La Serbie comme alliée fiable : le rôle de la presse et de la propagande, 1914-1918
p. 17-30
Texte intégral
1L’alliance nouée entre la France et la Serbie, dans les affres de la Première Guerre mondiale, est-elle une construction purement propagandiste ? Le combat commun mené sur le front balkanique, la solidarité nouée entre les poilus des deux pays dans les montagnes de Macédoine, comme les souvenirs entretenus jusqu’à nos jours par diverses associations, autant que l’incompréhension qui a frappé plusieurs Serbes, de toutes conditions sociales, lors de la guerre du Kosovo en 1999, nous conduit à répondre par la négative. Cela dit, on connaît le poids de la propagande pendant la Grande Guerre. Après une période de tâtonnements dans les deux premières années du conflit, les structures propagandistes acquièrent une qualification redoutable et deviennent capables de mobiliser tous les instruments et supports à leur disposition afin de diffuser le message officiel, de mobiliser civils et combattants. C’est le cas aussi dans le domaine des relations politico-militaires entre alliés. La guerre donne lieu, on le sait, à des bouleversements d’alliances parfois compliqués. Il faut convaincre l’opinion que d’anciens rivaux, comme les Italiens, sont désormais des alliés. D’autre part, la place de plus en plus forte que la défense des nationalités prend dans les buts de guerre de la France, surtout à partir de 19171, oblige la propagande à mieux faire connaître des peuples fort éloignés de l’imaginaire collectif français, et dont le public ignore à peu près tout.
2On notera tout de même qu’avant la guerre, les Serbes bénéficiaient déjà d’une certaine popularité. C’est à l’occasion du conflit qu’ils acquièrent le statut d’alliés fiables de la France. Le Serbe, l’Oriental, l’Autre, devient un allié que la propagande présente sous les traits de celui sur lequel les Français peuvent compter. Il s’agit donc de saisir la dimension prise par ce mouvement propagandiste, en tentant, avec toute la prudence nécessaire, d’en mesurer la portée.
Les Serbes et autres Balkaniques
3En 1914, quand la guerre éclate, deux points sont à retenir. Tout d’abord, les relations entre la France et la Serbie relèvent d’une alliance secondaire. Elle se fait dans le cadre de l’alliance franco-russe. La Serbie appartient à l’espace des périphéries, situé aux confins des Empires2. La Serbie, revenue en 1903 dans l’orbite de la Russie, est de fait intégrée dans l’espace politico-stratégique de l’Entente. La France lui a apporté une aide économique lors de la guerre douanière menée par Vienne entre 1906 et 1911, et utilise le marché serbe comme débouché pour son industrie d’armement (Schneider) contre ses concurrents allemands3. La Serbie devient, pour Paris, un point d’appui dans une stratégie beaucoup plus vaste. Elle n’est pas considérée comme appartenant à la sphère des intérêts vitaux de la France. Il n’existe pas « d’obsession » diplomatique française à l’égard de ce petit pays balkanique, et surtout la diplomatie française veille à ne pas se laisser entraîner par l’hyper-nationalisme serbe ou russe. Avant 1914, les dirigeants français cherchent à faire coexister le principe des nationalités et l’équilibre des puissances. Ils aspirent, dans les Balkans, avant tout à la stabilité4, ce qui ne cadre pas avec le révisionnisme serbe. Dans la crise de 1914, on le sait, Paris ne se départ pas d’une certaine prudence.
4Il est, en outre, difficile de savoir ce que le public sait exactement de la Serbie avant Sarajevo. Les guerres balkaniques de 1912-1913, contribuent, après la crise bosniaque de 1908, à mettre les Balkans au cœur de l’actualité. Les journaux populaires font souvent leur une sur les événements dans ce style mélodramatique qui les caractérise (comme c’est le cas de L’Illustration). Mais les Français, peuple avant tout rural, lisent-ils en masse cette presse ? Qu’en retiennent les lecteurs ? Le public cultivé s’informe des vicissitudes balkaniques par le biais de certains livres ou journaux. Les affaires de la péninsule deviennent, dans la décennie précédant la guerre, un thème de publication. Pour la seule année 1914, trois exemples peuvent être pris. Le journaliste Jean Pélissier qui a parcouru les Balkans, en 1912, et en a rapporté de nombreuses informations, publie Dix mois de guerre dans les Balkans. C’est le cas aussi d’Alphonse Muzet avec son étude Aux pays balkaniques après les guerres de 1912-1913. Monténégro, Serbie, Bulgarie, et de l’ouvrage publié en français du colonel norvégien H. Angel qui a traversé la Serbie pendant les guerres balkaniques. Ce dernier est un travail très apologétique qui met en avant la puissance du sentiment national et de la discipline, transmis très tôt aux enfants par l’école et par le service militaire obligatoire. Une situation de proximité avec la France que le public français est apte à saisir5.
