« Ce dont on ne peut parler, faut-il le taire ? »
La formulation d’une doctrine républicaine de la guerre (1792-1793)
p. 95-113
Résumé
Au xviiie siècle, le vocabulaire tactique se caractérise par son imprécision et par sa charge extrêmement violente. C’est un lexique imagé, un code professionnel qui renvoie à des réalités militaires précises, mais que le public peut entendre de façon beaucoup plus littérale pour produire un discours-bataille. C’est ainsi que les révolutionnaires de 1793, et particulièrement la « faction » des révolutionnaires « prononcés », s’emparant de la chose militaire, produisent une série de discours-bataille lourds de sens doctrinaux. Sensibles aux images du code tactique, ils insistent sur les dimensions violentes du « choc » et prônent un combat sans technique. Si les révolutionnaires les plus « prononcés » paraissent dupes du langage et s’enferment dans des approches strictement tactiques, ils expriment toutefois avec force l’exigence de l’efficacité. Ils inspirent de ce point de vue le gouvernement révolutionnaire qui parvient à dépasser le tropisme tactique par un travail sur le vocabulaire et ses attendus. La cohérence du nouveau système, forme discursive et principe d’action, est attestée par la sanction politique et judiciaire apportée aux récits de bataille inefficaces. À l’issue de ce travail doctrinal, qui engage la Convention nationale, le Comité de salut public, Carnot et les généraux eux-mêmes, les mots du combat et leur charge violente sont abstraits du contexte de la bataille pour désigner la manœuvre de campagne. C’est ainsi qu’émerge l’échelon opératif en tant que cadre de l’efficacité militaire. En retour, le commandement transforme le langage militaire en le dépouillant de ses significations les plus terre à terre. Ainsi « la destruction » de l’ennemi se comprend à une échelle supérieure de la guerre et non pas comme la finalité concrète des affrontements. La thèse récente relative à la matrice révolutionnaire de la guerre totale dérive de cette dissociation linguistique, source d’une confusion entre l’hyperbole lexicale et le signifié.
Texte intégral
1La bataille est insaisissable. Pour l’historien, elle est « ce dont on ne peut parler1 » et qu’il faudrait taire car non seulement il est impossible d’en faire le compte rendu « exact2 » mais encore car ce récit nécessairement lacunaire est un leurre. Il masque, par la survalorisation des dimensions tactiques, les ressorts opérationnels de l’efficacité militaire. C’est pourquoi, depuis les années 1980, l’histoire militaire répudie les grands récits de bataille pour s’attacher à l’analyse des opérations3. Pour autant, si l’événement-bataille ne saurait être en soi l’objet du travail historique, le « discours-bataille » est une source fondamentale de la connaissance4, comme l’illustre l’évolution du langage militaire sous la Révolution.
2De ce point de vue la Révolution représente en effet une rupture. Le « discours-bataille », discours essentiellement tactique qui permet aux civils comme aux militaires de dire la guerre, qui donne à voir les paradigmes militaires et les modèles de manœuvre, devient paradoxalement le support d’une exigence opérationnelle. C’est ainsi que la République fait formellement émerger de nouvelles échelles de commandement et définit par la même occasion l’efficacité militaire. L’analyse du langage et du récit tactique dévoile donc une révolution militaire que la restitution nécessairement vaine de l’événement-bataille ne saurait établir.
3Nous démonterons que dès 1792, grâce à l’ambiguïté des mots de la tactique, les révolutionnaires les plus « prononcés » expriment avec force l’exigence de l’efficacité. Ils inspirent de ce point de vue le gouvernement révolutionnaire qui, en 1793, parvient à dépasser le tropisme tactique du langage militaire par un travail sur le vocabulaire et ses attendus. La cohérence du nouveau système, forme discursive et principe d’action, est attestée par la sanction apportée aux récits de bataille inefficaces.
Dire la bataille
4À défaut de restituer le cours exact d’un événement reconstitué a posteriori, le discours-bataille donne-t-il les clefs pour comprendre les formes du combat ? Peut-on appréhender la bataille par le biais des séquences tactiques auxquelles les récits se réfèrent ? Nous ne considérerons ici que l’exemple de la charge, un motif particulièrement emblématique de la sphère tactique pour ses résonances fortes dans l’imaginaire civil et dans l’histoire militaire moderne. En effet, à la fin du xviiie siècle, la querelle entre les défenseurs de la ligne et les partisans de la colonne oppose deux paradigmes de combat - l’un valorisant le feu et l’autre le choc. Cette opposition est à vrai dire surestimée et il y a une part de jeu intellectuel dans cette querelle des Anciens et des Modernes. Toutefois, la charge et sa conséquence possible, la mêlée, sont des figures du choc qui passent en définitive pour être valorisées par la Révolution. Quels sont les mots de la charge et quelle réalité décrivent-ils ?
