Madrid capitale de l’État : établissements d’assistance, scientifiques et culturels au XIXe siècle
p. 271-285
Texte intégral
1Tout au long du xixe siècle, en particulier pendant la seconde moitié, Madrid connut de nombreux changements qui furent influencés1 de façon décisive, par la consolidation du régime libéral avec le règne d’Isabelle II (1833-1868) et l’arrivée de la bourgeoisie au gouvernement de la ville à partir de la décennie 1830. Les intérêts économiques et politiques convergèrent pour en faire une « digne » capitale de l’Etat. Mais c’est durant les dernières décennies du siècle, une fois amorcée la période de la Restauration (1875), que les transformations s’accélérèrent et se firent plus visibles. À la fin du siècle, la population dépassait légèrement le demi-million de personnes2. Dans la seconde moitié du xixe, non seulement le nombre d’habitants doubla, ayant en cinquante ans une croissance pratiquement identique à celle des trois derniers siècles entre le milieu du xvie et le milieu du xixe siècle, mais elle connut quelques changements urbains fondamentaux. Résultat : une ville au degré de complexité structurelle – urbaine, sociale, institutionnelle, culturelle – beaucoup plus important à la fin qu’au milieu du siècle.
2On commença à considérer la ville comme un tout. Cette vision unitaire de la ville est une caractéristique du xixe siècle. Le premier à la formuler fut Mesonero Romanos ; il s’éloignait ainsi des conceptions des siècles passés, fondées sur l’idée de la ville comme simple théâtre de la Cour, pour laquelle on avait pris des mesures partielles de nettoyage et d’ornementation. Paradoxalement, c’est à partir du milieu du siècle que la ville connaît le développement d’une importante architecture civile et que se produit une ségrégation plus radicale de l’espace. Une fois la propriété libérée des attaches juridiques qui la conditionnaient sous l’Ancien Régime, les affaires immobilières, ainsi que d’autres activités financières, devinrent la base de nouvelles fortunes3, qui s’unirent à la vieille aristocratie foncière, formant une nouvelle oligarchie. Plus qu’en ville bourgeoise, Madrid se transforma en ville « nobiliaire/bourgeoise »4, ce qui apparut dans la différenciation des quartiers et dans le paysage résidentiel.
3De nombreux édifices, réalisés selon une gamme de tendances architecturales variée – l’architecture métallique et l’éclectisme de la période de la Restauration – et destinés à divers usages, parsemèrent la ville5. On construisit les marchés, les gares – Delicias (1879), Norte (1879), et Atocha (1888) – ainsi que des bâtiments institutionnels – Palais de Velásquez (1881), Palais de l’Exposition des Beaux-Arts (1881), Banque d’Espagne (1884), Bourse du Commerce (1885), École d’Ingénieurs des Mines (1886), Palais de Cristal (1887), Prison Modèle (1887), Académie Royale de la Langue (1891), Palais de la Bibliothèque et des Musées Nationaux (1866-1892), Ministère des Travaux Publics (1893), etc. De nouvelles églises ou édifices de communautés religieuses virent le jour : la Basilique d’Atocha, les Visitandines (Salesas, 1880), l’Asile du Sacré Cœur (1880), la Crypte de la Cathédrale de l’Almudena (1883). Les palais se situèrent sur l’axe de Recoletos, au début de la Castellana ou dans le quartier Indo, espace aristocratique6.
4Dans cette contribution, nous cherchons à expliquer les relations existant entre les changements structuraux et la mutation que l’on voulut donner à l’image de la ville en la dotant d’établissements conformes à son nouveau rôle. Cette étude est fondée en grande partie sur un autre travail, plus étendu, intégré à son tour dans l’élaboration du deuxième volume de l’Atlas Historique de Madrid7 : Madrid en 1898 : un guide urbain8. On y reconstruit un moment clé de l’histoire de la ville pour mieux comprendre son évolution postérieure, moment où les critères de croissance des cinq décennies précédentes avaient été établis. Malgré les profonds déséquilibres qu’elle connaissait en cette fin de siècle, il s’agissait d’une ville nettement différente de celle de l’Ancien Régime qui avait connu un changement fondamental, à savoir passer de Cour à capitale de l’Etat, de ville théâtre à ville planifiée, au moins dans les intentions, puisque la dynamique même de croissance de la ville déborda les projets stricts, et hors du centre commencèrent à surgir des faubourgs désordonnés qui s’étendirent au-delà des limites de la commune. Au moins, le centre d’intérêt des dirigeants avait-il changé d’orientation. La préoccupation du nettoyage et l’ornementation propres au siècle antérieur s’étaient transformées en souci d’organiser la ville (résidence, activités économiques, communication entre les différentes zones), même si les mesures ne furent pas très efficaces.
5En 1898, on procéda à une réorganisation administrative de la ville, mais la réforme n’entra en vigueur qu’en 19029. Bien que l’on ait maintenu une structure du passé - division en dix districts et cent quartiers -, les circonscriptions territoriales étaient complètement différentes des précédentes. Cela supposait la constatation officielle des changements survenus et exprimait la prise de conscience de cette nouvelle réalité, plus visible dans les dernières années du xixe et les premières du xxe que dans les décennies précédentes, comme on peut le voir dans l’abondante cartographie et dans les divers guides publiés alors10. Mais la perception de la ville n’était pas uniforme. Le ixe Congrès International d’Hygiène et Démographie eut lieu à Madrid en avril 1898. Comme de coutume à l’occasion de réunions de ce genre, un guide d’hygiène, de démographie et de culture fut publié11. Ce guide, pensé pour les congressistes, mentionnait les établissements les plus importants ayant un rapport avec le sujet de leur étude, et de plus il cherchait à transmettre une idée globale de Madrid, comme une ville bien équipée en établissements scientifiques, culturels et de bienfaisance-assistance dont il offrait l’inventaire, rendant compte brièvement de leur histoire, de leurs fins, de leurs installations et de leurs ressources. Il s’agissait d’une vision complaisante de la ville, conforme aux objectifs du guide – aider les congressistes –, et totalement opposée à celle donnée quelques années plus tard par le médecin hongrois installé à Madrid, Philih Hauser12 ; pour lui la ville conservait des carences remarquables, notamment en matière d’hygiène et de santé publiques, carences héritées de l’Ancien Régime et accrues par le développement rapide de la population causé par l’immigration. Moments polémiques durant lesquels la ville, mieux équipée et à la complexité structurelle passablement plus importante que dans les décennies et même les siècles passés, affronte les nombreux problèmes encore à résoudre.