5En ce qui concerne les journaux, Le Temps, avant 1914, suit de près les événements balkaniques et accorde une grande importance à la Serbie. De nombreux articles, d’une certaine qualité, traitent du mouvement des nationalités dans les Balkans afin de pousser le gouvernement français à en prendre la direction. La Serbie y est présentée comme une barrière anti-allemande, d’où la nécessité de soutenir l’Alliance balkanique6. Les guerres balkaniques popularisent l’image des soldats serbes. La presse populaire met en avant l’entente qui s’établit entre l’armée serbe et l’armée française. Elle insiste sur la francophilie du roi Pierre Ier, saint-cyrien et ancien combattant de la guerre de 1870, souvenirs particulièrement vifs dans le contexte de l’effervescence patriotique des années 1910. L’envoi du général de Mondésir, à la tête d’une mission militaire auprès de l’alliance balkanique en 1912-1913, donne l’occasion au Petit Journal de présenter à ses lecteurs une illustration de l’ovation faite au général français par des officiers serbes (décembre 1912).
6Le second point sur lequel il faut insister concerne la frontière de civilisation qui sépare Français et Serbes à la veille du conflit. Les peuples des Balkans sont en effet placés entre les Européens de l’Ouest, quintessence de la civilisation, et les Africains, peuples de la barbarie et de la colonisation. L’image des Serbes diffusée chez les Occidentaux est un mélange de curiosité (exotisme, costumes, coutumes, poèmes épiques) et de répulsion pour des populations à demi-sauvages, aux mœurs violentes (assassinats, meurtres politiques). On est en présence d’une forte imagerie populaire sur des barbares sanguinaires. Le Serbe est assimilé aux autres orientaux et il en possède les caractéristiques : la ruse, l’indolence, la cruauté. S’exprime aussi un sentiment de mépris à l’encontre des Serbes présentés parfois comme des éleveurs de porcs (d’ailleurs les dynasties serbes sont issues de ces mêmes éleveurs, à la différence des autres dynasties, roumaine ou bulgare, branches cadettes des grandes familles royales européennes)7. Les Serbes sont en fin de compte très souvent assimilés aux autres peuples des Balkans et ils en partagent les vices. L’éclatement de la seconde guerre balkanique, entre la Bulgarie et ses anciens alliés, contribue à dégrader leur image auprès des dirigeants et journalistes français. En 1913, Maurice Paléologue, alors directeur politique au Quai d’Orsay, parle dans son journal des « chiens balkaniques8 ». De tels préjugés se retrouvent chez de nombreux diplomates et responsables politiques qui ne font plus de réelles distinctions entre les Serbes et les autres Balkaniques, rassemblés dans un commun mépris. Les faveurs pro-serbes du Temps ne résistent pas à la seconde guerre balkanique, et ses articles marquent un retour de l’image des Balkaniques orientaux et violents. Tout cela révèle une certaine méconnaissance des complexités des Balkans, même si les préjugés occidentaux reposent sur une réalité de violence indéniable. Plusieurs journaux se font l’écho des massacres qu’accompagne la conquête de tel ou tel territoire, et dont les Serbes sont loin d’être exempts. L’Illustration informe en détail ses lecteurs sur leur cruauté : massacres, déportations, viols9. De plus, les pratiques du concert européen ne permettent pas aux décideurs de voir dans les Balkaniques autre chose que des peuples inférieurs soumis à la volonté des grandes puissances10.
La guerre parallèle de 1914
7Lorsqu’éclate le conflit, la valeur de la Serbie réside dans son rôle d’allié secondaire chargé de retenir les armées austro-hongroises et d’en limiter les capacités offensives contre la Russie. À cet égard, elle joue pleinement son rôle dans l’échec du plan d’écrasement de l’empire tsariste. Les victoires serbes en 1914, font échouer les plans de guerre rapide. Dès l’été, un parallèle est fait avec la Belgique, la Serbie appartenant au camp des nations agressées dont France prend la défense. Puis, à la fin de l’année, la bataille de la Kolubara est assimilée aux batailles des frontières et de la Marne : un échec, suivi d’une retraite, la capitale menacée ou occupée, puis une reprise offensive par des soldats épuisés mais toujours combattifs11.
