Les figures de l’ennemi dans la culture de guerre ouest-européenne
p. 143-188
Texte intégral
1Lors de la bataille de Dettingen, en 1743, le duc de Cumberland, fils du roi George II d’Angleterre, fut atteint à la jambe par une balle française. Alors que son chirurgien s’apprêtait à le soigner, le duc lui désigna un homme à terre : « Commencez par soulager cet officier français, il est plus blessé que moi1. » Trois ans plus tard, le même Cumberland écrasa les Écossais à Culloden. Mais ces demi-sauvages, ainsi qu’il les considérait, ne pouvaient prétendre à la même mansuétude que des Français : les blessés furent achevés à coups de crosse, les prisonniers parqués nus dans des enclos où ils ne furent pas longs à mourir de froid – on était dans les Highlands et à la mi-avril ; quant aux fuyards, ils furent traqués des semaines durant par toute l’Écosse, les fermes où ils avaient trouvé refuge incendiées avec leurs occupants, le bétail confisqué. Cette sanglante équipée fit plusieurs milliers ou dizaines de milliers de morts et tous les symboles de l’identité écossaise, cornemuses, tartans, clans, furent interdits pour plus d’un demi-siècle. C’est assez dire si les façons de traiter l’ennemi dans la guerre (jus in bello) et après la guerre (jus post bellum) varient en fonction des représentations que l’on se fait de lui, ou si, pour citer Carl Schmitt, « la distinction de différentes espèces d’hostilité précède la distinction de différentes espèces de guerres2 ».
2Le fin mot de cette diversité, Clausewitz l’a bien vu : « Le conflit entre les hommes dépend en réalité de deux éléments différents, le sentiment d’hostilité et l’intention hostile. » Le sentiment d’hostilité, qui peut aller jusqu’à la « haine féroce », implique nécessairement l’intention hostile, mais la réciproque n’est pas vraie. Dans certaines circonstances en effet, l’opposition des intérêts amène la guerre entre des protagonistes qui par ailleurs ne se haïssent pas3. De ce point de vue, fait remarquer Schmitt, l’ennemi au sens politique du terme, en latin hostis, ne se confond pas avec l’ennemi personnel ou inimicus, étymologiquement celui envers lequel on éprouve un sentiment contraire à l’amitié. « L’ennemi politique ne sera pas forcément mauvais dans l’ordre de la moralité ou laid dans l’ordre esthétique4 », bien qu’il soit tentant au plan psychologique de le décréter tel – auquel cas on assiste à une personnalisation de l’antagonisme politique.
3Sentiment d’hostilité et intention hostile, ennemi personnel et ennemi politique, hybridation de l’un par l’autre, sans doute ces catégories renvoient-elles à la nature même de l’homme et se retrouvent-elles donc toujours et partout – mais pas selon des modalités en tout point identiques. En effet, constate Aristote dans un traité significativement appelé Les Politiques, non La Politique, la nature humaine s’exprime « d’une manière différente et avec des moyens différents » selon les civilisations et les époques5. Il ne sera ici question que d’une civilisation, la nôtre, mais sur vingt-cinq siècles. On envisagera d’abord les représentations de l’ennemi dans les fondements de la conscience européenne au sens large, Est et Ouest confondus, à savoir la philosophie grecque, le droit romain et la théologie juive puis chrétienne ; cette première étape traitera plus des principes que de leurs traductions dans les pratiques guerrières. Les étapes suivantes combineront les deux dimensions et envisageront la culture de guerre ouest-européenne du Moyen Âge, le Jus publicum europæum de l’ère moderne, la rupture révolutionnaire et enfin l’époque contemporaine. Il ne s’agira bien sûr que d’un survol. Du moins peut-il avoir quelque utilité comme pierre d’attente pour une entreprise plus vaste, qui consisterait à comparer les figures de l’ennemi d’une civilisation à l’autre.
Aux origines de la civilisation européenne
La Grèce
4Selon Platon, une cité grecque peut avoir deux types d’ennemis, des Barbares ou d’autres Grecs. Le premier cas de figure va pour ainsi dire de soi, car aucune « communauté de famille et de race » ne lie Grecs et Barbares6 :
Il y a de nature entre eux bataille et guerre, et ce sera donc le nom de « guerre » [polemos] qu’il faudra donner à cette inimitié. Mais, de Grecs à l’égard de Grecs, […] nous déclarerons que de nature ils sont amis, mais qu’en un tel cas la Grèce est malade, en dissentiment ; et ce sera le nom de « dissension » [stasis] qu’on devra donner à cette sorte d’inimitié7.
5Dans les faits, admet Platon, cette distinction sémantique ne correspond pas à grand-chose, car les guerres entre Grecs sont aussi féroces que si elles étaient livrées à des Barbares. Mais c’est précisément la situation contre laquelle le philosophe entend réagir. À ses yeux, des Grecs combattant d’autres Grecs ne doivent pas s’en prendre à « la totalité des citoyens, hommes, femmes, enfants », mais seulement à « ceux, en petit nombre, qui sont les auteurs responsables du différend8 ». Ils doivent aussi s’abstenir de dévaster les champs et de brûler les maisons. « Il est convenable cependant que la récolte soit par les vainqueurs enlevée aux vaincus, et montre qu’on les suppose destinés à abandonner leur inimitié et à ne pas persévérer dans une guerre mutuelle9 » : faire du butin est ici présenté comme le moyen d’amener l’adversaire à composition, mais on peut y voir aussi le dédommagement des sacrifices consentis. Toutes ces restrictions ne sauraient avoir cours qu’entre Grecs : « À l’égard des Barbares, les Grecs devront se comporter comme actuellement ils se comportent les uns à l’égard des autres10. »
6Pour Platon donc, les deux types d’ennemi possibles doivent commander deux formes de guerres distinctes ayant chacune son jus in bello et son jus post bellum : la guerre limitée entre Grecs, la guerre débridée contre les Barbares, ou pour mieux dire la guerre totale. Nonobstant l’anachronisme du terme en effet, les conditions de la guerre totale sont ici réunies : totalisation des moyens, parce que la structure même de la cité grecque veut que tout citoyen soit un combattant (avec pourtant ce facteur limitatif qu’il y a peu de citoyens, les esclaves étant plus nombreux qu’eux) ; totalisation des méthodes, parce qu’il n’y a pas de restriction à la violence ; totalisation des fins, parce qu’il n’y a rien à négocier avec les Barbares.
7Notons au passage, même si le texte ne le dit pas, que l’espérance de gain peut être plus grande dans la guerre limitée que dans la guerre totale, car celle-ci comporte une dévastation systématique du territoire barbare limitant le bénéfice qu’on peut en tirer. Quant à l’intention ultime de Platon, elle n’est pas seulement d’ordre éthique mais aussi d’ordre politique : « Il faut accoutumer les Grecs à ménager ce qui est grec, à prendre garde ainsi de ne pas être asservi par les Barbares […]. De cette façon, ils se tourneraient davantage contre les Barbares, et s’épargneraient davantage eux-mêmes11. » Raisonnement circulaire en somme, où Platon légitime la limitation de la guerre entre Grecs par la nécessité d’une guerre totale contre les Barbares et préconise la guerre totale contre les Barbares comme moyen de limiter la guerre en Grèce. Cette théorie sera ensuite reprise par Isocrate, puis instrumentalisée par Philippe de Macédoine et Alexandre le Grand pour se soumettre la Grèce et la lancer à l’assaut de l’Asie.
8Puisqu’il est question d’Alexandre, il faut examiner la position d’Aristote qui, comme on sait, fut son précepteur. Le Stagirite n’aborde pas frontalement la question de l’ennemi, mais la traite en creux lorsqu’il condamne les guerres livrées « en vue de réduire en esclavage ceux qui ne le méritent pas » et légitime celles que l’on fait « d’abord pour ne pas être soi-même réduit en esclavage par d’autres, ensuite pour rechercher l’hégémonie dans l’intérêt de gens subjugués par d’autres et non pour être le despote de tous, et, troisièmement, pour se rendre maître de gens qui méritent d’être esclaves12 ». Ces « esclaves par nature » sont les individus qui méprisent la raison, abdiquant ainsi le propre de l’homme et tombant dans une condition analogue à celle de l’animal13. On comprend dès lors l’anathème jeté sur les despotes, prisonniers de leurs pulsions de violence et de domination. Non seulement on doit leur résister, mais il est licite de les asservir, car pour des êtres aussi dénaturés, « la condition d’esclave est avantageuse et juste14 ».
9Mais il se trouve que le clivage raisonnable/déraisonnable, ou libre/ esclave, correspond largement chez Aristote au clivage Grec/Barbare (c’est-à-dire non-Grec). En effet, la communauté libre et raisonnable par excellence est la cité. « Celui qui est hors cité [est] un être dégradé […]. Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre15. » C’est le cas des peuplades d’Europe du Nord, courageuses mais arriérées. En Asie se rencontre le cas inverse, celui de peuples très développés mais trop lâches pour ne pas vivre sous la coupe de despotes. Seule la race hellène, « à la fois pleine de cœur et intelligente », réunit les deux conditions de la citoyenneté16. Implicitement donc, Aristote rejoint Platon en désignant le Barbare, sauvage nordique ou décadent asiatique, comme l’ennemi par excellence. Mais, ajoute-t-il, « on trouve aussi la même distinction entre les peuples grecs eux-mêmes17 », autrement dit il y a des Grecs qui, s’éloignant des idéaux helléniques, ont quelque chose de barbare. Aristote ne dit rien de la guerre contre ces derniers : doit-on leur témoigner quelque mansuétude en considération de leur grécité, comme chez Platon ? Ou au contraire ne faut-il pas les traiter plus durement que les vrais Barbares, parce qu’ils n’ont pas l’excuse d’en être ? Mystère.
Rome
10La tradition romaine, on l’a dit, évoque l’ennemi politique sous le terme d’hostis. Le mot est fort ambivalent puisqu’il désigne à l’origine l’étranger sous son double aspect pacifique – l’hôte – et hostile. Mais hostis a remplacé un autre terme, celui de perduellis, construit à partir de duellum, équivalent de bellum ou guerre18, et du préfixe per-, à valeur intensive, perfective et le cas échéant négative. Le perduellis était donc l’ennemi juré ou, comme l’écrit Julie Gallego, « un hostis qui refuse de devenir socius [allié] ou amicus [ami], qui rejette accords et échanges et n’existe que par la guerre19 ». Par la suite, affirme Cicéron, « on a donné le nom de hostis à celui qui précédemment s’appelait perduellis comme pour atténuer par une désignation plus humaine ce que la condition d’ennemi a d’affreux20 ». Une telle substitution visait à faciliter la négociation avec l’adversaire pour ménager une issue politique viable, ou du moins est-ce ainsi que l’interprète Cicéron dans son souci de définir les conditions d’une guerre juste.
11Celle-ci suppose d’abord l’observation de normes juridico-religieuses consacrées par le code fécial : « Une guerre ne peut être juste si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration21. » Dénonciation et réclamation montrent que le tort initial est imputé à l’ennemi, mais les Romains semblent s’être peu intéressés à l’aspect moral de la question, rusant au besoin pour se donner les apparences du bon droit ; ce qui leur importait par-dessus tout, c’était la stricte observance des rites féciaux22. Cicéron dépasse ce formalisme étroit en posant que la justice d’une guerre se joue à trois niveaux, les motifs pour lesquels on combat (jus ad bellum), la façon dont on combat (jus in bello) et le résultat poursuivi (jus post bellum). « C’est […] pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre23 », et « dans des conditions telles qu’on voie que c’est la paix et la paix seulement qui en est le but24 ». Cela suppose qu’on fasse preuve de retenue dans l’usage de la force : « La victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité25. »
12Mais s’il en est ainsi, la figure de l’ennemi de dédouble. En effet, bien que tous les ennemis soient par hypothèse dans leur tort au plan du jus ad bellum, les uns respectent un jus in bello strict, les autres non. Les premiers doivent bénéficier d’un jus post bellum empreint de mansuétude : tel fut le cas des peuples italiens soumis puis assimilés par Rome. À l’inverse, Carthage fut rasée parce que « les Carthaginois déloyaux avaient violé les traités » et parce que « Hannibal était cruel26 ». Cicéron est par conséquent obligé d’admettre que la substitution de hostis à perduellis ne suffit pas en elle-même à humaniser toutes les guerres et que « par l’usage, ce mot a acquis un sens plus fort27 », autrement dit en est venu à recouvrir les deux genres d’ennemis possibles alors qu’il renvoyait primitivement à l’adversaire respectable.
13D’autre part, la tradition romaine prend grand soin de distinguer l’ennemi du délinquant : « On appelle hostis ceux qui nous déclarent publiquement la guerre ou à qui nous déclarons publiquement la guerre ; les autres sont des malfaiteurs », précise le juriste Pomponius28. L’idée centrale est que la guerre est un acte juridique réciproque ou non discriminatoire, donc que les belligérants se reconnaissent l’un l’autre comme justi hostes, adversaires légitimes et jouissant d’un certain nombre de droits pour autant qu’ils respectent un certain nombre de devoirs. Ceux qui attaquent sans déclaration de guerre en bonne et due forme violent l’article premier de ce code et par conséquent s’en excluent à leurs risques et périls. Mais une telle déclaration ne peut émaner que d’un appareil d’État aux compétences clairement définies et aux procédures bien normées. Il s’ensuit que les peuples primitifs, qui ne sont pas organisés en États mais en tribus ou clans, ne peuvent guère être inclus dans le droit de la guerre. De fait, les Romains finirent par se dispenser des rites féciaux pour attaquer les Barbares29 (le terme étant ici à prendre au sens de « non-civilisés », alors que pour les Grecs il désignait les non-Grecs, même civilisés). En dessous des Barbares, il y a ceux qu’Aulu Gelle nomme « des ennemis d’une espèce dégradée, dont le nom n’était pas digne des armes de la république, comme des pirates ou des esclaves30 » ; un général victorieux de tels ennemis n’est pas récompensé par le triomphe, mais par une cérémonie moins prestigieuse, l’ovation. La raison en est claire : pirates ou esclaves révoltés sont considérés comme des criminels de droit commun. En tant que tels, ils relèvent moins de la guerre que de l’opération de police, avec pour seule issue l’exécution la plus douloureuse et la plus infamante possible, la crucifixion.
