Unité et diversité des cultures stratégiques en Europe
p. 223-231
Texte intégral
1Ainsi l’Europe s’aventure-t-elle enfin dans le domaine de la défense. Après de multiples tergiversations, les pays de l’Union européenne se sont mis d’accord sur une politique de sécurité commune, prélude à une politique commune de sécurité et de défense. Il existe désormais une volonté politique, qui a engendré une dynamique institutionnelle. Des objectifs ont été fixés, une structure européenne de défense commence à se dessiner, certes très laborieusement et en prenant grand soin de ne pas vouloir concurrencer l’OTAN, mais enfin un tabou a été levé : l’Europe semble sur le point de se doter de la capacité militaire qui lui faisait jusqu’alors défaut et l’empêchait de s’affirmer sur la scène internationale en tant qu’acteur à part entière. « Avec le militaire vous ne pouvez pas tout faire, mais sans le militaire vous ne pouvez rien faire » (Raymond Aron).
2Savoir s’il sera possible de s’affranchir de tous les obstacles est encore prématuré. On se heurte ici au problème central qui ne peut plus être éludé : la défense est, plus encore que la monnaie, l’attribut suprême de la souveraineté, ultima ratio regum. L’Europe de la défense n’existera vraiment que le jour ou l’Europe sera pleinement une entité politique, quelle que soit sa forme juridique. Force est de constater que nous en sommes encore loin, que les États n’entendent pas abdiquer leurs compétences en la matière et que l’Union européenne semble dès lors condamnée à continuer, pendant un temps encore indéterminé, la politique des petits pas.
3Jusqu’à présent, c’est une conception matérielle qui a prévalu, avec la recherche de capacités. Les différents sommets qui se sont succédé, depuis celui de Saint-Malo qui a donné l’impulsion décisive, ont défini des niveaux de force qui doivent permettre, dès 2003, de projeter 60000 hommes avec tous les moyens nécessaires : navals, aériens, bientôt spatiaux. Le problème est cependant de savoir si l’addition de forces nationales va déboucher sur une puissance militaire européenne. Certes, le fait que la quasi-totalité des membres de l’Union européenne appartiennent aussi à l’OTAN a favorisé, depuis longtemps, le travail en commun, l’homogénéisation des procédures, et permis une interopérabilité, certes à parfaire, mais déjà réelle. Il n’empêche que les différences de perception entre les diverses composantes de cette puissance européenne en gestation restent considérables et que, là non plus, on ne pourra indéfiniment faire l’économie d’une réflexion sur l’autre volet, culturel celui-là, de la constitution d’une Europe de la défense. Dans l’Europe en voie d’unification, on discerne mal (c’est un euphémisme) le concept qui permettrait de fédérer les volontés et les moyens dans le domaine de la défense : les conceptions de la sécurité (globale ou militaire) et des rapports avec l’empire américain sont si variées, et souvent antagonistes, qu’on a du mal à concevoir un concept stratégique européen autrement qu’en trompe-l’œil. Problème politique sans aucun doute, mais qui ne se réduit pas à une simple divergence d’intérêts ou d’évaluation.
L’approche culturaliste
4Les théoriciens ont beaucoup travaillé, depuis une vingtaine d’années, sur cette dimension de la stratégie et de la tactique1 au point que l’approche culturaliste est devenue en deux ou trois décennies2, l’une des voies les plus prometteuses (quoique finalement peu pratiquée) des études de défense. L’idée centrale est simple : il y a des caractères nationaux, ou, au moins « certains modèles de comportement découlant du conditionnement culturel3 » qui s’expriment notamment par la communication non verbale, magistralement analysée par Edward Hall4. Même des pays géographiquement proches peuvent être actuellement très éloignés. C’est ce qui arrive avec les Français, qui auraient une conception du temps polychrone (« on mène plusieurs tâches de front ») et les Allemands, dont le temps serait monochrone (« on se consacre totalement et exclusivement à la tâche entreprise »). Ces conditionnements culturels, inhérents à la nature humaine5, aboutissent à de véritables cultures stratégiques qui se transmettent de manière diffuse, par imprégnation (mémoire héroïque, légendaire, rites initiatiques…) plus que par enseignement didactique, et qui modèlent en profondeur les perceptions des décideurs politiques et des acteurs militaires, à tous les niveaux. Les principes stratégiques et tactiques, règles universelles, objectivement valables, se heurtent à des croyances subjectives, à des valeurs, qui en font une interprétation spécifique, voire parfois les récusent (négation de tous les principes de concentration, de surprise, de sûreté, de liaison des armes… par l’éthique chevaleresque). L’art de la guerre ne peut être le même en Europe et en Chine dès lors que le modèle du stratège européen est celui du grand conquérant, alors que dans la Chine classique, la guerre est un désordre auquel il convient de mettre fin, le stratège idéal étant un homme vertueux dont le souci est de restaurer l’ordre et l’harmonie. Bien entendu, ces particularismes sont particulièrement perceptibles lorsque les différences culturelles sont très fortes. Les recherches les plus remarquées ont mis en évidence la spécificité irréductible de la culture stratégique chinoise ou japonaise par rapport aux cultures stratégiques occidentales. Dans le cas de pays ayant une proximité géographique, les différences sont évidemment beaucoup moins marquées et donc attirent peu l’attention. Elles n’en existent pas moins et c’est l’une des tâches de la théorie que d’en cerner les contours, l’influence mais aussi les limites.