8Le public français est assez bien informé des événements du front balkanique grâce aux journalistes présents auprès de l’armée serbe. Le Petit Journal, L’Illustration, Le Parisien envoient sur place des correspondants qui relatent dans leurs articles les combats contre les Austro-Hongrois12. Le journaliste Henry Barby, correspondant de guerre du Journal auprès de l’état-major serbe, fournit des articles détaillés puis un récit héroïque de ces journées mémorables publié en 1918. Il met en avant la qualité des chefs militaires serbes, le roi Pierre Ier, et le voïvode Putnik décrit comme maître de lui13. Il reprend – volontairement ? – la thématique du héros serbe, centrale dans l’identité nationale de ce peuple.
9D’autres livres exaltent les victoires serbes de 1914. En février 1915, Charles Dhiel, ancien membre de l’École française de Rome et professeur d’histoire spécialiste du monde byzantin, s’adonne à l’exercice dans son livre L’héroïque Serbie. C’est aussi le cas du journaliste américain John Reed présent en Serbie en 1915. Dans son livre La guerre dans les Balkans, publié en France en 1916, il décrit ainsi le Serbe :
Le fond solide, viril, d’une race jeune qui n’est pas encore complètement sortie de la demi-sauvagerie d’une paysannerie montagnarde, intensément patriotique et ardemment indépendante14.
10Il insiste sur le lien avec la terre, très fort chez un peuple de petits propriétaires. Là aussi, c’est un langage pour la France, pays de paysans propriétaires, où le lien avec la terre est un élément structurant de l’identité et du patriotisme. Par son patriotisme et son goût de l’indépendance, le Serbe ne flanchera pas. C’est d’autant plus important que la Serbie est le seul allié de l’Entente dans les Balkans, avec le petit Monténégro. Le journal le Miroir publie à l’automne 1915, plusieurs articles sur le patriotisme et la bravoure des Serbes. L’un d’entre eux est consacré à un certain capitaine Nolitch qui a déjà pris part à sept guerres dans sa vie et qui reprend les armes en 1914, avec ses fils. Le journal accompagne l’article d’une photographie du patriarche et de ses trois jeunes fils15. Le public français est ainsi informé qu’il dispose, en Serbie, d’un allié sur lequel il peut compter, ce soldat-paysan solide, fier et patriote. Car, précise l’article du 14 novembre 1915, « ce brave n’est d’ailleurs pas une exception, dans cette incomparable phalange de patriotes qui compte beaucoup de vétérans ». Le but est autant de rassurer que donner un exemple. La France et la Serbie mènent la même guerre.
11Nous disposons sur les massacres perpétrés par l’armée austro-hongroise en 1914 en Serbie, de nombreux témoignages directs, grâce à la volonté du gouvernement d’accumuler les preuves contre l’Autriche-Hongrie, et à la présence de Français et de Britanniques, désireux, par leurs écrits, de fortifier l’image de la nation martyrisée par la barbarie germanique. Parmi eux, on trouve Henri Barby et John Reed qui se sont rendus directement dans les régions libérées, mais aussi et surtout un universitaire suisse, Rodolphe-Archibald Reiss (1876-1929). Ce professeur de criminologie à l’université de Lausanne, aussi correspondant de la Gazette de Lausanne en Serbie, est invité par les autorités serbes à recueillir les preuves des massacres. Il fait publier en 1915, chez Armand Colin, un récit détaillé de son enquête, Comment les Austro-Hongrois ont fait la guerre en Serbie. Ce type de livre permet de faire un parallèle entre les atrocités commises par les Allemands en Belgique et dans le nord de la France – abondamment décrites par la presse – et celles de leurs alliés en Serbie. Les deux peuples – Français et Serbes – se retrouvent victimes d’une identique barbarie.