L’Ancien Testament
14Dans l’Ancien Testament, l’ennemi est une catégorie théologique puisque c’est Yahvé lui-même qui le désigne par l’intermédiaire de Moïse. Le Peuple élu peut avoir à combattre deux types d’ennemis. Il y a d’abord des nations « très éloignées » de lui : sans doute faut-il entendre par là qu’elles n’habitent pas la Terre promise et ne représentent donc pas une menace existentielle pour les Hébreux, dont la vocation est le contrôle exclusif de cet espace. Deux configurations se présentent alors : si ces nations ouvrent leurs villes au Peuple élu, celui-ci se contentera de leur imposer corvée et travail à son profit ; si au contraire elles résistent, les hommes seront massacrés, mais les femmes, les enfants et le bétail seront épargnés comme butin31. Ici, la spécificité théologique du propos se dissout plus ou moins dans une tendance lourde de l’histoire militaire. À toutes les époques en effet, la ville qui résiste prend un gros risque. Certes, les remparts offrent aux assiégés une position dominante d’où ils peuvent accabler l’assiégeant sous divers projectiles, d’où aussi ils ne se privent jamais de railler son dénuement : il couche au mieux sous la tente, eux dans leur lit – et avec leur femme. Mais que l’assiégeant vienne à l’emporter, il se vengera de cette inégalité initiale par le meurtre, le viol et le pillage…
15Pire est le sort des païens installés en Terre promise, que souillent leurs cultes idolâtres. Représentant le mal absolu, ils sont voués à l’anathème, autrement dit à l’annihilation totale : « Tu n’en laisseras rien subsister de vivant, dit Yahvé, afin qu’ils ne vous apprennent pas à pratiquer toutes ces abominations qu’ils pratiquent envers leurs dieux32. » C’est alors la guerre sainte ou « guerre de l’Éternel ». Le prototype en est la conquête de Canaan et notamment la prise de Jéricho, où « hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux taureaux, aux moutons et aux ânes » furent passés au fil de l’épée avant que la ville ne fût livrée aux flammes33. Rien en effet ne doit subsister de tels ennemis, comme le roi Saül l’apprit à ses dépens : il perdit la faveur de Yahvé pour avoir laissé les Israélites conserver le gros bétail des Amalécites après avoir exterminé ces derniers34. L’idée qui semble prédominer ici, c’est qu’une guerre de purification ne peut s’accommoder d’aucun intérêt privé. En tout cas, la figure de l’ennemi absolu réapparaît en maints autres passages de l’Ancien Testament, ainsi dans les versets dits « imprécatoires » de certains psaumes : « Que ses jours soient écourtés […], que pas un n’ait pitié de ses orphelins, que soit retranchée sa descendance » ; « Fille de Babel, qui dois périr […], heureux qui saisira et brisera tes petits contre le roc35 ! »
16Les deux types de conflit évoqués dans le Deutéronome ne sont pas justiciables de la distinction guerre limitée/guerre totale, puisqu’il n’est jamais question d’une possible réconciliation avec l’ennemi. Ils suggèrent plutôt deux degrés de la guerre totale, l’un où l’on n’extermine qu’une moitié de la population ennemie, l’autre où on l’extermine entièrement. La prédation est associée à la forme la plus bénigne, idée déjà implicite chez Platon. Mais l’Ancien Testament présente aussi des cas de guerre civile dans lesquels perce parfois l’idée de réconciliation – par exemple l’émouvante histoire de David, qui ne cesse de revenir vers Saül malgré la haine dont celui-ci le poursuit36. On peut ici risquer le parallèle avec l’idéal platonicien : guerre limitée entre parents, guerre totale envers les étrangers.
17Reste à savoir si les « guerres de l’Éternel » recouvrent une réalité historique, ce que nient certains archéologues37 : ne faut-il pas plutôt y voir une légende exaltante née en réaction aux déboires ultérieurs des Hébreux, ou une allégorie de la lutte contre le péché, comme le Cantique des Cantiques est une allégorie de l’amour divin ? La question est en soi légitime, mais hors de notre propos, puisque ce n’est pas l’histoire hébraïque mais la pensée européenne qui nous occupe ici. Or, l’héritage vétérotestamentaire s’y est incorporé par l’intermédiaire du christianisme, dont les premiers docteurs ne doutaient pas de l’historicité des « guerres de l’Éternel ».
Le Nouveau Testament
18La stupéfiante nouveauté introduite par le Christ fut le commandement « Aimez vos ennemis38 ». Sa traduction française est doublement piégée, car « amour » peut renvoyer à trois réalités bien différenciées en grec, le désir sexuel (eros), l’amitié (philia) et l’amour spirituel (agapê) ; « ennemi », d’autre part, peut désigner l’ennemi privé (echthros) comme l’ennemi public (polemios). C’est d’agapê et d’echthros qu’il est question dans le texte original des Évangiles39 : il faut donc comprendre qu’on doit aimer d’un amour surnaturel les gens envers qui on éprouve une inimitié personnelle et naturelle. Ce faisant, on ne les aime pas « en tant qu’ennemis », précisera saint Thomas d’Aquin, car ce serait là « une perversion contraire à la charité » : on les aime en Dieu, par Dieu et pour Dieu40. Nul relativisme donc, nul angélisme dans le Nouveau Testament. D’autre part, le commandement nouveau ne parle pas de l’ennemi public parce qu’il ne peut pas s’y appliquer : « L’ennemi au sens politique du terme n’implique pas une haine personnelle, dit Carl Schmitt, et c’est dans la sphère de la vie privée seulement que cela a un sens d’aimer son ennemi41. » Reste que ce commandement obligeait à repenser toute l’économie du Salut, donc à reformuler aussi le problème de l’ennemi public. Il s’agissait entre autres de comprendre comment le même Dieu avait pu ordonner l’extermination de certains ennemis dans l’Ancien Testament et l’amour de tout homme dans le Nouveau. Saint Augustin répond que « les préceptes divins ne changent nullement à cause de l’inconstance de leur auteur mais de la raison de leur intendant, en fonction de la diversité du temps42 ». Sous l’Ancienne Alliance, les hommes étaient trop frustes pour se gouverner eux-mêmes ; il fallait que Dieu s’en chargeât. Or Dieu, par définition, sait « ce qu’il convient à chacun de faire ou de subir ». Donc, en ordonnant l’annihilation des idolâtres, Il n’était ni cruel ni injuste, pas plus que les Hébreux n’étaient injustes ou cruels en en Lui obéissant, car de tels ennemis avaient bel et bien mérité leur sort43. Cette pédagogie théocratique et cette destruction des méchants, suggère l’évêque d’Hippone, permirent l’émergence d’une humanité meilleure, non pleinement spirituelle certes, mais du moins assez évoluée pour que Dieu conclue avec elle une Nouvelle Alliance. Désormais, Il ne lui parle plus directement, mais la laisse assumer son destin à la lumière de l’Évangile. Si l’on ne trouve plus trace de guerre sainte dans cette Nouvelle Alliance, c’est sans doute parce que nul homme n’est assez bon pour décréter l’ennemi radicalement mauvais.
19En revanche, le Nouveau Testament ébauche une doctrine de la juste guerre qui, pour n’avoir été que récemment et partiellement incorporée au magistère catholique44, a néanmoins imprimé sa marque à toute la pensée occidentale. Les prémisses en apparaissent dans les rencontres de Jean-Baptiste puis de Jésus avec des soldats et dans le dialogue entre Jésus et Pilate, qui avèrent la légitimité de la force publique. « Ce n’est pas pour rien qu’elle porte le glaive, commente saint Paul, elle est un instrument de Dieu pour faire justice et châtier qui fait le mal45. » La charité et la non-violence évangéliques ne s’opposent pas à cet usage de l’épée, car autant le chrétien ne doit pas rendre l’offense personnelle pour l’offense personnelle, autant il manquerait à la charité en laissant son prochain à la merci d’agresseurs. Est donc juste la guerre déclarée par l’autorité politique légitime et pour une juste cause.
20Le problème est qu’alors la catégorie du justus hostis disparaît, car comme le remarque saint Augustin, on ne saurait logiquement parler de juste guerre là où n’est pas posée l’« iniquité de la partie adverse46 ». Sur ce point précis, il existe une analogie entre guerre sainte et juste guerre, avec le risque de voir celle-ci dériver vers la diabolisation de l’ennemi et son extermination. Saint Augustin le désamorce en ajoutant un troisième critère à la définition de la juste guerre, celui de l’intention droite, version chrétienne d’une idée déjà présente chez Cicéron : « Sois pacifique même dans la guerre, afin que ceux que tu assailles, tu les conduises par ta victoire aux avantages de la paix ! », écrit l’évêque à un officier tiraillé entre sa conscience de chrétien et ses devoirs de soldat47 ; « à celui qui a été vaincu ou capturé on doit désormais la miséricorde48 ». Autrement dit, l’injustice de l’ennemi n’abroge pas la nécessité de respecter un jus in bello et un jus post bellum exigeants.
21Ce bref retour aux sources de l’identité européenne met en lumière une tendance dominante à distinguer un ennemi avec qui l’on peut composer d’un autre avec qui il n’y a rien à négocier. Cet ennemi absolu est le non-Grec pour les Grecs, le non-civilisé pour les Romains, l’idolâtre pour les Hébreux. Aux deux types d’ennemis correspondent deux types de guerre, l’une plus ou moins limitée et l’autre totale. Seule la source chrétienne se refuse à cette dichotomie : tout en incorporant les sources antérieures, elle fait de la réconciliation l’horizon idéal de toute guerre juste et préconise de traiter humainement l’ennemi inhumain lui-même. Mais il s’agit d’un idéal, et il s’en faut de beaucoup qu’il ait été réalisé dans la Respublica christiana médiévale.
L’ennemi dans l’Occident médiéval
La guerre féodale
22Des divers critères de guerre juste formulés par saint Augustin, l’un devient plus que problématique après la chute de l’empire d’Occident : il s’agit évidemment de l’autorité légitime. Ce qui caractérise en effet la majeure partie du Moyen Âge occidental, c’est la dilution de la souveraineté entre d’innombrables instances aux droits enchevêtrés et concurrents, autrement dit la féodalité au sens large du mot49. S’ensuit une extrême personnalisation du pouvoir qui brouille la distinction du public et du privé, d’où fréquente confusion des genres entre inimicus et hostis : susceptibilité, jalousie, rivalité amoureuse deviennent des motifs de guerre, ou au moins colorent la conduite de la guerre. Un bon exemple en est donné par le siège d’Alençon, dans l’hiver 1051-1052. Du haut des remparts, les défenseurs se gaussent de Guillaume, duc de Normandie, en lui rappelant l’humble condition de son grand-père maternel : « La pel, la pel al parmentier ! » (« La peau, la peau du tanneur ! »). À la chute de la place, ce dernier se venge en faisant couper pieds et mains à trente-deux prisonniers50. Mais le caractère très personnel des luttes féodales et le poids qu’y prennent les affects peuvent aussi jouer en sens inverse. Tel est l’argument d’une célèbre chanson de gestes : pour trancher la guerre indécise que se livrent depuis des années Charlemagne et Girard de Vienne, leurs neveux respectifs, Roland et Olivier, entament un duel à mort. Après plusieurs jours de lutte, aucun des champions n’est parvenu à l’emporter. Couverts de blessures, à bout de forces, mais éperdus d’admiration réciproque, ils finissent par tomber dans les bras l’un de l’autre. Roland épousera la sœur d’Olivier et les deux preux, devenus inséparables, mourront côte à côte au combat de Roncevaux51.
23Le succès de la légende tient à ce qu’elle met exemplairement en scène le respect de l’adversaire dont s’enorgueillissent les chevaliers. Encore faut-il bien voir que l’éthique chevaleresque est, selon le mot de Jean Flori, « à usage interne52 », témoin le comte Geoffroy d’Anjou en 1150 : « Il est bien inhumain de cœur, celui qui ne compatit pas à sa propre profession. Si nous sommes des chevaliers, nous devons avoir de la compassion pour les chevaliers53. » La grandeur d’âme n’est certes pas absente d’un tel comportement, mais l’intérêt y trouve aussi son compte, car le respect mutuel abaisse la facture du boucher ; à la bataille de Brémules (1119), trois seulement des 900 chevaliers français et anglais présents auraient péri, le lot commun des vaincus étant la capture54. Car – et voici qui ne gâte rien – du chevalier capturé on peut tirer bonne rançon, mais non du chevalier mort…
24Cette modération n’existe pas entre chevaliers et piétons. Les premiers respectent si peu les seconds que Froissart les qualifie de « merdaille55 ». Nul au reste ne se bousculera pour payer leur rançon, ou alors elle ne couvrira pas les frais de leur détention. Pour eux, la capture signifie souvent la mort, et volontiers rendent-ils la pareille aux chevaliers quand ils le peuvent. Mais il y a piétons et piétons. Les plus détestés sont les mercenaires, qui ne combattent pas pour l’honneur ou la justice et, dit-on, s’illustrent par leur sadisme envers les populations. Qui pis est, leur professionnalisme concurrence la noblesse sur son propre terrain, donc ébranle la théorie des trois ordres sur laquelle repose la société féodale. Or, cette théorie se veut le reflet de la volonté divine. On comprend qu’en 1179 le 3e concile du Latran assimile les mercenaires à des hérétiques, ce qui signifie qu’on peut librement les tuer, les dépouiller et les asservir56, ou qu’en 1214 Philippe Auguste ordonne en personne le massacre des 700 routiers brabançons présents sur le champ de bataille de Bouvines57.
25C’est également une hostilité absolue qui caractérise les grandes crises sociales du Moyen Âge. À la bataille de Courtrai (1302), les communiers flamands massacrent tous les chevaliers français tombés à terre. D’autres chevaliers français leur rendent la pareille à la bataille de Cassel (1328). Quant à la Grande Jacquerie de 1358, elle se fixe comme programme de détruire « tous les nobles du royaume de France », dit Froissart58, et assortit les mises à mort de diverses atrocités, viols et incendies. Même férocité lors de la répression, durant laquelle les chevaliers massacrent les Jacques « ainsi que des bêtes » et brûlent Meaux avec « tous les vilains du bourg qu’ils purent dedans enclore59 ».
