L’altérité comme fondement d’un paradigme stratégique européen1
p. 189-196
Texte intégral
1J’observe que tout au long de l’histoire moderne et jusqu’en 1945, l’ennemi en Europe, c’est d’abord et principalement l’Autre, le voisin. Il est aux frontières, proche et menaçant ; c’est un compétiteur, un adversaire, un ennemi-partenaire aussi. Une brillante généalogie de cet ennemi a été rappelée par le professeur Martin Motte qui concluait que la vision avait oscillé entre ce voisin, ennemi juré ou bien adversaire respecté. De fait c’est lui, ce voisin ennemi qui constitue le facteur agrégateur de toute politique de défense à caractère national.
2J’observe aussi que les choses ont profondément changé depuis soixante ans, et qu’une véritable rupture stratégique s’est produite sur le sol d’Europe et qu’elle a de profondes conséquences militaires. Et de fait, l’Européen n’apparaît plus comme un guerrier, de fait les appareils militaires européens se rétractent continûment depuis la fin de la guerre froide, depuis vingt ans.
3Pourquoi ? Ma thèse est assez simple : la posture stratégique des différents pays continentaux d’Europe a toujours été déterminée par cette question d’un voisinage compétitif, conflictuel, dangereux. Or depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le passage par la guerre froide, la guerre a été éradiquée du territoire européen, ce qui a modifié en profondeur les postures stratégiques des pays européens. La construction européenne est passée par là.
4L’Autre dans le processus d’européanisation lente qui est en marche est devenu un Autre moi-même, avec lequel la conflictualité latente s’est transformée, par la vertu des voisinages assumés, en un partenariat compétiteur mais aussi coopératif et peut-être demain en une véritable Union politique.
5 L’altérité assumée, sublimée, fécondée par un projet collectif est peut-être devenue aujourd’hui le fondement d’un paradigme stratégique européen. C’est ce que je vais essayer de démontrer dans ma présentation. En passant, je poursuivrai en essayant de prouver que c’est dans la recherche d’un espace plus vaste, englobant beaucoup d’Autres proches dans une stratégie de voisinage assumé que l’Europe cherche un point d’équilibre stratégique favorable au xxie siècle.
6Pour illustrer cette piste qui explique l’actuelle posture a-militaire de l’Europe, je propose trois points focaux :
- Les transferts historiques : du nazisme au communisme ; de la défense nationale à l’alliance collective.
- Les tentatives avortées de construire une posture de défense commune.
- La question des frontières de l’Europe.
Premier point : le temps des transferts stratégiques
7La stabilisation et la reconstruction du continent européen après la Seconde Guerre mondiale a pris du temps ; c’est qu’il s’agissait de faire œuvre nouvelle avec une construction européenne qui se voulait une réponse originale et décisive à un passé tragique qu’il fallait éradiquer et exorciser mais aussi un pari sur la valeur intrinsèque d’un intérêt commun européen qui dépassait les intérêts particuliers de chaque nation européenne.
8On sait que la question de la sécurité européenne s’est progressivement articulée en ce que nous connaissons maintenant. On peut distinguer trois périodes distinctes : la maturation de la guerre froide (1947- 1990) ; la décennie des crises (1990-2000) ; la décennie des réalisations (2000-2010) avec la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et ses ambitions déçues, avec un même fil directeur, l’émergence d’une Europe stratégique à la recherche d’un nouveau modèle de puissance.
Repères et perspectives 1947-1990 : une lente métamorphose et trois transferts successifs
9À l’aspiration à la paix, la stabilité, la prospérité des peuples d’Europe de l’Ouest ravagés par la Seconde Guerre mondiale s’est bien vite substituée, dès 1948, la crainte ressentie par les pays de l’Union occidentale (ancêtre de l’Union de l’Europe occidentale [UEO]) de voir la suprématie soviétique dépasser le cadre arrêté à Yalta. La nécessité de cristalliser la réassurance américaine et de renoncer au désarmement allemand pour disposer d’une base avancée à l’Est et d’un tampon amortisseur face à l’Armée rouge s’est alors imposée comme une évidence (traités de Bruxelles, de Washington). Le traité de 1952 instituant la Communauté européenne de défense (CED) porte la marque de ces préoccupations, tout comme les accords fondant l’UEO en 1954.
10Premier transfert d’Autre stratégique, l’ennemi nazi, troqué pour l’ennemi rouge. La sécurité européenne emprunte d’autres chemins, non militaires, à l’abri de la protection opérationnelle de l’OTAN qui a pris le relais de l’UEO.
