Les forces françaises au Liban : un mandat dans l’ombre du passé
Perceptions et coopérations dans le cadre d’un contexte multinational : le cas de la FINUL
p. 297-319
Texte intégral
1La présente contribution s’appuie sur une recherche menée entre 2007 et 20091 et portant sur la coopération entre contingents nationaux lors d’une opération multinationale de maintien de la paix, ici la Force intérimaire des Nations unies au Liban, dite FINUL II. Dans le cadre d’une enquête collective et internationale (impliquant des chercheurs italiens, belges, espagnols, israéliens, libanais, etc.), nous nous sommes penchés sur les processus et mécanismes internes et externes qui peuvent favoriser ou inversement entraver et contrarier la coopération entre personnels militaires issus de divers contingents nationaux et œuvrant au sein d’une force multinationale. L’objet de cette recherche, en multipliant les points de vue et les perspectives (selon le statut, la fonction et la localisation sur le théâtre d’opération), est de questionner la perception de la multinationalité par les personnels français déployés au Liban et de s’interroger également sur leurs relations avec leur environnement. En d’autres termes, nous nous sommes posés la question suivante : que signifie être Européen et membre de l’OTAN dans une mission ONU ?
2Il s’agira en effet d’éclairer à travers ces trois niveaux – qui peuvent aussi s’appréhender comme trois logiques, trois cultures ou encore trois identités spécifiques – comment ces appartenances multiples peuvent interagir dans le cadre du mandat au Liban ; comment, notamment, les représentations2 peuvent nous aider à lire les logiques en présence et les dynamiques de coopération entre alliés au sein d’une même coalition.
3 Dans le cadre de la FINUL, la Force d’intervention des Nations unies, les troupes françaises sont déployées dans le Sud Liban depuis le 23 mars 19783. Au cours de ces trente-deux années écoulées, plus de trente militaires français y ont perdu la vie. Avant la seconde guerre du Liban en 2006, le contingent français se composait de 200 hommes ; il était en charge de la sécurité de l’état-major à Naqurah ainsi que de la maintenance de ses véhicules. Aujourd’hui, on ne compte pas moins de 1400 militaires français dans la zone des opérations de la FINUL. Ils composent le Groupement tactique interarmes (GTIA)4 français qui inclut la Force de réaction rapide. Les troupes françaises présentes appartiennent à différentes unités dont un bataillon d’infanterie mécanisé, un régiment de chars de combat, une section du Génie ou encore une section d’artillerie. Si la participation française n’est pas la plus importante en termes d’effectifs ; le poids de la participation de la France au mandat onusien est loin d’être anodin.
Méthodes, théories et contextes
4Nous avons mené 9 entretiens dits collectifs auprès de panels de soldats, de sous-officiers et d’officiers issus de trois régiments différents avec au total et respectivement 27 soldats, 31 et 16 représentants de chacune des catégories de personnels citée. Toutes les personnes interrogées avaient été déployées au cours des années 2007, 2008 et 2009 et avaient été conviées ou désignées par les autorités de leur unité pour participer aux entretiens5. Parallèlement 120 questionnaires, couvrant là aussi les trois catégories de personnels, ont été administrés au sein des trois régiments concernés. Il s’agissait, dans la mesure du possible, de privilégier les personnels qui, au regard de leur quotidien, étaient le plus enclins à appréhender un environnement multiculturel6 afin de nous permettre de comprendre le rôle de ces derniers dans la représentation de la réalité. Comme nous le dit Émile Durkheim7, les faits sociaux et les représentations, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont des réalités sociales. Il s’agissait d’avoir une meilleure compréhension de la manière dont les militaires se définissent et définissent les autres ; la comparaison de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et la manière dont ils perçoivent les autres devant nous aider à mieux saisir comment nos interlocuteurs sollicitent et investissent leurs ressources matérielles et culturelles. Il est bien évident que la culture existe et n’est véritablement consciente qu’à partir du moment où elle est confrontée à une autre. Ainsi, « le point crucial de la recherche devient la frontière [ethnique] qui définit le groupe et non le matériau culturel qu’elle renferme8 ».
5Concernant quelques-unes des caractéristiques culturelles françaises, Philippe d’Iribarne9 nous permet d’appréhender certains aspects émergents de nos entretiens. Sur la nature des relations hiérarchiques par exemple :
« Le caractère très affectif que possèdent volontiers en France les rapports hiérarchiques et la diversité extrême des sentiments qui s’y manifestent envers des supérieurs, qui peuvent être révérés comme méprisés avec une égale intensité, intrigue » ; « Le faible rôle des comptes à rendre est bien en cause, tout comme la résistance de chaque échelon hiérarchique à laisser les échelons supérieurs connaître les incidents qui surviennent […] son indépendance se trouvant alors menacée. »
6Ou encore, autre exemple, sur une perception française du travail et des responsabilités :
« Le subordonné français n’a pas besoin qu’on lui ait fixé une responsabilité pour se sentir responsable » ; « Dans la conception française, connaître son métier ne veut pas seulement dire en connaître l’aspect technique, mais aussi les finalités et les devoirs. Celui qui fait son travail agit conformément à ses devoirs. »
7De nombreuses observations et analyses reportées ici doivent être associées aux contextes politique et stratégique qui ont, depuis quelques années, indiscutablement configuré l’organisation des armées françaises. L’exemple le plus révélateur reste incontestablement l’élection du président Sarkozy avec deux conséquences majeures : l’élaboration d’un nouveau Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale (juin 2008) et la décision de réintégrer le commandement intégré de l’OTAN. Parmi les autres changements majeurs, citons l’évolution des missions en Afghanistan et la perte tragique de 10 soldats en août 2008 ; une réforme structurelle marquée par la suppression de 50000 postes au sein du ministère de la Défense ou encore des contraintes budgétaires importantes impactant directement sur l’organisation et les missions des militaires. Tous ces aspects ont généré et génèrent toujours leurs lots d’interrogations quant à la place de la France et à ses capacités militaires à faire face à ses missions, notamment dans le cadre des opérations autres que celle en Afghanistan, particulièrement médiatisée. Le passé de la France au Liban et dans la zone du Moyen-Orient, de manière générale, doit tout autant être pris en compte dans les représentations des acteurs qui nous préoccupent. L’orientalisme10 à la française, l’épopée coloniale et la présence française au Liban (1861-1920 et 1920-1943), les relations étroites entretenues avec la communauté chrétienne maronite depuis le xiiie siècle, une présence militaire (1978-1984) dans le cadre d’un mandat d’une force multinationale et le dramatique attentat de l’hôtel Drakkar en 1983, qui a coûté la vie à 61 soldats français, sont autant d’exemples a garder à l’esprit.