26Il y a enfin les opérations menées aux marges de l’Europe, dans des régions que le système féodal – au sens strict du terme cette fois – n’a pas encore touchées et qui pour cette raison apparaissent comme relevant d’un autre monde. Ainsi lorsque Guillaume le Conquérant mate la révolte du Yorkshire en 1069-1070 : massacres, pillages, incendies et confiscation de troupeaux jalonnent son parcours, avec pour conséquence une famine meurtrière dans les régions dévastées ; les traces de la catastrophe seront encore perceptibles un quart de siècle plus tard, lors du recensement du Domesday Book60. Il en va de même des expéditions menées par les Anglais contre ceux que leurs chroniqueurs appellent les « barbares celtes61 », Gallois et Irlandais, ou contre les Écossais. Tous ces cas de figure, estime Jean Flori, relèvent de la « guerre totale62 ». On trouve cependant des exceptions. En 1170 par exemple, un débat s’engage entre Anglais à propos de soixante-dix captifs irlandais :
« Dès lors qu’ils sont prisonniers, ils ne sont plus des ennemis, mais des êtres humains », déclare un certain Raymond le Gros. « Ce ne sont d’ailleurs ni des rebelles, ni des traîtres, ni des voleurs, mais des hommes que nous avons vaincus alors qu’ils défendaient leur pays. Soyons donc miséricordieux, car la clémence est digne de louanges. Sans elle, la victoire est mauvaise, bestiale. Par ailleurs, leur rançon nous sera plus profitable que leur mort63. »
27Curieux mixte de morale chrétienne, d’éthique chevaleresque débordant pour une fois du monde des chevaliers et d’intérêt bien compris…
28En dépit des spécificités de la guerre féodale, il y a une certaine continuité entre les conceptions qui y président et les héritages du millénaire précédent, ne serait-ce que parce que l’Église, conservatoire de la culture antique, a joué un rôle important dans la formation de l’éthique chevaleresque. Tantôt l’ennemi revêt la figure du rival loyal, le cas échéant appelé à devenir l’ami : il y a là sans doute, mêlées à la fraternité d’armes germanique, des réminiscences platoniciennes et cicéroniennes réfractées au prisme augustinien. Sur un plan beaucoup plus terre à terre, la pratique de la rançon continue d’attester le lien tendanciel entre la limitation de la guerre et son caractère prédateur. Tantôt au contraire l’ennemi est l’inférieur, le non-noble – le piéton –, voire l’ignoble qu’il faut exterminer – le mercenaire ou le révolté, qui l’un et l’autre remettent en cause un ordre social voulu par Dieu. À ce dernier détail près, on peut hasarder une analogie avec le regard que Grecs et Romains portaient sur les Barbares, dans la mesure où l’imaginaire féodal a tendance à nier qu’il y ait parenté entre nobles et non-nobles : ils ne sont pas de la même essence. C’est encore plus net dans les guerres menées aux périphéries de l’Europe occidentale.
29L’existence de deux genres d’ennemis finit en tout cas par engendrer une typologie des conflits : au début du xve siècle, le chroniqueur Philippe de Vigneulles distingue la « guerre guerroyable » ou chevaleresque de la « guerre mortelle », qui autorise toutes les « cruautés, occisions et inhumanités64 ». Cette dernière s’apparente à la polemos de Platon. En revanche, la « guerre guerroyable » ne correspond pas entièrement à la stasis, car elle est une activité normale et honorable des chevaliers alors que la stasis, ou guerre civile, était pour Platon un scandale à faire cesser d’urgence.
La croisade ou la diabolisation de l’ennemi
30Le Moyen Âge voit également naître l’idée de croisade, version chrétienne de la guerre sainte. Or, on l’a vu, cette catégorie n’existe pas dans le Nouveau Testament ; elle est d’ailleurs restée à peu près ignorée des chrétiens d’Orient. Ce n’est donc pas dans le dogme chrétien qu’il faut chercher sa genèse, mais dans l’évolution spécifique de la chrétienté latine telle que l’a retracée Jean Flori. Ici encore, le moment inaugural fut la disparition de l’autorité impériale en Occident et la promotion subséquente de l’Église au rang d’autorité politique, par appel d’air, en quelque sorte ; on sait en effet comment, volens nolens, elle devint la représentante des populations auprès des conquérants germaniques. Ce mélange du spirituel et du temporel rappelait dans une certaine mesure la théocratie vétérotestamentaire et fournissait donc un substrat institutionnel à l’idée de guerre sainte, que favorisait par ailleurs le contexte culturel. En effet, les traditions païennes des Germains sacralisaient la guerre. Combattre frontalement cet héritage en lui opposant le Nouveau Testament n’aurait mené nulle part : les nouveaux venus étaient trop frustes pour entendre le message évangélique. En revanche, le Dieu des armées leur parlait beaucoup plus. C’est par conséquent l’Ancien Testament et les « guerres de l’Éternel » que l’Église, reprenant par le commencement la pédagogie divine dont parlait saint Augustin, mit en avant dans son entreprise d’acculturation des Barbares. Mais la germanisation progressive de l’épiscopat entraînait dans le même temps une acculturation de sens inverse, par laquelle l’Église s’accoutumait à l’idée de guerre sainte.
31Le processus se cristallisa lorsque la chrétienté occidentale se trouva en butte aux assauts d’ennemis non-chrétiens, en particulier des musulmans, eux-mêmes porteurs d’une doctrine de guerre sainte. Contrairement à la précédente, cette dernière ne résulte pas de contingences historiques mais constitue un élément à part entière de l’islam : le « jihad de l’épée » est particulièrement en honneur dans le Coran, et Mahomet lui-même le pratiqua dès la bataille de Badr (624). Les raids de ses émules les portèrent jusqu’à Rome, dévastée en 846. Pour prévenir leur retour offensif, le pape Léon IV lança l’année suivante un appel aux guerriers chrétiens par lequel il promettait le Paradis à quiconque mourrait en combattant « pour la vérité de la foi, le salut de son âme et la défense de la patrie des chrétiens65 ». Une telle formule amalgamait les valeurs civiques héritées de l’Antiquité romaine, la morale universelle qui impose de défendre son prochain – où l’on retrouve l’idée de guerre juste – et deux éléments proprement religieux, la transformation de la chrétienté en patrie terrestre et la promesse de Vie éternelle faite à ses défenseurs. « Cette révolution doctrinale fait de la guerre sainte l’équivalent du jihad musulman », conclut Jean Flori66. L’histoire des rapports islamo-chrétiens confirme ici un constat central chez Clausewitz : à la guerre, « chaque adversaire fait la loi de l’autre, d’où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes67 », phénomène réinterprété par René Girard en termes de rivalité mimétique68. Dès lors que le jihad était le principal ressort des offensives musulmanes, il fallait que la chrétienté surenchérît sur le même terrain pour ne pas être en situation d’infériorité psychologique. Bien lui en prit au plan temporel, puisqu’un nouveau raid sarrasin sur Rome fut arrêté en 849, en attendant la Reconquista et les croisades proprement dites.
32Ce que peut être la figure de l’ennemi dans un tel contexte, le discours de 1095 par lequel le pape Urbain II lança la première croisade le montre suffisamment. Les Turcs, déclara-t-il, tuent ou réduisent en esclavage les chrétiens d’Orient, « détruisent les églises » et « saccagent le royaume de Dieu » ; ils sont un peuple « dégradé, esclave des démons », un peuple de « barbares69 ». L’héritage de l’Antiquité gréco-latine fusionne ici avec les références vétérotestamentaires pour déboucher sur la diabolisation des musulmans. Même tendance dans le De laude novæ militiæ, ou traité À la louange de la nouvelle chevalerie, que saint Bernard de Clairvaux compose vers 1130 pour les Templiers : « Quand [le chevalier du Christ] met à mort un malfaiteur, il n’est pas un homicide, mais, si j’ose dire, un malicide. Il venge le Christ de ceux qui font le mal ; il défend les chrétiens […]. De la mort du païen le chrétien peut tirer gloire, puisqu’il agit pour la gloire du Christ70. » En tuant les musulmans, le chevalier chrétien suit donc la voie de « nos pères […], les vrais Israélites71 ». De fait, la prise de Jérusalem en 1099 a débouché sur le massacre de sa population. Mais en l’occurrence, la passion religieuse s’est combinée avec les fureurs de la guerre de siège évoquées plus haut. Aussi la radicalité de la croisade nous semble-t-elle mieux manifestée par la décision à froid du 2e concile du Latran qui, en 1139, autorise l’emploi de l’arbalète contre les musulmans alors qu’il l’interdit entre chrétiens.
33Sous-jacente à cette décision, on retrouve l’idée platonicienne selon laquelle porter la guerre à l’extérieur est encore le meilleur moyen de la limiter à l’intérieur. Urbain II l’avait d’ailleurs suggéré dès 1095 :
Qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles […], ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des fidèles ! Qu’ils soient désormais des chevaliers du Christ, ceux-là qui n’étaient que des brigands ! Qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares, ceux qui se battaient contre leurs frères et leurs parents72 !
34Saint Bernard est plus explicite encore, n’hésitant pas à déclarer aux Templiers que le départ de certains d’entre eux pour l’Orient a été « un très salutaire débarras » pour l’Occident73. La diabolisation de l’ennemi apparaît ici comme un moyen de refaire l’unité de sociétés en proie à de graves tensions.
De la diabolisation au respect
35En dépit de ce qui précède, et en particulier de la référence aux « vrais Israélites », les croisades ne répondent pas complètement au schéma des « guerres de l’Éternel ». Certes, comme ces dernières, elles sont censées être ordonnées par Dieu : « Ce n’est pas moi qui vous y exhorte, c’est le Seigneur lui-même », déclare Urbain II74. Mais comme le rappelle saint Bernard, leur but n’est pas l’extermination des musulmans : « Il ne convient pas de tuer les païens si l’on peut trouver un autre moyen de les empêcher de harceler ou d’opprimer les fidèles75. » Il n’est pas davantage question de convertir ces prétendus païens par la force. La croisade est ici renvoyée à son véritable objectif, qui est d’assurer le libre pèlerinage à Jérusalem, c’est-à-dire de faire cesser les persécutions musulmanes. Elle est donc un mixte de guerre sainte (par son origine et les récompenses spirituelles qui s’y attachent) et de guerre juste (par sa finalité). Ainsi ne dissout-elle pas complètement la politique dans la théologie, dissolution d’ailleurs contraire au dogme chrétien. Saint Bernard y insiste, la Jérusalem terrestre n’est qu’une « cité temporelle », simple image de la Jérusalem céleste dont parlent les Écritures et qui seule comblera les attentes des hommes76 ; le Salut se fait dans ce monde mais n’est pas de ce monde. L’autonomie du temporel est donc préservée dans le De laude, bien plus dialectique qu’il n’y paraît sous ses dehors théocratiques, et qui laisse finalement subsister la possibilité de négociations avec l’ennemi.
36Les croisés n’avaient d’ailleurs pas attendu saint Bernard pour entamer ces négociations, parce que leur infériorité numérique leur interdisait de s’en remettre à leurs seuls moyens militaires. Il leur fallait donc exploiter les divisions entre Turcs et Arabes, entre sunnites et chiites, entre potentats de tout acabit enfin, pour se trouver des alliés musulmans, ce qu’ils firent dès la marche de 1099 sur Jérusalem. De la communauté d’intérêts politiques pouvaient même naître des liens personnels, comme ce fut le cas lors de l’alliance entre le gouverneur musulman de Damas et les Francs contre le gouverneur musulman d’Alep (1140). L’émir Ousâma, venu négocier cette alliance à Jérusalem, fit en effet amitié avec les Templiers, qui lui prêtèrent une ancienne mosquée reconvertie en chapelle pour faire ses prières. Un croisé fraîchement débarqué d’Europe s’en offusqua, mais les Templiers chassèrent l’importun et s’excusèrent auprès d’Ousâma : « C’est un étranger. Il ne connaît pas ce pays77 ! » L’épisode a lieu une vingtaine d’années seulement après la fondation de l’Ordre : on ne peut donc l’expliquer par un affadissement de sa vocation initiale, et encore moins par Dieu sait quelle tendance au syncrétisme qui, dit Alain Demurger, relève de l’« inépuisable sottisier templier78 ». Que les Templiers, en temps de guerre, soient restés d’implacables ennemis des musulmans, on en a d’ailleurs la preuve dans le fait que Saladin fit massacrer ceux qu’il captura durant la bataille de Hattin, en 1187. L’épisode rapporté par Ousâma n’a donc qu’une explication possible : les Templiers dont il parle savaient fort bien distinguer le spirituel et le temporel, leur foi très profonde ne brouillait pas leur sens politique ni ne les empêchait de reconnaître l’humanité des musulmans ; bien plutôt sans doute les y aidait-elle, comme devait les y prédisposer leur culture chevaleresque.
37La même remarque vaut d’ailleurs en sens inverse. Saladin avait beau proclamer le jihad et faire massacrer les Templiers, son objectif n’était nullement l’extermination des Francs : il négocia avec eux la reddition de Jérusalem, respecta le Saint-Sépulcre et y autorisa les pèlerinages. Ses mobiles, comme ceux de ses adversaires, mêlaient réalisme politique et convictions religieuses : ayant beaucoup d’ennemis au sein même du monde musulman, il devait ménager son capital militaire, donc user d’un maximum de diplomatie ; d’autre part, l’islam ne commande pas la destruction des chrétiens, mais leur soumission. Ces deux ordres de considérations n’expliquent cependant pas tout ; s’y ajouta parfois une véritable estime pour certains preux chrétiens, notamment Richard Cœur de Lion qui, en 1191, avait pourtant fait massacrer 2700 prisonniers faute de les pouvoir nourrir79. Cela ne l’empêcha pas de devenir trois mois plus tard l’ami d’un lieutenant de Saladin, Malik al-Adil. En 1192, les deux hommes durent se livrer bataille, mais Richard ayant eu son cheval tué sous lui, Malik lui offrit deux coursiers arabes car, dit-il, « il n’était pas convenable au roi de combattre à pied80 ». À quelques semaines de là, Richard souffrant de malaria, Saladin lui fit porter des fruits et des sorbets…
38L’idée de Carl Schmitt selon laquelle « [les] guerres de religion […] sont par essence des guerres d’anéantissement81 » ne saurait donc s’appliquer aux croisades. Certes, elles ont comporté des épisodes dans lesquels la pulsion millénariste, ou volonté de faire advenir le Royaume des Cieux ici et maintenant, a légitimé la diabolisation de l’ennemi. Mais cette pulsion a toujours été considérée comme hétérodoxe par les principaux docteurs du christianisme, comme d’ailleurs par ceux du judaïsme et de l’islam82. Elle semble avoir surtout caractérisé les croisades dites « populaires », notamment celle menée par Pierre l’Ermite en 1095-1099, ce qui cadre bien avec les analyses de Clausewitz. En effet, des trois pôles de sa fameuse trinité guerrière, la passion meurtrière, le calcul des probabilités militaires et l’objectif politique, le premier concerne principalement le peuple83 : c’est lui qui constitue le gros de la troupe, lui qui fournit le gros de l’effort, lui qui supporte le gros des pertes, lui qui, par conséquent, est le plus prompt à passer de la simple intention hostile au sentiment d’hostilité. Au niveau des élites, il est sans doute plus facile de garder un certain recul et de prendre langue avec l’ennemi. Ce que la théorie suggère, ce que l’histoire confirme, les chansons de gestes le ratifient, puisque Guillaume d’Orange, cet archétype du chevalier occidental, y épouse une princesse sarrasine convertie au christianisme84. Plus généralement, on ne peut admettre l’opinion très commune d’après laquelle le monothéisme conduit nécessairement à la diabolisation de l’ennemi85. Pendant les croisades, la référence à la transcendance divine a plutôt eu des effets ambivalents : tantôt elle a favorisé le maximalisme, tantôt au contraire elle a incité les protagonistes à prendre de la hauteur et à se traiter en adversaires loyaux.
