Conclusions
p. 309-323
Texte intégral
1Dans l’introduction de cet ouvrage, Hervé Drévillon s’interrogeait sur la façon dont le langage accompagne le processus qui, de la formation d’une armée permanente à l’aube de la guerre industrielle, a transformé le guerrier en combattant de troupes régulières. Il posait l’usage des mots et son évolution comme un élément indispensable à la compréhension de la manière dont la condition militaire, de plus en plus distincte de la condition civile, a été façonnée par l’État et par la société, mais aussi par les soldats eux-mêmes et leurs officiers ; ce mouvement qui court pendant toute la période moderne avant de faire volte-face à la fin du xviiie siècle, quand s’impose progressivement la figure du soldat-citoyen.
2C’est donc au travers des mots, du parler et du langage que les textes réunis ici abordent à nouveaux frais la question de l’édification d’une identité spécifiquement militaire. Leurs auteurs s’inscrivent dans une tradition désormais solidement établie au sein des sciences humaines, pour laquelle les pratiques langagières sont indissociables de la construction des identités et de l’imaginaire social1. Les travaux d’historiens comme Lucien Febvre, Georges Duby, Robert Mandrou ou Quentin Skinner, et les notions qu’ils ont développées pour étudier les idéologies dans leur rapport avec les comportements sociaux ne sont ainsi pas étrangers à la démarche entreprise ici2. Les textes présentés dans ce volume ont néanmoins l’intérêt de se pencher sur une catégorie d’acteurs encore peu étudiée pour elle-même, celle du militaire3. Considérant donc les mots comme autant de supports de la manière dont les hommes de guerre se perçoivent et sont perçus par les autres, ils éclairent de façon novatrice les relations et les tensions qui rapprochent, et séparent parfois, la vision du monde des soldats et le regard porté sur eux par la société.
3Ces articles témoignent, une nouvelle fois, de ce que les mots - ces unités de signification auxquelles sont liées les représentations d’un être, d’un objet ou d’un concept - portent de nombreuses incertitudes et ambiguïtés. Le rapport entre le signe et le sens, entre le signifiant et le signifié, n’est en effet ni donné ni constant. fixé par des conventions, il varie selon l’époque, les lieux, les acteurs et l’intention de ceux qui le mettent en œuvre. L’usage du vocabulaire trahit ainsi les manières de voir, de penser et de percevoir la société. Dans ce sens, ils ont été considérés ici comme des vecteurs particuliers des relations entre identités, conditions sociales et représentations qui s’accomplissent, comme le souligne Roger Chartier, selon trois modalités : la construction contradictoire de la réalité par les différents groupes sociaux, l’établissement et l’entretien de pratiques sur lesquelles reposent la reconnaissance des identités sociales et l’affirmation de « formes institutionnalisées et objectivées » de l’existence des groupes4.
4L’approche par études de cas, proposée dans cet ouvrage, ne prétend pas à l’exhaustivité. Elle illustre la diversité des sources et des méthodes susceptibles d’être mobilisées pour envisager le discours des militaires et sur les militaires : des témoignages laissés par les hommes de guerre sous forme de « mémoires », de journaux, ou encore de correspondances, jusqu’aux documents administratifs et juridiques émanant de l’État, en passant par les sources narratives et littéraires des historiographes, poètes et auteurs de prosopopées ou de comédies.
5Cette approche rend également compte de l’agencement et de l’évolution des champs du discours des militaires et sur eux à l’époque moderne. Ensemble, les articles réunis ici témoignent des mutations de la profession des armes, révèlent la variété de la condition et des représentations des gens de guerre, dévoilent le rôle des mots dans la constitution de leur statut particulier, et donc des enjeux politiques et sociaux liés à leur usage. Ils découvrent une chronologie complexe et non linéaire où les modes de désignation ne sont jamais acquis, et où les glissements sémantiques et la circulation des vocables entre les sphères civile et militaire, ou entre les différentes armes, déterminent largement l’agencement des identités et des cultures professionnelles au sein de l’armée. Ils divulguent enfin la présence de contre-discours contestant l’existence, la spécificité ou l’héroïsme des soldats promus par l’État ou servant les intérêts de classe. Se dessine alors la construction multipolaire d’une figure nécessairement protéiforme du militaire, comme les hésitations et les reculs du processus de professionnalisation de l’armée en œuvre à l’époque moderne.