5De ce point de vue, force est de constater que le vocabulaire utilisé est extrêmement conventionnel et ne donne qu’une image très approximative de la réalité des combats. Ainsi, comme le suggère le général Bardin, qui rassemble au début du xixe siècle tous les topoï du langage militaire, la charge et ses effets ne se décrivent pas exactement mais se caractérisent par une série de verbes et de qualificatifs stéréotypés. Ceux-ci « parlent » aux militaires et renvoient à une expérience concrète de la guerre mais ils restent relativement impénétrables au néophyte. Ainsi, la charge de cavalerie
est un combat ; un choc […] une marche vive et brusque par laquelle des attaquants […] se précipitent sur l’ennemi pour le percer, le culbuter, se faire jour à travers […]. On dit une charge à fond, brillante, furieuse, rude, sérieuse, simulée, vigoureuse […]. Elles décident ordinairement de la prompte déroute d’un des deux partis5.
6L’infanterie qui la subit est « enfoncée et sabrée ». Le vocabulaire suggère une extrême violence : l’image d’un ennemi « enfoncé » ou « culbuté » par une « brillante » charge de cavalerie est assez évocatrice. On l’associe sans peine à un corps-à-corps ou à une mêlée dont, par ailleurs, « on dit […] l’horreur6 ». La charge d’infanterie ne paraît pas moins violente quoique la description qu’en donne Bardin soit encore plus allusive. Ainsi,
la troupe qui livre la charge la commencerait à 100 ou 120 pas de l’ennemi, et après avoir fait à cette distance un dernier feu d’ensemble […] partirait sans désunion au pas accéléré, approcherait au bruit de la charge de ses tambours, aborderait, si le terrain le permet, au pas de course mais sans désunion ; enfin elle consommerait la charge aux cris de guerre jetés par les serre-files pressant les rangs qu’ils ont devant eux7.
7On conviendra donc sans peine, concernant la charge, que le vocabulaire ne nous informe pas sur les formes du combat. Qu’est-ce exactement que « culbuter » l’ennemi ou « consommer la charge » ?
8Les milliers de pages de l’ouvrage de Bardin ne répondent pas à ces questions. Tout juste note-t-il : « on dit d’un combat qu’il est rude, douteux, opiniâtre, sanglant », recourant aux énumérations dont l’auteur est coutumier et auxquelles il est difficile de donner corps. Les articles « Attaque » et « Choc » ne comportent aucune information complémentaire. Comment justifier cette réserve qui n’est pas le seul fait de Bardin car les récits de bataille au xviiie siècle, sous la Révolution et l’Empire, utilisent la palette lexicale du Dictionnaire sans apporter davantage de précisions ? Une citation de « M. Rocquancourt » permet de l’expliquer. Les mêlées « échappent à la puissance morale et ne sont pas du domaine de l’art ». C’est sans doute parce qu’avec la mêlée, les combattants s’abandonnent à ce qui échappe à l’art, entendre la rage meurtrière, que le vocabulaire reste aussi évasif. Lors du corps-à-corps, les barrières morales s’effacent et le langage du militaire reste volontairement allusif, jetant un voile pudique sur la scène de carnage. Alors que la tactique se présente à la fin du xviiie siècle comme une technique idéale qui annule la friction et qui transforme le corps du soldat en mécanique au service du plan, la langue des officiers passe sous silence ces moments où le combat sort de leur contrôle. L’engagement physique et le déchaînement de la passion meurtrière, la démesure du soldat dominé par l’hubris ne sont jamais décrits avec précision. En réalité, la mêlée est l’échec de la manœuvre car elle est « l’état de confusion qui résulte d’un assaut ou d’une charge, d’un engagement où se manifeste une vive résistance ». Habituellement, la charge se conclut par la retraite de l’adversaire avant tout contact. Ainsi, c’est lorsqu’ils tournent le dos à l’ennemi, alors qu’ils ne présentent plus ce mur de baïonnettes qui arrête toutes les charges, que les fantassins sont « sabrés ». C’est par sa retraite précipitée ou sa déroute qu’un bataillon est « dispersé » ou « culbuté ». En somme, la charge établit un rapport de force moral entre l’assaillant et le défenseur et c’est « l’allant » du premier, sa détermination à accepter « l’horreur » de la mêlée, qui font douter le second, le forçant à reculer sans qu’il soit nécessaire de l’aborder. Paradoxalement, la réussite de la manœuvre se caractérise par une absence de confrontation directe, par l’exclusion de la violence. C’est pourquoi la technicité affichée du vocabulaire tactique refuse d’aborder précisément le champ de la violence débridée du corps-à-corps qui ne représente qu’un horizon et une menace, non une finalité. La violence affichée au premier abord par les mots de la bataille n’est qu’une suggestion imprécise de ce que pourrait être l’affrontement s’il n’était contenu. Ainsi, à rebours de ce que laissent entendre les récits de bataille, la mission de l’officier consiste davantage à canaliser la troupe qu’à stimuler son agressivité.