La guerre contre l’hérétique
39S’il est au Moyen Âge un ennemi absolu légitimant la guerre de religion telle que la décrit Carl Schmitt, c’est l’hérétique et non le musulman. La croisade des Albigeois en constitue la preuve le plus frappante, et en son sein le sac de Béziers (1209), tristement illustré par le mot prêté au légat pontifical Arnaud Amaury, « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » 20000 hommes, femmes et enfants auraient été mis à mort ce jour-là86. Il est vrai que le mot et le chiffre sont suspects. Le premier apparaît sous la plume de Césaire de Heisterbach, un cistercien allemand qui écrit soixante ans après les événements et est connu pour son imagination féconde87 ; quant au chiffre, qui excède très largement la population biterroise de l’époque, il signifie seulement « beaucoup ». Mais il est avancé à chaud et par les légats pontificaux eux-mêmes, qui s’en félicitent88. C’est assez dire que la logique de la guerre de siège n’est pas seule en cause et qu’il y a bien volonté exterminatrice, comme le confirme la crémation de plusieurs centaines d’hérétiques par les croisés entre juillet 1210 et mai 1211. L’Inquisition brûla beaucoup moins de monde en un siècle de lutte contre les cathares (1229-1329) que Simon de Montfort durant ces dix mois89. La fonction des inquisiteurs était en effet de convertir et non de tuer ; mais le but ultime, et effectivement atteint, restait bien l’éradication de l’hérésie, alors que les croisades d’Orient ne cherchaient pas à éradiquer l’islam. Il faut en conclure avec Guillaume Bacot que « les hérétiques n’ont jamais bénéficié, de la part de l’Église, d’une mansuétude comparable à celle dont bénéficiaient les infidèles. Censés avoir reçu les lumières de la vraie foi, ils ne pouvaient qu’être gravement coupables de l’avoir volontairement reniée ; ils méritaient donc d’être durement châtiés90 ». Mais sur un plan plus existentiel, l’hérétique est celui qui met à mal l’unité de l’Église, laquelle se confond en ces temps-là avec l’unité du corps social : il est donc celui qui déclenche une guerre civile. Or, remarque Schmitt, la guerre civile est presque nécessairement une guerre totale, puisque seule une inimitié radicale peut armer les uns contre les autres les ressortissants de ce qui constituait jusque-là un même corps politique91.
L’ennemi dans le Jus publicum europæum
Des guerres de religion au triomphe de l’absolutisme
40La diabolisation de l’hérétique – qui, du reste, va toujours de pair avec une diabolisation de l’Église par l’hérétique – resurgit au début de l’ère moderne avec les guerres de religion. Elle semble même aller beaucoup plus loin qu’au xiiie siècle, car un massacre comme celui de la Saint-Barthélémy s’accompagne de mises en scène macabres dont la croisade des Albigeois n’offre sans doute pas d’équivalent : on y charcute les cadavres, on les énuclée, on les émascule, on les essorille, on les éviscère, on les démembre. Une telle violence est moins instrumentale qu’expressive. Manifestant une haine absolue de l’ennemi, elle est au sens propre du terme apocalyptique, c’est-à-dire qu’elle dévoile la vérité du monde tel que le conçoivent ceux qui la mettent en œuvre : comme l’a montré Denis Crouzet, le traitement infligé au corps de l’ennemi vise à faire apparaître au grand jour le démon qui se dissimulait sous cette enveloppe charnelle92. D. C. Rapoport note pour sa part que « la terreur attire les messianistes pour elle-même, seulement parce qu’elle se situe hors du champ normal de la violence et, pour cette raison, représente une rupture avec le passé symbolisant la libération complète qui est l’essence de l’attente messianique93 » (ou du moins d’une certaine attente messianique).
41Bien que la Saint-Barthélémy soit restée le symbole même de la période, le potentiel de diabolisation de l’ennemi est à bien des égards plus grand du côté protestant que du côté catholique. Pour le catholique, fait remarquer Joël Cornette, ne peut être incontestablement sainte que la guerre déclarée telle par la hiérarchie ecclésiale : les animosités individuelles n’ont donc pas force de mandement divin, au moins en théorie. Dans le protestantisme au contraire, Dieu est censé s’adresser sans médiation à tout un chacun. De ce fait, la guerre sainte est en vente libre, si l’on nous passe l’expression. Les calvinistes radicaux professent en outre le dogme de la prédestination négative, qui leur fait considérer l’ennemi comme déjà damné. Enfin, la lecture assidue de l’Ancien Testament par les protestants facilite la réactivation des « guerres de l’Éternel » : ainsi les Hollandais, durant leur guerre d’indépendance, se perçoivent-ils comme le nouveau Peuple élu, assimilant de ce fait les Espagnols aux peuples idolâtres que les Israélites avaient reçu mission de chasser de la Terre promise94. Ceci dit, les guerres de religion furent par définition un phénomène dans lequel le fanatisme religieux était équitablement réparti : s’il y a une spécificité protestante en la matière, ce n’est pas à cette époque qu’il faut la chercher, pensons-nous, mais plus tard. Nous y reviendrons.
42Le déchaînement des violences religieuses devait tôt ou tard entraîner une réaction. Dans le cas de la France, elle fut portée par un « tiers parti » regroupant catholiques et protestants modérés contre les extrémistes des deux bords. Pour hâter le retour à la paix civile, ledit parti fit bloc autour du roi. En résulta une sacralisation sans précédent de la monarchie, mais aussi un renforcement de la conscience nationale : « Il ne faut plus faire de distinction de catholiques et de huguenots, mais il faut que tous soient bons Français », déclara Henri IV95. Dès lors, les ennemis par excellence ne furent plus les hérétiques, mais les « mauvais Français », les Ligueurs notamment, qu’un ouvrage de 1590 qualifiait de « boue et fange du peuple suscité et ému par les factions des étrangers96 ». Est ici mis en cause le caractère socialement subversif des guerres de religion, dans lesquelles de petites gens se sont arrogé le droit de prendre les armes. Est aussi incriminée l’aide intéressée que l’Espagne, sous couvert de catholicisme, apporte à la Ligue – mais Louis XIII et Richelieu n’admettront pas davantage l’aide anglo-hollandaise aux protestants de La Rochelle.
43Mise au pas des factions, sécularisation de la politique, désarmement du corps social, exaltation du pouvoir royal, telle est la formule de la monarchie absolue, et plus généralement de la souveraineté en tant que monopole étatique de la violence. Elle se veut éminemment rationnelle : « La raison doit être la règle et la conduite d’un État », écrit Richelieu97. Implique-t-elle pour autant une plus grande mansuétude envers l’ennemi intérieur ? Voilà qui est douteux, au moins dans un premier temps. La sacralisation de la monarchie implique en effet qu’on ne peut s’opposer au roi, cette clé de voûte de l’ordre terrestre, sans s’opposer aussi à Dieu. C’est au premier chef le cas du régicide, par là même voué à un supplice effroyable. Le fait que Jacques Clément ait été écartelé post mortem – il avait été tué par les gardes d’Henri III juste après avoir perpétré son forfait – démontre assez la portée métaphysique du problème. Les restes du régicide écartelé sont d’ailleurs brûlés, ses cendres dispersées, sa maison rasée, son patronyme proscrit, sa famille exilée ; bref, il est l’objet d’une implacable damnatio memoriæ.
44La foudre s’abat aussi sur les factions refusant de déposer les armes : ainsi la chute des places protestantes, sous Louis XIII, s’accompagne-t-elle d’exécutions spectaculaires ; ainsi les déserteurs, pillards et autres coupe-jarrets sont-ils voués aux châtiments évoqués par Jacques Callot dans ses célèbres Misères et malheurs de la guerre (1633), publiés avec privilège du roi et dans une intention clairement pédagogique. Même les émeutes antifiscales sont férocement réprimées : en 1676 encore, la soldatesque met Rennes au pillage, tue, viole et va jusqu’à rôtir des enfants à la broche98. Il faut attendre le siècle des Lumières pour voir pleinement les dividendes de l’absolutisme. On y écartèle encore un Damiens, on y roue toujours les Cartouche et autres Gaspard de Besse, mais la réprobation dont ces supplices commencent à faire l’objet témoigne d’un adoucissement des mœurs qui n’aurait pas eu lieu sans retour préalable à la paix civile.
Le retour du justus hostis
45À la progressive pacification intérieure répond la mise en place d’un nouveau modèle de guerre extérieure. Ici encore, le rejet suscité par les violences religieuses, qui ont dégénéré en conflagration européenne avec la guerre de Trente Ans, débouche sur un processus de sécularisation. En reconnaissant la pluralité confessionnelle de l’Europe, les traités de Westphalie excluent que le prosélytisme puisse fonder à l’avenir un quelconque jus ad bellum. Mais le Jus publicum europæum qui se met alors en place va plus loin encore, il tend à remettre en cause la pertinence même du concept de guerre juste dans la mesure où ce concept présuppose l’injustice de l’adversaire, donc risque de conduire à sa déshumanisation. Pour conjurer le péril, l’Europe moderne ressuscite la figure du justus hostis.
46Au début du xvie siècle déjà, des théologiens espagnols comme Vitoria ou Molina avaient admis que, dans certains cas limites, la guerre puisse être juste des deux côtés à la fois, non certes objectivement, ce qui serait contradictoire avec l’idée même de guerre juste, mais du moins subjectivement. L’intelligence de l’homme est en effet trop bornée pour qu’il discerne toujours de quel côté est le droit, de sorte que celui qui a tort peut en toute bonne foi croire en la justice de sa cause99. Dans la Respublica christiana du Moyen Âge, l’une des fonctions du pape était de trancher de tels litiges. Mais l’éclatement confessionnel de l’Europe et sa sécularisation subséquente ont ruiné toute possibilité d’arbitrage pontifical. Dès lors, la tendance est à évacuer l’insoluble problème de la justa causa en considérant que tout État souverain est fondé à déclarer la guerre à un autre État souverain pour des raisons dont il est seul juge, moins toutefois la religion, et sous réserve qu’il fasse un usage modéré de ses armes. En somme, l’attention se déplace du jus ad bellum, désormais réduit à la personnalité étatique des belligérants, au jus in bello. La guerre n’est plus confrontation apocalyptique de deux visions du monde incompatibles, elle devient duel ordonné et loyal entre pairs que leurs intérêts géopolitiques opposent, mais qui partagent au fond les mêmes valeurs, dont, précisément, le souci d’empêcher l’ascension aux extrêmes. C’est si l’on veut la version étatique de la guerre chevaleresque.
47À la vérité, cette mutation ne s’impose que progressivement. La guerre de Hollande, en 1672-1678, a encore de forts relents de haine confessionnelle, voire déjà idéologique. Vus de France, les Pays-Bas sont triplement détestables : par leur religion certes, mais aussi par leurs institutions républicaines et par leurs valeurs bourgeoises (c’est « le pays de la canaille aisée », dira aussi tard qu’en 1712 un aristocrate français100). Inversement, Louis XIV représente l’Antéchrist aux yeux des extrémistes calvinistes : ces derniers profitent de la guerre pour se débarrasser de leurs adversaires modérés, dont les chefs, les frères de Witt, sont massacrés par la populace avant d’être éviscérés et dépecés comme les victimes de la Saint-Barthélémy l’avaient été un siècle plus tôt. La révocation de l’édit de Nantes ne fait bien sûr que creuser le fossé entre la France et l’Europe protestante ; Louis XIV aggrave encore son cas en recourant à des méthodes terroristes comme le ravage du Palatinat en 1688-1689. Mais dans l’ensemble, les guerres louis-quatorziennes ne présentent pas la férocité de la guerre de Trente Ans : elles marquent selon John Lynn la transition des guerres déchaînées aux guerres limitées101.
48C’est au siècle des Lumières que le Jus publicum europæum atteint son apogée. « Les droits fondés sur l’état de guerre, la légitimité de ses effets, la validité des acquisitions faites par les armes ne dépendent point […] de la justice de la cause, mais de la légitimité des moyens en eux-mêmes ; c’est-à-dire de tout ce qui est requis pour constituer une guerre en forme », écrit en 1758 le juriste suisse Emmerich de Vattel102. À ce titre, le recours aux armes doit en amont faire l’objet d’une déclaration de guerre et en aval d’un traité de paix négocié par toutes les parties intéressées. Entre les deux, les opérations doivent être menées par des « troupes réglées », c’est-à-dire des unités étatiques, professionnelles, portant l’uniforme, qui distingue au premier coup d’œil le soldat du civil comme l’ami de l’ennemi, et bien tenues en main par leurs officiers : le contraire en un mot des bandes de mercenaires incontrôlables qui avaient mis l’Europe centrale à feu et à sang pendant la guerre de Trente Ans. Lorsqu’elles avancent en territoire ennemi, ces « troupes réglées » sont censées respecter les biens des civils, lesquels en retour doivent contribuer à leur entretien selon des procédures bien codifiées. Sur le champ de bataille, l’usage des boîtes à mitraille, courant au xviie siècle, est maintenant proscrit comme trop meurtrier. Chaque camp est tenu de traiter correctement les prisonniers qu’il peut faire et de les soigner s’ils sont blessés. « Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes ; la vraie gloire, c’est de l’épargner », déclare Louis XV au soir de Fontenoy103.