Les réformes urbaines
6Enrique Sepúlveda écrivait dans un livre de mœurs (1886) :
« Depuis quelques années, la nostalgie de la démolition s’est emparée de nous et, si nous nous laissions porter par nos premières impressions, Madrid serait actuellement en ruine. On s’est entêté à dire que cette capitale n’est pas à la hauteur des autres villes importantes, et l’on veut démontrer la nécessité de l’agrandir en démolissant des maisons et en rasant des rues. En réalité, Madrid est devenu trop petit pour loger une population qui a poussé comme les champignons ; il paraît sans doute anachronique et de mauvais goût de trouver dans les rues du centre, des ruelles comme celle de Preciados, des passages comme celui de San Ginés et des tunnels sombres et malodorants comme celui du Perro. Si le Madrid ancien n’avait pas été complété par le Madrid moderne des quartiers de Pozas, Salamanca, Monasterio, Prosperidad et tant d’autres, il faudrait aujourd’hui chercher n’importe quel petit coin sur la carte, le baptiser Madrid bis et y conduire tous les gens qui ne trouveraient ni chambre, ni commerce, ni cimetière pour répondre aux besoins de la vie et de la mort. Mais, à côté de la zone d’expansion rationnelle et pratique de Madrid est née la monomanie de la zone d’expansion partielle, fantastique et presque irréalisable. »13
7La situation décrite par notre auteur est claire, bien que ses tendances conservatrices et moralisatrices le poussent à censurer le premier point : la ville a besoin de réformes internes et d’un nouvel espace pour sa croissance. Ce besoin avait déjà été évoqué par Mesonero Romanos dans l’appendice du Manual de Madrid de 1835. Le programme de réformes comprenait des mesures qui touchaient les infrastructures urbaines et défendait un cadre socio-économique différent, qui stimulerait l’amélioration et le développement de la ville : libéralisation de la propriété, amélioration des activités commerciales, création d’institutions culturelles, aménagement et embellissement de la ville pour renforcer le rôle symbolique qui était le sien en tant que capitale de l’État. Quelques-unes de ces propositions furent mises en pratique mais elles étaient la conséquence de décisions politiques qui n’étaient pas liées uniquement à Madrid ; ce fut le cas du début de la confiscation des biens de l’Église en 1836. D’autres, comme la numérotation des rues, furent mises en place de bonne heure mais l’application de la plupart d’entre elles fut retardée14. La vieille structure urbaine et son réseau de voies conçu plusieurs siècles auparavant ont survécu et certaines des rues signalées par Sepúlveda comme étant impropres à un centre urbain font partie, aujourd’hui encore, des rues madrilènes.
8À l’époque où écrivait Mesonero, Madrid était encore « enfermé » à l’intérieur de la vieille muraille ou enceinte du xviie siècle, même si, vers le milieu du siècle, des quartiers apparurent dans les faubourgs (Chamberí), en dehors de l’espace urbain consolidé, et furent intégrés par la suite dans la zone d’expansion. La préoccupation de Mesonero se propagea parmi les élites madrilènes. Dans les décennies du milieu du siècle, la nécessité de réformes urbaines fut l’objet de discussions entre banquiers, entrepreneurs, hommes politiques et techniciens (architectes et ingénieurs) ; elles incluaient aussi bien les réformes internes que celles destinées à régulariser la croissance au moyen de la planification des zones d’expansion15. Réformes et expansion offraient de bonnes occasions de faire des affaires et devinrent le moyen d’attirer les investissements, renforçant ainsi le rôle économique de la ville, ce qui était considéré comme un élément supplémentaire des nouvelles fonctions que Madrid devait occuper en tant que capitale de l’État.
9Les discussions aboutirent à quelques propositions. En 1846, l’ingénieur Juan Merlo réalisa le premier avant-projet de zone d’expansion, que la Mairie refusa. En 1857 (Décret Royal du 7 avril) le gouvernement pria la Mairie de commencer la préparation d’un nouveau projet de zone d’expansion. Un autre Décret Royal, celui 19 juillet 1860, approuva le projet d’expansion réalisé par l’ingénieur Carlos Maria de Castro selon lequel l’espace urbain était multiplié par trois et qui proposait une division rationnelle d’utilisation selon de grandes aires bien définies : espaces verts, quartiers résidentiels de luxe, pour classe moyenne et pour classe ouvrière, quartier manufacturier et zone industrielle16. L’application fut lente, l’occupation du nouvel espace irrégulière. Les projets formels furent rapidement faussés, à cause de normes favorisant davantage les intérêts des propriétaires que ceux du plan lui-même. En même temps, des quartiers naquirent dans la périphérie, en marge du projet. Ce fut le cas de Cuatro Caminos, Bellas Vistas, Tetuán, Ventas, Prosperidad, Guindalera ou Pacífico17.
10Ce projet était le reflet des changements qui eurent lieu en Europe au milieu du xixe siècle quant à la manière de percevoir les villes comme un ensemble intégré et normalisé dont le développement devait être régularisé et planifié. La zone d’expansion était une solution adoptée par d’autres villes espagnoles (le projet de Barcelone réalisé par Cerda fut approuvé en 185918) et par quelques autres villes du bassin méditerranéen, pour s’adapter aux nouvelles nécessités de croissance, en accord avec les intérêts d’une bourgeoisie qui émergeait au sein d’économies fondamentalement agraires, et qui trouvait dans l’immobilier un moyen rapide d’enrichissement19.
11Mais dans le cas de Madrid, l’idée de zone d’expansion était profondément liée à l’idée de capitale. De grandes rues rectilignes, des parcs, des résidences de luxe, des établissements publics et privés répondant aux besoins de la ville devaient constituer le décor urbain nécessaire à la fonction représentative qu’avait la ville en tant que capitale, théâtre et symbole du « progrès » que le pays devait subir. Le Plan Castro se préoccupait non seulement de définir la morphologie de la nouvelle ville mais il fixait aussi des critères pour améliorer les conditions de vie de ses habitants. Faire une capitale digne en rajoutant un centre urbain neuf à l’ancien et en les réunissant tous les deux au moyen d’un réseau de voies, comme le proposait le Plan Castro, était seulement l’une des solutions possibles. Même si conservateurs et réformateurs étaient d’accord sur la nécessité de faire un Madrid digne, ils n’approuvèrent pas tous cette solution et quelques-uns défendirent une action plus radicale sur la ville20.
12Si Mesonero décrivit les carences de cette ville de cour, Fernández de los Ríos signala celles du Plan de la Zone d’Expansion et énuméra les réformes qu’il considérait nécessaires pour un changement radical de Madrid. Impressionné par les réformes de Paris menées à bien par Haussmann, il comprit bientôt que le plan Castro n’allait pas intégrer le vieux centre dans la zone d’expansion et il proposa un nouveau programme de réformes apte à garantir une telle intégration. La construction de nouvelles places et de grandes voies rompant la structure inadéquate du vieux centre et intégrant les différents quartiers dans la ville, conçue comme un tout et non pas comme un simple assemblage de différents espaces, constituait la base qui articulait les réformes proposées. Le résultat aurait donné une ville différente, mieux organisée, capable de mieux jouer son rôle symbolique de capitale de l’État21.