5Travail tout juste esquissé. Les historiens n’aiment guère s’élever à des vues généralisantes, par crainte de tomber sous le coup de l’accusation infamante de sociologisme. En sens inverse, les sociologues ont trop souvent tendance à identifier des traits généraux qui font bon marché des contingences historiques et de la diversité des doctrines. La culture stratégique existe, elle oriente souvent, elle détermine rarement. La culture stratégique française s’est accommodée aussi bien de l’idéologie de l’offensive à outrance avant 1914 que de la défensive statique et linéaire après 1918 et il serait bien difficile d’identifier une unité de vues entre les chefs, ne serait-ce que d’une même époque. Tout oppose le style de Turenne à celui de Condé, celui de Pétain à celui de Foch… Néanmoins, Bruno Colson a pu dessiner, de manière suggestive et convaincante, les lignes générales d’une culture stratégique française qu’il retrouve de manière sinon constante (il y a toujours des cas aberrants), du moins régulière depuis l’époque moderne jusqu’à nos jours6.
Le pluralisme culturel des Européens
6Il y a tout un chantier à ouvrir en vue de la construction d’une véritable culture stratégique européenne. Même si les analystes modernes n’adhèrent plus au modèle simplificateur de la British Way of Warfare de Liddell Hart, nul ne peut nier l’existence d’un style de guerre britannique très différent du style de guerre français. Les soldats britanniques ont souvent été présents dans les batailles continentales (à Malplaquet, à Dettingen, à Waterloo, à Sébastopol…), mais les stratèges d’outre-Manche ont généralement cherché à agir sur les marges (la stratégie périphérique) et par alliés interposés, alors que les Français, contraints par la géographie, poussés aussi par leur impulsivité, ont généralement privilégié l’affrontement direct, avec recherche de la bataille décisive (le modèle napoléonien). Ces différences se retrouvent au niveau d’exécution que l’on appelle aujourd’hui opératif : au-delà de multiples variantes, le style français privilégie la manœuvre, alors que l’allemand recherche d’abord la puissance de choc ou de feu. La doctrine allemande a toujours manifesté un intérêt pour les troupes légères et la guerre irrégulière (souvenir du Landsturm de 1813) que la doctrine française a rejetées après les douloureuses expériences de la Révolution (en Vendée) et de l’Empire (en Espagne et en Russie). On pourra toujours invoquer des contre-exemples, mais la tendance globale est assez nette.
7Certes, il en est de la culture comme de la géographie : on peut soutenir qu’il s’agit de facteurs déclinants face à l’omnipotence du facteur matériel et de la technique. L’uniformisation technicienne est un fait avéré, encore renforcée dans le cas européen par l’appartenance depuis cinq décennies à une alliance qui a constamment cherché une standardisation matérielle et doctrinale. Cependant, la permanence des stéréotypes culturels reste très forte et il n’est pas sûr que l’appartenance à l’OTAN ait radicalement transformé les esprits. Après tout, l’alliance n’a que cinquante ans, temps trop court pour transformer complètement des cultures stratégiques et tactiques modelées par des siècles d’affrontements : France contre Angleterre, France contre Allemagne, mais aussi Portugal contre Espagne, Italie contre Autriche, Danemark contre Allemagne, Grèce contre Turquie. L’histoire laborieuse des structures militaires de l’OTAN qui commence à être écrite, révèle combien les rivalités entre « alliés » peuvent rester vivaces : il a vraiment fallu la menace soviétique et l’hégémonie américaine pour en contraindre certains à travailler ensemble et encore, évite-t-on soigneusement certains face-à-face trop délicats…
Europe du Nord contre Europe du Sud ?
