Perceptions faussées de l’autre, darwinisme social et la crise de juillet 1914
p. 109-127
Texte intégral
1Quel est le rôle des idées sur les perceptions stratégiques des décideurs politiques, leur vision de « l’autre » et leurs propres « intérêts » ? Selon notre perspective théorique, d’inspiration « constructiviste », ce que nous désirons (les intérêts) et ce que nous voulons être (les identités) est largement constitué par nos visions du monde1. En d’autres termes, il est impossible de définir – indépendamment de nos croyances – les finalités vers lesquelles nous tendons. Les acteurs agissent dans cette optique selon leurs intérêts, mais ce qu’ils perçoivent et définissent comme intérêt est largement dépendant de leur grille mentale. Ainsi, par exemple, l’intérêt national était, dans le contexte du début du xxe siècle, synonyme d’expansion coloniale et de renforcement de la puissance militaire alors qu’il est aujourd’hui plus fortement associé au bien-être économique, et même à la défense des minorités opprimées dans des pays lointains (voir par exemple les interventions occidentales au Kosovo en 1999 ou en Somalie en 1992). Afin de comprendre cette variabilité des intérêts (militaire, économique, moral, etc.), il convient d’examiner les idées qui les constituent. En effet, il est difficile de déterminer les finalités vers lesquelles nous tendons sans savoir exactement ce que nous sommes ou ce que nous voulons être. Les décideurs d’un État qui perçoivent leur nation comme une puissance « civile » (par exemple la RFA) auront un intérêt autre à intervenir dans les opérations militaires dans le monde qu’un État aspirant au statut de « grande puissance traditionnelle ». Or, c’est paradoxalement la « science » prétendant pourtant à la neutralité qui est susceptible de fournir des grilles « normatives » aux décideurs politiques. La « science » peut surtout jouer un rôle « destructeur » en révélant le caractère erroné de certaines croyances. Elle suggère ce qui est « moderne » et ce qui est désormais ancien et réfuté. Ainsi, les croyances religieuses ont été profondément bouleversées par le darwinisme social.
2Selon nous, le darwinisme social a joué un double rôle dans la genèse de la décision des décideurs allemands de risquer une guerre mondiale. Tout d’abord, l’idéologie darwinienne et raciale, comprise ici comme l’application du mécanisme de la sélection aux relations entre nations définies en termes ethno-culturels, a surtout exercé une influence majeure sur les dirigeants européens en déformant leur vision de la réalité. Ils se sont trompés – à un degré bien évidemment variable – aussi bien dans leur évaluation du rapport de forces que dans leur estimation des intentions des États rivaux. Quant aux décideurs allemands, leur peur de la Russie, notamment, « qui grandit sans cesse » pour reprendre une formule du chancelier Bethmann Hollweg, fut un facteur déterminant de leur politique jusqu’au-boutiste pendant la crise de juillet. L’axiome de la lutte finale entre le slavisme et le germanisme les conduisait à voir dans le conflit austro-serbe un enjeu vital pour la survie de l’Allemagne.
3Selon notre deuxième thèse, le darwinisme social, l’application aux sociétés humaines du principe de la sélection naturelle, et le nationalisme « ethnique » ont précisément contribué à forger des identités exclusives et potentiellement belliqueuses surtout dans l’Allemagne wilhelmienne mais aussi dans d’autres États européens. L’acceptation du risque de guerre était facilitée par la connotation positive des vertus martiales à l’époque du darwinisme social. En outre, la définition problématique de l’identité nationale au sein des États européens comme grandes puissances viriles (associé au mépris des valeurs pacifiques et du compromis diplomatique), maritimes (« notre avenir se jouera sur mer2 »), « montantes » (avec l’exigence d’une « place au soleil » et de l’expansion coloniale3) et « germaniques » (associé à l’idée d’une opposition au monde « slave ») ou « slaves » (pour certains dirigeants russes) encouragea les diplomaties des États européens à l’intransigeance.
4L’interprétation proposée ici s’inspire donc de deux perspectives différentes dans l’explication de la Première Guerre mondiale qui partagent néanmoins une opposition aux approches matérialistes. Quant à l’approche perceptuelle, elle attire notre attention sur la dimension cognitive de la politique internationale et la difficulté d’évaluer correctement l’environnement international. Enfin, l’approche constructiviste nous rappelle la dimension inévitablement normative de la politique internationale car les finalités des responsables politiques échappent à toute définition « objective » et dépendent des identités et du contexte « culturel ».
5Notre développement s’articulera en deux parties. Dans la première partie, nous examinerons quels sont les thèmes du darwinisme social pour l’analyse de la politique internationale et quels sont les protagonistes de cette approche. Ensuite, dans une deuxième partie, nous verrons ces idées à l’œuvre dans la politique étrangère allemande lors de la crise de juillet 1914.
La production du darwinisme social
Les slogans du darwinisme social
6D’emblée, il convient de constater que le darwinisme social est à peine une application fidèle du darwinisme aux relations sociales. La seconde moitié du xixe siècle a été l’âge d’or de Darwin ou du moins, celui du darwinisme, car le recours à ses théories biologiques se manifeste un peu dans tous les domaines : dans l’art (naturalisme d’Émile Zola), la sociologie (Herbert Spencer, Gustave Le Bon), la philosophie (Friedrich Nietzsche) ou les ouvrages historiques (H. S. Chamberlain). Les nationalismes découvrent dans l’œuvre de Darwin ou de ses vulgarisateurs une armature puissante. L’assimilation du darwinisme social par les nationalismes, la transposition de l’idée de Darwin de la sélection des meilleurs à des réalités sociales, contribua à leur brutalisation en focalisant leur attention sur la composante « combative » de la vie internationale.