13Un exemple clair des réformes nécessaires peut être celui du Palais Royal. Construit sur le terrain de l’Alcázar (château) des Austrias après sa destruction par l’incendie de 1734, il en avait hérité l’isolement par rapport à la ville, bien qu’il en fût le noyau originel à partir duquel elle s’était formée et développée. Les monarques avaient résidé dans l’ancien Alcázar et les principaux organes du gouvernement de la Monarchie s’y étaient établis22. Le nouveau Palais, occupé par Charles III dès 1764, remplissait des fonctions similaires et continua d’être le centre du pouvoir en tant que résidence des rois, même si, avec le régime libéral, les institutions gouvernementales occupèrent d’autres édifices.
« Le noyau représentatif de la capitale, ce que Madrid espère vainement devenir depuis des siècles, est constitué par le Palais Royal. La construction du palais, qui repose sur des terrasses herculéennes aux murs d’une incroyable épaisseur et à l’orgueilleuse masse de pierre, fut une entreprise épuisante. Ni Philippe V, ni Ferdinand VI ne purent en voir la fin et seule la volonté tenace de Charles III a ouvert le palais à l’installation de la monarchie. Cependant, le palais surnageait au milieu d’habitations misérables, sans aucune compagnie. »23
14Telle était la situation au xviiie siècle, selon la description faite par un illustre architecte et urbaniste de notre siècle. Cent ans plus tard, la situation n’avait pas changé, selon Ángel Fernández de los Ríos qui, dans un livre consacré à l’analyse et à la défense des changements dont la ville avait besoin, écrivait (1868) :
« Observons ce promontoire de pierre embryonnaire que les rois ont fait construire pour demeure à l’extrémité de la Cour, à un endroit qu’ils paraissent avoir choisi pour ne jamais se voir entouré par le peuple de Madrid. Quelles dynasties nous avons eu ! On comprend qu’étant donnée leur nature, aucune des deux ne se soit occupée du confort et de la décoration de la capitale ; mais on ne s’explique pas pourquoi leur insouciance est arrivée au point de ne pas soigner ce qu’elles avaient sous les yeux tous les jours. Sans Joseph Ier, il est clair que les places d’Orient et de l’Armurerie seraient telles qu’il les a trouvées, occupées par les couvents et les églises Saint-Jacques, Saint-Jean, Sainte-Claire, et par les baraques et les ruelles qui entouraient le Palais ; sans Don Agustín Argüelles, il est probable que les démolitions entreprises par Joseph Ier seraient toujours un immense désert ; grâce à la place d’Orient, le Palais a enfin un endroit où reposer la vue sans dégoût ; sans la Mairie, la Cuesta de la Vega serait toujours l’image fidèle d’une entrée de Tanger ou de Tétouan. Si l’on regarde vers le nord, on se heurte aux écuries et aux remises ; si on se tourne vers le midi, le regard s’écrase sur la place de l’Armurerie et, à travers l’arc, sur une démolition sempiternelle, dont une partie est transformée en dépôt d’immondices ; deux dynasties ont habité le Palais ; onze rois ont vus, cherchant du côté du couchant le panorama le plus pittoresque que l’on puisse découvrir depuis cette résidence, l’immense série d’étendoirs de couches et de linge sale des habitants de Madrid ; pas un seul d’entre eux n’a eu l’idée de promouvoir la construction de lavoirs dans d’autres points plus convenables et plus commodes de la ville, de canaliser ce bout de Manzanares, de transformer ses rives en allées et en jardins, changer, enfin, l’aspect de cet endroit. »24
15L’homme qui réclamait que l’on purifie les alentours du Palais Royal afin de l’intégrer à la ville, était républicain ; c’est pour cela qu’il dut ajouter la note suivante, puisqu’il écrivait au début du Sexennat Démocratique :
« Il est possible qu’en raison du radicalisme qui est de mise au moment de la circulation de ce livre, nombreux soient ceux qui en arrivent au point de recevoir de mauvais gré l’idée que la révolution s’occupe d’embellir le Palais. Nous rappelons à ceux qui parlent ainsi, sans tenir compte du fait que ce qu’elle embellit c’est la capitale de l’Espagne, que... »25
Institutions de bienfaisance
16Au cours de la seconde moitié du xixe siècle les nouvelles ou les convocations comme celles qui suivent abondèrent dans la presse madrilène : « Bal au bénéfice des pauvres » ; « Sa Majesté la Régente a fait don de 1 000 pts à l’asile du Bon Pasteur » ; « Une représentation au bénéfice des asiles municipaux va avoir lieu dans les jardins du Buen Retiro » ; « Sur l’initiative d’une de nos amis, un hôpital spécial pour enfants pauvres va être fondé. Cette dame financera l’installation en faisant appel aux sentiments humanitaires de toutes les classes sociales. »26 Des nouvelles qui expriment à quel point l’assistance aux classes les plus défavorisées était liée à une vieille conception de la bienfaisance. Aider les pauvres était un devoir moral de la société, pas un droit des personnes dans le besoin27. La création de nouveaux centres de bienfaisance et d’assistance dans la seconde moitié du xixe siècle est due en grande partie à des initiatives caritatives privées, plus que philanthropiques, des élites sociales madrilènes qui, imitant les propres membres de la royauté, trouvaient de bon ton d’aider les nécessiteux. Cette idée de la bienfaisance égale à charité subsista tout au long du siècle. Dans les dernières décennies, cependant, émerge l’idée d’assistance sociale. On commence à mettre sur un même plan les concepts de pauvreté et de classe travailleuse, et l’action bienfaisante s’étend aussi à l’instruction considérée comme un élément supplémentaire de l’amélioration des conditions de vie et pas seulement un instrument de réhabilitation, d’ordre public, comme cela arrivait dans les asiles depuis les réformes illustrées du xviiie siècle. La création de la Commission des Réformes Sociales, transformée par la suite en Institut National de Prévision (1903), fut une conséquence de cette nouvelle manière de concevoir les choses.