8Globalement, les données recueillies à travers notre étude traduisent une position et un discours relativement critiques à l’égard de la FINUL. Si la satisfaction de bien faire son travail est forte et réelle, tout comme la fierté de contribuer à la mission et au mandat onusien, les personnels militaires français expriment en effet leur mécontentement sur divers aspects et réalités de leur mission au Liban. Le sentiment d’accomplir pleinement la mission est général (maintenir une situation de non violence entre Israël et le Hezbollah) mais les militaires sont beaucoup plus réservés sur l’efficacité réelle de la FINUL dans la recherche et la neutralisation des armes ou encore sur le contrôle de certaines zones. Ainsi, 32 % seulement des officiers interrogés estiment par exemple que la FINUL exerce efficacement son mandat. Nos interlocuteurs insistent dès lors sur l’importance des procédures et dimensions militaires à consolider en vue d’accroître cette efficacité sur le terrain. Tous, officiers, sous-officiers et militaires du rang, et chacun à leur niveau, regrettent la manière dont se déroule quotidiennement leur action au sein d’une organisation, l’ONU, jugée comme une « nébuleuse », se composant d’un nombre incalculable de « niveaux, de budgets et de manières de faire (officier) » qui compliquent sérieusement les choses même si la nature politique de l’ONU est parfaitement connue de tous :
« L’ONU est une organisation politique et non militaire et cela fait une différence énorme (officier) » ; « C’est une organisation très lourde. Il vous faut parfois attendre des années avant d’obtenir une réponse de New York et tout ceci n’est pas compatible avec une parfaite efficacité militaire (sous-officier) » ; « La FINUL, c’est une vieille grand-mère. En cas de guerre tout le monde sait, le Hezbollah et Tsahal, que la réaction de la FINUL – si réaction il y a – ne sera pas immédiate et que chacun aura le temps de faire ce qu’il souhaite (officier) » ; « Dans une mission de l’ONU, vous avez toujours trois états-majors et même si vous avez un feu vert de l’un, c’est pas gagné pour autant. Par exemple, la logistique est essentiellement une affaire de civils tout comme les questions de distribution d’eau et les civils n’ont généralement aucune idée des contraintes qui sont celles des militaires dans ce domaine (officier). »
9L’efficacité étant un souci permanent, l’avis général est de reconnaître à l’OTAN, en raison de sa nature et de son expérience militaires, un net avantage sur l’ONU à ce sujet. L’ONU a une vision plus humanitaire. Elle recense généralement un grand nombre de nations qui n’ont, par ailleurs, pas l’habitude de coopérer11. Pour ces raisons, la majorité des soldats interrogés affichent très clairement leur préférence à travailler sous mandat otanien plutôt qu’onusien. Là où l’ONU, et la FINUL en particulier, sont perçues essentiellement comme des institutions politiques, l’OTAN est définie comme une « vraie » organisation militaire où l’efficacité rime avec succès et résultats sur le terrain. Semblent ainsi évacuées toutes considérations politiques.
10Les hommes du rang et les sous-officiers avouent leurs difficultés à comprendre le système et la logique onusiens, notamment en raison d’une séparation qui apparaît plus marquée entre chaque contingent, coupé du reste des forces présentes :
« Chacun reste dans sa zone. Sous mandat otanien, il y a davantage d’imbrications et c’est une bonne chose. Dans la FINUL, rien n’est vraiment fait pour favoriser les rencontres et échanges avec d’autres contingents (sous-officier) » ; « L’OTAN ? On fait le même boulot mais il y a bien plus de contacts entre les soldats de tous les pays. À Mitrovica, ces contacts étaient quotidiens. Ici, sous mandat ONU, la logique est celle d’une séparation stricte des contingents, chacun a sa zone et n’en sort pas (sous-officier). »
11Par voie de conséquence, 67 % des sous-officiers et 55 % des militaires du rang pensent que le partage d’activités entre les contingents nationaux présents pourrait accroître la cohésion en général. Pour les officiers, ces activités ne sont pas jugées aussi centrales ; le fait que pour les officiers supérieurs, ces derniers se côtoient plus régulièrement au sein des états-majors, expliquant certainement cela.
12Le rôle des civils et l’importante place qu’ils leur attribuent, figurent également en bonne place dans les mécontentements exprimés par les personnels militaires. De nombreux officiers critiquent le pouvoir de décision attribué aux civils de l’ONU. Le militaire doit être disponible en permanence, ce qui n’est pas le cas du civil.
« C’est toujours frustrant de réaliser qu’un civil a un pouvoir de décision supérieur au vôtre et notamment en termes de questions tactiques (officier) » ; « J’ai dû me battre pour choisir l’emplacement d’une station essence de ravitaillement pour mon unité parce qu’un ingénieur civil pensait qu’un autre lieu serait meilleur, sauf qu’il s’agissait d’un choix déplorable tactiquement parlant car sans protection. C’était juste ridicule (officier) » ; « Un civil est généralement sous contrat, renouvelable tous les ans. Sa relation au temps est donc tout autre qu’un militaire qui veut remplir sa mission au plus vite (sous-officier) » ; « Lorsque vous êtes un militaire déployé en permanence sur le terrain, il vous est parfois difficile d’admettre que d’autres prennent en permanence leurs week-ends et congés d’été (sous-officier). »
13L’imbrication forte de ces deux univers (civil et militaire) favorise clairement l’émergence de l’expression de stéréotypes négatifs à l’égard du premier par le second – les civils ne faisaient pas partie de l’étude et il est logique de penser que des expressions similaires pourraient être enregistrées auprès de ces derniers et à l’égard des militaires – et le fait que, quels que soient le rang et la fonction, les missions sous béret bleu soient souvent jugées frustrantes par les militaires rencontrés.
« Lorsqu’un civil rejoint la FINUL, il perçoit un ordinateur personnel, un bureau et un magnifique 4 × 4 blanc. Le militaire estime qu’il est plutôt bien équipé pour quelqu’un qui n’est pas exposé (officier) » ; « Lorsque vous trouvez des armes, vous devez le signaler à l’état-major et parfois attendre des heures […] avant que des experts civils arrivent en hélicoptère. Vous perdez un temps inouï qui génère de la frustration et du mécontentement auprès de vos hommes car en attendant, ils peuvent constituer de parfaites cibles. En gérant ce type de choses exclusivement entre militaires, on serait plus efficace et beaucoup plus rapide (officier) » ; « Les civils nous demandent d’appliquer des règles draconiennes, par exemple de circuler au minimum avec deux véhicules en cas de déplacement mais eux, cela ne les dérange pas de traverser tout le Liban et les zones à risque, seul avec leur 4 × 4 sans aucune protection et en cas de problème, les ordres sont clairs : on s’occupe et on évacue d’abord les civils (sous-officier). »
14Il est bien évident qu’avec de telles perceptions, les conséquences peuvent être une difficulté à coopérer12 entre les représentants des deux groupes et une confiance altérée. Cela peut aussi expliquer la prudence que quelques-uns prennent dans l’expression de leurs sentiments à l’égard de la FINUL.