12Derrière cet élan de sympathie pour les Serbes qui se met en place dans les premiers mois de la guerre, la réalité des décideurs politiques demeure beaucoup plus nuancée, marquée par le maintien des préjugés anti-balkaniques. Dans le contexte des négociations inextricables pour faire entrer la Bulgarie dans l’Entente, au prix de sacrifices territoriaux imposés à la Serbie en Macédoine, Delcassé, ministre des Affaires étrangères, fait remarquer, en juin 1915, aux membres de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre que, dans les Balkans, « si vous donnez satisfaction à l’un, vous révoltez les autres ». Depuis Sofia où il est en poste, André de Panafieu écrit que toute discussion pour mettre d’accord les Balkaniques est vouée à l’échec car « les balkaniques sont des orientaux qui se complaisent dans les marchandages et vouloir les mettre d’accord à l’amiable c’est tenter l’impossible ». La solution qu’il préconise est abrupte : occuper la Macédoine maintenant et la donner, ensuite, à l’allié le plus méritant, et rien ne dit qu’il s’agira des Serbes, obstinés dans le refus de céder la moindre parcelle de la province. Certes, certains diplomates comme Jean Doulcet, en poste à Petrograd, appuie la position serbe. Mais il reste isolé. Henri Gonse, depuis Rome, résume avec franchise le problème. Qu’ils soient Serbes ou Bulgares, les Balkaniques sont « des paysans ou des bandits, mal frottés de civilisations […], étroits d’esprit, rancuniers comme des sauvages et “ficelles”, [qui ont] choisi la Macédoine pour s’y égorger16. »
Le retentissement de la débâcle de 1915
13Cette sympathie pour les Serbes et surtout leur image de soldats résolus et combattifs sont considérablement renforcées avec la débâcle de 1915, qui conduit le gouvernement, les débris de l’armée et des milliers de civils à fuir l’occupation ennemie à travers les montagnes d’Albanie. La flotte française les récupère dans les ports adriatiques pour les transporter sur l’île de Corfou, d’où, une fois reposés, ils repartent pour le front de Macédoine17.
14La débâcle de 1915 accentue le courant d’estime. Le système propagandiste s’empare de ce drame et en fait un thème majeur. Les journaux y consacrent une large place dans leurs colonnes. Certains d’entre eux vont au-delà du simple récit nourri de compassion et d’émotion. Ils entrent dans le champ politique en s’engageant non plus pour une simple restauration de la Serbie mais pour la réalisation de ses ambitions territoriales sur les terres sud-slaves. C’est le cas de L’Écho de Paris, du Journal des Débats et même de l’officieux porte-parole du Quai d’Orsay Le Temps18. Les positions sont, il est vrai, très diverses, entre yougoslavisme intégral et recherche d’un compromis avec les ambitions italiennes, entre la survie de l’Autriche-Hongrie et la satisfaction d’un allié. Toutefois, les récits de la débâcle légitiment encore un peu plus le programme territorial défini dès 1914, par le tout puissant président du Conseil Pašić.
15Dès 1916 les témoins de la retraite d’Albanie publient des récits. C’est le cas d’Auguste Boppe, ministre de France auprès du gouvernement serbe, d’Henry Barby, et de Louis Thomson, membre de la mission médicale dépêchée par les Alliés en Serbie au début de 1915, pour lutter contre une épidémie de choléra19. Le récit de ce dernier contient une préface par Ernest Denis, célèbre slavisant français, républicain hostile aux Habsbourg, défenseur des nationalités « opprimées », favorable à la constitution d’une barrière d’États slaves en Europe centrale et orientale protégeant la France du germanisme20, et auteur en 1915, d’un vibrant plaidoyer en faveur des ambitions serbes, La Grande Serbie. Dans la préface du livre de Thomson, il affirme que le sauvetage et la réorganisation de l’armée serbe par la France doivent devenir le fondement d’une alliance durable entre les deux nations :
Dans les larmes et le sang s’est nouée entre la Serbie et la France une de ses fraternités, […] qui ont pour fondements une fidélité réciproque absolue, un dévouement à toute épreuve et une complète loyauté.
Puisse l’avenir nouer toujours plus étroitement les liens qui unissent les deux peuples !
Des livres tels que celui de M. Thomson servent admirablement l’alliance, parce qu’ils nous apprennent à mieux connaître les Serbes. À ce point de vue, en même temps qu’il restera un document précieux pour le passé, il prépare l’avenir21.
16L’avenir dont parle Ernest Denis est bien celui d’une alliance solide. Les Serbes ont prouvé, par les drames de 1915, qu’ils sont aptes à figurer parmi les alliés de la France, beaucoup plus que ne pourraient l’être les Italiens, nous allons y revenir.