11Deuxième transfert, de la défense nationale de chaque pays européen à un système militaire de sécurité collective, l’Alliance d’un côté, le pacte de Varsovie de l’autre. L’Autre se constitue en bloc.
12Le chemin européen passe par la mise en commun des matières stratégiques avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis le Marché commun qui unifie les intérêts économiques avec le traité de Rome en 1957 pour déboucher finalement, après la symptomatique réconciliation franco-allemande consacrée par le traité de l’Élysée en 1963, sur l’Union économique et monétaire des années 1990. En mettant en cohérence leurs intérêts fondamentaux, les pays européens consacrent petit à petit leur communauté de destin, même si, pour ce faire, ils ont délégué à la puissance militaire américaine le soin de garantir leur sécurité collective, effaçant presque pour certains le souvenir de défenses nationales considérées comme périmées.
13L’Autre s’éloigne, il n’est plus le voisin car celui-ci est devenu coopératif ; la posture stratégique européenne s’estompe et se dilue dans l’alliance.
14Dans ce système apparemment stable, au début des années 1980, les pays d’Europe occidentale organisent pourtant une Coopération politique européenne et réveillent l’UEO. Ils redécouvrent après le sommet de Reykjavik en 1986 qu’on ne peut superposer les intérêts de sécurité américains et européens et qu’il y a une identité européenne de sécurité et de défense spécifique : la construction d’une Europe intégrée sera incomplète tant qu’elle ne s’étendra pas à la sécurité et à la défense. C’est l’objet principal de la plate-forme de La Haye en 1987.
15Le voisin européen est devenu un Autre moi-même et les Européens cherchent à s’émanciper stratégiquement.
Deuxième point : dix ans de tâtonnements vers l’Union stratégique (1990-2000) : la tentation d’une posture stratégique européenne
16La fin de la guerre froide justifie que la France sorte de sa singularité stratégique à l’arrière-plan militaire de l’Alliance et ce depuis 1966. Forte de sa capacité de manœuvre et de son autorité stratégique préservées par la vertu de son investissement dans la dissuasion nucléaire, elle forme le projet de conférer à la construction européenne une véritable dimension stratégique.
17Pour y parvenir, elle prend au début des années 1990 une part active dans les évolutions tant de l’Alliance atlantique (sommets de Londres et de Rome), que de l’UEO (installation du siège à Bruxelles) ou de la transformation des Communautés européennes en Union européenne (sommet de Maastricht). Mais il ne lui faudra pas moins de trois tentatives successives pour commencer à asseoir en 2000 à Nice un vrai projet d’Europe stratégique.
18La première est celle qui résulte des négociations UEO/UE et établit l’UEO, « bras armé de l’Union européenne » comme passerelle entre la défense atlantique confiée à l’OTAN et la construction européenne assurée par l’UE. L’UEO sera désormais développée comme composante de défense de l’Union européenne et comme moyen de renforcer le pilier européen de l’Alliance atlantique. Mais sous la pression des événements dramatiques de la dislocation violente de la fédération yougoslave, la disqualification de l’UEO ne tarde pas, incapable qu’elle est de fédérer les efforts militaires et diplomatiques des Européens dans les Balkans. L’UEO ne se relèvera pas de cette impuissance à laquelle certains de ses membres ont veillé à la confiner.
19Au vu des difficultés rencontrées, la France va faire une deuxième tentative et reporter son projet d’affirmation de l’identité européenne au sein de l’OTAN à partir du sommet de Bruxelles de janvier 1994. Elle tente de consolider la jeune pousse du pilier européen de l’Alliance, allant jusqu’à un rapprochement avec l’OTAN à partir de décembre 1995 et jusqu’à l’été 1996 à la Ministérielle de Berlin qui voit s’esquisser un directoire européen au sein de l’Alliance à seize d’alors. N’aurait été la dispute sur la distribution des responsabilités de commandement entre Européens et Américains qui se cristallise sur Naples, le projet d’Europe stratégique voyait le jour au sein de l’OTAN pour le plus grand bénéfice du système de pilotage quadripartite qui se dessinait alors.
20La troisième étape prend naissance dans le prolongement de la revue stratégique lancée à Londres en 1998 par le nouveau Premier ministre britannique et sous la pression des actions militaires de l’OTAN au Kosovo qui voient les Européens marginalisés par des Américains qui imposent stratégies et objectifs. Après un premier test un relais franco-britannique à Saint-Malo en décembre, une appropriation européenne à Cologne à l’été 1999, c’est à Helsinki en décembre que l’Europe stratégique commence vraiment à se manifester sous la forme d’un objectif global et d’objectifs collectifs de capacités stratégiques.