8La grande ligne de fracture opposerait les cultures stratégiques « managériales », comme la britannique et l’allemande, aux cultures stratégiques « guerrières », comme la française ou l’italienne. Les premières accordent beaucoup d’importance à la préparation des forces, à la planification et à la mise sur pied d’une chaîne logistique solide, l’engagement ne venant que lorsque toutes ces conditions sont réunies. Les deuxièmes s’en remettent davantage au panache et à l’improvisation, sinon au bricolage, pour pallier les retards ou les lacunes dans la préparation. Contrairement à ce qu’a affirmé un ministre de la Guerre avant le déclenchement de la guerre de 1870, la France est toujours partie en guerre avec un bouton de guêtre manquant et les événements récents ne suggèrent pas une transformation notable de ce point de vue, qu’il s’agisse de la guerre du Golfe, pour laquelle il a fallu constituer un corps expéditionnaire en « déshabillant » plus de cinquante régiments, ou de la récente intervention en Afghanistan, pour laquelle la montée en puissance (si l’on peut parler ainsi) a été particulièrement lente et laborieuse. La planification à l’allemande ou à la britannique n’est pas encore entrée dans les mœurs des armées françaises. De même, les Allemands, traumatisés par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et s’inspirant du modèle américain, sont-ils dorénavant très attentifs à minimiser les pertes, alors que les Français n’ont pas entièrement renoncé au « panache ». Certes, les Saint-Cyriens ne vont plus au feu en casoar et gants blancs, mais le bilan très lourd de l’attentat du Drakkar au Liban n’a provoqué ni crise politique, ni vrais remous dans l’opinion. La contrainte politique et médiatique est beaucoup moins forte en France qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne, ce qui procure au gouvernement une certaine liberté d’action, dont il use avec plus ou moins de discernement. Cette différence de mentalité entraîne une différence d’organisation : le modèle français reste plus hiérarchique, moins « démocratique » que le modèle allemand de l’Innere Führung, qui tend à réduire la spécificité militaire7 : le soldat est censé n’être qu’un fonctionnaire en uniforme, soucieux de ses droits et qui ne se réfère plus à un passé héroïque désormais condamné (le gouvernement social-démocrate a même entrepris de débaptiser les casernes) dans sa globalité : on rejette non seulement le nazisme, mais bien tout le militarisme prussien.
9En revanche, les Français, une fois sur place, sont réputés pour leur débrouillardise, pour leur capacité à établir une relation avec les populations. L’héritage de près de cent cinquante ans de conflits coloniaux, dans lesquels les armées françaises ont acquis une expérience à peu près unique (avec celle de Grande-Bretagne) et globalement positive (militairement parlant), n’est pas perdu. Cette adaptation à l’environnement local s’est encore vérifiée dans les opérations en Yougoslavie, au Liban, et même en Afghanistan, alors que d’autres contingents européens opéraient beaucoup plus repliés sur eux-mêmes, en réduisant les contacts locaux au minimum exigé par la mission. La différence est nette entre les pays latins, plus portés à rechercher l’intégration, et les pays protestants d’Europe du Nord, qui observent toujours une certaine réserve.
10Ainsi donc, l’on voit resurgir pour notre domaine la grande opposition entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Bien entendu, il faudrait introduire de multiples tempéraments ou corrections. Ce serait une erreur que de concevoir tant l’Europe du Nord que celle du Sud comme des blocs homogènes qui se définiraient l’un par rapport à l’autre, ou en opposition à l’autre. Au contraire, l’histoire nous enseigne que les conflits, les rivalités ont été également vifs à l’intérieur des deux grandes régions de l’Europe. Aujourd’hui encore, la simple observation suggère des différences profondes entre Français et Italiens, entre Britanniques et Allemands… Il n’y aura pas de soldats européens tant qu’il n’y aura pas d’Européens tout court et l’on sait parfaitement que l’idée d’un citoyen européen débarrassé de ses idiosyncrasies nationales est une pure chimère.