6Les exemples rassemblés dans cet ouvrage offrent donc un spectre large et diversifié des manières dont les mots accompagnent l’édification d’une catégorie spécifiquement militaire de la société, des difficultés auxquelles elles se heurtent et des tensions qui en résultent. En articulant les approches synchroniques et diachroniques, individuelles et collectives, ces communications dressent un tableau riche et éclairant pour saisir l’essence des mots et de leurs usages, ainsi que leur rôle dans la construction de la réalité sociale. Et si la période moderne au sens large représente le cœur de la réflexion, l’extension de ces approches du xve au xixe siècle permet de mieux saisir les ruptures et les continuités qui, depuis le crépuscule du Moyen Âge jusqu’à l’aube du xxe siècle, traversent les armées européennes. Aussi et bien que cette diversité interdise les généralisations totalisantes, elle trace de grands mouvements de fond que notre propos cherche à dégager sous la forme d’enseignements provisoires et de pistes de recherche, plutôt que de conclusions définitives.
Construction d’un soi militaire
7Les communications constituant ce recueil s’intéressent d’abord à la manière dont les mots et les discours contribuent à la construction d’une identité militaire à l’époque moderne. Ils montrent que cette identité s’élabore dans un va-et-vient incessant entre l’image que les hommes de guerre ont d’eux-mêmes et celle que les autres se font d’eux. Les tensions entre l’identité autoconstruite des soldats et celles élaborées par l’État et par la société civile constituent ainsi le creuset dans lequel se forge la figure du militaire. Irréductible à une abstraction uniforme, elle doit nécessairement être envisagée dans sa diversité et ses nuances. L’institution militaire n’est en effet pas seulement modelée par les règlements et les ordonnances royales. Elle ne prend pas uniquement forme dans les lieux (casernes, arsenaux, camps) et les symboles (uniformes, drapeaux, armes) qui la fondent. Elle se réalise également dans le lexique qui la désigne, et par le vocabulaire qu’utilisent ses membres.
8L’existence d’un vocabulaire et d’un parler des gens de guerre, d’un technolecte et d’un argot particulier, de termes utilisés spécifiquement pour se dire et pour dire l’autre apparaît comme une condition nécessaire de la conscience de soi et de la reconnaissance par les autres. L’étude des processus d’autodésignation se révèle incontournable pour saisir la constitution d’une « société militaire », assez bien appréhendée pour l’époque contemporaine, mais à l’œuvre dès que point un « métier des armes ». Les pratiques langagières s’imposent ainsi comme le support des représentations et des identités martiales, dont elles accompagnent l’émergence et les évolutions. L’élaboration d’un parler spécifique contribue ainsi à séparer les sphères civile et militaire. Longtemps cependant, les soldats demeurent accessibles uniquement au travers des récits laissés par leurs capitaines et les élites lettrées. Sans qu’il soit donc toujours possible de se mettre au niveau des hommes de troupe, la documentation permet pourtant une réflexion sur leur perception sociale.
9L’évolution des termes employés pour qualifier les hommes de guerre traduit ainsi non seulement les transformations plus générales de l’art de la guerre et de l’institution martiale, mais encore la manière dont apparaissent des figures militaires inédites. Leur usage donne corps à la microsociété qu’est l’armée. Cela fut notamment le cas dans le contexte de restauration des infanteries depuis le xive siècle qui s’accompagne d’une lente évolution de l’attention portée aux gens de pied et du vocabulaire les désignant dans les sources de la fin du Moyen Âge. Christophe Masson montre bien comment la transformation conjointe du jugement sur les fantassins et des mots les qualifiant traduit la considération nouvelle dont ils bénéficient, comme l’apparition d’un nouvel idéal type et d’attentes inédites à l’égard de leurs capitaines. L’inscription de cette évolution au cœur de la documentation marque ainsi bien plus l’acceptation des mutations de l’art militaire et du processus de professionnalisation désormais en cours que leur rejet par les élites guerrières traditionnelles. Cela fut encore le cas au moment des réformes de Louis XIV, qui trouvent un écho dans les représentations des soldats diffusées dans le théâtre subventionné par la monarchie.
10Encore fallait-il cependant que l’armée digère ce soldat nouveau et définisse sa place en son sein. Les textes normatifs et l’usage des noms de guerre, analysés respectivement par Julien Alerini et Joël Coste, montrent comment les mots de l’État et de l’institution militaire dévoilent une certaine perception des soldats tout en leur permettant de s’identifier à leur fonction. L’anthroponymie, dont la richesse a été révélée par les recherches menées à partir des registres de contrôle de troupes, à la suite des travaux fondateurs d’André Corvisier pour le début du xviiie siècle et de Jean-Paul Bertaud pour la période de la Révolution et de l’Empire, démontre une nouvelle fois son importance pour l’étude des identités et de leurs ambiguïtés. Spécificité de l’armée française, nombre d’hommes sont ainsi rebaptisés par leurs officiers, par leurs camarades, et peut-être même de leur propre initiative. La gestion d’un véritable stock de « noms de guerre » reflète des cultures d’armes ou régimentaires. Liés aux comportements, activités professionnelles ou origines géographiques des soldats, ces surnoms témoignent aussi du poids conservé des particularismes dans la vie militaire malgré l’uniformisation de l’administration et des pratiques militaires. Marqueurs autant que créateurs d’identité, ils pénètrent aussi parfois dans la société civile en devenant patronymiques à une époque où les noms se fixent, s’ajoutent ou se différencient des prénoms et où le registre d’état civil s’impose comme une institution de l’État moderne.