17Les informations précieuses et souvent précises que ce type de livres contient ne doivent pas occulter leur caractère propagandiste. Ces publications de guerre visent non seulement à faire connaître le drame subi par les Serbes mais surtout à magnifier leur héroïsme et leur refus de la capitulation. Ces ouvrages accentuent l’élan de sympathie existant. Le soldat serbe acquiert l’image du poilu intrépide et valeureux, dur au combat. Il incarne les vertus des petits peuples défendus par la France. Si la Serbie n’est pas seule et peut compter sur la France à l’heure où sa survie en tant que nation est menacée, celle-ci aussi sait pouvoir s’appuyer sur la résolution de son armée et de son gouvernement à poursuivre le combat et sur celle de son peuple à refuser d’être prisonnier.
18La débâcle de 1915, sert de toile de fond aux affiches pour la fameuse journée serbe du 25 juin 1916. On y voit systématiquement des colonnes de réfugiés et de pauvres hères, au milieu d’un paysage glacé par les rigueurs de l’hiver, une masse épuisée qui fuit l’ennemi, dans une sorte d’Exode biblique. D’ailleurs, les Serbes eux-mêmes ne parlent-ils pas du Golgotha de la Serbie ? Cet aspect religieux de la longue marche participe à une sorte de sanctification du peuple serbe, lavé par la souffrance de ses éventuels péchés… Avec les nombreux Français qui ont participé à la marche, une fraternité d’armes s’est créée, cimentée par les souffrances communes.
19Les Serbes comprennent vite l’intérêt à se lancer dans cette bataille propagandiste afin d’éclairer le public sur leur cause, et de constituer ainsi une pression supplémentaire sur les décideurs politiques. Ils s’y engagent dès le début de la guerre et activent leurs réseaux. Le financement de l’activité propagandiste d’Ernest Denis tant pour La Grande Serbie que pour Le monde slave, par le gouvernement de Pašić via la légation à Paris, ne fait guère de doutes22. La vénalité de la presse française aide également à certaines orientations serbophiles. Dans le même temps, les partisans des nationalités parviennent à tisser des relations parfois étroites avec les cercles dirigeants alliés, comme c’est le cas de Jean Pélissier, journaliste mais aussi créateur de l’Office central des nationalités dont fait partie Pašić au côté d’hommes politiques français23.
20De toute façon, la débâcle de 1915 a permis au gouvernement serbe d’engranger des promesses formelles de la part d’Aristide Briand, président du Conseil français, au sujet des futures annexions s’étendant jusqu’en Croatie. La hantise de voir les Serbes capituler, signer une paix séparée et sortir de la guerre a poussé Paris dans le sens de la réalisation de la Grande Serbie, mais aussi parce que les décideurs ont été impressionnés par le refus de se rendre24. Le groupe dirigeant serbe a donné la preuve de sa fiabilité. À partir de ce moment, le soutien de la France au prince régent et à Pašić, c’est-à-dire à la classe dirigeante serbe, ne fera plus défaut. Elle se maintiendra, peu ou prou, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale25.
La guerre franco-serbe, du terrain aux journaux
21La disparition de la Serbie en tant que nation n’empêche pas le travail propagandiste de se poursuivre, bien au contraire. L’occupation ennemie du pays et le drame albanais mobilisent plus que jamais les « amis » de la Serbie et les partisans des différents projets yougoslaves. Le Comité franco-serbe organise plusieurs conférences de ses membres, comme Émile Haumant et Victor Bérard. Ernest Denis n’est pas en reste avec trois conférences en 1916, sur la question serbo-yougoslave, dont l’une est honorée de la présence de Raymond Poincaré, président de la République26. Le résultat principal de cette activité propagandiste est de favoriser dans l’opinion publique française un engouement qui porte « les sentiments pro-serbes à l’incandescence27 ».
22La propagande, il est vrai, ne repose pas forcément sur une réalité puisque, par définition, elle transmet un message déformé. Toutefois, lorsqu’elle s’appuie sur une réalité vécue par nombre de contemporains, elle acquiert une force de persuasion redoutable. En ce qui concerne la solidité de l’alliance serbe, elle trouve une justification dans le comportement des soldats rescapés de la catastrophe, une fois transférés sur le front d’Orient.