15La perception de l’efficacité de la FINUL est ainsi paradoxale et ambiguë en raison de la juxtaposition de critères militaires et non-militaires. On recueille des éléments de fierté de militaires satisfaits de faire parfaitement leur travail tout en enregistrant leurs plaintes de n’avoir pas de réel pouvoir, car sans cesse soumis aux décisions civiles. Si la FINUL reste, selon certains, toujours une force qui se développe, elle n’en demeure pas moins, pour les mêmes, une force passive. De telles affirmations et sentiments sont bien évidemment à corréler – et se comprennent d’autant plus – avec les représentations des acteurs militaires, et notamment au regard du manque d’autonomie qu’ils estiment généralement insuffisant :
« Tout est décidé à Naqurah. Le nombre de patrouilles ou le nombre de personnels par véhicule par exemple et toutes les procédures et règles à suivre sont placardés dans les couloirs de l’état-major au vu et au su de tout le monde, donc aussi des Libanais qui travaillent là-bas et on sait tous que parmi les employés, il y a des informateurs du Hezbollah. Un chef de section n’a pas de marge de manœuvre s’il estime devoir changer de plans pour être plus efficace (officier). »
16Les critiques et doutes sont tout aussi nombreux s’agissant de l’attitude générale à l’égard d’un des acteurs majeurs (le Hezbollah) ou encore d’une mission quotidienne du mandat, la traque aux armements :
« En théorie, les Casques bleus peuvent aller où ils veulent au Liban. En pratique, sur le terrain, c’est une autre histoire. Il y a clairement des zones contrôlées par le Hezbollah, ils nous le disent ouvertement et on n’a rien à y faire (soldat) » ; « Que l’on patrouille ou non, cela ne change rien car le Sud Liban est clairement sous le contrôle du Hezbollah qui fait ce qu’il veut. (sous-officier). »
Comment les militaires français se perçoivent et perçoivent les autres ?
17Parler des autres, c’est inévitablement faire référence à sa propre expérience et à son éducation. Les perceptions respectives et les regards croisés entre les acteurs présents nous paraissent en effet particulièrement intéressants à aborder.
18Coopérer avec d’autres n’est jamais une entreprise aisée. Selon d’Iribarne, il existerait une manière bien française de collaborer :
Il est donc spécialement important que les individus « aient le contact » ; des relations personnelles positives d’individu à individu constituent un moyen particulièrement privilégié d’atteindre un niveau élevé de coopération professionnelle. Ce type de fonctionnement fondé sur les devoirs propres à chaque état, des ajustements informels, une certaine modération dans les affrontements ouverts, la capacité d’intervention de chefs légitimes en cas de crise, et une coopération qui conduit à faire plus que son devoir en faveur de ceux avec qui on a de bonnes relations personnelles, […] est une manière française de vivre ensemble13.
19Selon les analyses de nos collègues, les Français sont souvent dépeints comme patriotes, présomptueux, sûrs d’eux, parfois arrogants et portés à la censure… Le militaire français est aussi perçu comme un bon professionnel, fier d’exercer son métier, expérimenté, plein de ressources et capable de s’adapter. Les intéressés se décrivent eux-mêmes comme professionnels, amicaux, neutres et respectueux de la diversité religieuse (en opposition à d’autres contingents). Être en contact et en bon terme avec toutes les autorités politiques et religieuses locales est considéré comme une caractéristique forte et un savoir-faire bien français. Les populations locales sont prises à témoin du comportement quotidien du contingent tricolore : les militaires achètent et consomment localement tant qu’ils le peuvent, s’entretiennent avec les gens rencontrés lors des patrouilles, apportent une aide humanitaire – médicale ou dans le domaine de l’éducation – dès que cela est possible, sont respectueux des règles de circulation locales et prudents lors de leurs déplacements au sein des populations. Cette proximité avec les populations est primordiale et reste perçue comme essentielle :
« Le soldat français est très sociable, toujours prêt à engager une conversation. Il s’oppose en cela à bien des militaires d’autres contingents qui font certes leur boulot mais sans essayer de rentrer en contact avec les populations locales (officier) » ; « En général, on est bien perçus et même quand notre drapeau n’est pas visible, les gens savent où sont les militaires français (officier) » ; « Ils viennent nous dire que nous ne sommes pas comme les autres contingents (soldat). »
20Cette tradition et ce savoir-être culturel sont souvent corrélés au passé colonial et mis en avant par les militaires français ; un peu comme si, de génération en génération au sein des régiments, s’étaient transmis les retours d’expériences inhérents à ce passé au contact de diverses cultures. Il est un fait : la doctrine française est plutôt explicite à ce sujet14.
21Les comparaisons nationales s’expriment dans divers domaines. Les militaires français évoquent l’existence claire d’une hiérarchie entre les contingents présents au Liban sud. D’un côté la France, l’Espagne et l’Italie, membres de l’OTAN et les autres, familièrement désignés par les expressions éloquentes de « petites nations » ou de « nations exotiques ». Pour la plupart des officiers rencontrés, la présence de ces membres otaniens garantit, à elle seule, l’efficacité de l’application du mandat. La présence de ces trois nations fortes de l’Europe de l’Ouest, partageant des valeurs sensiblement communes, une certaine proximité culturelle et des doctrines, est perçue comme contribuant à contrebalancer la lourdeur bureaucratique onusienne, la faiblesse de l’expérience militaire d’autres nations présentes et d’atténuer quelque peu les forts enjeux politiques en jeu.
« Il n’y a pas de différences dans les relations entre les alliés que l’on soit sous mandat ONU ou OTAN (officier) » ; « Les postes clé ne sont pas donnés à des représentants de nations exotiques mais à des nations leaders disposant de troupes bien équipées. Certaines responsabilités secondaires peuvent être attribuées à des Indiens, des Ghanéens, des Népalais ou des Indonésiens mais elles restent toujours associées avec des représentants des grandes nations militaires européennes (officier). »
22Mais appartenir au même club fermé des nations européennes otaniennes ne prévient nullement les militaires français de l’expression de critiques et d’usages de stéréotypes à l’égard de leurs partenaires. On trouve ainsi les traditionnelles caricatures à l’égard des Italiens, décrits arborant leurs lunettes de soleil et leur chevelure gominée et s’exprimant avec leurs mains, ou les Espagnols, catholiques, qui ne peuvent se passer de leur sieste.