11Cette construction se nourrit également du regard que les hommes portent sur eux-mêmes et de la manière dont ils le formalisent. Déjà présentes dans le cas des noms de guerre, les qualités distinctives revendiquées, comme l’honneur, la bravoure, la fidélité, le sens du devoir ou encore les connaissances martiales et scientifiques, contribuent à donner forme aux identités collectives. Tout comme les conditions de vie spécifiques, elles traduisent tant les représentations de soi que le regard porté par les autres. Comme le démontrent plusieurs communications, dont celle de Martine Acerra pour le cas particulier de Jean Pierre Étienne, ce « procédé de référence, [et] de reconnaissance » résulte de la volonté de témoigner d’une appartenance, de lutter contre la disqualification sociale ou de défendre des intérêts de classe. L’étude des identités devient alors d’autant plus difficile que la polysémie des mots et leurs usages ambigus ou euphémisants masquent parfois avec pudeur, d’autres fois à dessein, des traits distinctifs de caractère.
12La construction langagière de l’identité militaire s’alimente aussi d’influences externes, au rythme de la diffusion des innovations techniques et des mouvements des soldats, ingénieurs militaires et artisans spécialisés. Au cœur de l’Europe, l’introduction de mots latins, italiens et allemands dans le lexique de la poliorcétique hongroise (Dénes Harai) témoigne ainsi du rôle moteur de la péninsule Italienne et du Saint-Empire dans les domaines de la fortification et des armes à feu au début de l’époque moderne. L’emprunt de vocables étrangers influence ici non seulement l’apparition d’un vocabulaire spécialisé, mais aussi la formalisation d’une pensée militaire spécifique. Naissent alors une langue et une réflexion hybrides puisant à la fois dans l’héritage magyar et dans les traditions martiales des troupes étrangères. Bien qu’il soit parfois important de gommer ces influences dans le contexte de la nationalisation des identités européennes et de l’émergence des États nations, l’abandon des termes exogènes au profit de vocables locaux ou de néologismes n’est cependant pas la règle. La langue militaire allemande se nourrit ainsi du français bien après la fin de l’époque moderne (Élisabeth Étienne). La francophilie des élites sociales et l’affluence de soldats protestants de langue française après la révocation de l’édit de Nantes ne sont pas étrangères à l’entretien de ce paradoxe. L’identité allemande se construit ainsi, en partie du moins, en réaction à l’occupation française du tournant des xviiie et xixe siècles, alors que l’armée conserve longtemps des mots empruntés à l’ennemi conspué.
Représentations de soi, représentation des autres
13Le vocabulaire utilisé par les militaires, comme les noms de guerre, dévoile aussi une partie des imaginaires et des aspirations de la soldatesque. Il témoigne de l’émergence d’une conscience aiguë d’appartenir à un corps particulier de la société. Les progrès de l’alphabétisation et la diffusion de la pratique de la rédaction de mémoires au-delà du cercle des seuls officiers laissent plus que jamais la parole au soldat au tournant du xviiie au xixe siècle. Leurs écrits, analysés par Natalie Petiteau, révèlent leurs manières de concevoir l’activité militaire, leur rôle dans la société et la spécificité de leur condition. Ils révèlent une vie faite de devoirs et d’orgueil, mais aussi de voyages, de camaraderie et de misères. L’on passe alors des mots aux maux du militaire pour découvrir la faim, les maladies et les fatigues de la guerre « dont nul civil ne peut avoir idée ». Les récits laissés par ces hommes sortis du rang dévoilent donc aussi finalement le sentiment de cette distance qui sépare irrévocablement le civil du grognard, « consterné devant les horreurs des combats, mais qui demeure animé par l’envie de gloire et d’une fascination pour l’empereur ».