23Certes, l’arrivée de ces combattants épuisés, mal équipés, encore traumatisés par les souffrances de la fuite, suscite de profondes interrogations chez les poilus français. Plusieurs d’entre eux s’interrogent sur les capacités de ces hommes, dont l’état confirme leurs préjugés sur les Orientaux28. Or il s’agit du premier contact entre fantassins des deux nations, les relations directes étant restées jusque-là très limitées. On peut facilement imaginer que le soldat serbe arrivant à Salonique ne correspond pas vraiment à l’image que le Français a pu voir, dans tel ou tel journal. La méfiance reste de mise jusqu’aux premiers combats. En effet, les victoires remportées par l’armée serbe, à l’automne 1916, avec la prise de Monastir, effacent les premières et désagréables impressions. Le général Sarrail voit avec satisfaction que la confiance qu’il a placée dans l’armée serbe se révèle payante. Les soldats français admirent la force et le courage des Serbes. Leur combativité se révèle précieuse dans les combats de montagne, caractéristiques du front d’Orient29. Sarrail compte sur leur endurance et les associe à la plupart des opérations militaires. Cette collaboration trouve son apogée dans le rôle central que le général Franchet d’Espérey confie à l’armée serbe, dans son plan d’offensive victorieux de septembre 1918. Cela dit, les relations militaires franco-serbes connaissent des difficultés, des malentendus, des oppositions marquées, sans que la presse ne s’en fasse l’écho. Ces tensions, comme la crise traversée en 1917 par l’armée serbe, sont passées sous silence, à l’image de tous les aspects délicats du front d’Orient30.
24On assiste donc à une convergence entre l’image que la propagande de guerre veut diffuser et la réalité vécue sur le terrain par les soldats et les officiers. On en vient à l’idée que le travail propagandiste en faveur des Serbes ne repose pas sur une contrainte psychologique, ou, pour être plus exact, pas uniquement. Avant la guerre, le public français semble éprouver une certaine sympathie pour la Serbie. Il existe un terrain favorable sur lequel la propagande de guerre construit son message. Dès 1914, l’image du soldat endurant, menacé par le monde germanique et proche de la France, circule dans l’opinion publique. À partir de cette représentation, l’œuvre serbophile se met en place. On aurait sans doute tort de croire que tout ce mouvement vient uniquement des autorités. Certes, Philippe Berthelot, chef de Cabinet de Briand, et pro-yougoslave, garde la haute main sur l’activité propagandiste, via la Maison de la Presse créée au début de 1916, pour centraliser toute l’activité d’informations et de propagande de divers ministères31. Toutefois, le gouvernement ne contrôle pas l’ensemble des articles ou livres publiés, les conférences prononcées, en un mot, tout ce mouvement intellectuel qui s’agite en faveur de la Serbie et qui correspond à une partie des buts de guerre officiels, à savoir une alliance franco-serbe pour l’après-guerre. On se trouve à une croisée des chemins, entre une propagande horizontale et verticale32.
25Un élément à l’appui de cette thèse vient des difficultés auxquelles le Quai d’Orsay se heurte pour contenir les effets négatifs de la controverse entre partisans de l’expansion italienne dans l’Adriatique (application des promesses du traité de Londres de 1915) et défenseurs de la cause serbe et/ou yougoslave. Notre objet n’est pas de revenir en détail sur cette bataille propagandiste33. Retenons-en néanmoins quelques points. Outre le retard pris par les autorités politiques italiennes dans l’investissement propagandiste, Rome ne peut s’appuyer sur des arguments d’ordre militaire. Fort injustement, l’effort de guerre de l’Italie est très vite dévalorisé, victime de la mauvaise réputation du fantassin italien, des soupçons de triplicisme autour de la classe politique et de l’incapacité à percer le front austro-hongrois. Caporetto parachève le mouvement de dévalorisation. La comparaison entre les deux armées, italienne et serbe, se fait en défaveur de la première. Là où le Serbe a fui l’occupation ennemie avec héroïsme, l’Italien est assimilé à un fuyard.
26L’autre acquis des Serbes se situe dans leur sortie de la sauvagerie asiatique. La propagande, officielle ou non, est parvenue, dans une grande mesure, à modifier leur image. Une partie des préjugés négatifs (barbarie orientale, incurie balkanique, indolence slave) s’efface au profit d’un peuple apte à devenir le point de rassemblement de tous les Slaves du sud. Les Croates sont en revanche les perdants de cette histoire, soit parce que leur spécificité culturelle et nationale est niée au profit d’un yougoslavisme fédérateur, soit parce que – c’est le cas des dirigeants français – on les soupçonne de germanisme.