21La France tient là, croit-elle le bon projet, celui qui vitalise la construction européenne, prolonge la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) lancée à Amsterdam en 1997 et relaye les efforts antérieurs dans une perspective réaliste, à la fois modeste et moderne. Comme le Royaume-Uni, elle joue gros dans cette aventure. Ce dernier, en disposant un deuxième fer au feu pour valoriser sa position militaire éminente dans le monde occidental, s’efforce de ne pas choisir entre Alliance et Union et de garder la porte ouverte à toutes les actions militaires au service de ses intérêts. La France, en ouvrant une voie alternative à l’autonomie stratégique qui fait partie de l’héritage gaulliste, ne s’interdit plus d’être en mesure de transférer son autorité militaire dans un dispositif de sécurité collective qu’elle contrôle tout en échappant à l’alignement atlantique refusé en 1966.
22Après ces aléas successifs, pour se persuader que la perspective est viable, les Européens peuvent mesurer le chemin déjà parcouru qui consacre l’effacement de l’Autre européen.
23Pas de conflit armé en Europe depuis plus de 50 ans et toute guerre interétatique entre Européens mise définitivement hors la loi ; une mise en ordre générale, des minorités, des frontières, des systèmes politiques ; une ouverture générale de la circulation des biens, des personnes, des idées, des capitaux ; des relations de bon voisinage généralisées et favorisées par de multiples enceintes de coopération et de consultation ; des forces multinationales généralisées (l’Allemagne pousse l’exemplarité jusqu’à multinationaliser tous ses corps d’armée, avec ses alliés et voisins) et des engagements opérationnels communs dans les Balkans pendant dix ans avec une rotation des responsabilités ; un début de coordination générale des appareils de défense des pays d’Europe illustrée par des acquisitions faites ensemble, le lancement d’une entreprise méthodique de développement autonome de capacités européennes de gestion des crises…
24C’est dans cette réalité qui a effacé en Europe la notion d’ennemi qu’il faut chercher les raisons d’un désarmement européen, marque de sagesse plus que symptôme de lâcheté ou de faiblesse. Pas de défense européenne, pourquoi faire, contre qui ?
25Quel est alors l’Autre de l’Europe ? Le Sud, l’Asie, le fondamentalisme, le terrorisme ?
Troisième point : l’enrôlement de l’Europe dans une autre manœuvre stratégique et le retour de l’Autre par les frontières européennes
26Aussi les Européens portent-ils aujourd’hui leur attention première sur leur voisinage immédiat et cherchent-ils à créer autour d’eux une dynamique de développement sécurisé qui facilite les rapports de bon voisinage et participe de facto à la prospérité générale.
27L’Union européenne n’a pas de frontières et se prépare à faire depuis 2011 une pause de son élargissement pour un temps long, dit-on. On peut déplorer que la pause intervienne maintenant, au milieu du gué, alors que l’UE à 27 n’a pas acquis de posture géopolitique lisible à l’extérieur comme à l’intérieur et qu’elle n’est guère viable au plan de sa sécurité. La porte est par principe ouverte à tout pays d’Europe mais l’UE offre aussi à certains voisins des statuts avancés de partenariat et la Turquie est même devenue acteur économique européen à part entière sans être membre de l’UE.
28Or un ensemble dont la nature est stratégique et dont l’ambition affichée est de conduire 500 millions de citoyens à une forme de prospérité collective garantie peut-il se passer de frontières ? Poser la question, c’est y répondre. Aucun système de sécurité collectif ne peut correctement se développer si l’espace qu’il protège est soit informel, soit intermédiaire et provisoire. Se soucier de l’arc de crise dans son Sud et ne pas fournir à l’UE des frontières durables, sûres et reconnues n’est guère cohérent. La dynamique préventive actuelle qui se soucie avant tout des tensions à venir en provenance d’Asie ne doit pas prendre le pas sur la manœuvre statique qui consiste à continuer à organiser le continent européen.