14L’identité cède ici sa place aux représentations, dont rendent compte les façons mêmes d’écrire. Au même titre qu’il existe une anthropologie du combattant et du combat, il existe en effet un ordre du discours qui rend compte non seulement de l’expérience combattante, mais aussi des contraintes pesant sur le récit de bataille. Les règles du genre déterminent donc, en partie du moins, la nature et le contenu de la documentation aujourd’hui disponible et dont l’historien ne doit pas être dupe. Renaud Faget revient ainsi sur l’important débat sur les origines de la guerre totale, que certains trouvent dans la rhétorique patriotique des guerres révolutionnaires. En interrogeant le lien entre le vocabulaire utilisé par les généraux de l’époque pour décrire leur action et le sens des mots, il met en lumière le fossé qui sépare désormais la langue civile de la langue militaire. La réappropriation du discours militaire dans les débats de l’Assemblée et la mobilisation populaire explique ainsi la radicalité des discours politiques sans pour autant qu’elle trouve d’écho sur le terrain.
15L’identité des militaires ne saurait toutefois être réduite à celle véhiculée par les hommes de guerre. Le regard des autres corps sociaux s’exprime lui aussi au travers d’un vocabulaire spécifique qui contribue à déterminer les contours et les formes de la société militaire. Depuis la fin du xve siècle, où s’élabore une culture de l’imprimé, se constitue un ensemble de discours qui concourt à « la construction des identités militaires » (florence Alazard). S’il valide parfois les modèles dominants, les textes émanant des autres corps sociaux n’hésitent pas, d’autres fois, à les dénoncer, à leur résister ou même à les déconstruire.
16Les formes de communication et d’expression artistique sont à ce titre primordiales pour appréhender les représentations du militaire. Les non textuelles - l’iconographie, la cartographie et les formes de communication non verbales, comme la gestuelle - n’ont pourtant été que peu abordées dans ce volume. Elles n’en sont pas moins essentielles et mériteraient d’être approfondies. De nombreuses études sont donc encore à mener dans les perspectives ouvertes par florence Alazard et florence Pauc à partir des prosopopées et des chansons. La déconstruction de la figure du militaire opérée dans les fictions littéraires fait ainsi apparaître toutes ses ambivalences, qu’il s’agisse de celle du chevalier, du capitaine ou du simple milicien. Derrière la coquille brisée de la gloire des armes se dessinent alors la souffrance et la fragilité de la vie militaire, mais aussi la cruauté et la monstruosité du métier des armes.
17Échos de la guerre, de ses horreurs ou des efforts réalisés pour les contenir, ces sources littéraires diffusent une image spécifique du militaire destinée à influencer les comportements, mais aussi à construire et à orienter « une opinion publique » alors que « le discours du militaire devient […] un enjeu pour l’écriture de l’histoire, comme pour l’écriture politique » (florence Alazard). Elles donnent également accès à des aspects de la vie martiale qui échappent à la documentation issue de l’administration. Il faudrait, à ce titre, encore faire une place au roman, ceux de chevalerie ou picaresques notamment, ou au théâtre des armées. L’étude des pratiques de lecture et des représentations théâtrales, pratiques usuelles à l’époque moderne, compléterait utilement nos connaissances sur l’image des gens de guerre, comme projection des imaginaires du public, par celle de la place des soldats comme public. Elle éclairerait sous un prisme nouveau la question de la culture des militaires et de la transposition des romans et pièces à succès de la ville vers les camps, le tout replacé dans le contexte plus large des mutations de l’univers culturel de la France moderne et de son éventuelle « militarisation ».
L’État, les modes de désignation et les statuts sociaux
18Parmi l’ensemble des regards portés sur le militaire, il en est un de particulier, celui de l’État. Son influence sur le statut des soldats, ainsi que son pouvoir d’institutionnalisation et d’objectivation, en font un facteur spécifique de l’affirmation d’une condition des gens de guerre. Les modes de désignation et de classification, ainsi que les droits, devoirs ou privilèges dont ils sont le support, contribuent en effet à l’effort continu de l’administration pour imposer la profession militaire sur l’habitus guerrier. Le rapport entre la qualification des hommes de guerre et l’institutionnalisation de leur statut naît ainsi non seulement de la nécessité d’identifier les combattants et de fixer leur rôle dans les batailles, mais encore de celle de définir leur place dans l’armée et dans la société civile. L’État façonne ainsi de nouvelles identités professionnelles qui reflètent les hiérarchies sociales et militaires, fabriquent le métier des armes et distinguent les soldats. Les catégories établies évoluent également avec les structures sociales, politiques et militaires, tout en les interrogeant. Leur apparition pose inévitablement la question de leur reconnaissance et de la possibilité pour le simple soldat de devenir l’égal du noble, dans une société où les privilèges du second ordre restent fondés sur l’exercice de la fonction guerrière. Si le poids des contraintes anciennes ne disparaît pas, l’introduction du mérite dans l’évaluation des hommes de guerre révèle la tension née de la confrontation des hiérarchies sociales et militaires, et des appartenances multiples des gens de guerre, liés par leur naissance à un ordre mais désormais également membres d’un corps particulier de la société.