« Les Italiens n’ont pas la même approche que nous. Ils se sentent chez eux partout autour de la Méditerranée. Ils gardent leurs lunettes de soleil en toutes circonstances […] genre “Aldo est de retour” (militaire du rang). »
23La reconnaissance de la part des Français du professionnalisme de leurs homologues italiens et espagnols s’accompagne tout autant de critiques à leur égard quant à certains comportements jugés inappropriés en termes de sécurité, par exemple. Ne pas porter de gilet pare-balles, ne pas prendre de brouilleur contre les IED (Improvised Explosive Device [engin explosif improvisé]), manquer de sérieux dans la traque aux armements, comptabiliser comme une patrouille le fait de se rendre à la plage, etc. sont quelques exemples recueillis. Les Français eux-mêmes sont moqués lorsque d’aventure ils croisent des homologues d’autres contingents en T-shirt alors qu’eux sont dans l’obligation de porter le gilet pare-balles. Ce type d’anecdote génère dès lors beaucoup de frustrations et l’expression d’un fort mécontentement dans les rangs face à l’obligation qui leur est faite d’appliquer les règles à la lettre même quand, selon eux, les circonstances ne l’exigent pas. La même logique s’observe sur la question de l’engagement et de l’investissement en général, pour lesquels les Français estiment faire pleinement leur « job », alors que d’autres contingents semblent être beaucoup moins concernés et rigoureux. Avérés ou non, ces faits importent peu mais l’irritation qui en découle est quant à elle présente et réelle.
24Les militaires espagnols sont perçus comme « plutôt maladroits », manquant de neutralité, de respect à l’égard des questions religieuses ou encore de souplesse et de diplomatie en général dans leur manière de procéder. Il est clair, dans l’esprit de beaucoup de nos interlocuteurs, que l’attaque terroriste du contingent espagnol en juin 2007 est directement liée au comportement général de leurs représentants. Les Espagnols n’ont que peu d’expérience dans cette région mais ils semblent en plus focaliser essentiellement leur action sur la force qu’il détienne plutôt que de chercher à s’adapter à un contexte et aux populations présentes : « Les Espagnols ont malheureusement eu à payer le prix fort de leur agressivité et de leur comportement (officier). »
25Nos entretiens montrent bien comment le comportement d’un contingent de la FINUL dans une zone peut se répercuter sur l’ensemble de la mission ; comment par exemple une attaque subie par l’un va modifier les règles de sécurité ou d’action pour l’ensemble.
26Au Liban, les Français doivent composer avec une présence italienne massive. Il est clair pour eux que les Italiens reprennent position dans la région et qu’ils constituent une armée moderne, parfaitement équipée du point de vue logistique (véhicules), arborant de nouvelles tenues, etc. L’expérience irakienne leur octroie par ailleurs un niveau d’entraînement optimal et ils sont bien payés. Il en est de même des perceptions et avis à propos du contingent espagnol. De fait, les militaires français rencontrés sont partagés entre admiration, frustration, agacement et incompréhension pour des différences aussi importantes entre des nations européennes si proches. « Pourquoi ne disposons-nous pas des mêmes moyens ? » Il est frappant de relever que la faiblesse des relations entre les contingents en général, qui ne facilite pas les échanges d’informations et les comparaisons « sérieuses » des conditions de vie par exemple, n’empêche nullement la diffusion de données et de faits tout à fait avérés sur chacune des représentations militaires nationales présentes.
La coopération dans les opérations militaires multinationales
27Œuvrer dans un contexte multinational n’est une réalité que pour une partie du contingent : pour ceux qui servent à l’état-major, à la Force de réaction rapide ou encore au sein du corps des ingénieurs. Pour les autres, la coopération multinationale n’est pas une nécessité. Ainsi, pour les sous-officiers ou les militaires du rang (MDR), les contacts sont rares avec les autres contingents nationaux, sauf s’ils servent en état-major ou dans la QRF (Quick Reaction Force [Force de réaction rapide]). Mais même dans ce cas, les contacts sont limités, occasionnels, les personnels ayant tendance à se réunir par nationalité. Les rares occasions de rencontre demeurent les compétitions sportives, les journées « portes ouvertes » (où chaque contingent présente ses unités ou son matériel), les quelques exercices communs tels que les séances de tirs conjoints franco-italiens (19 avril 2008) ou encore les séances photos justement destinées à illustrer la dimension multinationale de la force.
28Plusieurs facteurs expliquent cette faiblesse des contacts : peu de contingents maîtrisent le français et peu nombreux sont les sous-officiers et MDR parlant anglais ; la compartimentation (chaque contingent national contrôlant sa propre zone et remplissant sa propre mission, parallel tasking) ; les règles nationales et celles de l’ONU, très restrictives, notamment pour les patrouilles à pied, qui ne facilitent pas ou qui limitent les contacts formels et informels avec les autres contingents et la population libanaise. Les restrictions ont été aggravées après l’attentat dont a été victime le contingent espagnol (6 morts), le 24 juin 2007.
29Il n’existe pas de réelle différence entre les officiers subalternes et les autres, mais il y a manifestement plus de contact au niveau hiérarchique supérieur. Au niveau de la compagnie, les contacts sont rares pour les officiers : « Au niveau de la compagnie, il n’y a pas de contacts avec les autres contingents et même au niveau du bataillon, nous restons entre nous (officier) » ; « La France amène son propre matériel et est autosuffisante, sauf à de rares occasions (officier). »
30Au quartier général ou dans les brigades, la multinationalité est une réalité pour les officiers supérieurs (avec leurs homologues italiens, espagnols ou qataris) et ce jusqu’à un certain point, c’est-à-dire durant la routine quotidienne, ou lorsqu’il ne se passe rien.