49Toute la question est de savoir dans quelle mesure ces beaux principes sont respectés. La guerre reste la guerre et, quand bien même on ne haïrait pas l’ennemi une minute avant les premières salves, la peur ressentie, la colère devant la blessure ou la mort des camarades font aisément passer de l’intention hostile au sentiment d’hostilité, pour reprendre les catégories de Clausewitz. En 1747, la prise de Berg-op-Zoom par les Français ne débouche-t-elle pas sur le massacre de la garnison et le pillage de la ville ? Reste que ce genre d’épisode, tristement banal un siècle plus tôt, fait maintenant scandale : la limitation de la guerre n’est donc pas seulement un vœu pieux. On en a d’ailleurs bien d’autres symptômes. La rivalité franco-anglaise a beau s’exacerber pendant la guerre de Sept Ans, l’écrivain Laurence Sterne peut se rendre en France, où il est chaleureusement accueilli par ses admirateurs. Il en va de même lors de la guerre d’Amérique. L’amiral Rodney, réfugié à Paris pour dettes de jeu, s’étant vanté de pouvoir vaincre la marine française s’il retrouvait un commandement dans la Royal Navy, c’est un Français, le duc de Biron, qui règle l’addition pour lui permettre de rentrer en Angleterre ; de fait, Rodney bat l’amiral de Grasse à la bataille des Saintes (1782). Et les échanges de bons procédés ne s’arrêtent pas là, puisque la captivité de Grasse en Angleterre est une longue suite de réceptions mondaines au cours desquelles le roi George III l’honore de propos flatteurs. Suffren lui-même dément à l’occasion l’anglophobie dont le crédite une tradition plus ou moins légendaire : un certain William Hickey, qui fut son prisonnier, dit avoir été traité par lui avec la « plus prévenante attention et politesse104 ».
L’envers du Jus publicum europæum
50De toute évidence, le jus in bello moderne ne s’appliquait pas aux Écossais : le massacre de Culloden, en effet, ne résulta pas d’un coup de folie comme il en survient parfois à la fin des batailles – ainsi à Berg-op-Zoom – mais d’une politique de terreur délibérée. On songe aux expéditions meurtrières dont les « barbares celtes » et autres Scots avaient été victimes au Moyen Âge, ou au sort subi un quart de siècle après Culloden par ceux des Corses qui s’opposèrent à l’annexion de leur île par la France. A fortiori les Européens ne faisaient-ils guère de quartiers aux non-Européens, qui du reste n’agissaient pas autrement envers eux. D’où il ressort que le concept de justus hostis était fondamentalement à usage interne, selon une logique déjà avérée chez Platon, dans l’éthique chevaleresque ou au 2e concile du Latran. D’après Carl Schmitt, cette exclusion ne marquait pas une faille du Jus publicum europæum, elle en était au contraire la condition de possibilité. Les périphéries du Vieux Continent et les mondes non-européens servaient en effet de soupapes aux ferments de violence qui travaillaient les grandes puissances ouest-européennes105. Il ne s’agissait pas là d’une dérivation inconsciente, mais d’un calcul explicite, avéré par les écrits des Machiavel, Jean Bodin, Richelieu, Hobbes et quelques autres encore106.
51Mais qu’y avait-il de commun aux Écossais, Corses, Africains et Indiens d’Amérique pour qu’ils fussent ainsi traités en barbares ? D’abord leurs méthodes de combat, très différentes de celles des grandes puissances. Les « troupes réglées » de ces dernières pratiquaient essentiellement le feu de salve, qui supposait une discipline de fer et un long entraînement. En face, peu de soldats en uniforme, si même il y en avait, mais des bandes bigarrées de guerriers palliant leur moindre organisation par le recours au choc. On imagine l’effroi que pouvaient ressentir des soldats professionnels strictement alignés, attendant dans le plus grand silence l’ordre d’ouvrir le feu et habitués à tuer ou à être tués de loin, face à ces masses hurlantes se ruant sur eux dans un total mépris du danger puis, si elles arrivaient au contact, dépêchant à l’épée ou à la hache trois ou quatre fois plus d’hommes qu’elles n’en avaient perdus pendant leur charge107. Une telle asymétrie tactique devait presque nécessairement déboucher sur une asymétrie juridique : puisque ces barbares ne suivaient pas la règle du jeu pendant le combat, ils ne pouvaient prétendre en bénéficier après le combat – raisonnement certes très ethnocentrique, mais d’autant plus efficace. Il est vrai que l’asymétrie tactique se réduisit progressivement avec l’adoption de méthodes militaires européennes par diverses factions « exotiques » et celle de la « guerre à la sauvage » par des Européens opérant outre-mer. Ces transferts furent plus prononcés qu’on ne le croit souvent108, mais ils ne changèrent pas grand-chose à l’asymétrie juridique, soit qu’elle ait déjà été trop intériorisée, soit qu’il faille incriminer le « narcissisme des différences mineures » qui, selon Freud, porte les hommes à majorer leurs spécificités respectives à mesure qu’ils se ressemblent davantage109.
52Mais si l’asymétrie juridique découlait de l’asymétrie tactique initiale, celle-ci à son tour reflétait une asymétrie sociopolitique. Les grands États européens s’étaient fait reconnaître par leurs sujets le monopole de la violence, ou souveraineté au sens hobbesien du terme, d’où leurs armées de métier. Ailleurs, l’État devait composer avec les féodaux, les clans ou les autorités religieuses. Ailleurs encore, il n’y avait pas d’État du tout. Le Jus publicum europæum codifiait les rapports entre États souverains, c’est-à-dire entre grandes puissances européennes ; les garanties qu’il prévoyait ne s’appliquaient pas aux autres types d’organisation sociopolitique, fussent-ils européens. Outre les cas écossais et corse, il faut ici mentionner le cas polonais : faute d’avoir dépassé le stade féodal, la Pologne ne faisait pas le poids face à la Prusse, à l’Autriche et à la Russie. Ces trois États ne se contentèrent donc pas de lui prendre quelques provinces, comme il était d’usage entre grandes puissances, mais se la partagèrent purement et simplement à la fin du xviiie siècle. À quoi l’on voit que le Jus publicum europæum n’avait rien d’idéaliste, mais était mise en forme juridique de rapports de force. Un État y était traité en justus hostis « du fait et pour autant qu’il [formait] un élément du système d’équilibre », écrit Schmitt110. Plus généralement, Clausewitz estime que la seule limite efficace à la violence guerrière est « le contrepoids qui réside du côté adverse111 ». Dans cette perspective, le respect de l’ennemi procéderait surtout d’un effet de dissuasion.
53Les peuples sans États, pour leur part, n’étaient pas seulement exclus du jus in bello européen, ils tendaient à l’être aussi de l’humanité en tant que sauvages, cannibales, etc. Dans les années 1530, Vitoria avait bien essayé d’enrayer cette tendance en s’appuyant sur l’autorité de Saint Augustin, pour qui les Barbares eux-mêmes étaient des frères à convertir, non des bêtes à massacrer ou asservir. Mais c’était se rattacher à la théologie, catégorie que la sécularisation tendait précisément à évacuer. Pour les modernes, l’homme supposait la civilisation, ce qui repoussait le sauvage du côté de l’animalité.
Il n’est pas du tout paradoxal que ce soient précisément des humanistes et des tenants de l’humanitarisme qui produisent de tels arguments inhumains. Car l’idée d’humanité est à double face. Elle est susceptible d’une dialectique souvent surprenante, [commente Schmitt]. Ce n’est en effet qu’avec l’homme au sens d’humanité absolue qu’apparaît l’envers de ce même concept, son nouvel ennemi spécifique, l’homme inhumain112.
54Nouveauté à relativiser, au demeurant : comme on l’a dit, les Romains ne se sentaient tenus par aucune règle lorsqu’ils affrontaient des peuples sans États.
Deux cas à part
55Comme toute architecture politique, le système ouest-européen de l’ère moderne a ses exceptions. La principale concerne les Ottomans, adversaires les plus constants de l’Europe occidentale, qui n’entrent qu’imparfaitement dans le cadre conceptuel décrit à l’instant. En effet, leur haut degré d’organisation étatique et leur efficacité militaire subséquente devrait permettre leur intégration au Jus publicum europæum en qualité de justi hostes. Tel n’est pas le cas en raison des vieilles haines entre chrétiens et musulmans. Mais, sécularisation oblige, cette animosité change progressivement de contenu entre le xvie et le xviiie siècle. De religieuse, elle devient civilisationnelle, le Turc étant de plus en plus présenté comme tyran sanguinaire, destructeur de culture, en un mot antithèse de la rationalité dont se prévaut l’État européen moderne. « Alors que le droit des gens finit par remplacer progressivement l’appartenance religieuse comme dénominateur commun du dialogue interétatique, il ne s’ensuit pas véritablement une plus grande ouverture […]. Les Ottomans sont de facto relégués hors de la collectivité des États qui ont ce droit en partage », note Géraud Poumarède113, dont l’analyse corrobore sur ce point le scepticisme de Schmitt envers l’humanisme. Cependant, montre aussi Géraud Poumarède, cette exclusion est surtout rhétorique, car les États européens, papauté comprise, ont en réalité d’intenses rapports politiques et économiques avec l’Empire ottoman. Ennemis jurés sur le papier, mais officieusement partenaires, les Turcs occupent donc une place ambiguë dans la conscience européenne moderne.
56Un autre cas particulier est celui des guerres entre colons anglais et français d’Amérique du Nord : elles présentent en effet un niveau d’animosité qui n’existe pas entre les populations métropolitaines des deux puissances. À cela plusieurs raisons. Intervient un facteur théologique hérité des guerres de religion : le noyau dur de la colonisation britannique est constitué par les puritains, protestants fondamentalistes qui voient l’Amérique comme la nouvelle Terre promise, s’en veulent le nouveau Peuple élu et considèrent leurs ennemis comme l’équivalent moderne de ces peuples idolâtres dont le Deutéronome ordonnait l’extermination. C’est en partie ce qui motive en 1755 la meurtrière déportation des Français d’Acadie, significativement comparés par un officier anglais à l’« une des plaies d’Égypte114 ». D’autre part, il n’y a pratiquement pas de « troupes réglées » outre Atlantique : la défense des colonies incombe donc aux colons eux-mêmes, organisés en milices. Or, les guerres tendent à être d’autant plus violentes qu’elles sont directement menées par le peuple, car alors, on l’a dit, les sentiments hostiles du combattant de base ne sont plus médiatisés par une raison d’État capable de prendre du recul. Enfin, les miliciens ont souvent maille à partir avec les Indiens ; la férocité de ces affrontements rejaillit sur les guerres entre colons européens via les alliances que les uns et les autres passent avec certaines tribus. Un bon exemple en est fourni en 1757, lorsque des Indiens combattant aux côtés des Français massacrent la garnison anglaise du fort William Henry, femmes et enfants compris, en dépit de l’immunité que lui a accordée le marquis de Montcalm.
57De tels épisodes ne constituent pas vraiment une entorse au Jus publicum europæum, ils en manifestent plutôt une subtilité : il s’applique moins aux ressortissants des grandes puissances ouest-européennes qu’au sol ouest-européen. C’est une nouvelle marque du réalisme de ce système, qui ne prétend pas réguler la guerre urbi et orbi, mais sanctuarise exclusivement l’enceinte géopolitique dans laquelle il a vu le jour. Tel est selon Schmitt le sens de la célèbre formule pascalienne « Un méridien décide de la vérité115 » : le respect de l’ennemi qui prévaut ici n’a pas de sens là, parce que les conditions de possibilité n’en sont pas remplies. On comprend dès lors la surprise des officiers ou fonctionnaires métropolitains quand ils se trouvent projetés outre Atlantique, témoin sir James Murray, premier gouverneur anglais du Canada, qualifiant la guerre d’Indépendance américaine de « guerre de barbares dans un pays barbare116 ». C’est prendre acte de l’abîme qui sépare la culture militaire de l’Europe classique d’une culture militaire américaine en gestation, dans laquelle le concept de justus hostis n’a guère de place. Le souper que George Washington donna le soir de la reddition de Yorktown (17 octobre 1781) constitue à cet égard une sorte de ligne de partage des eaux : les généraux anglais y furent invités et firent assaut de courtoisie avec leurs homologues français, mais les généraux américains s’indignèrent de cette complicité entre Européens, au point qu’on frisa l’incident117. Ceci dit, l’Europe elle-même était à la veille de basculer dans un cycle de guerres idéologiques fort étranger à l’esprit de modération porté par le Jus publicum europæum.
La Révolution ou la laïcisation de la guerre sainte
Réapparition de l’ennemi injuste
58Dans les dernières décennies du xviiie siècle, la remise en cause de l’absolutisme débouche fort logiquement sur celle du Jus publicum europæum. On lui reproche de consacrer le droit du plus fort et de légitimer des guerres qui n’ont d’autre origine que le caprice des rois ni d’autre issue que le malheur des peuples : à défaut de payer l’impôt du sang, ces derniers supportent en effet le fardeau financier de conflits endémiques. En réaction à cet état des choses, le comte de Guibert publie en 1770 un Essai général de tactique dans la préface duquel il imagine ce que pourrait être la politique étrangère d’une nation vertueuse. Une telle nation, que Guibert pense sur le modèle idéalisé des républiques antiques, n’agresserait personne et ne prendrait les armes que s’il lui fallait se défendre. Mais qui pourrait attaquer un peuple vertueux, sinon un ennemi pervers ? En ce cas, l’agressé sera fondé à riposter par tous les moyens :
Terrible dans sa colère, il portera chez son ennemi la flamme et le fer. Il épouvantera, par ses vengeances, tous les peuples qui pourroient être tentés de troubler son repos. Et qu’on n’appelle pas barbarie, violation des prétendues lois de la guerre, ces représailles fondées sur les lois de la nature. On est venu insulter ce peuple heureux et pacifique […]. Il se vengera, il assurera, par l’éclat de cette vengeance, son repos futur. Ainsi la justice […] sait […] ôter par l’exemple, aux méchans commencés, la tentation de devenir criminels118.
59Bref, un jus ad bellum absolument incontestable et unilatéral entraînerait la disparition du jus in bello. Le vocabulaire utilisé évoque plus l’exécution judiciaire que l’opération militaire : il s’agit de punir un malfaiteur et de dissuader ses éventuels émules de l’imiter. Guibert confine même au messianisme lorsqu’il laisse entendre que l’éradication des fauteurs de guerre préparera la « paix universelle119 ».