7Cependant le darwinisme social a connu des variations multiples. La version « évolutionniste » se dirigea d’abord contre l’Église et sa foi dans les origines « divines » de l’homme. La célèbre controverse de l’évêque de Canterbury avec Thomas Huxley (1825-1895) en fournit un exemple. Huxley avait répondu qu’il préférait descendre du singe plutôt que d’un personnage « turbulent et versatile qui aime embrouiller des problèmes qu’il ignore complètement ». Le darwinisme social pouvait aussi prendre l’allure d’un individualisme exacerbé en justifiant non seulement les inégalités sociales mais aussi l’élimination des individus infirmes ou faibles. Le laisser-faire capitaliste était plus que justifié par cette idéologie. Il n’est pas étonnant que la bourgeoisie se soit emparée des thèmes darwiniens. D’ailleurs, le darwinisme social n’était pas nécessairement « belliqueux ». Certains théoriciens comme les sociologues Novicow et Vaccaro insistaient sur le fait que la lutte pour la survie « avait désormais pris d’autres formes de compétition que la confrontation armée ». Selon l’anarchiste russe Pierre Kropotkine (1842-1921), la coopération remplacera la compétition comme facteur clef de l’évolution sociale4.
8En revanche, les nationalismes se servaient du darwinisme social pour démontrer scientifiquement la supériorité de leur nation dans la « lutte pour la survie » et justifiaient de cette manière la domination coloniale sur les peuples plus « faibles ».
9En Allemagne, les mouvements nationalistes ne parvenaient que très rarement à influer directement sur les décisions concrètes de leurs gouvernements. Ils ont eu néanmoins un rôle primordial dans la diffusion des idées qui devaient inspirer les perceptions de la réalité internationale de leurs dirigeants en juillet 1914. La propagation de ce darwinisme « national » par les mouvements de masse contribua doublement à la création d’un esprit belliqueux. Cette idéologie déforma d’abord la perception qu’avaient les nations les unes des autres. La notion de l’adversité changea de sens. Ce ne sont plus seulement des rivalités transitoires pour des enjeux territoriaux, stratégiques ou économiques qui alimentent l’hostilité vis-à-vis des autres nations mais les oppositions se « naturalisent » souvent sous l’influence des idéologies raciales. En d’autres termes, certaines hostilités – par exemple franco-allemande ou germano-russe – tentent à devenir permanentes indépendamment de la conjoncture diplomatico-stratégique. Il en est de même de certaines amitiés comme l’alliance germano-autrichienne – qui devient un enjeu identitaire (le postulat de la fidélité de Nibelungen, le chancelier Bülow en 1908).
10Le nationalisme et le darwinisme social créèrent de la même manière des identités et des normes susceptibles de faciliter l’acception de la guerre. L’apologie de la force – selon le darwinisme social la guerre était une épreuve à l’issue de laquelle les nations faibles seraient éliminées – et l’exaltation de la nation pouvaient très facilement encourager ce fatalisme belliqueux et l’intransigeance diplomatique qui caractérise la plupart des dirigeants européens durant la crise de juillet 1914.
Ethnicisation de l’ennemi et guerre préventive
11La transformation des nationalismes enrichis par des thèmes raciaux et darwiniens devait former un puissant ferment pour la création des identités et des normes encourageant le recours à la force.
12Le premier effet de la nouvelle idéologie nationale était la « naturalisation » de l’ennemi souvent en fonction de critères ethno-linguistiques. Les mouvements nationalistes ont beaucoup contribué à la création d’images stéréotypées de l’adversaire en prêtant une volonté diabolique à autrui. Peu importe ce que faisait l’État adverse, tout était interprété de telle manière que ses actions convenaient à la vision négative de l’autre. Les feuilles pangermanistes, l’Alldeutsche Blätter, affirment alors que Guillaume II rencontre le tsar russe à Baltischport en 1912 :
Quiconque connaît la Russie doit contredire un tel espoir en insistant sur quelques faits fondamentaux ; tout d’abord la répugnance congénitale des Slaves contre l’Allemand qui résulte de dispositions radicalement différentes. Ensuite la volonté de puissance indestructible du panslavisme et enfin l’hostilité farouche des Slaves contre l’Autriche5.
13Quant aux milieux dirigeants russes, ils étaient en grande partie influencés par le panslavisme et défendaient avec ardeur le droit des « Slaves » opprimés en Autriche-Hongrie, celui des Tchèques, Bosniaques, Ruthènes et des « petits frères serbes ». L’annexion autrichienne de la Bosnie-Herzégovine (1908) fut mal vécue par le nationalisme serbe. Ses organisations secrètes (la fameuse Main Noire) étaient subventionnées par Saint-Pétersbourg6. Les pangermanistes autrichiens s’inquiétaient de leur côté des développements balkaniques et de l’agitation des Tchèques. En Angleterre, K. Pearson et B. Kidd interprétaient les rivalités de la politique internationale comme lutte impitoyable entre races « inférieures » et « supérieures ». En France, la référence en matière d’altérité restait l’Allemagne. L’image qu’avait donnée Flaubert des envahisseurs de 1870 « des docteurs ès lettres cassant des glaces à coups de pistolet et volant des pendules » fut réanimée par la crise de Saverne de 1913. Les cartes postales françaises de 1914 à l’occasion de la célébration de l’Entente cordiale proclamaient : « Teutons, mettez fin à votre arrogance/ Tremblez devant l’Angleterre et la France. » Les guerres balkaniques de 1912-1913 accentuaient encore la perception des antagonismes raciaux. Les soldats grecs avaient reçu l’ordre de tuer leurs prisonniers « afin que cette sale race bulgare ne puisse pas renaître7 ». Les soldats serbes quant à eux se mirent en Albanie à « supprimer brutalement la race shkiptare ». Certaines hostilités s’étaient ainsi si profondément enracinées dans l’imaginaire collectif qu’il était devenu impensable d’entretenir un jour des relations amicales. Le spectre d’une lutte finale entre Slaves et Germains hantait une grande partie de la presse allemande.