17D’un point de vue juridique, le terme bienfaisance avait une autre signification et pouvait se définir comme « l’ensemble des institutions engagées dans le secours des pauvres, la synthèse des aides sociales. »28 Dans la législation du xixe siècle la bienfaisance est considérée comme un système unifié composé d’organisations de nature différente : institutions, associations et services. Les institutions, à leur tour, pouvaient être des établissements et des fondations. De cette façon on cherchait à ce que les différentes manières d’aider ou d’assister, depuis le simple fait de donner une aumône jusqu’à l’assistance régulière dans un hôpital, soient soumises à un régime administratif unique, contrôlé par l’État. La loi et le règlement de 182229 fixaient l’unité juridique et administrative des établissements de bienfaisance. Bien que cette loi ait été à peine appliquée, l’idée d’un système unique de bienfaisance, intégré tant par les établissements privés que publics, fut reprise par la législation suivante. Dans certains cas, réaffirmant le caractère public de tout le système30 ; dans d’autres en y intégrant la bienfaisance publique et privée, comme cela fut le cas dans la législation de la Restauration31. Cette dernière législation essaya de conjuguer le rôle des institutions publiques et le mouvement de fondations privées, qui s’accéléra durant ces années-là. Ceci explique aussi la complexité du système de bienfaisance madrilène intégré par des établissements publics – ceux administrés par l’Etat, par le Conseil Général et les mairies – et par des établissements privés, appartenant à des institutions ecclésiastiques, à des congrégations religieuses ou à des associations caritatives.
18Nous pouvons affirmer que Madrid a doublement bénéficié de son rôle de capitale de l’Etat. La concentration d’établissements publics de bienfaisance-assistance était la conséquence de ses fonctions administratives. Pôle d’attraction des élites sociales du royaume et des congrégations religieuses féminines spécialisées dans l’enseignement et la bienfaisance, de nombreuses institutions bienfaisantes y furent fondées, spécialement dans la deuxième moitié du xixe siècle. Les quartiers aisés de la zone d’expansion se peuplèrent d’établissements de bienfaisance. Comme l’écrivaient deux apologistes de l’époque (1885) : « De cette façon la pitié chrétienne a embelli les nouveaux quartiers de la zone d’expansion de Madrid, cassant cette monotonie de la construction urbaine moderne. »32 Sur une centaine d’institutions que nous avons pu recenser à la fin du siècle, les deux tiers sont privées33. Il faudrait y ajouter quelques centres d’enseignement qui admettaient des élèves sans ressources.
19Les établissements les plus importants furent publics. L’État était responsable de sept centres – sur les neuf qu’il y avait dans tout le royaume au milieu du siècle – situés dans la ville ou ses environs34. Bien qu’ils se soient consacrés aux personnes qui avaient besoin d’une aide de longue durée ou permanente, seuls quelques-uns ont subsisté et laissé une trace urbaine. Les huit qui appartenaient au Conseil Général s’occupèrent tant de l’assistance sanitaire que de l’accueil d’adultes pauvres, d’enfant abandonnés et de jeunes. Certains comme la Inclusa, l’Hôpital Général converti en Hôpital Provincial ou l’Hospice Saint-Ferdinand avaient été fondés aux siècles précédents. D’autres, comme l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, peuvent être considérés de fondation récente. L’importance de ces établissements fut plus grande que celles des établissements d’État et leur impact urbain fut plus marqué et durable.
20La Mairie avait également des compétences à l’égard des centres de bienfaisance. Les vagues d’immigrants et les crises que la ville connut pendant la seconde moitié du siècle, remplissaient les rues de mendiants. Un « spectacle lamentable » pour la ville. Afin de les accueillir, un ancien couvent fut converti en asile (1834) ; il fut agrandi tout au long du siècle et trois asiles de nuit furent créés dans la banlieue, bien qu’ils n’eussent pas beaucoup de succès.
21L’initiative la plus importante de la Mairie madrilène fut les Maisons de Secours, qui constituèrent un réseau rudimentaire d’assistance primaire. Les cinq premières furent créées en 1858 à la suite d’une épidémie de choléra que la ville connut au cours du siècle. En 1874 il y en avait dix, une pour chaque district35. A la fin du siècle, les districts Hospicio et Inclusa en comptaient deux chacun, ce qui faisait un total de douze36. Elles étaient équipées d’une infirmerie, d’une salle de soins et d’une salle de consultation, de médicaments et d’instruments médicaux. On s’y occupait des premiers soins en cas d’accident ou de bagarre, des premières visites à domicile des pauvres, des campagnes de vaccinations. Il y avait des consultations quotidiennes pour les pauvres et on y rassemblait les dons distribués ensuite aux familles nécessiteuses du quartier. En 1868, les maisons de secours s’occupèrent de 31 000 personnes, vers la fin du siècle elles fournissaient des médicaments à 40 000 malades et des aliments à environ 15 000 personnes37. Malgré le maigre budget municipal38, l’aide arrivait à un grand nombre de personnes car les maisons de secours canalisaient les aides particulières. Il s’agissait d’institutions qui s’implantèrent et finirent par faire partie du paysage urbain dans les quartiers où elles étaient installées, bien qu’elles se confondissent avec le reste des constructions.
22La bienfaisance privée ou « particulière », comme les désignait la législation de l’époque, s’occupait d’une gamme de besoins allant des soins hospitaliers à la réhabilitation sociale, en passant par l’assistance aux vieillards et aux enfants. Elle s’était adaptée au nouveau système politique et à la législation du siècle. Les anciennes formes juridiques et institutionnelles – fondations, patronages – survécurent et les nouvelles, les associations39, furent adoptées. C’est à cette bienfaisance que l’on doit plusieurs des établissements d’assistance les plus importants de la ville, comme les asiles des Petites Sœurs des Pauvres ou la maison de santé Notre-Dame du Rosaire (1869), l’asile du Sacré Cœur (1880) et l’asile Sainte-Christine ; certains existent encore. Il y avait aussi des hôpitaux pionniers en ce qui concerne l’application de nouvelles connaissances médicales, tels que l’Hôpital Homéopathique Saint-Joseph (1846), la Clinique du Dr Rubio ou encore l’Hôpital de l’Enfant-Jésus (1887), fondé par la duchesse de Santoña, et intégré ensuite à la bienfaisance publique (1889). Mais la grande majorité des institutions privées n’occupaient que de petits locaux dans des bâtiments d’habitations particulières.
23À la fin du siècle dernier Madrid possédait vingt hôpitaux40. Cependant, la recrudescence des épidémies mettait en évidence de façon dramatique qu’ils n’étaient pas suffisants et il fallait souvent créer de nouvelles installations à la hâte, ou bien construire un bâtiment dans de mauvaises conditions et qui durerait peu, comme l’Hôpital des Épidémies à la fin du siècle. Une insuffisance qui s’étend à l’ensemble de la bienfaisance madrilène.