19Là encore, les mots, soigneusement choisis, témoignent tout autant de l’apparition de nouvelles catégories d’hommes de guerre que de l’évolution de leur perception et de leur identité. Qu’il soit soldat, fraîchement recruté, vieux et caduc ou bien corsaire, le discours étatique demeure un élément essentiel de la construction de la figure du militaire. Il définit son statut, le distingue du reste de la société, tout en fondant le rapport que l’État souverain entend établir avec l’armée. Comme dans les grandes puissances européennes, les édits et ordonnances militaires des ducs de Savoie définissent les droits et les devoirs des hommes de guerre. Ils édifient progressivement une « force nationale » reposant sur les sujets plutôt que sur la noblesse, servant l’État en raison d’un devoir commun de défense plutôt que leur prince au nom d’une obligation personnelle. L’homme de guerre cède ainsi sa place au soldat, « être réglé, ordonné, [et] obéissant », alors que la distinction entre gens de pied et de cheval s’estompe à la fin du xvie siècle (Julien Alerini). Les droits et privilèges dont dispose le soldat se fondent sur un contrat tacite passé entre lui et l’État au moment de son engagement, imposant, moralement au moins, la reconnaissance du sacrifice. Ce contrat dépasse les soldats régnicoles tant les armées restent multinationales jusqu’à la fin de la période moderne, malgré la tendance à la nationalisation qui s’exacerbe après la guerre de Trente Ans.
20De la même manière, cette capacité des États à définir le statut des combattants en les désignant impose, grâce aux lettres de marque, la lente reconnaissance du statut « militaire » des corsaires, en opposition avec celui de « brigand » des pirates (Patrick Villiers). La guerre de course s’institutionnalise ainsi du xvie au xviiie siècle, alors que les flibustiers, boucaniers, aventuriers et frères de la côte subissent les contrecoups de l’internationalisation du droit maritime. L’apparition des lettres de marque et leur reconnaissance progressive par les États dans le cadre d’accords bilatéraux distinguent en effet désormais le corsaire du pirate. Elles octroient au premier, avec le droit de s’en prendre aux ennemis de l’État, le statut de combattant et donc le bénéfice du droit de la guerre. Avantages tout aussi précieux que fragiles, tant le contexte et le droit laissent de place à l’interprétation. Peu importe, les Jean Bart et Robert Surcouf deviennent, eux, de véritables héros de la « guerre patriotique ».
21Perceptibles dès la fin du Moyen Âge, ces processus de reconnaissance s’accélèrent à partir des années 1630. Ils deviennent plus sensibles avec la généralisation des uniformes et de l’encasernement, ainsi qu’au travers de la définition d’un droit particulier de la soldatesque. Aux Invalides, la réduction des soldats vieux et caducs à un matricule révèle l’évolution de la gestion des militaires, ainsi que du regard porté sur eux par l’institution étatique (Élisabeth Belmas). Inscrite dans la lignée des réformes entreprises depuis le règne de Louis XIII, l’identification des soldats devient plus nécessaire que jamais. L’augmentation tendancielle des effectifs et les mutations de la perception de la pauvreté imposent en effet aux gouvernements de s’interroger sur le retour à la vie civile et la gestion des anciens soldats. La prescription du matricule militaire à l’Hôtel national des Invalides, nouvelle manière de classer les hommes, servit ensuite de modèle à la société civile, malgré quelques hésitations.
Une construction multipolaire témoignant d’usages sociaux des mots du militaire
22Cette construction multipolaire de l’identité militaire explique la diversité des figures du soldat qui peuplent l’imaginaire social de l’époque moderne, ainsi que le rythme saccadé de leur apparition. Qu’elles se rejoignent, se complètent ou s’opposent, ces figures témoignent des usages de l’image et des mots du militaire. Malgré l’affirmation de l’État et de son contrôle sur l’armée, les choix de désignation et l’évolution des classifications créent parfois des tensions. La séparation des sphères civile et militaire tout autant que l’uniformisation des statuts dans l’armée questionne la société d’ordres. Les considérations administratives et politiques qui soutiennent les réformes de l’armée redéfinissent l’identité des hommes de guerre, bousculant les hiérarchies traditionnelles en cherchant à réduire les multiples éléments de l’identité sociale à la raison unique du militaire.
23Les périodes de crise ou de réforme sont particulièrement propices à la réévaluation de l’image des militaires. Les grandes réformes monarchiques entreprises depuis Charles VII jusqu’à la Révolution et l’Empire, les périodes troublées des dernières guerres féodales, religieuses et internationales du Moyen Âge et de l’époque moderne, comme l’urgence dans laquelle éclatent les guerres révolutionnaires furent à ce titre des périodes d’intenses réflexions sur la place et le statut des militaires. Chaque État suit à ce titre sa propre chronologie et ses propres modèles dans l’entreprise générale de redéfinition des obligations de chaque individu envers l’État auquel il appartient.