La guerre inévitable
14L’introduction du darwinisme social donnait en plus une connotation fataliste aux rivalités internationales. La lutte pour la survie était souvent perçue comme une donnée immuable de la politique internationale. Seule l’Angleterre pratiquait le libre commerce (de 1840-1942), forte de son industrie textile et de sa flotte. Elle imposa l’ouverture des marchés aux autres pays, souvent sous la menace d’une intervention militaire (en Chine, au Maroc, au Siam, en Perse ou dans l’Empire ottoman). Face aux protectionnismes (voir par exemple les guerres douanières entre la Russie et l’Allemagne de 1890-1884 ou entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie, 1906-1911), la conviction qu’une grande puissance devait posséder un Empire mondial pour assurer son développement économique s’installa. Le géographe Friedrich Ratzel avait dans son ouvrage Espace vital (1901) développé l’idée selon laquelle chaque État en accroissement démographique doit étendre son « espace national » aux dépens d’autres peuples. La raréfaction des territoires vierges à la fin du xixe siècle inaugura l’ère post-colombienne et provoqua des tensions qu’illustre la célèbre rencontre de Fachoda en 1898 entre les impérialismes français et anglais. Max Weber proclama en 1897 que seule la puissance militaire pourrait décider sur la part de la domination économique dans le monde et de ce fait aussi sur la prospérité de sa population. Lord Rosebery voyait dans l’Empire britannique une garantie d’assurer la prospérité aux générations futures. Certains comme Cecil Rhodes ou Joseph Chamberlain le concevaient comme une possibilité de résoudre les problèmes sociaux8. Aussi bien les nationalistes anglais qu’allemands s’imaginaient pour cette raison qu’un jour ou l’autre, les deux nations devraient en découdre pour la lutte pour la suprématie mondiale. La course aux armements navals – la remise en question du two power standard (la flotte anglaise doit égaler les deux flottes européennes qui suivent additionnées) par l’Allemagne accentua les rivalités. La rivalité germano-anglaise était déclinée sous l’aspect d’une lutte finale inévitable entre deux races « montantes ».
15Toutes ces images stéréotypées ne pouvaient que promouvoir l’idée d’une guerre préventive. En d’autres termes, pour la plupart des mouvements nationalistes radicaux, la guerre n’était pas tant une question de légitimité qu’une question d’opportunité. Comme les autres nations étaient de toute manière perçues comme mal intentionnées et irréductiblement hostiles, le déclenchement d’une guerre devait uniquement dépendre de circonstances favorables.
La valorisation de la nation et de la guerre
16La mutation identitaire des mouvements nationalistes – leur idéalisation de la patrie et en particulier leur messianisme – était particulièrement susceptible de promouvoir une irritabilité « ombrageuse » de la conscience nationale. Alors que les guerres du xviiie et du xixe siècle étaient avant tout menées pour des intérêts de pouvoir, les mouvements nationalistes dans tous les États européens étaient disposés à faire des guerres pour la simple affirmation identitaire – le prestige, la gloire ou des vertus civilisatrices qu’ils crurent apporter au monde. Des visions « mégalomanes » de la nation expliquent que ces mouvements considéraient déjà comme casus belli le refus d’accorder à leur nation un plus grand nombre de colonies. Durant les crises marocaines de 1905 et 1911, les nationalistes allemands et français étaient disposés à s’engager dans une confrontation armée.
17L’infusion des doctrines social-darwiniennes au sein des mouvements nationalistes conduisait en même temps à une valorisation des valeurs « viriles ». La guerre était encore présentée au début du xxe siècle comme étant courte et parfois même joyeuse. Seuls certains esprits éclairés comme H. G. Wells ou le russe I. Bloch avaient prédit une guerre longue et dévastatrice. En France, l’enquête d’Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui (1910), révèle la résurgence de l’esprit nationaliste et cocardier d’une élite parisienne animée par le goût de l’action et du combat contre la décadence et l’intellectualisme. Le général Bonnal affirma que la guerre était « animatrice des progrès de l’humanité ». Les crises marocaines avaient sans doute favorisé ce réveil des valeurs martiales. Même le socialiste et dreyfusard Charles Péguy (1873-1914) glorifia « le vieil honneur militaire, l’honneur de France ». Cela était particulièrement vrai pour l’Allemagne wilhelmienne avec sa forte tradition militaire et la glorification de trois guerres victorieuses progressives. Le journal völkisch Hammer affirme ainsi en 1910 : « La vie ne perd rien si une nation de valets périt. Cela crée de l’espace pour des nations meilleures. » Dans presque tous les États, mais à un degré plus faible en Angleterre et en France, l’idée que seules les nations « faibles » cherchaient à éviter à tout prix une guerre était répandue. Certains penseurs et mouvements nationaux affirmaient même qu’une guerre pourrait revitaliser leur nation et la sauver de la décadence d’une trop longue période de paix. Si au cours du xixe siècle, la guerre n’était pas encore perçue comme quelque chose de répréhensible, elle n’était pas exaltée comme fin en soi mais comme moyen éventuel de promouvoir des intérêts nationaux comme ultima ratio. En revanche avec l’apogée des mouvements nationalistes, la guerre reçoit souvent une connotation positive en devenant pour beaucoup « le père de toutes bonnes choses ».
