractions de cette humanité unifiée ne sont refoulées par aucune communauté spirituelle. L’unification n’a d’autre fondement que matériel, technique ou économique. La puissance des moyens de production, de destruction, de communication a comblé les océans, nivelé les chaînes de montagnes, surmonté les distances. De vagues idéologies, dérivées des doctrines européennes du siècle dernier, fournissent quelques mots communs à des hommes qui n’adorent pas les mêmes dieux, ne respectent pas les mêmes coutumes, ne pensent pas selon les mêmes catégories. Jamais les États membres d’un même système diplomatique n’ont été à ce point différents, jamais les partenaires d’une unique entreprise à ce point dépourvus de solidarité profonde16…
18Un art planétaire de la guerre, étroitement liée à la constitution politique et culturelle du monde qui est le nôtre, est donc à inventer. Tout art de ce genre est guetté par la faillite, ainsi l’art de la guerre entre cités qui avait le « caractère d’une compétition organisée plutôt que celui d’une lutte à mort17 » se désintégra-t-il avec la guerre du Péloponnèse qui fit le lit de l’impérialisme macédonien puis romain. La Grèce classique, comme l’Europe médiévale du xiie siècle, étaient des sociétés intrinsèquement guerrières. On parvient à y discipliner la guerre notamment par le moyen de trêves, d’une ritualisation de l’entrée en guerre comme des combats, de distinctions entre combattants et non-combattants, mais surtout de confrontations décisives à caractère « ordalique ».
19Pierre Manent invite à revenir à la tradition européenne du xviiie siècle, celle de la « guerre dans les formes » : des États se reconnaissent le droit légitime à défendre leurs intérêts par des guerres soigneusement encadrées par les conventions et le droit des gens. Carl Schmitt avait fait observer que cette incontestable réussite civilisationnelle avait sa contrepartie : la guerre dans ses formes les plus brutales n’était pas abolie mais éliminée du continent européen, refoulée vers les périphéries où l’on pouvait combattre sans retenue les peuples « non civilisés » de territoires livrés aux entreprises coloniales. Une telle séparation des genres n’est évidemment plus de mise dans le round world de Mackinder. Discipliner la guerre dans notre monde dominé par l’économie marchande, culturellement hétérogène malgré la domination de la civilisation occidentale, et marqué par la disparité inédite des cultures stratégiques, des types d’armées et des figures de combattants (combattant professionnel, mercenaire, milicien politico-religieux, enfant-soldat, soldat « spécial », cyberguerrier, robot armé, etc.), est une entreprise culturelle d’une ampleur inédite qui suppose une véritable capacité d’inventer. Hew Strachan plaide donc fort justement pour qu’on retrouve en Europe le sens et le goût de la théorie stratégique18. Dissuasion – pas nécessairement sous sa forme nucléaire –, guerre limitée, décriminalisation de l’adversaire, restauration de traditions anciennes comme la reddition, emploi stratégique de la ruse dans le cadre de stratégies à dominante indirecte, sont quelques ingrédients probables de cet art nouveau dont on aperçoit quelques témoignages.
20Ce qui nous ramène pour finir au regretté Hervé Coutau-Bégarie, qui lui aussi, en appelant à la « conversion doctrinale », voit là un défi que la pensée stratégique européenne peut aider à relever. Bien plus par l’émulation organisée de pensées nationales revivifiées que par la constitution d’un nouvel organisme conjoint, mais sans vie, à Bruxelles. Espérons que les réflexions de cet ouvrage sur les rapports entre « les Européens et la guerre » déblaient utilement la voie. Dans un ouvrage récent, Henri Hude a appelé à « penser la guerre pour faire l’Europe ». Peut-être faudrait-il dire : penser l’Europe, et son histoire belliqueuse, pour savoir comment faire la guerre…
Notes de bas de page
1 Paris, Robert Laffont.
2 Tony Judt, Après guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945, Paris, Hachette, 2007, p. 963.
3 Robert Schuman, Pour l’Europe, Paris, Nagel, 1964, p. 14.
4 Ibid., p. 449.
5 « La campagne avec Thucydide », reproduite dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1990, p. 140.
6 Pierre Manent, « Sur l’avenir de la guerre », dans Jean-Vincent Holeindre, Frédéric Ramel (dir.), La fin des guerres majeures ?, Paris, Economica, 2010, p. 252-260.
7 Expression utilisée faute, peut-être, d’employer celle, devenue marque déposée, de « constitution politique européenne », au sens ou Guibert parlait de « constitution politique » d’un État.
8 Ibid., p. 254-255.
9 Sur l’influence du stratège prussien sur la pensée stratégique américaine contemporaine, voir Christophe Wasinski, « Culture stratégique, dispositifs rhétoriques et concepts clausewitziens dans la pensée stratégique américaine contemporaine », dans Laure Bardiès, Martin Motte (dir.), De la guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, Paris, Economica, 2008, p. 43-72.
10 Ibid.
11 Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1984 [1962], p. 754.
12 Cité par Georges Minois, L’Église et la guerre, Paris, Fayard, 1994, p. 382.
13 Paris, Carnets Nord, 2007.
14 Voir à ce sujet les réflexions de Jacques Sapir dans Le nouveau 21e siècle : du siècle « américain » au retour des nations, Paris, Seuil, 2998, et d’Olivier Zajec dans La nouvelle impuissance américaine. Essai sur dix années d’autodissolution stratégique, Paris, L’Œuvre, 2011.
15 Henri Kissinger, « The Future of U.S. – Chine Relations », Foreign Affairs, mars-avril 2012, p. 44-55.
16 Raymond Aron, « L’aube de l’Histoire universelle », dans Id., Dimensions de la conscience historique, Paris, 10/18, 1965, p. 339.
17 Jacqueline de Romilly, « Guerre et paix entre cités », dans Jean-Pierre Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, Seuil/EHESS, 1999 [1968], p. 273-290.
18 Voir aussi sur ce point sa remarquable conclusion dans Hew Strachan, Sibylle Scheipers (dir.) The Changing Character of War, Oxford/New York, Oxford University Press, 2011.
Auteur
Professeur associé aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan
Docteur (HDR) en histoire contemporaine.
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