27La propagande, via la presse, les livres ou les conférences, a été un instrument utilisé par les deux parties serbe et française, pour inscrire dans les esprits de l’opinion publique la solidité de l’alliance que les drames de la guerre ont nouée entre les deux pays. Le public français a été inondé d’informations sur la guerre serbe pour être convaincu que la France dispose dans les Balkans d’un allié fiable. Cette entreprise repose sur des réalités qui lui donnent toute sa solidité. Cette réalité est magnifiée et héroïsée, puis transmise via la presse et la propagande étatique (école, journées serbes). Mais quels en ont été les résultats ?
28Dans le conflit italo-slave, la propagande pro-serbe a été redoutable, se rajoutant à une italophobie enracinée dans une partie de la population et des élites34. En fait, plus généralement et avec toute la prudence nécessaire, on peut penser que l’image du Serbe comme allié fiable s’est inscrite dans l’esprit français. Même si l’entretien de la mémoire de la fraternité d’armes franco-serbe reste assez limité en France, par rapport à ce qui s’est passé en Serbie, l’hypothèse d’une image positive enracinée au sein de l’opinion publique ne semble pas hasardeuse. Il existe un regard français sur ce peuple, synthèse de préjugés, de réalités et de projections. En ce qui concerne les responsables politiques et militaires, le doute n’est guère permis. Convaincus de disposer, avec les Serbes, d’un appui solide, ceux-ci font, dès 1919, de la Yougoslavie, une pièce maîtresse du dispositif de défense de la France en Europe orientale.
Notes de bas de page
1 Georges-Henri Soutou, Ghislain de Castelbajac, Sébastien de Gasquet (dir.), Recherches sur la France et le problème des Nationalités pendant la Première Guerre mondiale (Pologne, Lithuanie, Ukraine), Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 1995.
2 Frédéric Dessberg, « Marches d’Empire, États-tampons et zones d’instabilité : une approche française de la notion de périphérie aux xixe et xxe siècles », dans Éric Schnakenbourg, Frédéric Dessberg (dir.), La France face aux crises et aux conflits des périphéries européennes et atlantiques, du xviie au xxe siècle, Rennes, PUR, 2010, p. 31.
3 Alex N. Dragnitch, Serbia, Nikola Pašić and Yugoslavia, New Brunswick, Rutgers University Press, 1974, p. 92-94.
4 Georges-Henri Soutou, « La France face aux crises des périphéries européennes aux xixe et xxe siècles : une grande puissance en retrait », dans É. Schnakenbourg, F. Dessberg, La France face aux crises…, op. cit., p. 47.
5 Jean Pélissier, Dix mois de guerre dans les Balkans, octobre 1912-août 1913, Paris, Perrin, 1914 ; Alphonse Muzet, Aux pays balkaniques après les guerres de 1912-1913. Monténégro, Serbie, Bulgarie, Pierre Roger et Cie éditeurs, 1914 ; Colonel H. Angel, Le soldat serbe, Paris, Delagrave, 1914.
6 Nadine Bonnefoi, « Le Temps et les questions balkaniques », dans Claude Carlier, Georges-Henri Soutou (dir.), 1918-1925. Comment faire la paix ?, Paris, Economica, 2001, p. 138-139.
7 Alexis Troude, « Les relations franco-serbes au sein de l’armée d’Orient, 1915-1918 », Balcanica, XXVII, p. 221.
8 Maurice Paléologue, Au Quai d’Orsay avant la tourmente, Paris, Plon, 1947, p. 153.
9 Annette Becker, « Cruauté, brutalité, brutalisation : les Balkans des Guerres balkaniques à la Grande Guerre (1912-1914) », dans Anne-Claude Ambroise-Rendu, Fabrice d’Almeida, Nicole Eldeman (dir.), Des gestes en histoire : formes et significations des gestualités médicale, guerrière et politique, Paris, Seli Arslan, 2006, p. 124.
10 Georges-Henri Soutou, L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF (Nouvelle Clio), 2007.
11 Pour plus de détails, voir notre livre La Serbie, du martyre à la victoire, 1914-1918, Paris, 14-18 éditions, 2008, p. 45 et suiv.
12 A. Troude, « Les relations franco-serbes… », art. cité, p. 221.
13 Henry Barby, La Guerre mondiale. Avec l’armée serbe, de l’ultimatum autrichien à l’invasion de la Serbie, Paris, Albin Michel, 1918, p. 145-146.