31Sur le terrain, une limite significative à une réelle coopération pourrait être l’absence de standards et de procédures communes ou la possibilité d’interprétations divergentes de ces dernières. À titre d’exemple, quelles règles appliquer durant la patrouille ? Celles de l’ONU, les françaises ou les italiennes ? Un autre officier souligne les différentes règles qui restreignent l’utilisation de la force (caveats), « qui bloquent la coordination et la coopération ». Le maintien de règles nationales ne facilite apparemment pas la multinationalité et l’efficacité sur le terrain :
« Quand tout va bien, c’est possible ; mais comment savoir ? En cas d’accrochage, nous n’avons pas les mêmes procédures, les mêmes habitudes de gérer en commun. Au QG, il y a plus de cohérence et de procédures communes, c’est plus facile (officier) » ; « Nous, par exemple, on était en permanence en pare-balles, pas les Italiens [règles nationales] ; moi j’avais des règles pour les brouilleurs IED, eux n’avaient pas tous des brouilleurs. Moi pour rentrer dans les quartiers, j’avais des mesures, les Italiens d’autres. Si jamais y’a un clash, une voiture piégée qui vient dans votre quartier et explose, il peut y avoir un gros souci même si vous avez des éléments sous vos ordres [parlant de personnels d’autres nationalités] : en réalité ils font ce qu’ils veulent, vous ne les commandez pas ! Vous pouvez les commander mais vous ne pouvez pas les contrôler ! (officier supérieur) »
32Nous avons auparavant souligné que les sous-officiers et MDR affirmaient que les opérations sous égide de l’OTAN leur permettaient plus de contacts formels ou informels. Une fois de plus, l’OTAN apparaît comme la référence suprême, une OTAN ou l’efficacité se conjugue avec une proximité culturelle15.
« On critique pas mal les Américains sur le fait qu’ils restent enclavés, c’est les États-Unis à l’étranger, mais nous on est pareils. Dans la mesure où moi, je l’ai pas connu dans un mandat OTAN, Mandat Otan on sortait il y avait pas de problèmes, et là mandat ONU, on était enclavés dans notre zone et puis on sortait plus (sous-officier). »
Diversité culturelle et efficacité opérationnelle
33Une majorité de sous-officiers et de MDR pensent qu’un taux significatif de diversité est (très) important. Plus de la moitié des officiers considèrent cependant que c’est peu important ou pas important du tout. En d’autres termes, la diversité culturelle dans cette opération n’est pas considérée comme étant un atout. Elle apparaît plutôt comme étant un frein à l’efficacité. Il n’est pas facile de négocier avec des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas familiers, Chinois, Slovène ou même employé civil des Nations unies. Pour résoudre ou contourner les difficultés, il est plus aisé de contacter un compatriote au QG, ou l’officier de liaison. C’est une garantie d’efficacité, de réponse rapide et permet de contrer toute perte d’information. La mobilisation des circuits nationaux permet ainsi de contrebalancer la bureaucratie onusienne16. De fait, d’après nos interlocuteurs, outre la lourdeur qui la caractérise, la multinationalité mise en avant relève plus de la « vitrine » ou de la communication.
34Il semblerait qu’un écart existe entre l’image projetée d’une ONU multinationale et la réalité sur le terrain et, plus précisément, au niveau tactique. En dépit de la dimension multinationale de la mission, la compartimentation de la zone d’opération du Liban sud est effective et les contacts entre contingents sont ainsi rares. Même durant les missions où les militaires de différents pays doivent travailler ensemble (à Naqurah ou durant les déplacements de la QRF), le réflexe national demeure la mobilisation des réseaux et circuits nationaux. Coopérer avec un État européen, de surcroît membre de l’OTAN, comme l’Italie ou l’Espagne, semble plus facile qu’avec des États partenaires peu familiers et qui ont moins d’expérience militaire. Questionnés sur le fait d’être sous commandement italien, les officiers français indiquent, pour les raisons évoquées ci-dessus, que ce n’est pas un problème, tant il est vrai aussi que dans leur vie quotidienne, les contingents demeurent plus ou moins sous commandement national.
La perception française du théâtre d’opérations
35Les militaires français mettent en avant spontanément les « compétences traditionnelles » lorsqu’ils sont questionnés sur leurs relations avec les populations. Ils se réfèrent ainsi à l’expérience coloniale française, qui a été transmise à travers des générations de soldats. Ils se réfèrent également à la tradition française de commerce avec les locaux, de leur habitude de les employer comme interprètes, cuisiniers, gardiens ainsi qu’à leur formation et à leur entraînement. Cette façon de faire leur permet d’être intégrés à la population locale, jusqu’à un certain point. Concernant cet aspect, 43 % des officiers, 75 % des sous-officiers et 71 % des MDR reconnaissent l’importance et l’utilité d’une formation interculturelle avant le déploiement.
36Le Liban et la France ont un riche passé commun17. Comme en témoignent les exemples suivants : l’envoi des troupes par Napoléon III en août 1860 afin de porter secours aux chrétiens (Maronites) du Liban et de tenter de leur accorder l’autonomie, au sein de l’Empire ottoman ; le mandat français au Liban de 1920 à 1943 ; les événements tragiques tels que l’assassinat de l’ambassadeur français en 1981 (11 victimes) ou l’attentat contre l’immeuble du Drakkar en 1983 (58 militaires français tués). D’autres facteurs entrent en jeu : les liens entre Jacques Chirac et la famille Hariri, le fait que Nicolas Sarkozy ait été le premier président non arabe à rendre visite au général Sleiman, qui en retour fit son premier déplacement international en tant que président nouvellement élu en France afin de renforcer la coopération économique et culturelle, sans oublier bien entendu l’importante diaspora libanaise en France. Tous ces éléments structurent et agissent en arrière-plan dans les tâches que les militaires français accomplissent quotidiennement durant leur mission.
37La langue française, parlée au Liban, est un autre atout, première des langues étrangères dans ce pays ou près de 45 % de la population est francophone. Ce qui signifie également que 55 % des Libanais ne le sont pas. Durant les dernières décennies, la langue française est devenue celle des élites. Elle est plus parlée à Beyrouth que dans le Sud Liban où est déployé le contingent français. La langue anglaise est devenue la langue préférée de la jeune génération au Liban. Cependant, notons que l’atout de la francophonie est toujours d’actualité, en témoigne l’ouverture des Jeux francophones à Beyrouth, en septembre 2009.
38À l’écoute des interviewés, l’argument de liens historiques et spécifiques est évident. Ils considèrent la nature de cette relation comme un atout car ils sont convaincus que les Français sont appréciés par la population. Cependant, durant les interviews et l’analyse des données, il nous est apparu que cette affirmation relevait plus du réflexe, de la croyance auto-entretenue ou de l’auto-persuasion. À ce propos, de telles affirmations peuvent être le reflet d’une certaine ignorance de la réalité, ce qui peut provoquer des situations délicates. En effet, croire que l’on est en terrain connu et que tout est parfait dans la relation avec la population peut entraîner une baisse de la vigilance et une prise plus grande de risque. Toutefois, rien de cela n’a eu lieu au Liban, les procédures françaises étant réputées les plus strictes.