Les médiateurs et les vecteurs de cette idéologie
18L’histoire des origines de la Première Guerre mondiale est encore trop souvent celle des « grands hommes » conduisant leurs peuples à la guerre. Pourtant, tous les grands États européens étaient depuis la fin du xixe siècle confrontés à des mouvements de masse contestant l’ordre social – tels les partis socialistes – ou bien à ceux revendiquant une politique plus nationale – tels les mouvements pangermaniques, panslavistes ou les ligues coloniales. Même les États autoritaires – la Russie, l’Empire wilhelmien ou l’Autriche-Hongrie – étaient amenés à justifier et à légitimer leur politique dans ce contexte de politisation des masses.
19La fin du xixe siècle donne lieu à un changement profond des mentalités politiques, ce qui se reflète notamment dans une mutation des nationalismes. Le basculement le plus significatif est la victoire de l’idée nationale sur les solidarités dynastiques et transnationales. Or, le nationalisme tel qu’il est propagé par les mouvements nationalistes à la fin du xixe siècle n’est plus celui du libéralisme cosmopolite. Sous l’influence des idéologies raciales et social-darwiniennes, il change de signification. L’idée de Darwin de la sélection des « meilleurs » est transposée à la compétition entre les nations comprises de plus en plus souvent sous un angle ethnique.
20Le nationalisme libéral de la Paulskirche (1848) fut progressivement discrédité par son incapacité à proposer un projet réaliste de l’unité allemande. Il se révéla incapable de contester le pouvoir aux hobereaux prussiens. L’unité allemande (1871) était menée sous l’égide de Bismarck par le « fer et le sang » et le contenu démocratique de l’idée nationale se trouva du même coup mis à mal. La pensée nationale de l’époque bismarckienne fut encore marquée par l’idée de Machtstaat (l’État de puissance) propagée notamment par l’historien Heinrich von Treitschke (1834-1896). En revanche, l’orientaliste Paul de Lagarde (1827-1891) manifesta déjà un antisémitisme violent dans ses écrits se servant des métaphores biologiques. Il préconisa d’exiler les Juifs à Madagascar en affichant une dureté implacable à leur égard : « On ne parlemente pas avec les bacilles et les trichines… mais on les extermine » (Juden und Indogermanen, 18889). Cependant, dans l’ensemble le nationalisme de l’époque bismarckienne était certes devenu hostile au libéralisme, mais son expression était encore modérée par des traditions culturelles et l’étatisme prussien.
21C’est à partir des années 1890 que l’on assista à l’éclosion de thèmes raciaux avec des penseurs tels que Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), auteur de l’ouvrage Les assises du xixe siècle (1899), les leaders de la Ligue pangermaniste (1891-1894), Ernst Hasse (1846-1908) et Ernst Class (1868-1953) ou des anthropologues comme Ludwig Woltmann (Anthropologie Politique, 1903). Ces auteurs affirment la nécessité de prévenir les mélanges raciaux en établissant une distinction entre Staats- und Volksfremde (Ernst Class, « étrangers à l’État et étrangers au peuple »). Le Volk (« peuple » au sens ethno-linguistique) prime pour eux sur tous les autres intérêts. Ils considèrent les « Germains » comme berceau de l’humanité. Cette croyance dans la supériorité légitima des prétentions hégémoniques ou annexionnistes comme l’ambition de créer une Europe centrale germanique englobant même une partie de la Russie (Josef Reimer, L’Allemagne pangermanique, 1905)10.
22Les thèses de ce nationalisme à la fois pangermanique et messianique se diffusèrent considérablement dans l’Allemagne wilhelmienne. Ainsi, Les assises du xixe siècle ont connu très rapidement un grand succès et furent tirées en 1915 à 100000 exemplaires. Guillaume II a même reçu Chamberlain en 1901 au château de Liebenberg qui appartenait à son conseiller et ami Eulenberg. Le chef d’état-major Moltke en fut également impressionné. Si la ligue pangermanique était numériquement modeste (environ 20000 adhérents), ses idées furent reprises par une partie de la presse et des associations nationalistes. Certains grands quotidiens comme les Leipziger Neueste Nachrichten (au tirage de 200000 exemplaires), dirigé par Paul Liman, un homme de confiance du Kronprinz (prince héritier), la Tägliche Rundschau (60000-80000) ou la Post (14000-15000) étaient dirigés par des sympathisants ou des membres de la ligue11. Certes, le nationalisme ordinaire de l’époque wilhelmienne était moins doctrinaire et annexionniste que ces écrits. Cependant, un racisme plus vague – contre les peuples slaves – ainsi que la conviction que l’Allemagne était entourée de puissances « jalouses » et mal intentionnées était devenu un lieu commun et même répandu dans les manuels scolaires.
L’épanouissement du darwinisme social
23La première preuve tangible d’une application des « principes darwiniens » à la politique de l’Allemagne apparaît en 1866 dans un hebdomadaire se consacrant à l’étude des questions géographiques et ethnographiques Das Ausland (l’étranger). Le géographe Oskar Peschel, l’un des maîtres de Friedrich Ratzel, y justifie la politique bismarckienne à l’égard de l’Autriche en insistant sur le fait que le succès historique appartient toujours au plus fort et que cette justice historique est aussi valable « qu’une loi naturelle ». Darwin retrouverait la lutte pour l’existence aussi dans l’histoire humaine. Ce sont des organisations nationalistes comme la Ligue pangermanique, la Ligue navale (1897) ou la Ligue militaire (1912) qui vulgarisent à la fin du siècle les thèmes darwiniens et raciaux au sein de la société allemande. La guerre avait une connotation positive pour la plupart de ces darwinistes sociaux. Pour Friedrich von Bernhardi dans L’Allemagne et la prochaine guerre (1912), « la guerre est tout d’abord une nécessité biologique, un régulateur dont on ne peut se passer, parce que sans elle il se produirait un développement malsain exclusif de tout perfectionnement de l’espèce ». De grands journaux, comme la Tägliche Rundschau, la Post ou les Berliner Neueste Nachrichten, popularisaient cette vision en approuvant sans réserve les thèses de Bernhardi.