60Une lecture attentive de l’Essai général de tactique montre que Guibert n’était pas dupe de sa prose. Sa préface n’était qu’un effet d’annonce à l’usage des salons parisiens, démenti par le reste de l’ouvrage : il n’y est plus question de peuple en armes, mais très classiquement d’armée professionnelle. Le propos n’en annonçait pas moins un basculement idéologique dont Guibert n’imaginait pas les conséquences. La guerre d’Indépendance américaine en frappa les trois coups. La cause des Insurgents, proclama Thomas Paine, était « la cause de l’humanité tout entière120 », cause d’ailleurs bénie par Dieu, puisque « la volonté du Tout-Puissant, déclarée par l’organe du prophète Samuel et de Gédéon, est expressément contraire au gouvernement des rois121 » ; il s’ensuivait que George III d’Angleterre n’était qu’un « simple assassin », un « brigand de grand chemin122 ». On a clairement affaire à une version laïcisée du puritanisme. Il ne faut certes pas en surestimer la portée pratique : Paine incarnait l’aile radicale de la Révolution américaine, dont la direction resta toujours entre les mains d’éléments beaucoup plus modérés. Mais la délégitimation de l’ennemi resurgit pendant la Révolution française, avec de tout autres résultats sur le terrain.
Contre les ennemis de l’humanité
61Dans une logique très guibertienne (même si Guibert avait entre-temps désavoué ses premiers écrits), les révolutionnaires présentèrent d’abord leurs projets sous les auspices de la vertu et de la paix : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple », déclara en 1790 la Constituante123. Cela laissait toutefois la possibilité de déclarer la guerre pour défendre la Révolution et apporter la Liberté aux peuples opprimés, étape franchie en 1792. Mais l’invocation des grands Principes couvrit en l’occurrence de tortueux calculs de politique intérieure et le classique souci de résorber la guerre civile dans une guerre étrangère : « Il faut faire marcher les milliers d’hommes que nous avons sous les armes, aussi loin que les porteront leurs jambes, ou bien ils reviendront nous trancher la gorge », avouait Roland124. Quant à Robespierre, il n’était pas favorable à la guerre, mais en avait d’avance rejeté la responsabilité sur l’Ancien Régime : « Si les rois refusent la paix, que la guerre alors soit totale. Que la Nation se lève tout entière125… ». Les ennemis désignés étaient donc les têtes couronnées, pas les peuples, dont les révolutionnaires pensaient au contraire qu’ils allaient à leur tour se soulever contre l’ordre ancien. Non seulement ce ne fut pas le cas, mais une résistance populaire à la Révolution se dessina en France même, notamment en Vendée. Il s’agissait dès lors de définir les contours de ces nouveaux ennemis.
62Aux yeux des révolutionnaires, le soulèvement des paysans vendéens contre les principes qui devaient les libérer ne pouvait avoir qu’une explication : ces paysans étaient d’une stupidité et d’une brutalité sans bornes, de sorte que les suppôts de l’Ancien Régime n’avaient eu aucun mal à les fanatiser et à les transformer en bandes de brigands. C’étaient en somme des sauvages d’une nouvelle espèce – des sauvages de l’intérieur. Rien d’étonnant dans ces conditions que Danton ait demandé à la Convention d’« exterminer la Vendée126 ». L’un des agents zélés de cette politique, Carrier, responsable des noyades de la Loire, eut un mot révélateur : « C’est par principe d’humanité que je purge la terre de la Liberté de ces monstres127. » Comment appeler autrement, en effet, des êtres qui ont apparence humaine, mais s’opposent aux Droits de l’homme ?
63En ce qui concerne les ennemis étrangers, les révolutionnaires distinguèrent deux cas de figure. Si la plupart des peuples d’Europe ne se révoltaient pas contre leurs rois ou empereurs, c’est parce que la monarchie et le cléricalisme les avaient trop longtemps privés des Lumières. Ils étaient donc à rééduquer plus qu’à exterminer. Mais les Anglais, eux, n’avaient pas l’excuse de l’arriération : ils avaient fait leur révolution avant les Français et vivaient en régime parlementaire depuis un siècle. C’est donc par pur intérêt qu’ils combattaient la Révolution, leur vrai but de guerre étant de maintenir et d’étendre leur injuste tutelle sur les mers du globe. On ne pouvait imaginer plus ignoble motivation, raison pour laquelle la Convention décréta le Premier ministre britannique Pitt « ennemi de l’espèce humaine128 ». « En qualité de Français, de représentant du peuple, je déclare que je hais le peuple anglais, proclama Robespierre, je déclare que j’augmenterai autant qu’il sera en moi la haine de mes compatriotes contre lui129. » De là le décret du 26 mai 1794 selon lequel il ne serait plus fait de prisonniers anglais et hanovriens ; il est vrai que la troupe, craignant les représailles, ne le mit jamais à exécution – Robespierre s’en plaignit amèrement lors de son ultime discours du 9 thermidor130.
64Quel que fût le sort réservé aux diverses catégories d’ennemis de la Révolution, il n’était pas négociable, parce que la Vertu ne compose pas avec le crime ni les Lumières avec l’obscurantisme. « Il n’y a rien de commun entre vous et moi », déclara Saint-Just à un émissaire autrichien131. « Ce qui constitue une République, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé », professait-il encore132. Selon Jomini, cette radicalité inscrit les guerres de la Révolution française dans la continuité du jihad, des croisades, des guerres de la Ligue et de la guerre de Trente Ans : « Les guerres d’opinions […], soit qu’elles proviennent de dogmes religieux ou de dogmes politiques, n’en sont pas moins déplorables, car […] elles excitent toujours des passions violentes qui les rendent haineuses, cruelles, terribles133. » Clausewitz, de même, voit une parenté entre « puritains et jacobins », le messianisme des uns et des autres les portant à vouer une « haine passionnée à tous ceux qui [pensent] autrement134 ». Rappelons à ce sujet que Paine, enthousiasmé par la Révolution française, se fit élire à la Convention ; mais l’extrémiste américain y apparut comme un modéré : il siégea parmi les girondins et fut emprisonné sous la Terreur, ce qui en dit long sur la différence d’intensité entre les deux révolutions.
65Que Clausewitz et Jomini aient vu juste sur la dimension sacrale de la violence révolutionnaire, la rhétorique révolutionnaire elle-même en fournit l’ample démonstration. Dès lors que la Déclaration des droits de l’homme était « la nouvelle Bible, les nouveaux Évangiles » (dixit Barnave)135, le combat mené en son nom ne pouvait être qu’une « guerre sainte », et c’est effectivement en ces termes que Robespierre le salua136. Quant au mot de Carrier sur les Vendéens, ne suggère-t-il pas qu’ils souillaient la « terre de la Liberté » comme les idolâtres dont parle le Deutéronome souillaient la Terre sainte ? Cette essentialisation-délégitimation de l’ennemi, du reste, apparaissait déjà dans la Marseillaise, qui invite à verser son « sang impur » en une exacte antithèse de la modération prônée par Louis XV au soir de Fontenoy. Considérée sous cet angle, la guerre révolutionnaire est plus proche des « guerres de l’Éternel », de la croisade populaire ou des guerres de religion que de la croisade « classique », puisque cette dernière n’avait pas pour but la destruction de l’ennemi mais la reconquête de Jérusalem. La guerre révolutionnaire s’apparente aussi au jihad par son côté prosélyte, également absent de la croisade « classique ».
Le choc en retour
66On n’était bien sûr pas en reste du côté coalisé. Joseph de Maistre, fasciné par le caractère religieux de la Révolution, en faisait un phénomène satanique, une expérience de « magie noire137 » poursuivie par des forces obscures à l’insu même des « scélérats » qui en étaient les instruments138. Mallet du Pan, pour sa part, évoquait la « tactique infernale » des armées révolutionnaires en des termes que n’eût pas reniés un Européen confronté pour la première fois à des Iroquois : « Cinquante mille bêtes sauvages, les lèvres écumantes de rage, hurlant comme des cannibales, se ruent à vitesse maxima sur des soldats dont le courage n’est pas excité par la passion139. » Il y a là une inversion du discours révolutionnaire sur les vertus du choc, méthode bien adaptée à des masses populaires inexpérimentées, mais déterminées. Comme l’a montré John Lynn, la réalité fut loin de correspondre à ces slogans : les tactiques des soldats républicains furent beaucoup moins sommaires qu’on ne l’a longtemps cru140. Mais en matière d’ennemi, les perceptions l’emportent largement sur la réalité. Dès lors, l’image que les Coalisés se faisaient des révolutionnaires légitimait la guerre qu’ils leur livraient, quelles qu’en fussent les méthodes. Dès 1793, l’Angleterre avait décrété le blocus alimentaire de la France, pratique proscrite par le jus in bello classique parce qu’elle ciblait l’ensemble de la population adverse. On ne pouvait mieux signifier la fin des guerres d’État à État et le début des guerres de peuple à peuple.
67Les tentatives entreprises après la chute de Robespierre pour « normaliser » la France nouvelle et la réinsérer dans le jeu diplomatique européen ne purent aller contre cette tendance, entre autres choses parce que les conquêtes françaises finirent par susciter des réactions populaires exacerbées. En Espagne, l’implication du clergé dans la résistance à l’occupant fit de cette dernière une guerre sainte au sens strict du terme, puisqu’un Catéchisme espagnol circulant sous le manteau présentait les Français comme d’« anciens chrétiens devenus hérétiques » et leur mise à mort comme une « œuvre méritoire141 ». Resurgirent alors les horreurs qui avaient caractérisé les guerres de religion, mutilations sexuelles, éviscération, dépècement et autres moyens de déshumaniser l’ennemi, ou plutôt de révéler sa nature intrinsèquement diabolique142. La Russie de 1812 présenta un spectacle analogue. Le soulèvement de l’Allemagne, pour sa part, rappela plutôt la Révolution française dans la mesure où le vocabulaire de la religion y fut transféré à une sacralité de type idéologique, résultat d’une influence jacobine passée par Fichte et retournée contre la France : « Purifie le pays allemand avec ton sang ! C’est une lutte que les couronnes ignorent, c’est une croisade, c’est une guerre sainte ! », proclamait le poète Körner143. Le général Gneisenau parlait lui aussi de « guerre sainte144 », et le ministre Hardenberg de « but sacré145 ».
68Dans ces conditions, il est extraordinaire que les guerres de la Révolution et de l’Empire se soient achevées sur une solution négociée : non seulement la France vaincue fut représentée à Vienne et ne perdit pas autant de territoires qu’elle pouvait le craindre, mais la Restauration ne fut pas pure et simple annulation de la Révolution, puisque Louis XVIII concéda une Charte consacrant largement le nouvel ordre des choses. Comme lors des guerres de religion, la violence des affrontements avait au moins eu le mérite de déboucher sur une reconnaissance mutuelle. Avec un bouc émissaire, cependant : Napoléon. « Les puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance que pour le malheur de l’Europe et de la France l’empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son Empire » (déclaration du 1er décembre 1813)146. Encore Napoléon, à sa première abdication, ne fut-il pas traité en délinquant. Lors des Cent-Jours au contraire, les Coalisés le décrétèrent « hors des relations civiles et sociales […], ennemi et perturbateur du repos du monde » (déclaration du 13 mars 1815)147. Comme le notait Talleyrand, qui en l’occurrence avait tenu la plume des princes, une telle criminalisation de l’ennemi était sans précédent dans les annales de la diplomatie européenne moderne148. Après Waterloo, le maréchal Blücher parla même de fusiller l’empereur déchu « pour rendre service à l’humanité149 ». La boucle était bouclée : c’est au nom de l’humanité que les révolutionnaires avaient déclaré la guerre à l’Europe en 1792-1793, c’est au nom de l’humanité que l’Europe condamna Napoléon en 1815.
1815-1991 : variations sur des thèmes connus
Le xixe siècle ou l’ère du replâtrage
69Après 1815, l’histoire européenne bégaie en matière de figures de l’ennemi, car celles qu’elle présente sont essentiellement la réactivation de formes antérieures : l’adversaire respecté du xviiie siècle réapparaît entre 1815 et 1914, la créature démoniaque des guerres de religion et d’idéologie lui succède entre 1914 et 1945, un curieux mélange des deux caractérise la guerre froide.
70Le xixe siècle vit la restauration du justus hostis, et plus généralement du Jus publicum europæum, qui connut alors son second âge d’or. Les conflits interétatiques y furent des « guerres en forme » dans lesquelles l’ennemi régulier était traité à la loyale : les nombreux partisans français fusillés par les Allemands en 1870-1871 ne font pas exception à la règle, puisque précisément ils n’étaient pas des réguliers. Comme au xviiie siècle, les officiers capturés bénéficiaient du statut de prisonniers sur parole, qui leur permettait d’aller et venir librement dans la ville à laquelle ils avaient été assignés. Comme au xviiie siècle encore, l’expansion coloniale servait de soupape aux tensions intérieures : Saint-Simon avait donné le ton dès 1814 en posant que « sans activité au dehors, il n’y a point de tranquillité au-dedans150 ». De fait, les conquêtes extérieures servirent entre autres à éloigner convicts, quarante-huitards et communards, mais ouvrirent aussi la perspective d’une vie meilleure à des millions d’Européens défavorisés. Il y a sans doute plus qu’un hasard dans le fait que le siècle colonialiste par excellence ait aussi été le plus pacifique de l’histoire européenne depuis l’Empire romain. Ceci dit, faut-il le préciser, les émigrants du Vieux Continent ne s’embarrassèrent d’aucun jus in bello lorsqu’ils durent affronter des peuples qu’ils considéraient comme barbares ou sauvages…
71À certains égards pourtant, le replâtrage de l’ordre ancien était précaire. Tout d’abord, l’incendie révolutionnaire continuait de couver sous la cendre : il n’est pour s’en convaincre que d’entendre Napoléon III, en 1859, qualifier le principe des nationalités de « cause sainte151 ». D’autre part, une véritable restauration du Jus publicum europæum aurait logiquement dû passer par le retour aux armées de métier, les seules qui pussent mener des guerres dépassionnées ; au lieu de quoi le principe de la conscription avait survécu aux guerres de la Révolution et de l’Empire. Il est vrai qu’il ne fut que très partiellement appliqué jusqu’à la guerre de 1870. Mais au-delà, il joua à plein. Dans le même temps, le climat moral de l’Europe commença à se dégrader. L’idée d’une communauté de civilisation fut battue en brèche par la montée des nationalismes. L’essentialisation de l’ennemi, déjà observée pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, reprit de plus belle avec la vogue du darwinisme social : Français et Allemands, Germains et Slaves se considérèrent de plus en plus comme ennemis héréditaires. « Le vœu qu’il y ait un jour une guerre sainte est commun à tous les Français », télégraphiait en 1886 l’ambassadeur d’Allemagne à Paris152.