24La concentration de ce type d’établissements n’est pas due à une stratégie rénovatrice de la ville ni à un plan systématique contre la pauvreté et la marginalisation ; elle fut plutôt liée à ses fonctions administratives et à son rôle comme centre du pouvoir, pôle d’attraction des gens et des ressources. Ils sont le reflet de l’image que les élites sociales souhaitaient donner d’elles-mêmes, compatissante envers la misère, mais on peut dire qu’ils ne contribuèrent pas à donner une image différente de la ville. Une bonne partie des établissements importants s’installèrent aux limites du centre urbain, entre la zone d’expansion et les quartiers périphériques et, dans certains cas, ils contribuèrent à consolider et à prolonger temporairement le caractère de faubourg de certaines zones. C’est ce qui s’est produit au nord-est de la ville où la présence des asiles pour pauvres, l’Hôpital des Épidémies déjà cité, les cimetières et la prison formèrent un espace marginal, séparé de la ville jusqu’à ce qu’il se trouve cerné par un quartier aisé et par la Cité Universitaire au milieu du xxe siècle. De toute façon, Madrid devint un lieu où les carences stimulèrent l’apparition de nouvelles idées sur l’assistance et la bienfaisance et où l’on mit en route de nouveaux moyens pour combattre la pauvreté et la marginalisation.
Académie, science et culture
25Fragmentée dans la pratique, la ville avait, selon le discours théorique officiel, une unité fonctionnelle due à son rôle politique de capitale de l’État. Cette circonstance conditionna la vie intellectuelle et l’augmentation du nombre des institutions académiques et culturelles. Une croissance qui eut à voir davantage avec le fait d’être la capitale qu’avec le processus de développement culturel, indéniable sous certains aspects.
26D’après l’étude Madrid en 1898, déjà citée, on peut faire un bilan des dotations académiques, scientifiques et culturelles les plus significatives de la ville. Il y avait une trentaine d’archives et de bibliothèques, seize centres d’enseignements supérieur, une quinzaine de centres de recherches de branches différentes, une autre quinzaine de musées, vingt-cinq théâtres. Il y avait également les Académies Royales et une douzaine d’entités ou d’associations pour la promotion de nombreuses activités scientifiques ou culturelles. Au total, cent vingt entités auxquelles on pourrait ajouter au moins une trentaine de librairies et d’imprimeries importantes, outre la presse et les publications périodiques41.
27Dans certains cas, l’origine des établissements met en évidence la dépendance par rapport aux fonctions de capitale. Certains des bâtiments culturels les plus importants, maintenant intégrés dans le patrimoine historique de la ville, furent construits pour abriter des expositions ayant lieu dans la capitale. Le Palais National de l’Exposition des Beaux-Arts (1887), aujourd’hui Musée des Sciences Naturelles, fut construit pour accueillir ce genre d’expositions organisées régulièrement à la suite d’un concours issu de l’Exposition Nationale de l’Industrie et des Arts de 1881. Le Palais de Velásquez (1883), dans le parc du Retiro, fut construit pour recevoir l’Exposition Minière et devint ensuite le Musée d’Outre-mer, et le Palais de Cristal (1887), dans le même parc, fut construit à l’occasion de l’exposition générale sur les Philippines.
28Le centralisme de l’État influença clairement les archives et les bibliothèques. Les Archives Historiques Nationales créées en 1866 furent installées à l’Académie Royale d’Histoire. La construction du Palais de la Bibliothèque et des Musées Nationaux commença en 1866 et s’acheva en 1892, année de la célébration du quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique. En 1896 on y installa la Bibliothèque Nationale, créée par Philippe V en 1711 et dénommée Librairie Royale et qui avait ensuite été séparée de la Maison Royale en 1836. Le Musée Archéologique National y avait été transféré l’année précédente. L’ancien Cabinet d’Histoire Naturelle (1785) fut transformé en musée de peinture et de sculpture – le Musée du Prado – par Ferdinand VII (1819). Un nouveau bâtiment fut construit en 1886 pour les Archives d’Actes Authentiques (1765). Les organismes publics les plus importants étaient dotés de bibliothèques, parmi lesquelles on mentionnera la Bibliothèque Royale, au Palais Royal, ou bien la Bibliothèque du Sénat, créée en 1852 et pour laquelle on construisit une nouvelle salle selon des critères muséologiques à l’intérieur du Palais du Sénat (1882-1883).
29Les réformes de l’enseignement d’État, spécialement de l’enseignement universitaire, eurent une incidence fondamentale sur la ville de Madrid. Son université fut créée en 1822, tandis que celle d’Alcali était supprimée. L’année suivante, l’université complutense fut restaurée et celle de Madrid fut fermée. En 1836, la reine régente Marie Christine de Bourbon donna finalement l’ordre de transférer à Madrid les facultés de Philosophie et de Théologie et en 1843, elle occupa le bâtiment de l’ancien Noviciat des Jésuites. En 1850, elle reçut le nom d’Université Centrale en accord avec le rôle qu’on lui attribua dans le système universitaire espagnol.
30Le Plan d’Études du ministre Pedro José Pidal (1845) donnait les lignes d’un système d’enseignement universitaire hiérarchisé et centralisé, soumis au gouvernement. La loi Moyano de 1857, sanctionna les tendances à la centralisation. Ces normes conditionnèrent le système universitaire espagnol, jusqu’à des époques récentes dans certains domaines. L’université madrilène devint le sommet du système universitaire. Centre où culminait la carrière académique des professeurs en chaire, elle jouissait en outre de quelques privilèges bureaucratiques, comme l’enseignement et les diplômes de doctorat42. Les centres liés à l’héritage complutense furent le Droit et la Philosophie, qui ont le caractère de facultés à partir de la loi Pidal d’où est également issue la Faculté des Sciences. La Faculté de Médecine naquit de l’ancien collège de Chirurgie Saint-Charles – fondé en 1797 –, quand celui-ci devint Faculté des Sciences Médicales (1843) puis Faculté de Médecine (1845), occupant l’édifice construit en 1832 sur le terrain de l’ancien hôpital des femmes. La Pharmacie, qui fut intégrée aux Sciences Médicales en 1843, devint faculté également en 1845 et occupa un bâtiment construit en 1827 pour le Collège des Pharmaciens. A la fin du siècle, l’université était composée des facultés de Droit, Philosophie et Lettres, Sciences, Médecine et Pharmacie, et du Musée des Sciences Naturelles, dispersés dans plusieurs édifices différents ; elle possédait une bibliothèque centrale de 26 000 volumes parmi lesquels se trouvaient ceux de l’ancienne université d’Alcalá.
31Certains enseignements techniques, comme l’architecture, les mines et les ponts et chaussées que l’on pouvait étudier uniquement à Madrid43, acquirent le rang universitaire à partir de 1857. L’Ecole des Mines, créée par Charles III à Almadén, ville possédant des mines de mercure millénaires (1777), fut transférée à Madrid en 1835 et devint École des Ingénieurs des Mines en 1834. On construisit à son intention un magnifique bâtiment dans la zone d’expansion du nord de la ville qu’elle occupa en 1893. L’ancienne école des techniciens des travaux publics de l’État (1779) est à l’origine de l’École des Ingénieurs des Ponts et Chaussées, Canaux et Ports, pour laquelle on construisit un nouvel édifice inauguré en 188244.