24La vision de l’État n’est pourtant pas toujours conforme à celle que se font d’eux-mêmes les individus ou les groupes auxquels ils appartiennent. Les tensions n’éclatent toutefois pas toujours au grand jour, car certains acteurs choisissent de composer avec les modèles étatiques. À la veille du Premier Empire, le capitaine de vaisseau désœuvré Jean Pierre Étienne a bien compris que sa carrière dépendait de sa capacité à incarner la figure du capitaine, telle que l’administration de la marine l’imaginait. Ses mémoires témoignent de la fabrique d’une identité particulière, tiraillée entre l’image qu’il a de lui-même et celle à laquelle il doit se conformer. Parce qu’elles sont en partie biaisées par la nécessité de légitimer ses aspirations, ses réflexions trahissent non seulement sa double identité de marin et d’officier, mais encore les contours et les valeurs du groupe des officiers de la marine.
25À l’inverse, certains groupes, comme les ingénieurs géographes, luttent durant des années pour obtenir le titre d’ingénieur et la reconnaissance pleine et entière de leur statut militaire. Les multiples hésitations dans l’évolution de la caractérisation de ces professionnels de la géographie militaire révèlent le jeu des concurrences entre corps au sein même de l’armée. Mais en s’interrogeant sur le statut de ces ingénieurs, Lorenzo Cuccoli met également en lumière la manière dont leurs savoir-faire, situés au carrefour des connaissances scientifiques et militaires, contribuent à préciser le sens même des mots « ingénieur » et « géographe ». La longue lutte des ingénieurs-géographes pose ainsi plus largement la question des armes savantes et de leur institutionnalisation, mais aussi de la naissance d’une véritable « culture d’armes » depuis la fin du Moyen Âge par l’acculturation des ingénieurs aux techniques et à la condition militaire.
26D’autres fois, l’État peine à imposer sa vision de l’identité militaire. La reformulation du service des milices par Louis XIV génère de vives tensions dans l’armée, où les miliciens sont peu estimés, mais aussi dans la société civile (florence Pauc). Devenue une forme de service obligatoire dû à l’État et non plus à la communauté villageoise ou urbaine, comme cela était le cas depuis le Moyen Âge, la milice contribue à l’uniformisation des statuts des sujets du roi. Ainsi, alors même que la monarchie réclame désormais des nobles et des feudataires soumis au ban et à l’arrière-ban une contribution financière plutôt qu’un service effectif, l’impôt du sang s’impose bien au-delà des limites de la noblesse. Face au répertoire théâtral ou musical officiel qui, sous la plume d’auteurs à la solde du pouvoir, diffuse une image valorisante du militaire très éloignée de celle du prédateur, le rejet de la milice et de l’« effrayante loterie » du billet noir est alors unanime. La professionnalisation de la figure du milicien tente bien de réactiver le lien unissant le roi à ses sujets. Mais elle dévoile aussi l’incapacité de la monarchie à imposer sa volonté et à assumer ouvertement ses choix. Car derrière les mots se cache en fait le débat sur la conscription qui ne dit pas encore son nom.
27Les interactions entre les sociétés civile et militaire ne se firent donc pas toujours selon les principes d’une intégration et d’une coexistence harmonieuses. L’usage des noms de guerre pouvait lui-même d’ailleurs faire l’objet d’un rejet, comme le suggère la chanson bretonne Pelot de Betton :
Le roi Lèouis m’a z’appelé
C’est « sans quartier », qu’il m’a nommé,
Sir’« sans quartier » n’est point mon nom,
Je m’appelle’ Pelot de Betton5
28Mais c’est avec l’exacerbation des conflits politiques que se révèle toute la complexité de la figure du soldat, à la fois protecteur du peuple et instrument de la répression de l’État. Lors des émeutes rennaises de 1788, la société civile, mais aussi les officiers du corps envoyé pour rétablir l’ordre, interrogent l’usage de la force armée et dénoncent les mauvais soldats qui obéissent aveuglément et sans retenue à une autorité monarchique despotique (Stéphane Baudens). Le Parlement breton se saisit alors de l’occasion pour reformuler le lien structurel qui unit le peuple au souverain, témoin du désir nouveau de voir l’utilisation de l’armée circonscrite à la guerre étrangère. Les concepts de citoyenneté et de patriotisme, disputés et revisités, servent ainsi à susciter ou à apaiser l’indignation du peuple, à conserver ou à détourner la fidélité des militaires. Mais c’est aussi l’identité sociale des officiers qui est interrogée, particulièrement dans ces villes parlementaires dominées par les robins, dont les conceptions du service et de l’utilité publics s’éloignent depuis la fin du Moyen Âge de celle de l’épée. Tous ces aspects sont encore peu étudiés et mériteraient d’être approfondis à l’avenir.