29On connaît la polémique sur la question turque. N’y revenons pas. Mais observons que l’Europe s’étale dans sa masse continentale de l’Atlantique à l’Oural, la France à l’Ouest et la Russie à l’Est ; que cette masse continentale est flanquée de deux mers intérieures fermées, la Baltique au Nord et la Méditerranée au Sud dont les riverains ont eu chacun de leur côté un destin étroitement lié au continent européen. Relevons simplement que l’UE n’englobe aujourd’hui que partiellement les pays qui appartiennent à ce large espace géopolitique européen. Qu’en conclure ? Que nous ne pourrons pas trouver de système de sécurité collectif durable avant que soit enfin organisé le puzzle qui regroupe les près d’un milliard d’habitants que cette approche géopolitique concerne directement. À l’évidence, une dynamique collective nouvelle est nécessaire dans une planète qui plafonnera à 9 milliards d’habitants dans trente ou quarante ans. Elle consistera à remettre à sa juste place la relation transatlantique et l’OTAN qu’elle a suscitée, à trouver une formule transméditerranéenne plus intégrée qui devra emprunter aux tentatives euroméditerranéennes et reprendre le flambeau de l’Union pour la Méditerranée et à développer également une nouvelle articulation politique eurasiatique avec la Fédération de Russie. On ne peut confier le soin de cette architecture à une OTAN à la réputation décalée qui entretient la défiance à l’égard de toute forme d’architecture paneuropéenne de sécurité et qui sert aujourd’hui de vecteur principal à une manœuvre uniquement tournée vers l’Asie. On le voit, la question turque n’est pas centrale.
30Ce dont nous avons besoin de ce côté-ci de l’Atlantique, c’est d’une sécurité collective de notre espace européen, garantie par des intérêts communs régionaux identifiés. Ce dont nous avons besoin, c’est de créer un espace de continuité énergétique sécurisée avec nos voisins asiatiques et un espace de coprospérité économique avec nos voisins d’Afrique du Nord. Ce qu’il faut sans doute, c’est favoriser l’avènement d’un ensemble européen qui ne soit pas une forteresse assiégée mais un espace dont la diversité a été intégrée dans une architecture suffisamment flexible pour absorber toutes les différences de développement. Et au sein de cet ensemble, laisser s’agréger plus étroitement en noyaux homogènes ceux qui souhaitent fusionner leurs destins comme la France et l’Allemagne l’évoquent régulièrement dans un ensemble carolingien ou coopérer militairement les États de façon spécifique comme la Grande-Bretagne et la France viennent de le décider.
31L’UE est-elle capable de cette métamorphose ? Sans doute sauf si nous l’enfermons dans une manœuvre qui n’est pas la sienne et qui ne lui laisse guère de chance aujourd’hui de jouer un rôle décisif dans le désordre systémique actuel.
32On l’a vu, c’est principalement entre elles que les puissances européennes se sont fait la guerre pendant des siècles et souvent pour des questions de souveraineté territoriale ou de compétition nationale. Aussi dès lors que le voisin à la frontière est non plus un ennemi mais d’abord un partenaire de l’Union européenne, les Européens ne se voient plus d’ennemis proches et gèrent des périphéries, avec des sas d’entrée, des procédures et des partenariats.
33On les accuse facilement de lâcheté et de pacifisme, alors que c’est d’une sagesse acquise à grand prix qu’on devrait les féliciter. Les frontières de l’Europe sont celles des peuples qui ont acquis cette sagesse d’extirper la conflictualité de l’altérité en payant le prix élevé d’expériences tragiques. On déplore leurs budgets militaires mesurés et leur combativité déclinante, alors qu’ils pourraient avoir compris avant d’autres que la paix durable n’est pas le silence des armes que procure la victoire militaire mais le voisinage assumé de l’altérité et le développement construit des intérêts communs.
34J’espère avoir démontré que l’altérité assumée est le fondement du paradigme stratégique européen.
Notes de bas de page
1 Cette réflexion reprend et amplifie des travaux conduits notamment en 2010.
Auteur
Contre-amiral (2S), docteur en science politique, rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La construction du militaire, Volume 3
Les mots du militaire : dire et se dire militaire en Occident (XVe-XIXe siècle) de la guerre de Cent ans à l’entre-deux-guerres
Benjamin Deruelle, Hervé Drévillon et Bernard Gainot (dir.)
2020
La construction du militaire, Volume 2
Cultures et identités combattantes en Europe de la guerre de Cent Ans à l’entre-deux guerres
Benjamin Deruelle et Arnaud Guinier (dir.)
2017
Les lumières de la guerre, Volume 2
Mémoires militaires du XVIIIe siècle conservés au service historique de la Défense (Sous-série 1 - Reconnaissances)
Hervé Drévillon et Arnaud Guinier (dir.)
2015
Les lumières de la guerre, Volume 1
Mémoires militaires du XVIIIe siècle conservés au service historique de la Défense (Sous-série 1 - Mémoires techniques)
Arnaud Guinier et Hervé Drévillon (dir.)
2015
La construction du militaire, Volume 1
Savoirs et savoir-faire militaires à l’époque moderne
Benjamin Deruelle et Bernard Gainot (dir.)
2013
L’historien-citoyen
Révolution, guerre, empires. Mélanges en l’honneur de Bernard Gainot
Benjamin Deruelle, Émilie Dosquet et Paul Vo-Ha (dir.)
2022