32Les centres universitaires se consacrèrent de préférence à l’enseignement. On commença à appliquer les nouvelles connaissances scientifiques dans les hôpitaux et les petits laboratoires en raison du caractère essentiellement utilitaire donné à de telles connaissances, comme héritage des conceptions héritées des Lumières. Les campagnes de vaccination, la médecine homéopathique, les progrès de la chirurgie avec l’introduction de l’anesthésie, peuvent en être l’exemple45. C’est de cette époque que datent aussi l’Observatoire Astronomique (1790), que l’on dut reconstruire en 1845, et le Jardin Botanique, installé au Retiro en 1781. À l’instar des Académies Royales créées au xviiie siècle (Académies Royales de la Langue, d’Histoire et des Beaux-Arts), on fonda alors l’Académie Royale des Sciences Exactes, Physiques et Naturelles (1834), pour laquelle on construira plus tard un bâtiment propre (1894) et l’Académie Royale de Médecine (1876), considérées comme des institutions promotrices de nouvelles connaissances46. En résumé, Madrid, tout au long du xixe siècle, se peupla d’établissements et d’institutions académiques, scientifiques et culturelles.
33De façon générale, nous pouvons affirmer que la majorité des établissements indiqués étaient situés dans le centre historique. Cependant, certaines zones de la ville se consolident en tant qu’espaces scientifico-culturels à cette époque-là. L’exemple le plus flagrant est celui de l’axe Recoletos-Prado et environs d’Atocha, ces derniers connaissant une concentration spéciale d’établissements : l’Hôpital Clinique Saint-Charles, la Faculté de Médecine, le Jardin Botanique, l’École d’Ingénieurs des Ponts et Chaussées, l’Observatoire, le Musée du Prado, le Musée d’Ethnologie, l’Archive Historique de Protocole, l’Académie Royale de la Langue, le Musée de l’Artillerie. Recoletos est la symbiose des transformations récentes de la ville où le Palais des Bibliothèques et des Musées Nationaux (Bibliothèque Nationale, Bibliothèque de la Faculté des Sciences, Musée Archéologique, Musée des Sciences Naturelles), des théâtres et des hôtels particuliers marquent le paysage urbain.
L’image de la ville
34Le besoin de s’ouvrir à de nouveaux courants de pensée – krausisme, positivisme - ou d’étendre la science et la culture à des secteurs sociaux plus larges que les seules élites sociales ou bureaucratiques, motiva l’activité des nombreuses institutions de la capitale comme l’Ateneo, la Société de Développement des Arts ou l’Institution de l’Enseignement Libre, pour ne signaler que les plus représentatives47. Le travail de propagation culturelle et d’éducation des classes populaires fut développé par les nombreuses institutions de bienfaisance créées dans la deuxième moitié du xixe siècle, ou par les premières organisations ouvrières. Parmi celles-ci, il convient de signaler l’Association des Écoles Gratuites Dominicales, le Patronage Saint-Joseph ou l’Association d’Enseignement pour Femme48. Il s’agit alors de faire face aux besoins sociaux d’une ville aux profonds déséquilibres liés à sa croissance rapide.
35Ainsi donc, nous nous trouvons en présence de trois facteurs dynamisants de la rénovation de la ville, tant du point de vue des équipements que du point de vue intellectuel et culturel, mais nous n’allons pas approfondir cet aspect.
36En premier lieu, les mesures centralisatrices de l’État libéral et son intérêt à établir les bases d’une culture nationale. La création de centres et d’institutions a été étroitement liée à cette stratégie et a eu au moins un résultat : la culture madrilène de la fin du xixe siècle est en grande partie une culture officielle49. Même si cette culture officielle n’a pas été la seule. Ensuite, le comportement des élites sociales par rapport à la bienfaisance traduit une attitude paternaliste motivée par des raisons de prestige social. Enfin, les carences du système de bienfaisance en direction des classes populaires favorisèrent surtout à la fin du siècle la naissance d’associations qui essayaient d’établir les bases d’un nouveau système capable d’améliorer les conditions de ces classes-là. Le Madrid du xixe siècle fut fondamentalement le résultat de la séparation entre les intérêts des élites sociales et les besoins sociaux qui demandaient un autre type de traitement.
37C’est peut-être pour cela que l’image de la ville qui s’est formée à cette époque et a été transmise au xxe siècle n’a pas été celle d’une ville ordonnée, centre actif de production intellectuelle et culturelle, en rapport avec les équipements qu’elle comptait ou de ses réalisations. L’image fut conçue dans le contexte d’une profonde polarisation sociale et la littérature de l’époque contribua de façon décisive à sa manifestation. L’image est composée presque à parts égales par la peinture des mœurs – traditionalisme madrilène – et par des éléments descriptifs du caractère artificieux de la vie sociale de la ville.
38Madrid à la fin du siècle, comme à tant d’autres moments de son passé, était un lieu d’attraction pour écrivains et intellectuels50, animateurs des débats, mais aussi agents de la culture critique qui surgissait alors. Les théâtres et autres lieux de distraction de la ville contribuaient en outre au développement d’autres formes d’expression culturelle, différentes de la culture officielle ou de celle des élites intellectuelles, la culture populaire51 qui a été si souvent identifiée à la culture madrilène « typique ». C’est là le premier ingrédient de l’image de la ville.
39Les nouveaux équipements et bâtiments, et la croissance de la ville dans l’espace, l’avaient transformée, mais l’image donnée par ces lieux représentatifs ne pouvait pas cacher la réalité des faubourgs : « Madrid est entourée de faubourgs, où vivent plus mal qu’au fin fond de l’Afrique un monde de mendiants, de miséreux, de gens abandonnés. »52 La littérature de l’époque a décrit la ville comme un espace social, un cadre physique, différencié dans sa structure, occupé par différentes classes sociales, avec un protagonisme spécial des classes moyennes. Elle acquiert un rôle remarquable dans cette littérature et l’espace urbain s’intègre à la structure narrative53. Le second ingrédient de l’image topique qui a été transmise du Madrid du xixe siècle vient d’ici. Une ville tape-à-l’œil, habitée par une population qui avait de très mauvaises conditions de vie et qui luttait au jour le jour.
40L’existence de ces différents mondes superposés n’est rien d’autre que l’expression de la fragmentation sociale de la ville, représentée dans sa propre réalité physique sous forme de ségrégation spatiale. La coexistence de ces différentes formes culturelles en est la conséquence et elle caractérise la vie intellectuelle et culturelle de la ville de cette fin de siècle ; c’est un signe qui définit l’identité historique de Madrid, comme l’est également la dichotomie permanente entre le Madrid officiel et la société madrilène, expression d’une disparité profonde entre les positions des élites politiques et sociales et les besoins de la population, elle explique les diverses formes d’expression culturelle. Aussi, malgré les essais réformistes et les dotations scientifiques et culturelles majeures, la ville n’a pu être le symbole d’une culture nationale, bien qu’on ne puisse nier que la ville se soit pourvue de moyens qui permirent son développement postérieur.