24La plupart des historiens suggèrent que les formules explicitement raciales et belliqueuses du darwinisme social étaient plus fortement répandues en Allemagne qu’ailleurs, ce qui est dû à un certain nombre d’aspects spécifiques de l’histoire et de la société allemandes. Tout d’abord pour un pays récent et puissant comme l’Allemagne wilhelmienne, à forte croissance quantitative (démographique) et qualitative (économique, scientifique, culturelle), le darwinisme social était particulièrement attirant car celui-ci devait la rendre confiante dans l’avenir. À l’inverse, la résonance moins forte de cette doctrine en France s’explique sans doute par le fait que celle-ci ne pouvait que la rendre pessimiste. Avec l’unification de 1871, l’Allemagne devenait quasiment du jour au lendemain la superpuissance sur le continent européen. Disraeli, dans son discours du 9 février 1871, qualifie ce brusque changement de « révolution allemande » et il le tient pour plus significatif que la Révolution française. La dynamique économique et démographique de l’Allemagne pouvait être perçue comme étant le signe tangible que la nation germanique représentait l’avenir de l’humanité. Il n’est donc pas étonnant que les axiomes sociaux darwiniens se répercutent le plus massivement dans un pays dont la puissance se développait.
Le darwinisme social dans la politique allemande
Le pouvoir « cognitif » du darwinisme social
25Dans l’ensemble des États européens, les valeurs et les institutions militaires étaient fortement valorisées. En Allemagne, l’armée jouissait d’un prestige énorme à la suite de ses trois guerres victorieuses. Être officier de réserve était un signe d’appartenance à la bonne société. Si les dirigeants allemands n’adhéraient pas à la glorification pangermaniste de la guerre, ils souscrivaient néanmoins à la croyance selon laquelle les guerres sont aussi « inévitables » et nécessaires que des orages. Dans l’optique social-darwinienne, l’épreuve de force entre peuples en déclin et peuples jeunes était de toute manière inévitable. Le fatalisme belliqueux du chancelier Bethmann Hollweg était stimulé par sa lecture de Darwin et des social-darwinistes allemands comme David Strauss ou Heckel. Strauss affirme notamment : « De même que l’énergie électrique des orages se décharge de temps en temps, il s’accumule dans la vie des peuples de temps en temps des matières bellicistes12. » Pour le chancelier Bethmann, il était impensable d’éviter la guerre : « Nous pouvons seulement tenter de différer son avènement aussi longtemps que possible […]. La loi ancienne selon laquelle le faible sera une proie du plus fort est toujours valable. » Pendant la crise de juillet, le chancelier affiche ce que l’ex-chancelier Bülow qualifia de « fatalisme guerrier impardonnable ». Peu après le déclenchement de la guerre, le comte Bülow aurait demandé au chancelier : « Comment en est-on arrivé là ? » Son successeur aurait répondu : « Si je le savais ! Mais il s’agit seulement d’un orage fort et court. » Cette « molle théorie de la fatalité » (Bülow) eut une traduction immédiate dans les faits : le 30 juillet, Bethmann exclut ainsi toute possibilité d’éviter et de maîtriser la crise : « Le contrôle est perdu et la pierre s’est mise à rouler13. »
Les perceptions faussées des intentions russes
26En ce qui concerne les intentions russes, les dirigeants allemands considéraient la Russie depuis la première guerre balkanique 1912-1913 comme une puissance farouchement hostile à leur égard. Ils ramenaient principalement cette hostilité à un antagonisme racial entre « Slaves » et « Germains ». Une telle perception devait naturellement encourager les décideurs allemands à mener une sorte de « guerre préventive ». Ils parvinrent à la conclusion que la Russie projetait d’agresser l’Allemagne en 1916-1917, c’est-à-dire au moment où celle-ci aurait achevé la construction de son réseau ferroviaire en direction de l’Ouest. Cette supposition, démentie par des recherches historiques14, était fondée sur la croyance qu’une lutte finale entre les « Slaves » et les « Germains » était imminente. De ce point de vue, le chancelier avait du mal à comprendre l’attitude de l’Angleterre, qui dit-il le 4 août 1914 à l’ambassadeur anglais Goschen, combattrait désormais contre « une nation ethniquement parente ». Le secrétaire d’État Jagow affirme de son côté : « Toutes les grandes catastrophes de l’histoire mondiale ont des causes plus profondes. Ici c’est l’opposition du monde slave contre le monde germain15. » Quant à l’empereur Guillaume II, il était encore plus fortement convaincu que la Russie « slave » préparait une guerre d’agression ; quiconque en doutait méritait « d’être immédiatement envoyé dans l’asile d’aliénés de Dalldorf16 ». Pendant la crise de juillet, il rappelle la nécessité de contenir le « flot du slavisme » qui menace de détruire la monarchie danubienne. Le soutien inconditionnel de l’Autriche-Hongrie s’imposait déjà à lui en 1912 comme un impératif absolu. Il s’agissait pour lui de riposter aux menées agressives du « slavisme » : « Si on nous oblige à saisir les armes, nous combattrons pour nous et pour aider l’Autriche et non pas seulement pour nous protéger contre la Russie. Nous nous défendons contre les Slaves en général et pour rester Allemands […] La lutte raciale des Germains contre les Slaves est imminente […] Une lutte raciale qui nous ne sera pas épargnée17. »