9Le vocabulaire tactique présente donc toutes les caractéristiques d’un vocabulaire abstrait, d’un signe ou d’un code. Soulignons d’emblée les ambiguïtés de ce vocabulaire pour le monde civil, confronté à des récits évocateurs qui laissent parfois entendre l’inverse ce que le militaire décrypte. Cependant, c’est le caractère universel de ce langage imagé qui permet au monde civil de s’approprier le récit de bataille et d’approcher l’univers chaotique du combat. C’est ainsi que les révolutionnaires de 1793, et particulièrement la « faction » des révolutionnaires « prononcés », s’emparant de la chose militaire, produisent une série de discours-bataille lourds de sens doctrinaux.
Du militaire au civil : la doctrine « prononcée » de la guerre
10Les révolutionnaires « prononcés » et parmi eux les Enragés proposent une lecture originale des opérations militaires, distincte de la lecture gouvernementale. Compte tenu du contexte militaire de l’année 1793 (périls extérieurs, soulèvements vendéen et fédéraliste), les « journaux sans-culottes8 », qui relaient les mots d’ordre du mouvement populaire, interprètent les multiples revers subis par l’armée française et proposent des réformes.
11Pour les révolutionnaires prononcés, la régénération de l’armée passe par l’exclusion de la noblesse du commandement, par l’adoption d’une autodiscipline (à distinguer de la « discipline consentie » de Carnot et de la discipline mécaniste des « esclaves des despotes9 ») et par une condamnation sans appel de ce qu’ils nomment la « tactique ». En effet non seulement la tactique fait partie du « système de la trahison » des généraux suspects mais en plus elle ne permet pas de remporter la victoire, même entre les mains d’un officier bien intentionné. La technique est donc un « écran de fumée » qui masque les insuffisances du commandement. De ce point de vue, le rôle crucial du récit fourni par les généraux est bien compris par une presse dont les tendances hypercritiques s’accordent bien avec les approches relativistes de la bataille : « Quand donc les bougres à poil de la France ne se laisseront-ils pas embadauder par des récits exagérés, par des récits de combats de postes, par des succès partiels10 ? » s’interroge Rougyff. L’approche des révolutionnaires prononcés nie la technicité du code linguistique militaire au profit de ses seules images violentes. Aussi la presse populaire dénonce ce qu’elle appelle les combats partiels pour valoriser un combat frontal, massif et au corps-à-corps, dans une acception très littérale du vocabulaire militaire. En effet, l’armée est une image du peuple levé en masse pour affronter ses adversaires. Elle doit agir groupée et marcher de front sur l’ennemi : « c’est en masse que le peuple se lève, c’est en masse qu’il doit agir, c’est en masse qu’il doit vaincre », s’exclame Rougyff dans son édition du 1er octobre 1793. Est-ce dire que la presse populaire soutient le mythe de la « bataille décisive » ? Tout semble l’indiquer : la bataille est l’objectif ultime et elle est censée solder une campagne voire la guerre par les seuls effets de la victoire ou de la défaite11. Cependant, il y avait un peu de contradiction à exiger que l’armée livre des batailles massives et, en même temps, qu’elle se règle sur une autodiscipline contraire à la coordination nécessaire à la bataille. C’est que la presse sans-culotte soutient l’idée d’une tactique sans technique. En effet, la manœuvre ne correspond pas à l’impétuosité française qui exige que l’on fasse charger les hommes. Pour Jacques Roux, « on a adopté un système d’inertie, le système de la guerre défensive si opposé au caractère bouillant des Français12 ». Ce thème n’est pas, à proprement parler, révolutionnaire. La littérature militaire du xviiie siècle ne cesse de se livrer à une ethnographie du combat selon laquelle le Français, indiscipliné et brave, ne peut manœuvrer comme l’Allemand. Il s’agit donc d’un lieu commun tactique que les révolutionnaires reprennent à leur compte et insèrent habilement dans leur réflexion militaire.