Notes de bas de page
1 M. Espadas Burgos, « Evolución política de Madrid en el siglo xix », in Historia de Madrid, dir. A. Fernández García, Madrid, Editorial Complutense, 1993, pp. 457-458.
2 En 1897, selon le recensement, il y avait 512 150 habitants. Cf. A. Fernández García, A. Bahamonde, « La sociedad madrileña en el siglo xix », in Historia de Madrid, pp. 479-513.
3 A. Bahamonde, A. Fernández, art. cit., p. 495.
4 S. Juliá, « ...Y una capital digna de la Nación », in S. Julia, D. Ringrose y C. Segura, Madrid : historia de una capital, Madrid, Alianza, 1994, p. 343.
5 Se reporter à la carte de Madrid à la fin du xixe siècle en fin de volume, p. 000.
6 P. Navascués, « Revolución y Restauración », in Historia de Madrid, pp. 429-435. Une excellente étude sur la relation entre l’architecture et la capitale se trouve dans C. de San Antonio, El Madrid del 98. Arquitectura para una crisis : 1874-1918, Madrid, Consejería de Educación y Cultura, 1998, pp. 58-93.
7 Le premier résultat de ce projet fut publié en 1995 : V. Pinto Crespo, S. Madrazo (dirs), Madrid : Átlas Histórico de la ciudad, siglos ix al xix. Barcelone, Lunwerg, 1995, vol. 2, 1850-1939, Barcelone, Lunwerg, 2001.
8 V. Pinto Crespo (dir.), Madrid en 1898 : una guía urbana. Madrid, Ed. La librería, 1998. L’ouvrage, réalisé au Centre d’Études et de Documentation pour l’Histoire de Madrid de l’Université Autonome de Madrid, est fondé sur un plan des rues de la ville élaboré pour cette publication à partir de différentes sources cartographiques et documentaires de l’époque. Ce plan permet de localiser 2 265 toponymes, parmi lesquels les 1 158 rues et les 100 quartiers administratifs, d’autres quartiers ainsi que chacune des institutions, des organismes, des établissements et des dotations que possédait la ville à ce moment-là. La cartographie a été élaborée par Rafael Gili Ruiz er Fernando Velasco Medina.
9 La réforme précédente entra en vigueur en 1863 et divisa la ville en 10 districts et 100 quartiers. Cf. F.J. de Bona, Anuario administrativo y estadístico de la provincia de Madrid para el año 1868, Madrid, Oficina Tipográfica del Hospicio, 1868, pp. 23-52. Malgré quelques ajustements postérieurs, cette division était devenue obsolète en raison de la croissance des quartiers qui s’étendaient dans la zone d’expansion et hors du centre de la ville. La nouvelle division administrative fut approuvée par la Mairie le 15 juillet 1898 et entra en vigueur le 1er décembre 1902.
10 F. Cañada López, Guía de Madrid y pueblos colindantes, Madrid, Tipografía de A. Marzo, 1902 ; A. González Iribas, Guía práctica de Madrid : contiene todos los distritos con sus planos, la numeración de los edificios, líneas de tranvías, clase de pavimento que tiene cada calle, solares, Madrid, Imprenta Regino Velasco, 1906 ; Guía del plano de Madrid reducido con la autorización competente del publicado por el Instituto Geográfico y Estadístico, Madrid, Lithographie de J. Méndez, 1900 ; M. Luna, La caridad en Madrid o sea guía de pobres y bienhechores, Madrid, Ginés Carrión, 1907 ; R. Roldán, A. González, Guía práctica de Madrid formada con arreglo a las nuevas divisiones administrativas y judicial con el Plano del Distrito y con la nueva numeración de los edificios, Madrid, Imprenta R. Velasco, 1903. Ces guides constituent non seulement un moyen de s’orienter dans la ville mais ils sont également un instrument d’analyse urbaine.
11 Guía redactada con ocasión del IX Congreso Internacional de Higiene y Demografía, Madrid, Est. Tipográfico de Ricardo Fé, 1898.
12 Ph. Hauser y Kobler, Madrid desde el punto de vista médico-social, 2 vol. Madrid, Rivadeneyra, 1902. Réédité par Carmen del Moral à Madrid, Editora Nacional, 1979.
13 E. Sepúlveda, La vida en Madrid en 1886, Madrid, Librería de Fernando Fé, 1887, pp. 27-28. Ces démolitions étaient en grande partie la conséquence de la confiscation des propriétés ecclésiastiques, bien qu’elles soient le reflet des tentatives de réformes visant à faire de Madrid une ville moderne. L’auteur exagère sans doute cette pratique puisque la structure de la voirie du centre historique a subsisté. Pour une analyse détaillée des transformations dans l’enceinte du centre, cf. E. Ruiz Palomeque, Ordenación y transformaciones urbanas del casco antiguo madrileño durante los siglos xix y xx, Madrid, CSIC, 1976, en particulier les p. 101 à 131. Cf. également dans le livre La memoria selectiva, 1835-1936, Madrid, Consejería de Educación y Cultura, 1999, pp. 46 à 53, où nous avons représenté cartographiquement les effets de la confiscation des biens de l’Église sur la ville.
14 Cf. l’étude détaillée qu’en fait E. Baker dans Materiales para escribir Madrid, Madrid, Siglo xxi, 1991, pp. 73-78.
15 C. Sambricio, Madrid : Ciudad-Región, I : De la ciudad ilustrada a la primera mitad del siglo xx, Madrid, Comunidad de Madrid, 1999, p. 52.
16 C.M. de Castro, Memoria descriptiva del Anteproyecto de Ensanche de Madrid, Madrid, 1860.
17 R. Mas Hernández, El barrio de Salamanca, Madrid, 1982, p. 34.
18 A. García Espuche, A., M. Guardia, F. J. Monclus, J. L. Oyon, « Barcelona », Atlas histórico de ciudades europeas : Península Ibérica, Barcelona, Salvat, 1996, p. 76.
19 A. Bahamonde, J. Toro Mérida, Burguesía, especulación y cuestión social en el Madrid del siglo xix, Madrid, Siglo xxi, 1978, pp. 27-33.