La perception de la Russie comme puissance montante
27Les dirigeants allemands prenaient ainsi consciemment le risque de déclencher une guerre mondiale tout en préférant les solutions d’un conflit localisé (entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie) ou limité (sans l’Angleterre). En revanche la question de savoir pourquoi les décideurs allemands ont pris consciemment le risque de déclencher une guerre mondiale tout en sachant qu’ils pourraient la perdre est plus contestée. Le journaliste Theodor Wolff décrit l’atmosphère extrêmement tendue – « fantomatique » (gespensterhaft) – du ministère des Affaires étrangères le 29 juillet qui lui semble due à une politique de la « roulette russe » : « C’était une atmosphère comme dans un casino où les perdants nerveux et les “beaux” aux larges épaules qui risquent la dernière mise au moment où s’approche déjà la levée de l’aube blême18. »
28Le brinkmanship (politique du bord de l’abîme) allemand pendant la crise de juillet reste incompréhensible si l’on ignore l’image qu’avaient les dirigeants allemands des autres puissances et surtout de la Russie. Rétrospectivement, le chancelier Bethmann Hollweg avoue ainsi au député Conrad Haussmann en 1917 : « Oui, mon Dieu, dans un certain sens c’était une guerre préventive. » Le chancelier était motivé par le souci que « la guerre serait dans deux ans encore plus inévitable, dangereuse, et vraisemblablement sans aucune chance de succès19 ». Cette évaluation erronée des capacités futures de la Russie fournit l’une des clefs de compréhension du comportement conflictuel de la diplomatie allemande. Ce jugement était motivé par une perception « social-darwinienne » des rapports de forces qui faisait de la croissance démographique un critère infaillible pour déterminer les puissances de l’avenir. C’était la transposition de l’idée de Darwin que le plus apte produit aussi le plus de descendants – d’où la surestimation de ce facteur dans l’évaluation du rapport de forces international. Alors que la France était aux yeux des dirigeants allemands une « puissance décadente », le chancelier avait tellement peur de la Russie qui « grandit sans cesse » qu’il avait décidé de ne plus planter d’arbres dans son domaine de Prusse orientale car en quelques années les « Russes » seraient installés20. Le journal de Kurt Riezler, le conseiller le plus proche du chancelier Bethmann Hollweg pendant la crise de juillet, révèle une véritable obsession de la croissance démographique russe. Les confidences du chancelier traduisent nettement une appréciation pessimiste voire désespérée sur les chances de l’Empire allemand de pouvoir résister dans un avenir proche au rouleau compresseur. Le 7 juillet, le journal de Riezler rapporte ces propos : « La puissance militaire russe grandit rapidement… L’avenir appartient à la Russie qui grandit sans cesse et qui nous accable comme un cauchemar de plus en plus pesant. » Le 20 juillet : « Encore une fois sur la force explosive de la Russie. Dans quelques années, elle sera imparable surtout si la constellation européenne reste inchangée… Elle [la Russie] est devenue trop puissante21. » Des propos de Bethmann Hollweg qu’éclaire Kötzschke qui écrit dans sa biographie de Bethmann : « Le chancelier est un admirateur de Darwin dont il s’est beaucoup occupé pendant toute sa vie22. »
29Aux yeux des dirigeants allemands, cette forte croissance démographique transformait inévitablement la Russie en puissance agressive. Dans leur optique malthusienne, seule l’expansion territoriale pouvait offrir un débouché à la croissance démographique. Ainsi G. Jagow, le ministre des Affaires étrangères, affirme : « La Russie, avec son penchant expansionniste et l’expansion rapide de sa population, a toujours été un danger pour l’Europe. La collision de l’empire moscovite avec ses voisins ouest-européens doit finalement se produire comme une loi naturelle inévitable23. » Plus grave encore, la Russie en raison de l’immensité de son espace et de ses ressources naturelles, paraissait disposer de plus de possibilités de se développer que l’Allemagne. D’où le caractère menaçant de la croissance russe qui semble se consolider au niveau interne avant de se projeter au-delà de ses frontières : l’Allemagne attend en quelque sorte impuissante le déferlement de la « vague russe » car elle ne saurait développer son potentiel de croissance intensive. C’est une fois encore Riezler qui explique les pensées du chancelier :
Le chancelier a parlé de cette croissance avec une rare franchise [il se réfère probablement au discours du chancelier devant le Reichstag du 7 avril 191324] […]. Il a parlé des braillards panslavistes mais il a sans doute pensé à ce profond nationalisme russe et les dispositions militaires ne sont compréhensibles que si on considère le mouvement panslaviste comme un danger pour l’avenir […] Il n’y a pas encore un « trop tard » pour cet empire. Ses vraies questions vitales sont à l’intérieur25.
30Ces perceptions avaient peu de choses à voir avec la réalité : la Russie était d’un point de vue qualitatif (cohésion nationale, développement industriel, niveau technologique, éducation) beaucoup plus faible que l’Allemagne. Son niveau d’industrialisation par habitant était plus de quatre fois inférieur à l’Allemagne et sa part dans la production industrielle mondiale représentait un peu plus de la moitié de celle de l’Allemagne en 1913.