29finalement, ces situations de crise dévoilent également les difficultés de la société militaire à se positionner par rapport à la société civile. Elles ne sont sans doute pas étrangères au débat, présent depuis la fin du xve siècle au moins, sur le lien entre « appartenance citoyenne » et service armé obligatoire. Il connaît un nouvel élan au xviiie siècle, alimenté par les transformations de l’art de la guerre ainsi que par les modèles suédois et prussien de l’Indelta et du Kantonsystem. La période révolutionnaire est en effet riche en réflexions pour savoir qui, du citoyen-soldat ou du soldat-citoyen, doit peupler les rangs de l’armée républicaine. Ce débat prend toutefois une dimension inédite au sein d’armées encore largement composées de troupes étrangères et de sociétés où citoyenneté et appartenance nationale ne se recouvrent encore que très partiellement.
30Le cas de la Légion italique témoigne des interrogations qui traversent alors la jeune République italienne lorsqu’il s’agit, en 1799, de nommer cette force recrutée sur le territoire français parmi les réfugiés italiens (Katia Visconti). À la veille de la seconde campagne d’Italie, l’enjeu réside moins dans la définition du statut de ces soldats ou des modalités de leur intégration dans l’armée de France que dans leur incorporation, à terme, dans celle d’une République italienne unifiée, encore à l’état d’hypothèse. La création et la désignation de cette force posent ainsi plus profondément la question de la domination française sur les Républiques sœurs.
31Comme dans les cas de la Hongrie et de l’Allemagne, qui ont fait apparaître la circulation des vocables d’un espace à un autre, il est également nécessaire d’étudier leurs transferts entre vies civile et militaire. Les transferts d’un champ du savoir à un autre, les emprunts aux technolectes des mathématiques, de la géographie ou du dressage, et des échanges linguistiques déterminent l’évolution des figures des militaires et de l’art de la guerre (Daniel Jaquet). Dans cette perspective, le corpus traditionnellement interrogé pour l’étude des connaissances militaires ne peut faire l’économie d’être élargi à la « littérature didactique et technique ». De cette manière, il est possible de comprendre non seulement comment le vocabulaire constitue l’identité, mais comment il témoigne de nouvelles conceptions des savoirs au tournant du Moyen Âge à la modernité, unis par la continuité des « conceptions épistémologiques des arts et des sciences militaires ».
32Ce volume, intutilé Les mots du militaire, propose finalement des approches diversifiées du langage des gens de guerre et démontre une nouvelle fois, si tant est que cela ait été nécessaire, que les mots constituent tout à la fois un enjeu et un objet d’histoire. Ils révèlent toute la complexité de la construction discursive de la figure du militaire, de la pluralité des identités militaires en fonction des modes de catégorisation - juridique ou fonctionnel - ainsi que la diversité des enjeux qui se dessine derrière le choix et l’usage des mots. Ils témoignent encore des continuités entre toutes ces identités qui s’ancrent, durant la période moderne et au-delà des cultures d’armes ou régimentaires, dans le service de l’État et de la chose publique sans rompre avec les valeurs traditionnelles du courage et de l’honneur. Ils dévoilent également l’existence de discours divergents, voire concurrents, de ceux portés par l’État ou les groupes sociaux dominants contribuant, eux aussi, à l’élaboration des identités militaires. Les contributions présentées ici font enfin prendre conscience de l’étendue des interactions entre langues civile et militaire et de tous les glissements chronologiques et sémantiques qui s’opèrent et qui rendent l’opération de contextualisation plus nécessaire que jamais pour saisir toutes les nuances et toutes les hésitations de la construction de la figure du militaire à l’époque moderne. Elles complètent et enrichissent les réflexions conduites sur les Savoirs et savoir-faire militaires et sur les Cultures et identités combattantes, qui ont fait l’objet des premiers volumes de la série tout en préparant ceux à venir6.