14 John Reed, La guerre dans les Balkans, Paris, Seuil, 1996, p. 85.
15 Cité dans La mémoire partagée franco-serbe de Pierre Ier de Serbie à l’assassinat d’Alexandre Ier de Yougoslavie en 1934 à Marseille, mémoire de fin d’études du SLT Prenat, ESM, sous la direction de Frédéric Dessberg, 2009, p. 45.
16 Cités dans Frédéric Le Moal, La France et l’Italie dans les Balkans, 1914-1919. Le contentieux yougoslave, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 122-123.
17 F. Le Moal, La Serbie, du martyre à la victoire, op. cit., p. 92-105.
18 Id., La France et l’Italie dans les Balkans, op. cit., p. 165.
19 Auguste Boppe, À la suite du gouvernement serbe, de Nich à Corfou, 20 octobre-1er janvier 1916, Paris, Bossard, 1917 ; Henry Barby, L’épopée serbe. L’agonie d’un peuple, Paris, Berger-Levrault, 1916 ; Louis-L. Thomson, La retraite de Serbie (octobre-décembre 1915), Paris, Hachette, 1916.
20 Bernard Michel, « Le rôle d’Ernest Denis et du journal La Nation tchèque », Guerres mondiales et conflits contemporains, 169, janvier 1993, p. 17-26 ; Olivier Lowczyk, « Ernest Denis, héraut des Slaves. De l’historien au publiciste, itinéraire militant d’un savant au cours de la Première Guerre mondiale », dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Les médias et la guerre, Paris, Economica, 2005, p. 492-507.
21 Préface d’Ernest Denis, dans L.-L. Thomson, La retraite de Serbie, op. cit., p. xxvi-xxvii.
22 Bohumila Ferenčuhova, « Les Slavisants français et le mouvement tchécoslovaque à l’étranger au cours de la Première Guerre mondiale », Guerres mondiales et conflits contemporains, 169, janvier 1993, p. 31-32.
23 Georges-Henri Soutou, « Jean Pélissier et l’Office central des nationalités, 1911-1918 : un agent du gouvernement français auprès des nationalités », dans Id., G. de Castelbajac, S. de Gasquet (dir.), Recherches sur la France…, op. cit., p. 15-17.
24 Georges-Henri Soutou, « La France et la crainte d’une paix de compromis entre la Serbie et les puissances centrales, 1914-1918 », Cahiers du CEHD, 13, 2000, p. 7-29 ; F Le Moal, La France et l’Italie dans les Balkans, op. cit., p. 47 et suiv.
25 François Grumel-Jacquignon, La Yougoslavie dans la stratégie française de l’entre-deux-guerres (1918-1935). Aux origines du mythe serbe en France, Bruxelles, Peter Lang, 1999. Voir aussi la critique qui en a été faite par Mile Bjelajac, « Grumel-Jacquignon (François), La Yougoslavie dans la stratégie française de l’entre-deux-guerres, aux origines du mythe serbe en France », Balkanalogie, 6/1-2, décembre 2002, p. 281-285.
26 A. Troude, « Les relations franco-serbes… », art. cité, p. 233-234.
27 Jacques Bariéty, « La France et la naissance du royaume des Serbes, Croates et Slovènes, 1914-1919 », Relations internationales, 103, automne 2000, p. 308.
28 A. Troude, « Les relations franco-serbes… », art. cité, p. 230.
29 Gérard Fassy, Le commandement français en Orient (octobre 1915-novembre 1916), Paris, Economica, 2003, p. 93.
30 Francine Saint-Ramond, « La désinformation dans une guerre lointaine. Considérations sur les campagnes des Dardanelles et de Macédoine 1915-1918 », dans H. Coutau-Bégarie (dir.), Les médias et la guerre, op. cit., p. 449.
31 Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, Paris, CNRS, 1984, t. 2, p. 337-339.
32 Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 155-156.
33 Frédéric Le Moal, « Gli intelletuali franco-italiani e la Jugoslavia. Propaganda e dibattiti. 1914-1918 », Italia contemporanea, 245, décembre 2006, p. 599-616.
34 Ibid., p. 614-616 ; Olivier Lowczyk, La fabrique de la paix. Du Comité d’études à la Conférence de la Paix. L’élaboration par la France des traités de la Première Guerre mondiale, Paris, Economica, 2010.
Auteur
Lycée militaire de Saint-Cyr, institut Albert-le-Grand
Professeur d’histoire-géographie au lycée militaire de Saint-Cyr l’École, institut Albert-le-Grand.
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