Le pouvoir « normatif » du darwinisme social
31Le darwinisme social et l’exaltation de la nation comme valeur suprême ont constitué les intérêts potentiellement belliqueux des dirigeants européens (par exemple celui de faire de l’Allemagne une grande puissance maritime et coloniale). Au début du xxe siècle la référence nationale avait non seulement complètement supplanté la solidarité monarchique mais les dirigeants des grandes puissances européennes avaient tous une image supérieure voire idéalisée de leur propre nation. Même l’universalisme démocratique, égalitaire et fraternel de la France devient paradoxalement à la fin du xixe siècle l’instrument d’une politique d’expansion censée porter la civilisation française dans les profondeurs de l’Afrique. Clemenceau, à l’origine un adversaire farouche de la politique impérialiste en Indochine (1883, protectorat sur l’Annam ; 1887, l’union indochinoise) approuve ainsi deux décennies plus tard comme président du Conseil (1906-1909) la présence française au Maroc. De même, l’Amérique de Théodore Roosevelt annexe Hawaii, puis, à la suite de la guerre hispano-américaine (1898-1899), les Philippines, Cuba, l’île de Guam et Porto Rico en ayant le sentiment d’être « mandataire au nom de Dieu de la civilisation dans le monde […], le Dieu tout-puissant qui nous a marqués comme son peuple élu pour conduire le monde vers sa régénération ». Les dirigeants allemands estimaient eux aussi avoir droit à une « place au soleil » et développaient un complexe d’infériorité envers la Grande-Bretagne. L’Allemagne était, en tant que challenger principal de la suprématie anglaise, le « parvenu » en Europe et en tant que tel, particulièrement sensible à tout ce qui touchait à la question de l’honneur et du prestige national. Les dirigeants allemands refusaient l’idée d’une alliance germano-anglaise par crainte de devoir se contenter d’un rôle de « brillant second » (Juniorpartner). Toutes ces données sont à l’origine d’une véritable « blessure narcissique », notamment chez l’empereur Guillaume II, blessure d’autant plus profonde qu’elle ne correspondait pas à l’image virile qu’avaient les décideurs wilhelminiens de l’Allemagne.
32Non seulement les puissances européennes visaient à confirmer leur statut mais elles avaient une image très « virile » de leur propre nation. La circulation des idées social-darwiniennes renforça encore la sensibilité nationale en suggérant l’idée qu’une politique apaisante serait uniquement propre aux nations « faibles » et signe de décadence. Les décideurs allemands avaient mal vécu leurs échecs diplomatiques lors des deux crises marocaines (1905, 1911). Dans un mémorandum de 1911, le jeune Moltke exhorte Bethmann Hollweg à se préparer à la prochaine guerre qui serait un « jugement dernier » (Jüngstes Gericht) où se déciderait l’existence de l’Allemagne26. Les militaires jugeaient la politique du chancelier « molle » et peu conforme à la vitalité des « peuples plus jeunes ».
33On a jusqu’ici négligé d’expliquer pourquoi la Première Guerre mondiale a été déclenchée par l’assassinat de l’archiduc à Sarajevo et non pas avant ou après. Le seul historien qui a pris au sérieux cet événement est l’américain Sidney B. Fay. Il remarque à la dernière page de son ouvrage : « Il est fortement douteux d’affirmer que toutes ces tendances dangereuses auraient effectivement conduit à la guerre, si n’avait pas eu lieu l’assassinat de François-Ferdinand27. » De nombreux indices permettent d’affirmer que cet « événement » était bien plus que l’étincelle qui mit le feu aux poudres. Les décideurs autrichiens et allemands pouvaient difficilement ne « rien faire » sans compromettre leur prestige de grandes puissances.
34En Autriche-Hongrie, la décision d’adresser un ultimatum inacceptable à la Serbie ne fut prise que le 14 juillet lors d’une réunion avec Berchtold et le Premier ministre hongrois, Tisza. Ce dernier s’était longtemps farouchement opposé à une guerre contre la Serbie car il estimait que le dualisme austro-hongrois pourrait être remis en question par des annexions territoriales et l’augmentation de la population slave dans l’Empire. Il nourrissait également des doutes sur la responsabilité du gouvernement serbe dans l’assassinat de Sarajevo. Sans l’approbation de Tisza, l’ultimatum n’aurait pas pu être adressé à la Serbie. De plus, sans son opposition initiale la guerre « locale » serbo-autrichienne aurait eu lieu plus tôt. Il n’est pas à exclure que les puissances de l’Entente mises devant le « fait accompli » auraient peut-être renoncé à s’engager dans une guerre mondiale pour la Serbie. Afin de comprendre une partie importante des origines de la Première Guerre mondiale, il importe de savoir pourquoi Tisza changea son orientation au cours de la crise. Or, il semble précisément que des motivations de prestige – l’honneur national – ont joué un rôle déterminant dans son changement d’attitude. Jean-Jacques Becker met en avant le poids de l’agitation nationaliste en Serbie et en Russie dans la modification de ses positions. Selon lui, Tisza était fortement irrité par l’attitude provocante de la presse serbe. Le ministre serbe en Russie, Miroslav Spalaikovic, rejetait dans une interview donnée au journal russe Veehernoye Vremya, toute la responsabilité de l’attentat sur les Autrichiens28. Dans une lettre du 26 août 1914, Tisza remarque rétrospectivement face à cette situation que « nous ne pouvions pas agir autrement, mais j’ai été au désespoir d’agir ainsi ». Cette vision est confirmée par un rapport de l’ambassadeur allemand à Vienne, Tschirschky au chancelier Bethmann Hollweg, daté du 14 juillet 1914. Selon Tschirschky, Tisza aurait pris conscience que la monarchie devrait prendre des mesures énergiques pour prouver sa « force vitale » car le ton de la presse serbe serait intolérable29. Son souci de démontrer la « force » de la monarchie fut probablement encore exacerbé par les responsables allemands qui firent plus ou moins subtilement comprendre à Tisza que l’Autriche perdrait son statut d’allié précieux si elle tolérait la provocation serbe.
35Les questions de prestige et de statut ont certainement aussi inspiré l’aventurisme de Conrad von Hoetzendorff et de Berchtold. Selon le politiste anglais Ralph White, leur crainte d’être humiliés et de perdre le statut de grande puissance « virile » était probablement encore plus grande que la crainte d’être exposés à une quelconque attaque30. Ils partageaient la conviction que quelque chose devrait être fait pour préserver le statut autrichien de « grande puissance ». Selon Hoetzendorff, une action contre la Serbie relevait moins du souci de « punir » des voyous pour un assassinat que de la question pratique de réaffirmer le prestige d’une grande puissance et de choisir ainsi entre l’étranglement ou au contraire d’entreprendre un dernier effort pour prévenir la destruction de la monarchie danubienne.