Notes de bas de page
1 À titre d’exemples pourront être consultés notamment Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992 [1953] ; et « Honneur et patrie », Paris, Perrin, 1996 ; Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Librairie Plon, 1965 ; ou encore Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966 ; et Id., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
2 À ce titre voir par exemple les notions d’« outillage mental », de « vision du monde », de « représentations », de « contexte discursif » et de « discours performatif ». Georges Duby, « Histoire des mentalités », dans Charles Samaran (dir.), L’histoire et ses méthodes, Paris (Encyclopédie de la Pléiade), 1961, p. 937-966 ; Robert Mandrou, Introduction à la France moderne. Essai de psychologie historique (1500-1640), Paris, Albin Michel, 1961 ; Quentin Skinner, Visions of Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
3 Odile Roynette, Les mots des tranchées. L’invention d’une langue de guerre (1914-1919), Paris, Armand Colin, 2010 ; Marco Formisano, Hartmut Böhme (dir.), War in Words : Transformation of War from Antiquity to Clausewitz, Berlin, De Gruyter, 2011 ; Paola Puccini, Fabio Regattin (dir.), Les mots de la guerre. Imaginaires, langages, représentations, Bologne, CLUEB, 2013 ; Marie-Madeleine Fontaine, Jean-Louis Fournel (dir.), Les mots de la guerre dans l’Europe de la Renaissance, Genève, Droz, 2015.
4 Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ECS, 44, 1989, p. 1513-1514.
5 « Lettre de Pelo de Betton », dans Simone Morand, Anthologie de la chanson de Haute-Bretagne, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976, p. 65.
6 Benjamin Deruelle et Bernard Gainot (dir.), Savoirs et savoir-faire militaires à l’époque moderne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013 ; et Benjamin Deruelle, Arnaud Guinier (dir.), Cultures et identités combattantes en Europe de la guerre de Cent Ans à la Seconde Guerre mondiale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2017.
Auteurs
UQAM - GRHS
Professeur d’histoire moderne à l’université du Québec à Montréal et chercheur à l’Institut de recherches historiques du Septentrion (IRHIS UMR 8529-CNRS-Université de Lille). Ces travaux portent sur l’histoire de l’État, de la guerre et des élites, ainsi que sur la culture et les pratiques guerrières au tournant du Moyen Âge et de l’époque moderne. Il est notamment l’auteur de De papier, de fer et de sang : chevaliers et chevalerie à l’épreuve de la modernité (ca. 1460-ca. 1620) (2015), des chapitres sur la première modernité de L’histoire militaire de la France (2018) et a contribué à l’histoire globale de la guerre, Mondes en guerre (2019). Il codirige la série consacrée à la Construction du militaire (Éditions de la Sorbonne, 2013, 2017, 2020).
Université de Paris 1 IHRF - IHMC (UMR - CNRS 8066)
Maître de conférences, habilité à diriger des recherches, honoraire en histoire moderne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Membre du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, ses recherches portent sur l’histoire des sociétés coloniales de la période moderne ; l’histoire impériale, plus particulièrement les conflits dans les espaces coloniaux entre 1763 et 1830 ; et l’histoire politique de l’Europe méditerranéenne (France, Italie, Espagne) entre 1792 et 1830. Il est l’auteur de l’Atlas des esclavages, en collaboration avec Marcel Dorigny, et de l’Atlas de l’Empire napoléonien, en collaboration avec Jean-Luc Chappey. Il a dirigé un volume sur La colonisation nouvelle, paru chez SPM fin 2018, et rédigé une Histoire de l’Empire colonial français de Richelieu à Napoléon (1640-1810). Il a également contribué à l’Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e napoleonica (Maria-Pia Donato, David Armando, Masimo Cattaneo, et Jean-François Chauvard [dir.]), et à l’Histoire militaire de la France (Hervé Drevillon et Olivier Wievorka [dir.]).
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La construction du militaire, Volume 3
Les mots du militaire : dire et se dire militaire en Occident (XVe-XIXe siècle) de la guerre de Cent ans à l’entre-deux-guerres
Benjamin Deruelle, Hervé Drévillon et Bernard Gainot (dir.)
2020
La construction du militaire, Volume 2
Cultures et identités combattantes en Europe de la guerre de Cent Ans à l’entre-deux guerres
Benjamin Deruelle et Arnaud Guinier (dir.)
2017
Les lumières de la guerre, Volume 2
Mémoires militaires du XVIIIe siècle conservés au service historique de la Défense (Sous-série 1 - Reconnaissances)
Hervé Drévillon et Arnaud Guinier (dir.)
2015
Les lumières de la guerre, Volume 1
Mémoires militaires du XVIIIe siècle conservés au service historique de la Défense (Sous-série 1 - Mémoires techniques)
Arnaud Guinier et Hervé Drévillon (dir.)
2015
La construction du militaire, Volume 1
Savoirs et savoir-faire militaires à l’époque moderne
Benjamin Deruelle et Bernard Gainot (dir.)
2013
L’historien-citoyen
Révolution, guerre, empires. Mélanges en l’honneur de Bernard Gainot
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2022