39Une des conséquences de la relation (politique et diplomatique) spécifique entre les deux pays est que tout discours ou acte d’une personnalité politique française est immédiatement analysé. Ce qui peut entraîner des difficultés sur le terrain, les militaires français admettant que sur place, ce qui est initialement considéré comme un atout relève finalement du fardeau. Les Français sont probablement plus observés et leurs actes davantage scrutés par les acteurs politiques libanais qu’ils ne l’imaginent. À titre d’exemple sur le poids potentiel du passé, on peut évoquer l’Afghanistan où, selon les régions, les populations locales n’ont pas oublié qu’à une certaine époque, les Français étaient plutôt favorables à Massoud, chef de l’ethnie tadjik. Il en résulte qu’il est impossible d’oublier le passé qui peut, à bien des égards, impacter sur les missions actuelles, les ressentis et les échanges avec les populations.
40Sur le plan de la coopération civilo-militaire, la vision française diffère de l’italienne, ce qui peut être une conséquence de la disparité dans les budgets, l’Italie ayant le plus grand budget en ce domaine18. Les Français ne semblent pas avoir le même entrain envers les ACM que leurs homologues italiens, même si les Français assurent que les populations locales reconnaissent et apprécient le savoir-faire français dans ce domaine. D’après le général de Bavinchove, ancien chef d’état-major de la FINUL, ces différences (de moyens, de budget pour les ACM, dans les programmes d’assistance) pourraient avoir des répercussions diverses en terme de compréhension, d’acceptation de la part des populations locales19.
41Servir au Liban ne nécessite pas de compétences particulières ni de savoir-faire spécifiques. Les Français y opèrent comme ils le feraient sur n’importe quel théâtre. Éventuellement, les troupes françaises rencontrent les mêmes problèmes et sont exposées aux mêmes risques que les autres contingents.
« On sent bien que c’est fragile, quand même avec la population. On va faire des choses pour eux, des médecins, des choses comme ça ; on va être appréciés, mais par contre au moindre écart, que ce soit de comportement, ou d’accident, à la moindre chose, cela peut tout de suite s’enflammer très vite. On peut très bien être accueillis et vous faire jeter des pierres. On sent que l’on n’a pas droit à l’erreur (soldat) » ; « En tant que QFR, je n’ai pas senti des gens hostiles à la présence française, mais j’ai pas senti des gens qui spontanément venaient vers nous (officier). »
42Une des illustrations les plus significatives de cette histoire commune est l’attribution traditionnelle du poste de chef des officiers de liaison de l’ONU aux Français, et ce depuis le début de la mission FINUL II.
43Paradoxalement, la situation est perçue comme étant fragile et dépendante d’autres facteurs tels que la situation politique. Être Français ne prévient donc pas de réactions hostiles ou inamicales. L’usage des chars peut être aussi considéré comme contre-productif. En effet, après avoir été le symbole du fort engagement de la France au Liban, les patrouilles avec chars sont perçues par la population comme étant bruyantes, détruisant l’infrastructure routière.
« Vous ne devez pas patrouiller la nuit avec des chars car les sentiments de la population sont trop forts ; cela leur rappelle les chars israéliens20 (officier) » ; « La population du Sud Liban n’est pas monolithique, mais globalement, au quotidien, les Français sont plutôt bien acceptés. Ainsi, pendant la Long Range Patrol, du 6 au 9 août, les blindés de la QRF ont été applaudis par la population locale alors qu’ils étaient escortés par les FAL. Mais il faut rester vigilant. La paix est fragile et la FINUL poursuit son action au quotidien et aux côtés des FAL pour la maintenir21. »
44Du fait de la compartimentation et des règles restrictives concernant les patrouilles à pied, les contacts avec la population sont restreints. La population locale rime, le plus souvent, avec les employés libanais du campement, les commerçants ou les restaurateurs.
Relations et perceptions des Forces armées libanaises
45En vertu du mandat de l’ONU, la France et les autres contingents sont au Liban pour soutenir et aider les forces armées libanaises (FAL). Cependant, malgré cette mission définie (résolution 1701), les relations avec l’armée libanaise semblent ambiguës, complexes et distantes.
46En dépit de la satisfaction exprimée à propos de la coopération avec les FAL, l’armée libanaise est perçue comme une armée très hiérarchisée, voire rigide, ce qui ne facilite pas les relations entre contingents. Ce sont surtout les relations entre officiers qui priment, durant les patrouilles ou les exercices conjoints et, même dans ce cadre-là, il n’y a pas réellement de discussions ou de contacts.
« À notre niveau, on a peu de contacts avec les FAL. C’est plus nos cadres qui travaillent en collaboration régulièrement avec eux pour avoir des informations, des autorisations, on suit un peu le mouvement ; on travaille avec eux en patrouille, uniquement en patrouille, mais de là à avoir un dialogue avec eux, à notre niveau, cela nous est, pas autorisé, mais vraiment réglementé (soldat) » ; « Les contacts plus faciles avec des officiers libanais qui étaient passés en France (cours des capitaines) [officier]. »
47Est-ce à dire, si l’on s’en tient à cette dernière citation, qu’il est plus aisé d’entretenir des liens avec des officiers francophones ou des officiers de confession chrétienne (censés parler français) ? Le fait est – selon de trop rares études – que la composition (confessionnelle) du corps des officiers a changé depuis la création des forces armées libanaises (1er août 1945) qui ont succédé aux troupes spéciales créées par la France. D’une période initiale (1945-1958) où 71,8 % des officiers étaient chrétiens, à la période actuelle où les officiers musulmans sont majoritaires (1991- 2004), de nombreux changements sont survenus dans ce corps22. Ainsi que le proclame l’armée libanaise, « l’armée regroupe parmi ses rangs les différentes catégories du peuple libanais et œuvre à instruire ses militaires selon les principes de la loyauté nationale qui se rend hautaine des petites appartenances, que ce soit pour une confession, une région ou un parti23 ».
48La coopération, sur le terrain, avec les FAL dépend des missions. Si patrouiller au centre du Liban sud ou observer Israël est sans conséquence, la situation est différente quand les Français patrouillent sur la frontière israélo-libanaise ou lorsqu’ils sont à la recherche de caches d’armes. Si ces missions, par leur nature, sont génératrices de tensions, il faut mentionner le « facteur Hezbollah » mis en avant par nos interlocuteurs. En d’autres termes, travailler avec les FAL est quelque peu difficile du fait des liens supposés avec la résistance chiite.