11Au reste, cela est-il tellement important ? Cette diversité rend les choses plus difficiles, mais pas impossibles. L’Europe économique s’est construite patiemment, au point d’aboutir à la construction impressionnante, en dépit de ses insuffisances, que nous connaissons aujourd’hui. L’Europe politique et militaire aura une gestation probablement encore plus longue et laborieuse, mais rien ne permet d’affirmer qu’elle est irrémédiablement vouée à l’échec.
Europe contre États-Unis ?
12Le problème, une fois de plus, est politique. L’Europe veut-elle s’affirmer sur la scène mondiale comme une puissance indépendante ou accepte-t-elle de rester à la remorque des États-Unis, dans un rôle de brillant second, avec cette conception exprimée autrefois par Kissinger : les États-Unis ont des responsabilités mondiales alors que les Européens n’auraient que des responsabilités régionales ? On retrouve le critère fondamental du politique exprimé par Carl Schmitt : l’acte politique fondateur c’est la désignation de l’adversaire. Les pays européens se considéreront-ils toujours comme rivaux et essaieront-ils de jouer de l’appui américain contre leurs voisins ou parviendront-ils à une vision commune qui les conduira inévitablement à prendre leurs distances par rapport à une puissance impériale quelque peu encombrante ?
13L’avenir de l’Europe se joue sur la réponse à cette question centrale et le facteur culturel joue, ici aussi, un rôle important. La diversité des cultures stratégiques européennes n’exclut pas pour autant une certaine unité, au moins par rapport à la culture stratégique américaine. La tendance fondamentale de l’évolution est à un nivellement des cultures stratégiques du fait de la technique. Aujourd’hui, du fait précisément des progrès de la construction européenne, du fait aussi de la disparition de l’Union soviétique, la protection cède le pas à la projection. On s’oriente presque partout vers un modèle d’armée composée de professionnels, calqué sur celui qu’avaient adopté les États-Unis à la fin des années 1970 avec l’All Volunteers Force.
14Mais, cet alignement sur le modèle américain ne se traduit pas par une mise à niveau. Au contraire, le fossé aurait quelque peu tendance à s’accroître, au moins dans les domaines de pointe, du fait de la disproportion entre le budget de la défense américain et les budgets de défense européens. Les Européens dépensent moins pour leurs dépenses et gaspillent plus, du fait de la démultiplication des programmes nationaux. Conséquence logique, les États-Unis et l’Europe tendent à ne plus jouer dans la même cour. La récente guerre d’Afghanistan a d’ailleurs confirmé, après la guerre du Kosovo, la volonté de plus en plus affirmée des États-Unis de ne plus s’encombrer de consultations avec des alliés souvent réticents politiquement, et de moins de moins fiables techniquement. Par la force des choses, les Européens pourraient donc être conduits à constater qu’aucun d’entre eux ne pèse de manière décisive aux yeux des stratèges de Washington. La conclusion peut alors être le renoncement ou un alignement encore plus poussé dans l’espoir de conserver le rôle de brillant second. Mais, à l’inverse, les Européens peuvent être tentés de prendre en main la conduite de leur stratégie au lieu de s’en remettre aux États-Unis.
15Même une volonté politique affirmée, dont on a encore beaucoup de mal à discerner les prémices, ne parviendra pas à combler le fossé qui nous sépare des États-Unis. La rationalisation des efforts de défense européens serait, en tout état de cause, une entreprise de longue haleine. C’est là, précisément, que l’approche culturaliste pourrait se révéler utile, en incitant les Européens à ne pas se focaliser sur les seuls aspects matériels mais à privilégier la dimension culturelle.
16C’est un chercheur italien, Virgilio Ilari, qui a récemment appelé l’attention sur ce point. Sur la base de quelques travaux récents, il a cru discerner l’ébauche d’un modèle humaniste européen qu’il oppose au modèle matérialiste américain. Il y a là une piste qui pourrait être approfondie. Aujourd’hui, les Européens souffrent du « syndrome de Polybe » (Lucien Poirier), c’est-à-dire de la tendance à copier en tout la puissance impériale, surtout dans les doctrines. Il suffit de voir la récente fortune du niveau opératif, théorisé depuis près d’un siècle par les penseurs allemands ou soviétiques, mais qui n’a connu une vogue universelle que lorsque les États-Unis l’ont repris à leur compte au début des années 1990. Le patrimoine stratégique européen est suffisamment riche pour que nous n’ayons pas besoin de copier un modèle venu d’outre-Atlantique.