20 A. Bonet Correa, « Estudio preliminar » in Plan Castro, Madrid, COAM, 1978, en particulier pp. xxvi-xxviii.
21 A. Fernández de los Ríos, El futuro Madrid, ed. et intr. de A. Bonet Correa. Madrid, 1989, pp. xlviii-lviii. L’ouvrage fut publié en 1868 ; peu après il en publia un autre fondamental, Guía de Madrid, Madrid, Oficinas de la Ilustración Española y Americana, 1876.
22 À propos de son organisation ainsi que de ses fonctions cf. V. Gerard, De castillo a palacio. El alcázar de Madrid en el siglo xvi, Bilbao, Xarait Ediciones, 1984. J. M. Barbeito, El Alcázar de Madrid, Madrid, COAM, 1992.
23 F. Chueca Goitia, Madrid ciudad con vocación de capital, Saint-Jacques de Compostele, 1974, p. 37.
24 Á. Fernández de los Ríos, El futuro Madrid, Introduction de Antonio Bonet Correa. Madrid, 1989, pp. 127-128.
25 Ibid., p. 128.
26 Pour la période 1876-1890, cf. Madrid en sus diarios, organisation et prologue de M. Agulló y Cobo, Madrid, 1971, IV, pp. 61-86.
27 « La bienfaisance est la vertu de faire le bien ; selon la définition que lui donne le langage administratif, c’est l’ensemble des devoirs du gouvernement envers une partie de ses administrés. Tous les publicistes qui se sont occupés de la bienfaisance reconnaissent que le secours aux infortunés ne constitue pas un droit des malheureux, même si la plupart le considère comme un devoir moral de la société que l’administration accomplit en son nom ». F. J. de Bona, Anuario administrativo y estadístico de la provincia de Madrid para el año 1868, Fac. similé de l’éd. de 1869, Madrid, Comunidad, 1995.
28 F. Hernández Iglesias, La beneficiencia en España, Madrid, imp. Manuel Minuesa de los Ríos, 1879, p. 11
29 Loi du 23 janvier et Règlement du 6 février 1822.
30 Loi du 20 juin 1849.
31 Décret royal et Instruction du 27 avril 1875 ; Décret royal et Instruction du 14 mars 1899. À propos de législation, cf. E. Maza Zorrilla, Pobreza y asistencia social en España, siglos xvi al xx, Valladolid, Université de Valladolid, 1987, pp. 179-194. Pour la législation allant jusqu’à 1875, la meilleure analyse est celle, déjà mentionné, de F. Hernández Iglesias.
32 J.M. Quadrado, V. de la Fuente, Madrid y su provincia, édition originale à Barcelone, 1885, Madrid, 1977, p. 230.
33 Pour ce faire, nous avons utilisé une cartographie et des sources imprimées, Anuario del Comercio, de la Industria y de la Administración, Madrid, Bailly-Bailliere, 1898, p. 321, 368 et 388 ; M. Luna, La caridad en Madrid, o sea guía de pobres y bienhechores, Madrid, Ginés Carrión, 1907.
34 M. Gutiérrez Sánchez, « Crisis social y asistencia pública en el último cuarto de siglo » dans Historia de la acción social pública en España, Madrid, Ministère du Travail et de la Sécurité Sociale, 1990, p. 185.
35 J. Gutiérrez Sesma, Beneficiencia municipal madrileña, Madrid, Ayuntamiento, 1994, p. 174.
36 V. Pinto Crespo, Madrid en 1898, op. cit., p. 136.
37 M. Krause, « La beneficencia pública en Madrid en el cambio de siglo », dans Madrid en la sociedad del siglo xix, vol. II, Madrid, Alfoz, 1986, p. 183.
38 Dans les années 1882-1883, la Municipalité consacra seulement 5 % à la bienfaisance. C’est ce qui était habituel dans les dernières décennies du siècle. Cf. M. Gutiérrez Sánchez, op. cit., p. 189. Donnée qui coincide avec ce qui arrivait dans l’ensemble des municipalités espagnoles. Cf. P. Carasa Soto, El sistema hospitalario españolen el siglo xix, Valladolid, Universidad, 1985, p. 51.
39 Au début du xxe siècle, il existait encore des fondations pieuses, maintenant intégrées à la Bienfaisance, créées plusieurs siècles auparavant. Cf. A. Marín de la Bárcena, Apuntes para el estudio y organización en España de las instituciones de beneficiencia y previsión, Mémoire du Ministère du Gouvernement, Madrid, Suc. de Rivadeneira, 1909, pp. 240-282.
40 V. Pinto Crespo, op. cit., p. 140.
41 La liste de toutes les institutions ou entités apparaît dans l’Anuario del comercio, de la industria, de la magistratura y de la administration, Madrid, Bailly-Bailliere, 1898, p. 321, 368, 378. Afin de les localiser sur le plan de Madrid, c’est dans cet annuaire que nous avons puisé l’information, recoupée ensuite avec celle d’autres sources. Dans certains cas, une sélection s’imposait : imprimeries et librairies, presse, cafés, etc.
42 F. Villacorta Baños, « Cultura y sociedad en el Madrid del siglo xix », in Visión histórica de Madrid, Madrid, R.S. Económica Matritense de Amigos del País, 1991, pp. 260-263.
43 M. Peset, J.L. Peset, La universidad española (siglos xviii y xix), Madrid, 1974, p. 451.
44 S. Madrazo Madrazo, El sistema de transportes en España, 2 vols, Madrid, Turner, 1984, I, pp. 121-131.
45 J. Álvarez-Sierra, Historia de la medicina madrileña, Madrid, 1968, p. 105.
46 J. Vernet Ginés, Historia de la ciencia española, Madrid, Instituto de España, 1975, pp. 219-225.
47 J A. Martínez Martín, op. cit., pp. 551-552 ; F. Villacorta Baños, op. cit., pp. 267-271.
48 Ibid, pp. 270-272.
49 J A. Martínez Martín, « La cultura en Madrid en el siglo xix », in Historia de Madrid, p. 550.
50 S. Juliá, op. cit., pp. 344-345 ; A. Ena Bordoneda, » Las letras en el Madrid de 1898 », in Madrid 1898, Madrid, Electa, 1998, pp. 65-66 ; P. Aubert, « Madrid, polo de atracción de intelectuales a principios de siglo », in La sociedad madrileña durante la restauración, Madrid, 1989, II, pp. 102-131.
51 A. Amorós, « Madrid se diviene (1895-1905) », in Madrid 1898, Madrid, Electa, 1998, pp. 55-57.
52 Pío Baroja, cité par Carmen del Moral, La sociedad madrileña de fin de siglo y Baroja, Madrid, Ediciones Túrner, 1974, p. 77.
53 Cf. F. Anderson, Espacio urbano y novela : Madrid en « Fortunata y Jacinta », Madrid, José Porrúa, 1985, pp. 9-12 ; M. Parajón, Cinco escritores y su Madrid, Madrid, Prensa Española, 1978, pp. 31-40.
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