Les guerres mondiales
72La férocité de la Grande Guerre fut-elle la conséquence directe de cette montée des haines nationales ? De bons esprits en ont douté, ainsi Raymond Aron. À ses yeux, la délégitimation de l’ennemi ne fut pas une cause, mais une conséquence du carnage causé par les armes modernes. La seule façon de donner sens à ce bain de sang fut en effet de maximiser les enjeux, de sorte qu’une guerre commencée pour de classiques questions d’équilibre européen vira en guerre de principes. Dans le camp allié notamment, on se persuada qu’on combattait pour l’Humanité, la Civilisation, la Démocratie, voire pour instaurer la paix perpétuelle, ce qui revenait à ériger les Empires centraux en ennemis de l’Humanité, de la Civilisation, etc.153. Carl Schmitt développe une lecture similaire des événements : « Le caractère total de la guerre [de Quatorze] n’est pas l’émanation d’une hostilité totale préalable, c’est au contraire l’hostilité totale qui est en elle-même le fruit d’une guerre tournant préalablement à la guerre totale154. »
73Pour brillante qu’elle soit, une telle interprétation n’emporte pas la conviction. Elle oublie en effet que la diabolisation de l’ennemi fut immédiate, tant au plan des discours – Bergson évoquait dès le 8 août 1914 « la lutte même de la civilisation contre la barbarie155 » – qu’au plan des faits – on songe notamment aux milliers de civils belges massacrés par les Allemands dans les deux premiers mois de la guerre156. Autre symptôme révélateur, le statut de prisonnier sur parole fut d’emblée remplacé par l’internement des officiers ennemis capturés. Il faut donc opposer à la thèse d’Aron et de Schmitt un schéma plus dialectique : les haines nationales préexistaient à la guerre et ont largement contribué à son déclenchement comme à ses modalités, mais ces modalités ont à leur tour attisé la détestation de l’ennemi. En somme, la Grande Guerre agit comme révélateur, apocalypse au sens étymologique du terme. Elle fut la résurgence de pulsions messianiques déjà avérées sous la Révolution française et qui, refoulées au xixe siècle par le radoubage du Jus publicum europæum, n’en explosèrent qu’avec plus de violence en 1914-1918, comme le montre l’omniprésence des références à la croisade dans les deux camps157.
74Un conflit aussi impitoyable devait presque fatalement s’achever par une paix léonine. Alors que le traité de Vienne avait été négocié avec le vaincu, le traité de Versailles lui fut imposé par le vainqueur. Là où le seul Napoléon avait servi de bouc émissaire en 1814-1815, c’était l’Allemagne entière que Versailles mettait sur le banc des accusés en l’obligeant à verser non les habituelles indemnités de guerre, mais des « réparations », terme impliquant une culpabilité morale. Cela revenait à punir les Allemands pour un crime d’agression qui n’existait pas dans les conceptions juridiques en vigueur au moment des faits incriminés. On sait comment le national-socialisme fit son terreau de cette discrimination. Mais la guerre avait par ailleurs propulsé le communisme sur la scène internationale. Or, ces deux doctrines poussaient aux extrêmes le messianisme idéologique. L’une et l’autre pensaient avoir identifié l’ennemi absolu dont la destruction totale réintègrerait l’humanité dans l’âge d’or. L’une et l’autre fondaient leurs dogmes sur un socle transnational et déterritorialisé, ici la classe, là la race158 : ainsi leur combat ne pouvait-il connaître aucune limitation spatiale, mais postulait au contraire une « guerre civile mondiale159 ». L’une et l’autre, enfin, inversaient la fameuse formule clausewitzienne : à les en croire, c’est la politique qui était la continuation de la guerre par d’autres moyens – « une guerre sans effusion de sang », a dit Mao160 –, puisque son objectif ultime était d’anéantir un ennemi juré. Ludendorff en concluait que « la politique doit servir la guerre161 » et qu’à la guerre totale devait correspondre une « politique totalitaire162 ».
75Tout était donc en place pour une tuerie inouïe. La distinction entre civils et militaires y disparut très largement et l’uniforme lui-même cessa souvent d’être une garantie juridique pour les captifs, qui périrent par millions pendant la guerre germano-soviétique. Embryonnaire en 1914-1918, le bombardement aérien joua un rôle central en 1939-1945 : or, « [des] moyens de destruction absolus exigent un ennemi absolu », note Carl Schmitt. « Les hommes qui utilisent ces moyens contre d’autres hommes […] sont forcés de déclarer criminel et inhumain dans son ensemble le camp adverse, d’en faire une non-valeur totale, sous peine d’être eux-mêmes des criminels et des monstres163. » La Seconde Guerre mondiale trouva sa conclusion logique avec le procès de Nuremberg et la pendaison en octobre 1946 des principaux chefs nationaux-socialistes. Leurs corps furent brûlés, leurs cendres dispersées, sort qu’eux-mêmes avaient infligé à leurs victimes et qui rappelle celui des hérétiques ou des régicides d’antan. Quatre mois plus tard, les Alliés prononcèrent la dissolution de l’État de Prusse. Cette dernière sanction nous semble plus révélatrice encore. En effet, quelles qu’aient été les multiples bizarreries du procès de Nuremberg au regard de la théorie du droit, il était inconcevable que les abominations nationales-socialistes ne fussent pas sanctionnées ; Carl Schmitt lui-même semble avoir admis qu’il n’y avait pas besoin de loi positive pour ce faire, la loi naturelle y suffisant parfaitement164. On ne voit pas en revanche que la Prusse ait été plus responsable du national-socialisme que les autres régions d’Allemagne, et du reste Hitler lui-même l’avait déjà vidée de toute réalité politique en abolissant ses institutions propres. Le verdict allié ne frappa donc qu’un cadavre, comme jadis la damnatio memoriæ…
La guerre froide
76La guerre froide sort largement de notre sujet, car le Vieux Continent n’y était plus maître de son destin. Mais les deux puissances qui se partageaient alors la scène mondiale étaient des surgeons de l’Europe et l’on retrouve par conséquent dans leurs attitudes des composantes européennes. L’opposition entre la version la plus poussée du libéralisme et la version la plus poussée de l’antilibéralisme devait a priori aller de pair avec une haine mortelle de l’ennemi. De fait, les Soviétiques accusèrent souvent les Américains de « hooliganisme », voire de fascisme, et l’on se souvient du mot de Reagan sur « l’empire du mal ». Mais les uns et les autres surent garder leur sang-froid. Équilibre de la terreur, vertus dissuasives de l’arme atomique ? Georges-Henri Soutou a avancé une autre explication : les deux camps étaient capables de dialoguer parce qu’ils avaient en commun le concept de démocratie, même s’ils lui donnaient deux acceptions diamétralement opposées165. Mais on peut objecter qu’en cela, la guerre froide s’apparentait à une guerre de religion. Or, dans ce type de guerre, l’accord sur la partie centrale du dogme conspire souvent à rendre d’autant plus féroces les désaccords sur ses aspects annexes. Si ce scénario ne s’est pas réalisé entre 1945 et 1991, c’est qu’il a été inhibé par d’autres facteurs : la dissuasion nucléaire, un sursaut de bon sens après la démence meurtrière des deux guerres mondiales et sans doute aussi l’existence de théâtres périphériques servant de soupapes, ce qui fait immanquablement penser au dispositif du Jus publicum europæum. On peut aussi esquisser un parallèle entre l’URSS pendant la guerre froide et la Turquie à l’ère moderne, l’une et l’autre ennemies jurées de l’Occident sur le papier mais adversaires-partenaires dans les faits. La grande différence est qu’il n’y a pas eu d’affrontement direct entre Occidentaux et Soviétiques.
Conclusion
77L’histoire militaire européenne présente des figures de l’ennemi très diverses, mais on peut en dernière instance les ranger dans les trois classes définies par Schmitt à partir de postulats clausewitziens166. Il y a d’abord l’ennemi conventionnel, c’est-à-dire celui dont on partage pour l’essentiel la vision du monde et envers lequel l’intention hostile ne s’accompagne donc pas d’un fort sentiment d’hostilité ; cela permet la mise en place de conventions limitant la violence guerrière. Vient ensuite l’ennemi réel, envers lequel on éprouve une véritable animosité et qu’on affronte de manière beaucoup moins régulée, mais avec tout de même deux principes de limitation : d’une part on le reconnaît comme instance politique, ce qui signifie qu’on n’exclut pas une solution négociée du conflit ; d’autre part, l’enjeu du litige est limité dans l’espace. L’ennemi absolu, au contraire, inspire une haine si puissante qu’il n’y a rien à négocier avec lui ; il est un mal radical qui doit être rayé du globe dans l’intérêt de l’humanité tout entière. Un tel ennemi ne relève pas de la politique mais, selon les cas, de la démonologie, de la tératologie, de l’épidémiologie ou de la criminologie ; simultanément le concept de guerre se dissout dans d’autres concepts : exorcisme, ablation chirurgicale, décontamination ou exécution judiciaire.
78On trouve l’ennemi conventionnel dans la guerre chevaleresque et dans la guerre selon le Jus publicum europæum. Le Turc de l’époque moderne est un bon exemple d’ennemi réel. L’ennemi absolu est tour à tour l’hérétique, le révolté, le contre-révolutionnaire, le sauvage, le membre d’une « race inférieure » ou « l’ennemi de classe » (propositions bien sûr réversibles : pour l’hérétique, l’ennemi absolu est le fidèle du culte dominant, pour le révolté c’est le défenseur de l’ordre en place, etc.) La coexistence de différents types d’ennemis est fréquente ; en particulier, la modération envers l’ennemi conventionnel en Europe occidentale tend à trouver son exutoire dans des formes de guerre beaucoup plus dures contre un ennemi réel ou absolu aux périphéries de l’Europe voire hors d’Europe. Ce transfert semble valider la théorie de René Girard selon laquelle la désignation d’un bouc émissaire permet de préserver l’équilibre interne d’une communauté167. Quant à la guerre civile, elle suppose une hostilité absolue jusques et y compris dans les périodes où l’ennemi étranger est globalement respecté. Enfin, on trouve parfois tout le prisme de l’hostilité dans une seule et même séquence guerrière : pendant les croisades, le musulman est dans l’ensemble un ennemi réel, mais il est un ennemi absolu pour certaines factions millénaristes tandis qu’il devient presque un ennemi conventionnel au niveau des élites.
79Que penser dès lors de l’assertion de Benoît Durieux selon laquelle la culture militaire ouest-européenne se caractériserait par son aptitude à respecter l’ennemi, contrairement au tropisme américain d’après lequel il serait par principe le bad guy à écraser au plus vite168 ? Formulé en 2005, ce jugement traduisait bien les réticences de la vieille Europe envers le jusqu’au-boutisme de George W. Bush qui, quelques années plus tôt, avait proclamé la « croisade » contre le terrorisme. Mais en l’occurrence, le président américain ne faisait que recycler un genre de guerre d’origine ouest-européenne ! Le propos de Benoît Durieux peut donc difficilement être sorti de son contexte. Répétons-le, la longue histoire militaire de l’Europe occidentale présente tous les degrés d’hostilité concevables. Sans doute en va-t-il de même pour les autres civilisations. Si tel est le cas, la différence de l’une à l’autre tiendrait à la prépondérance de telle ou telle figure de l’ennemi et ne pourrait être établie qu’au terme d’une très minutieuse étude comparative.
Notes de bas de page
1 Cité par Jean-Pierre Bois, Fontenoy 1745. Louis XV arbitre de l’Europe, Paris, Economica, 1996, p. 68.
2 Carl Schmitt, Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992 [1972], p. 299 [éd. orig. Theorie des Parisanen, 1963].
3 Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Éditions de Minuit, 1955, p. 52 [éd. orig., Vom Kriege, 1832].
4 Carl Schmitt, La notion de politique, Paris, Flammarion, 1992 [1963], p. 64 [éd. orig., Der Begriff des Politischen, Munich, Duncker und Humblot, 1932].
5 Aristote, Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2008, VII, 8, p. 392.
6 Platon, La République, V, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1993, t. I, p. 1047.
7 Ibid., p. 1048.
8 Ibid., p. 1049.
9 Ibid., p. 1048.
10 Ibid., p. 1049.
11 Ibid., p. 1046.
12 Aristote, Les Politiques, op. cit., VII, 14, p. 417.
13 Ibid., I, 5, p. 21.
14 Ibid., I, 5, p. 22.
15 Ibid., I, 2, p. 12.
16 Ibid., VII, 7, p. 388.
17 Ibid., VII, 7, p. 389.
18 De duellum vient évidemment notre mot « duel », d’où la célèbre définition de Clausewitz : « La guerre n’est rien d’autre qu’un duel à une plus vaste échelle » (C. von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 51).
19 Julie Gallego, « L’hôte et l’ennemi sont-ils des étrangers comme les autres ? », dans Marie-Françoise Marein, Patrick Voisin, Julie Gallego (dir.), Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 332.
20 Cicéron, Des devoirs, trad. Charles Appuhn, Paris, Garnier, I, 12, 1933.
21 Ibid., I, 11.
22 Guillaume Bacot, La doctrine de la guerre juste, Paris, Economica, 1989, p. 11.
23 Cicéron, Des devoirs, op. cit., I, 11.
24 Ibid., I, 23.
25 Ibid., I, 11.
26 Ibid., I, 12.
27 Ibid.
28 Cité par Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, Paris, PUF, 2008, p. 56 [éd. orig., Der Nomos der Erde, Cologne, Greven, 1950].
29 G. Bacot, La doctrine de la guerre juste, op. cit., p. 11.
30 Cité par Jean-François Dubos, De la récompense à la décoration. Essai d’introduction à la phaléristique, mémoire pour l’obtention du diplôme de l’École pratique des hautes études préparé sous la direction du professeur Hervé Coutau-Bégarie, 2011, p. 43.
31 Deutéronome XX, 10-15, trad. fr. La Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1981 (d’où sont également extraites les autres citations bibliques de cet article).
32 Deutéronome XX, 16-18.
33 Livre de Josué VI, 21-24 ; d’autres massacres sont relatés en VIII, 25, et XI, 14 et 21.
34 Premier livre de Samuel XV, 7-28.
35 Psaumes 109 et 137. Noter que le concile Vatican II a supprimé les versets imprécatoires de la liturgie, sauf pour les communautés religieuses.
36 Premier livre de Samuel XVIII-XXXI.
37 Cf. notamment Israël Finkelstein, Neil Asher Siberman, La Bible dévoilée, Paris, Gallimard, 2004, et l’entretien accordé par Pierre de Miroschedji à La Recherche, 391, novembre 2005.