36Les propos des décideurs allemands reflètent également leur peur d’être perçus comme « mous » et « faibles » s’ils ne réagissaient pas à cette provocation. L’empereur Guillaume II était particulièrement sensible à cet aspect des choses et ce d’autant plus qu’une partie de la presse nationale le qualifiait déjà de « Guillaume le timide, le valeureux poltron ». Ses propos « Cette fois-ci je ne retourne pas ma veste » du 6 juillet (un jour après son fameux chèque en blanc31 à l’Autriche) et trois fois répétés illustrent cet état d’esprit32. Moltke le Jeune renforça naturellement l’empereur dans sa fermeté. Pour lui, seuls les peuples « faibles » sont pacifiques tandis que les « peuples jeunes » doivent être forts et notamment refuser des stratégies militaires défensives.
37Enfin les décideurs français et russes étaient également décidés à se montrer « fermes » dans la crise de juillet d’autant plus qu’une grande partie de leur presse nationale était remontée contre les Autrichiens et leur ultimatum humiliant adressé à la Serbie. Le Conseil des ministres russes, réuni dès le 24 juillet, jour où l’ultimatum fut connu, réaffirma ainsi à l’unanimité que « l’honneur de la Russie, sa dignité, sa mission historique, si elle veut conserver son rang en Europe, exigent qu’elle soutienne la Serbie, et cela, s’il le faut par les armes33 ». Face à ces identités nationales à la fois idéalisées et irritables, la marge de manœuvre des diplomates pour résoudre pacifiquement la crise paraissait très réduite34.
Notes de bas de page
1 Voir Thomas Lindemann, La guerre, Paris, Armand Colin, 2010 ; Id., Penser la guerre. L’apport constructiviste, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Peter Joachim Katzenstein (éd.), The Culture of National Security, New York, Columbia University Press, 1996 ; Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
2 Guillaume II à Stettin, 23 septembre 1898.
3 Formule du chancelier von Bülow.
4 Pierre Kropotkine, L’entraide facteur d’évolution, Paris, 1902.
5 Alldeutsche Blätter, 15 août 1912.
6 Marc Ferro, La Grande Guerre, Paris, Gallimard (Folio), 1990, p. 39.
7 Dotation Carnegie pour la paix internationale, enquête dans les Balkans, cité par Patrick Cabanel, Nation, nationalités et nationalismes en Europe 1850-1920, Paris, Ophrys, 1995, p. 203.
8 Wolfgang J. Mommsen, Imperialismus, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2005, p. 18.
9 Voir à ce propos : Fritz Stern, Politique et désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne, Paris, Armand Colin, 1990.
10 Voir Hannah Arendt, Les origines du totalistarisme. L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982.
11 T. Lindemann, Les doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, op. cit.
12 Eberhard von Vietsch, Bethmann Hollweg, Boppard-sur-le-Rhin, Harald Boldt, 1969, p. 38.
13 Voir T. Lindemann, Les doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, op. cit., p. 203-217.
14 R. H. Allshouse, Aleksander Izvolskii and Russian Foreign Policy : 1910-1914, Case Western Reserve University, 1977.
15 G. von Jagow, Ursachen und Ausbruch des Weltkrieges, Berlin, 1919.
16 F. Thimma, Grosse Politik der Europäischen Kabinette, no 15861, 13 juin 1914 (notes marginales).
17 T. Lindemann, Les doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, op. cit., p. 236-238.
18 Theodor Wolff, Der Krieg des Pontius Pilatus, Zurich, 1934, p. 337 et suiv.
19 Cité par Wolfgang Steglich, Die Friedenspolitik der Mittelmächte 1917/18, Wiesbaden, 1964, t. 1, p. 418.
20 T. Lindemann, Les doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, op. cit., p. 261.
21 Kurt Riezler, Tagebücher, Aufsätze, Dokumente, Göttingen, 1972.
22 Hermann Kötzschke, Unser Reichskanzler, Berlin, 1916, p. 128.
23 G. von Jagow, Ursachen und Ausbruch des Weltkrieges, op. cit., p. 193.
24 Dans ce discours qui alarma les cabinets européens, le chancelier proclama : « Je ne dis pas qu’un affrontement entre le slavisme et le germanisme soit inévitable… mais l’Allemagne doit être plus vigilante qu’aucune autre nation. »
25 J. J. Ruedorffer, Grundzüge der Weltpolitik in der Gegenwart, Stuttgart/Berlin, 1914, p. 74.
26 Voir Thomas Lindemann, « L’idéologie de l’offensive dans le plan Schlieffen », Stratégique, 1/98, p. 167-194 et 182.
27 Sidney B. Fay, Sarajevo. Causes immédiates, Paris, Rieder, 1930, vol. 2, p. 558.
28 Jean-Jacques Becker, L’année 1914, Paris, Armand Colin, 2004, p. 67.
29 I. Geiss, Julikrise und Kriegsausbruch 1914. Eine Dokumentensammlung, Hanovre, 1963-1964, vol. 1, p. 93.
30 Ralph K. White, Nobody Wanted War, New York, Anchor Books, 1970, p. 7.
31 Le 5 juillet l’Empereur donne « carte blanche » à l’ambassadeur autrichien en encourageant l’Autriche pour utiliser le « moment favorable » pour une action contre la Serbie.
32 Fritz Fischer, Krieg der Illusionen, Düsseldorf, Droste, 1969, p. 131 et suiv.
33 Cité par J.-J. Becker, L’année 1914, op. cit., p. 80.
34 Pour cette contribution, l’auteur s’est largement inspiré de son ouvrage Les doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, Paris, Economica, 2001.
Auteur
Université d’Artois
Professeur de sciences politiques à l’université d’Artois.
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