Perceptions du parti Hezbollah
49Quels sont les liens entre le Hezbollah et les FAL ? Notre propos n’est pas de juger ici de la réalité ou de la pertinence de tels liens. Malgré les affrontements entre les deux parties en mai 2008 à Beyrouth ou le tir fatal contre un hélicoptère des FAL qui s’était aventuré dans une zone sous contrôle Hezbollah (août 2008), et en dépit d’une concurrence permanente, les parties libanaises poursuivent un objectif commun :
La résistance des Libanais contre l’occupation israélienne est considérée comme étant un droit légitime, jusqu’à ce que l’occupation soit terminée. Cette résistance soutenue par l’État, l’armée et les citoyens a mené à l’écrasement de l’ennemi de la plupart des territoires libanais. Néanmoins, l’ennemi stationne toujours dans les fermes de Chébaa, dans des postes connus pour leur importance stratégique et économique ; c’est pour cela que les Libanais ont le droit à résister jusqu’au retrait complet24.
50Confrontés à la complexité de la scène politique libanaise et convaincus du rôle important, sinon essentiel, du Hezbollah sur cette même scène, les acteurs français perçoivent cette relation comme ambiguë et ne facilitant pas la coopération entre les deux parties (contingent français et FAL). Jusqu’à quel point les Français peuvent-ils coopérer avec les FAL ?
« Le gros problème des FAL, c’est que la majeure partie travaille au profit du Hezbollah, donc (soldat) » ; « Les liens entre les FAL et le Hezbollah. Il n’y aucun doute là-dessus ! (soldat) » ; « L’armée libanaise : y’a le côté classique et le côté RENS qui a plus de prérogatives et affilié au Hezbollah, y’avait quasiment que des chiites. L’armée au contraire est très loyaliste mais longue aussi à mettre en branle (officiers). »
51Officiellement, le Hezbollah a retiré ses troupes du Sud Liban. En dépit de la résolution 1701, les militaires interrogés déclarent que cet acteur est présent partout, gouvernant et contrôlant dans les faits le sud du pays.
« Y m’ont jamais fait c… Ils sont structurés ; si on était allé trop loin ils nous auraient envoyé des signes (20 kg) d’abord. On ne risque pas de les gêner puisqu’on n’a pas le droit de fouiller leur maison (officier) » ; « Il faut être bien conscient, c’est le Hezbollah qui dirige le pays. De toute façon, qu’on fasse des patrouilles bien ou des patrouilles pas bien, ça changera rien, c’est le Hezbollah qui dirige le Sud Liban et quoiqu’il arrive, c’est eux qui ont leur avis sur le truc (sous-officier). »
52Tous les Libanais travaillant sur le site français sont supposés être des partisans du parti Hezbollah. D’autant plus que certaines confusions persistent quant au paysage religieux libanais. Ainsi, il y a une confusion entre être membre du Hezbollah et être de confession chiite. À cette confusion s’ajoute celle entretenue entre être musulman et être chiite (quid des sunnites ?). En dépit de la nature séculière de l’armée française et des formations interculturelles avant le déploiement, nombreux encore sont les militaires qui abordent l’environnement dans lequel ils sont plongés selon des catégories religieuses simplistes : musulmans, chrétiens et juifs sont appréhendés comme des blocs monolithiques.
Perceptions des Forces de défense israéliennes
53Les Forces de défense israéliennes (Israel Defense Forces-IDF) sont positionnées au sud de la Blue Line. Les officiers considèrent majoritairement Israël comme une menace potentielle en cas de tension. Cette représentation a un lien avec ce qui a été évoqué auparavant sur le rôle et l’efficacité de la FINUL en cas d’attaque de la part d’Israël ou de nouvelle invasion du Liban. La réputation de l’armée israélienne n’est plus à faire : « Israël n’est pas la Serbie. Vous ne pouvez détruire ou faire plier l’armée israélienne comme l’armée serbe (officier). » L’expérience du combat de l’armée israélienne et la qualité de son équipement sont également reconnues.
« OK, les patrouilles font du bon travail. Nous avons trouvé beaucoup d’armes mais quelle est notre position à l’égard d’Israël ? Nous n’avons aucun pouvoir à l’encontre de Tsahal. Vous avez environ 45 drones qui franchissent la frontière chaque semaine. Ce sont des violations mais il n’y a pas de réactions, rien ne se passe (officier) » ; « Si Tsahal décide de revenir, quelle sera la décision de la FINUL ? Nous avons soumis de nombreux scénarios mais nous attendons toujours les réponses. En fait, la FINUL ne contrôle rien. C’est le Hezbollah qui décide où nous pouvons aller, etc. La même chose est vraie avec l’IDF (officier) » ; « La mission de la FINUL est d’aider le Liban à prendre position au sud de la rivière Litani […] Son rôle est aussi d’empêcher la dissémination des armes. La FINUL n’est pas faite pour se confronter à Tsahal et si Israël décide d’envahir le Liban, elle ne sera pas stoppée par la FINUL (officier). »
Conclusion
54La FINUL a plus de trente ans. D’une part, la mission FINUL peut être considérée comme un échec, la force intérimaire devenue quasi permanente et passive n’ayant pas par exemple évité l’invasion israélienne du Liban en 2006. D’autre part, il peut être rétorqué que la FINUL a sécurisé la région et empêché qu’une nouvelle crise éclate.
55La (longue) durée de la mission peut être synonyme d’expérience et d’enseignements utiles mais elle peut également signifier l’accoutumance à de mauvaises habitudes et de moindres performances. Passer de longs moments avec des personnes n’est pas la garantie d’une meilleure compréhension réciproque. La simple volonté de coopérer n’est pas suffisante. Les procédures communes et le cadre commun requis doivent être particulièrement solides, pertinents et appliqués.
56Une question surgit lorsqu’est évoqué le cas français : est-ce que la relation spéciale avec le Liban prédispose les militaires français et débouche sur de meilleurs résultats ? Nous avons d’ores et déjà noté que : croyances et discours diffèrent de la réalité ; une histoire commune peut certes être un atout mais lorsque des changements s’opèrent (nouvelles générations, nouvel environnement géopolitique, place de la francophonie et de la langue française), il s’agit de s’y ajuster d’autant plus que certains États affichent plus de volonté politique et mettent plus de moyens financiers que d’autres.