17La richesse de la pensée européenne pourrait être mise à profit pour élaborer un appareil théorique, puis doctrinal, qui pourrait être mis en balance avec celui des États-Unis. L’idée d’un Livre blanc européen de la Défense est peut-être prématurée. Mais la réflexion de fond sur la stratégie fondamentale permettrait d’esquisser un langage commun, d’identifier des paradigmes ou des principes autour desquels une doctrine européenne cohérente et crédible pourrait ultérieurement être architecturée. On aboutirait ainsi au modèle humaniste rêvé par Virgilio Ilari : « HMA vs RMA », l’histoire militaire ancienne contre la révolution dans les affaires militaires.
18Un tel propos fera certainement sourire les tenants de l’approche technicienne aujourd’hui triomphante. En quoi Thucydide ou Guibert peuvent-ils nous être d’un grand secours face à l’omnipotence américaine dans le domaine des armes de précision ou dans celui de l’observation et des communications spatiales ?
19Il ne s’agit pas de nier l’importance décisive de la dimension technicienne aujourd’hui. Celui qui dispose de la supériorité technique peut désormais frapper à grande distance et presqu’à coup sûr, au point d’en arriver, comme l’a bien relevé le général Poirier, à la négation de la stratégie, c’est-à-dire de la dialectique des volontés : le plus faible est condamné à encaisser les coups sans pouvoir les rendre, il n’y a plus d’incertitude stratégique. C’est l’axiome de base des partisans de la RMA, qui ont peut-être raison sur un plan strictement militaire mais qui oublient que la stratégie est dualiste : militaire mais aussi politique. La domination technicienne des États-Unis ne leur a pas permis de résoudre instantanément le problème posé par l’organisation terroriste Al Qaida. Et l’on se souvient de quelques échecs humiliants, à Haïti ou en Somalie. Le savoir-faire opérationnel compte plus que l’accumulation des moyens dans les conflits asymétriques qui tendent à devenir la norme. Un modèle stratégique européen aurait ici sa place. Nous ne pourrions pas faire tout ce que font les États-Unis, mais nous aurions tout de même une liberté d’action infiniment plus grande que le résidu dont nous pouvons nous prévaloir aujourd’hui.
20Encore une fois, c’est un problème de volonté et de lucidité politiques. Il faut doter l’Europe militaire des moyens dont elle a besoin pour tenir son rang et répondre aux attentes du pouvoir politique. Mais les moyens en eux-mêmes n’acquièrent leur pleine signification que lorsqu’ils s’inscrivent dans une architecture doctrinale cohérente. L’exigence intellectuelle reste toujours aussi forte. La diversité des cultures stratégiques européennes, trop souvent perçue comme un obstacle, ne doit pas empêcher l’élaboration d’un concept stratégique unifié.
Notes de bas de page
1 Survol dans Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, ISC/Economica, 2002.
2 Le point de départ est l’ouvrage, devenu classique, de Russel Weigley, The American Way of War, New York, Macmillan, 1973.
3 Edward T. Hall, Milred Reed Hall, Guide du comportement dans les affaires internationales, Paris, Seuil, 1990, p. 11.
4 Il faut lire ses livres, notamment La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971 ; Au-delà de la culture, Paris, Seuil, 1979 ; Le langage silencieux, Paris, Seuil, 1984. Anthropologue américain, Edward T. Hall a fondé la proxémie, science de la perception de l’espace et du temps.
5 Voir les superbes travaux d’Irenaüs Eibl-Eibesfeldt, Guerre et paix dans l’homme, Paris, Stock, 1975 ; Id., Par-delà nos différences, Paris, Flammarion, 1980. Disciple de Konrad Lorenz, Eibl-Eibesfeldt a réussi une alliance rigoureuse de l’éthologie et de l’ethnologie.
6 Bruno Colson, « La culture stratégique française », Stratégique, 53/1, 1992.
7 C’était du moins l’idée de ses promoteurs. La mise en œuvre a abouti à des résultats plus modestes.
Auteur
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études
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