38 Matthieu, V, 44 et Luc, VI, 27-29.
39 C. Schmitt, La notion de politique, op. cit., p. 67.
40 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, dans saint Thomas, L’Être et l’esprit, textes choisis et traduits par Joseph Rassam, Paris, PUF, 1971, p. 159-160.
41 C. Schmitt, La notion de politique, op. cit., p. 67-68.
42 Saint Augustin, Contre Fauste, extrait reproduit dans Paix et guerre selon saint Augustin, textes choisis, présentés et traduits par Pierre-Yves Fux, Paris, Migne, 2010, p. 129.
43 Ibid., p. 124.
44 Le Catéchisme de l’Église catholique publié en 1992 ne comporte pas d’article « Guerre juste », mais recense les « strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire », c’est-à-dire « les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la « guerre juste »» (§ 2309).
45 Saint Paul, Épître aux Romains, XIII, 4.
46 Saint Augustin, La Cité de Dieu, extrait reproduit dans Paix et guerre selon saint Augustin, op. cit., p. 145.
47 Saint Augustin, Lettre 189 à Boniface, ibid., p. 70.
48 Ibid., p. 71.
49 Tel que l’emploient par exemple les sociologues (ainsi Gaston Bouthoul, Traité de sociologie, Paris, Payot, 1946, p. 311-312), et non au sens précis que lui donnent les médiévistes et spécialistes du droit médiéval.
50 Michel de Boüard, Guillaume le Conquérant, Paris, Fayard, 1984, p. 201-202.
51 Bertrand de Bar-sur-Aube, Girard de Roussillon (fin xiie siècle).
52 Jean Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1998, p. 130.
53 Cité par ibid., p. 174.
54 Ibid., p. 127.
55 Cité par ibid., p. 123.
56 Cité par ibid., p. 159.
57 Georges Duby, Le dimanche de Bouvines [1975], rééd. dans Id., Féodalité, Paris, Gallimard, 1997, p. 960.
58 Froissart, Chroniques, dans Id., Historiens et chroniqueurs du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1952, p. 392.
59 Ibid., p. 397.
60 M. de Boüard, Guillaume le Conquérant, op. cit., p. 372.
61 Cité par J. Flori, Chevaliers et chevalerie…, op. cit., p. 158.
62 Ibid.
63 Cité par ibid., p. 165.
64 Cité par Philippe Contamine, La guerre au Moyen Âge, Paris, PUF, 1986, p. 458.
65 Cité par Jean Flori, La croix, la tiare et l’épée, Paris, Payot, 2010, p. 90.
66 Ibid., p. 89.
67 C. von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 53.
68 René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007.
69 Urbain II, « Premier appel à la Croisade », reproduit dans L’esprit de la Croisade. Textes médiévaux présentés par Jean Richard, Paris, Cerf, 2000, p. 62-63.
70 Saint Bernard, De laude novæ militiæ, reproduit dans L’esprit de la Croisade, op. cit., p. 141.
71 Ibid., p. 146.
72 Urbain II, « Premier appel… », art. cité, p. 63.
73 Saint Bernard, De laude…, op. cit., p. 150.
74 Urbain II, « Premier appel… », art. cité, p. 62.
75 Saint Bernard, De laude…, op. cit., p. 142.
76 Ibid., p. 144.
77 Cité par René Grousset, L’épopée des croisades, Paris, Plon, 1939, p. 161.
78 Alain Demurger, Les Templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2005, p. 488.
79 Chiffre indiqué par Régine Pernoud, Richard Cœur de Lion, Paris, Fayard, 1988, p. 161.
80 Chronique arabe citée par R. Pernoud, ibid., p. 191.
81 C. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 143.
82 D. C. Rapoport, « Pourquoi le messianisme religieux engendre-t-il la terreur ? », Stratégique, 66-67, 1997, p. 71-72 (article originellement publié dans American Political Science Review, 78, 1984).
83 C. von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 69.
84 Alain Corbellari, Guillaume d’Orange ou la naissance du héros médiéval, Paris, Klincksieck, 2011.
85 Voir par exemple Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, Paris, Éditions libres-Hallier, 1979, chapitre « Monothéisme et totalitarisme ».
86 Michel Roquebert, Histoire des Cathares, Paris, Perrin, 2006 [1999], p. 136.
87 Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1997 [1979], p. 14.
88 M. Roquebert, Histoire des Cathares, op. cit., p. 136.
89 Ibid., p. 19.
90 G. Bacot, La doctrine de la guerre juste, op. cit., p. 30.
91 C. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 142.
92 Denis Crouzet, La nuit de la Saint-Barthélémy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994.
93 D. C. Rapoport, « Pourquoi le messianisme religieux engendre-t-il la terreur ? », art. cité, p. 88.
94 Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993, p. 303-304.
95 Discours d’Henri IV au Parlement de Paris (1599), cité par Jörg Wollenberg, Les trois Richelieu, Paris, François-Xavier de Guibert, 1995, p. 127-128.
96 Discours véritable de la victoire tenue par le Roi en la bataille donnée près le village d’Ivry le quatorzième de mars 1590, cité par Hervé Drévillon, Batailles. Scènes de guerre de la Table Ronde aux tranchées, Paris, Seuil, 2007, p. 108.
97 Richelieu, Testament politique [circa 1630-1638], Bruxelles, Éditions Complexe, 1990, p. 29.
98 Sur tous ces aspects, voir J. Cornette, Le roi de guerre, op. cit., passim.
99 G. Bacot, La doctrine de la guerre juste, op. cit., p. 50.
100 Cité par J. Cornette, Le roi de guerre, op. cit., p. 101.
101 John A. Lynn, The Wars of Louis XIV, 1667-1714, Londres/New York, Longman, 1999, p. 367.
102 Cité par John Frederick Charles Fuller, La conduite de la guerre, Paris, Payot, 2007, p. 56 [éd. orig., The Conduct of War, 1963].
103 Cité par J.-P. Bois, Fontenoy 1745…, op. cit., p. 101.
104 Cité par Emmanuel Davin, Suffren, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1947, p. 88.
105 C. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 98.
106 Voir les citations que nous avons collectées dans notre article « À propos du nomos de la Terre », revue numérique Res Militaris, 1/2, hiver-printemps 2011 [http://resmilitaris.net].
107 Estimation tirée des batailles entre Anglais et Écossais par Jean Chagniot, Le chevalier de Folard. La stratégie de l’incertitude, s. l., Éditions du Rocher, 1997, p. 126-127.
108 Voir à ce sujet Bernard Gainot, « Périphéries et conflictualité : les guerres de “sauvages” dans les espaces coloniaux américains du xviiie siècle », dans Éric Schnakenbourg, Frédéric Dessberg (dir.), La France face aux crises et aux conflits des périphéries européennes et atlantiques, Rennes, PUR, 2009, p. 169-181.
109 Cité par Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 204.
110 C. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 168.
111 C. von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 52.
112 C. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 104.
113 Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade. Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux xvie et xviie siècles, Paris, PUF, 2004, p. 627.
114 Cité par Robert Lacour-Gayet, Histoire du Canada, Paris, Fayard, 1967, p. 176.
115 C. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 96.
116 Cité par Bernard Cottret, La Révolution américaine, Paris, Perrin, 2004, p. 209.
117 Robert Lacour-Gayet, Histoire des États-Unis, Paris, Fayard, 1985, t. 1, p. 196.
118 Comte de Guibert, Essai général de tactique [1770], rééd. dans Id., Stratégiques, Paris, Éditions de l’Herne, 1977, p. 149.
119 Comte de Guibert, Essai général de tactique, op. cit., p. 150.
120 Cité par B. Cottret, La Révolution américaine, op. cit., p. 187.
121 Cité par R. Lacour-Gayet, Histoire des États-Unis, op. cit., t. 1, p. 169.
122 Cité par B. Cottret, La Révolution américaine, op. cit., p. 207.
123 Cité par Thierry Lentz dans Françoise Autrand, Lucien Bély, Philippe Contamine, Thierry Lentz, Histoire de la diplomatie française, Paris, Perrin, 2007, t. 1, p. 480.
124 Cité par Marc Belissa, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998, p. 333. Voir aussi Frank Attar, La Révolution française déclare la guerre à l’Europe, Bruxelles, Éditions Complexe, 1992, p. 132.
125 Cité par Jean-Pierre Bois, De la paix des rois à l’ordre des empereurs, 1714-1815, Paris, Seuil, 2003, p. 291.
126 Cité par Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale, xviiie-xxe siècle, Paris, Le Félin, 2004, p. 105.
127 Cité par Alain Gérard, « Par principe d’humanité… ». La Terreur et la Vendée, Paris, Fayard, 1999, p. 319.
128 Cité par Raoul Girardet, Problèmes militaires et stratégiques contemporains, Paris, Dalloz, 1989, p. 6.
129 Cité par Michel Kérautret, « Détruire ou imiter Carthage ? », dans Jean-Marcel Humbert, Bruno Ponsonnet (dir.), Napoléon et la mer. Un rêve d’Empire, Paris, Seuil/Musée national de la marine, 2004, p. 167.
130 Cité par Albert Ollivier, Saint-Just et la force des choses, Paris, Le Livre de Poche, 1966, p. 588.
131 Ibid., p. 510.
132 Ibid., p. 383.
133 Antoine Henri Jomini, Précis de l’art de la guerre, Paris, Ivrea, 1994 [1837], p. 35.
134 Carl von Clausewitz, De la Révolution à la Restauration. Écrits et lettres, Paris, Gallimard, 1976, p. 408. Le rapprochement entre puritains et révolutionnaires apparaît chez d’autres auteurs du xixe siècle, ainsi le contre-révolutionnaire Donoso Cortès (voir la préface d’André Coyné à sa Lettre au cardinal Fornari, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989 [1852], p. 25) ou le conservateur Taine (Les Origines de la France contemporaine, Paris, Robert Laffont, 1972 [1875-1893], p. 109).
135 Cité par F. Attar, La Révolution française…, op. cit., p. 123.
136 Cité par J.-Y. Guiomar, L’invention de la guerre totale, op. cit., p. 71.
137 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Genève, Éditions Slatkine, 1980 [1797], p. 78.
138 Ibid., p. 66.
139 Cité par J. F. C. Fuller, La conduite de la guerre, op. cit., p. 76.
140 140J. A. Lynn, The Bayonets of the Republic : Motivation and Tactics in the Army of Revolutionary France, 1791-1794, Boulder, Westview Press, 1996.
141 Cité par Georges Blond, La Grande Armée, Paris, Robert Lafont, 1979, p. 203-204.
142 Jean-Marc Lafon, « La première campagne d’Andalousie (mai-juillet 1808) : violences confrontées, exacerbées, enfouies », Revue historique des armées, 239, 2005, p. 44-45.
143 Cité par Jean-Jacques Langendorf, « Propagande patriotique et journaux de campagne prussiens (1813-1814) », dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Les médias et la guerre, Paris, Economica, 2005, p. 269.
144 Cité par Wolfgang Venohr, « Neithard von Gneisenau », dans Sebastian Haffner, Wolfgang Venohr (dir.), Profils prussiens, Paris, Gallimard, 1983, p. 109.
145 Cité par Jean-Jacques Langendorf, « Le concept de guerre totale dans la pensée militaire allemande », dans Centre d’histoire et de prospective militaires, Guerre totale. Clés pour une mutation au seuil du xxie siècle, Pully, 2000, p. 234.
146 Cité par T. Lentz, Histoire de la diplomatie française, op. cit., p. 568.
147 Cité par Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, le prince immobile, Paris, Fayard, 2007, p. 491.
148 Ibid.
149 Cité par Jacques Bainville, Napoléon, Paris, Tallandier, 2012 [1931], p. 493.
150 Cité par J.-P. Bois, De la paix des rois à l’ordre des empereurs, op. cit., p. 426.
151 Cité par Jean de Viguerie, Les deux patries. Essai historique sur l’idée de patrie en France, Bouère, Dominique Martin Morin, 2003, p. 132.
152 Cité par Modris Eksteins, Le sacre du printemps. La Grande Guerre et la naissance de la modernité, Paris, Plon, 1991, p. 66 [éd. orig., Rites of Spring : The Great War and the Birth of the Modern Age, Toronto, Lester & Orpen Dennis, 1989].
153 Raymond Aron, Les guerres en chaîne, Paris, Gallimard, 1951.
154 C. Schmitt, La notion de politique, op. cit., p. 162.
155 Cité par S. Audoin-Rouzeau, A. Becker, 14-18, retrouver la Guerre, op. cit., p. 200.
156 John Horne, Alan Kramer, 1914, Les atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005 [éd. orig. German atrocities, 1914 : A History of Denial, New Haven, Yale University Press, 2001] ; à compléter par Isabel V. Hull, Absolute Destruction : Military Culture and the Practices of War in Imperial Germany, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2005.
157 S. Audoin-Rouzeau et A. Becker lui ont consacré plus du tiers de leur livre 14-18, retrouver la Guerre, op. cit., 2e partie.
158 Parallèle développé par Marcel Merle, Sociologie des relations internationales, Paris, Dalloz, 1982, p. 34-38.
159 C. Schmitt, Théorie du partisan, op. cit., p. 305. Rattrapé par ses passions, Schmitt n’adresse ce reproche qu’au communisme…
160 160Cité par Thierry Noulens, « Clausewitz et la guerre révolutionnaire », dans Laure Bardiès, Martin Motte (dir.), De la guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, Paris, Economica, 2008, p. 441.
161 Erich Ludendorff, La guerre totale, Paris, Flammarion, 1936, p. 22 [éd. orig., Der Totale Krieg, Munich, Ludendorff, 1935].
162 Ibid., p. 247.
163 C. Schmitt, Théorie du partisan, op. cit., p. 303-304. Voir aussi Michael S. Sherry, « Le fanatisme technologique et la guerre moderne », dans Dominique Barjot (dir.), Deux guerres totales, 1914-1918 – 1939-1945. La mobilisation de la nation, Paris, Economica, 2012.
164 Peter Haggenmacher, « L’itinéraire internationaliste de Carl Schmitt », présentation de C. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 22.
165 Georges-Henri Soutou, La guerre de Cinquante Ans. Les relations Est-Ouest, 1943-1990, Paris, Fayard, 2001, p. 11-12.
166 C. Schmitt, Théorie du partisan, op. cit., p. 294 et suiv.
167 René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1991 [1972].
168 Benoît Durieux, Relire De la guerre de Clausewitz, Paris, Economica, 2005, p. 28.
Auteur
Université Paris 4 Paris-Sorbonne/écoles de Saint-Cyr Coëtquidan
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 4 Paris-Sorbonne, détaché aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan et professeur au Centre d’études supérieures de la marine.
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