57Le succès d’une mission et son évaluation par la troupe se mesurent à l’aune de leur dimension militaire. Pour être efficace, une mission doit être remplie et les tâches accomplies (patrouilles, fouilles, etc.). Mais les problèmes croissants durant la mission ou les limitations dues à des facteurs externes (équipement insatisfaisant, survol des drones israéliens qui ne peuvent être empêchés, rôle dominant du Hezbollah) sont des facteurs d’insatisfaction et de frustration parmi les militaires, toutes catégories confondues ; même si l’essentiel demeure la prévention du conflit entre les parties en présence de part et d’autre de la Blue Line.
58Bien entendu, il y a des particularités françaises (dans les domaines politique, diplomatique et militaire), mais le fait est que les militaires français ne bénéficient d’aucun traitement de faveur au Liban. Lorsqu’ils sont confrontés à des situations tendues sur le terrain, avec par exemple la population locale, la notion d’héritage commun n’est d’aucune utilité.
Notes de bas de page
1 De fait, certains des chiffres et données présentés ici correspondent aux temps de l’étude.
2 Denise Jodelet, « Représentation sociale : phénomènes, concept et théories », dans Serge Moscovici (éd.), Psychologie sociale, Paris, PUF, 2003 [1984], p. 363-384.
3 CDEF (capitaine Mériadec Raffray), Le cèdre et le soldat. La présence militaire française au Liban entre 1978 et 1984), Cahier de la réflexion doctrinale, CDEF, 12 septembre 2006.
4 Les deux missions principales assignées au GTIA sont, d’une part, le contrôle du secteur français entre le fleuve du Litani et la Ligne bleue (frontière avec Israël), avec entre autres les villages de Dayr-Kifa, Khirbat Tibnin, At Tiri ou encore Bint-Jubayl et, d’autre part, de porter la responsabilité de la Force de réaction rapide de la FINUL à disposition du commandement du mandat. Pas moins de 650 soldats français composent cette force.
5 « L’intérêt de l’entretien collectif […] est de saisir les prises de position en interaction les unes avec les autres et non de manière isolée », Sophie Duchesne, Florence Haegel, L’entretien collectif, Paris, Armand Colin, 2004, p. 35. L’entretien de groupe (ou collectif) ne peut dissocier le processus de l’entretien (discussion entre les enquêtés et les chercheurs) de la dynamique de groupe instaurée lors de l’entretien, c’est-à-dire, l’ensemble des interactions entre membres. Ces interactions nourrissent et participent des données recueillies pendant l’entretien. Voir à ce propos Saïd Haddad, « Interviewing a Group : a Social Dramatic Art. Few Remarks on Dynamics and Stakes of Military Groups », dans Helena Carreira, Celso Castro (dir.), Qualitative Methods in Military Studies. Research Experiences and Challenges, Londres, Routledge, 2012.
6 Edward T. Hall, Mildred T. Hall, Guide du comportement dans les affaires internationales. Allemagne, États-Unis, France, Paris, Seuil, 1990, p. 191-239.
7 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2007 [1895].
8 Fredrik Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », dans Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart (dir.), Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1999, p. 213.
9 Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil (Points, Essais), 1993, p. 77 et 104.
10 Edward Saïd, L’orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1997 [1978].
11 Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre, « La multinationalité », Objectif Doctrine, 27/7, 2001.
12 Joseph Soeters, Philippe Manigart (éd.), Military cooperation in multinational peace operations, Routledge, Abingdon, 2008 ; Eyal Ben-Ari, Efrat Elron, « Blue Helmet and White Armor : Multinationalism and Multi-Culturalism Among UN Peacekeeping Forces », City and Society, 13/2, 2003, p. 275-306 ; Ray Murphy, UN Peacekeeping in Lebanon, Somalia and Kosovo. Operational and Legal Issues in Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
13 P. d’Iribarne, La logique de l’honneur…, op. cit., p. 55.
14 Claude Weber, Saïd Haddad, « The French Experience with Cultural Diversity : An Overview », dans Cees M. Coops, Tibor Szircsvev Tresch (dir.), Cultural Challenges in Military Operations, Rome, octobre 2007, NDC Occasional Paper no 23, p. 109-122.
15 À la question sur l’importance d’une culture commune et des valeurs partagées par les militaires, 69,6 % des officiers, 73,5 % des sous-officiers et 71,8 % des MDR estiment que c’est très important ou important.
16 John Mackinlay, The Peacekeepers : An Assessment of Peacekeeping Operations at the Arab-Israel Interface, Londres, Unwin Hyman, 1993, p. 59.
17 Georges Corm, Le Liban contemporain. Histoire et société, Paris, La Découverte, 2005.
18 D’après Galia Glume, « Les coopérations civilo-militaires au sein de la FINUL II : outil symbolique ou stratégie d’intégration à long terme », dans Fady Fadel, Cynthia Eid (dir.), La FINUL, 30 ans d’existence. Signe de Pérennité ?, Bruxelles/Beyrouth, Bruylant/Éditions de l’université d’Antonine, 2009, p. 113-137. Six contingents ont des actions civilo-militaires : France, Italie, Belgique, Espagne, Turquie et Corée du Sud.
19 Général de division Olivier de Bavinchove, « L’expérience du théâtre libanais », Doctrine mai 2010, numéro spécial Des armes et des cœurs. Les paradoxes des guerres d’aujourd’hui, Centre de doctrine et d’emploi des forces, p. 29-32.
20 En raison de restrictions budgétaires, la fréquence des patrouilles de chars a été réduite en novembre 2007.
21 Interview du chef d’état-major et REPFRANCE, Terre Info Mag., 208, octobre 2009, p. 40-41.
22 Chiites : 27,2 % ; Sunnites : 16,1 % ; Maronites : 30,3 % (1991-2004), d’après Oren Barak, « Towards a Representative Military ? The Transformation of the Lebanese Officer Corps since 1945 », Middle East Journal, 60/1, hiver 2006, p. 75-93. Voir aussi Aram Nerguizian, The Lebanese Armed Forces. Challenge and Opportunities in Post-Syria Lebanon, Washington D.C., Center for Strategic and International Studies, 10 février 2009.
23 Site de l’armée libanaise, Kirras Tawjihi [http://www.lebarmy.gov.lb/French/Kirras.asp#210].
24 Ibid. A. Nerguizian, The Lebanese Armed Forces…, op. cit. Voir aussi Élizabeth Picard, « Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique », dans Franck Mermier, Élizabeth Picard (dir.), Liban. Une guerre de 33 jours, Paris, La Découverte, 2007, p. 84-94.
Auteurs
Maître de conférences en sociologie à l’université Rennes 2, détaché aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
Université Rennes 2-Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan
Maître de conférences en sociologie à l’université Rennes 2, détaché aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
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