12Logiquement, l’apologie de l’impétuosité française s’accompagne d’une revalorisation de la mêlée et donc de l’arme blanche : le glaive (pour Marat), les piques (pour tous les auteurs sauf Marat) ou les francisques (pour Rougyff - qui estime que cette hache est une « guillotine portative13 ») doivent armer une partie des soldats. La presse sans-culotte tranche donc la querelle du feu et de l’arme blanche en faveur de cette dernière. Mais l’apologie du choc est radicale car elle dévalorise totalement toute technique tactique. Dans la mesure où l’affrontement doit être brutal et direct, peut-on encore envisager l’existence d’une tactique, c’est-à-dire d’un ensemble de règles de déploiement et de combat ? La presse populaire refusait de considérer l’armée comme un corps de techniciens qui maîtrisent le « discours-bataille » et ses enjeux. Guffroy compare les généraux à des « empiriques qui savent nourrir les maladies pour mieux faire bouillir et engraisser leur pot-au-feu14 ». Ainsi la « technique » sert à perpétuer le pouvoir d’une caste qui en maîtrise les fils et le vocabulaire.
13Le corps-à-corps et la mêlée, expressions ambiguës de la langue militaire, sont donc pleinement investis par les sans-culottes. De la langue tactique, les révolutionnaires prononcés retiennent essentiellement les images, universellement intelligibles et porteuses de violence, et non le code professionnel. Ils démontrent ainsi la cohérence de leur système qui répudie la technicité de la manœuvre et donc du vocabulaire. Les bataillons sont donc invités à assumer entièrement « l’horreur » de la mêlée et à « culbuter » l’ennemi tandis que les escadrons doivent le « sabrer ». Ce que les généraux évoquent à mots choisis et repoussent, comme étant ce qui échappe à l’art, les Révolutionnaires souhaiteraient au contraire le valoriser et le placer au centre des pratiques du commandement. L’affrontement physique qui est l’implicite de la charge, l’objet d’un rapport de force moral entre deux armées, une éventualité parfois nécessaire mais rejetée du champ technique, devient une réalisation attendue de la bataille.
14L’exploitation « enragée » du vocabulaire tactique ne se limite pas au champ de la guerre conventionnelle entre les armées françaises et les armées coalisées : la bataille intérieure contre l’ennemi contre-révolutionnaire est en effet une partie du vaste conflit qui agite l’Europe. À ce titre, elle est l’occasion de nouvelles prescriptions.
15Alors que la République est menacée par la Coalition des monarchies, comment affronter la contre-révolution à l’intérieur du territoire et comment distribuer le plus efficacement possible les masses armées ? Leclerc n’envisage pas d’envoyer la levée en masse sur les frontières avant d’avoir purgé le sol de la République de ses ennemis intérieurs : « Aux armes, Républicains, écrasez l’aristocrate dans l’intérieur puis les hordes étrangères15. » Et d’appeler au renouvellement des septembrisades : « il faut que les ennemis de la liberté soient légalement ou illégalement exterminés16 ».
16Guffroy reprend le thème et le vocabulaire tactique de l’anéantissement au sujet de la Vendée car « on ne fait pas de prisonniers de cette sorte d’hommes17 ». Au terme d’une évocation inquiétante de la lutte contre l’ennemi intérieur, il indique que « le Français [doit] remporte[r] une victoire complète sur lui-même18 ». Il affirme même qu’il ne peut se réjouir « de quelques caissons pris aux Anglais mais des victoires remportées contre les vrais ennemis19 », c’est-à-dire ceux de l’intérieur.
17Pour Jacques Roux, il convient d’éliminer d’abord les ennemis du dedans20. En effet, le peuple et donc la Révolution sont menacés dans leur existence par les fédéralistes, les Vendéens et surtout par les accapareurs qui poussent la population à la famine. Leur destruction permettra sans doute de se retourner avec toute la force nécessaire contre l’ennemi extérieur : « l’invasion elle-même n’est que le résultat d’une conspiration. Il est donc essentiel de la punir d’abord21 ».
18Roux développe, à travers les livraisons de son Publiciste, une définition assez complète de la guerre comme conflit extérieur mais aussi civil - armé mais aussi économique. Les Enragés produisent donc une définition de la stratégie très extensive. La guerre étant le combat général de la Révolution contre ses ennemis, mettant aux prises aussi bien les acteurs civils que militaires, c’est donc au politique qu’il revient d’attribuer un ordre des priorités et une direction générale au conflit. C’est pourquoi les Enragés ne comprennent pas la levée en masse sous le seul aspect de la mobilisation des hommes mais aussi en des termes économiques et sociaux (réquisition des forgerons, armement des femmes qui tiendraient en respect les contre-révolutionnaires, interdiction des dépenses somptuaires, fermeture des théâtres).
19Les Enragés proposent donc des orientations stratégiques que seul le pouvoir politique peut imposer. En ce sens, ils peuvent se reconnaître dans la définition clausewitzienne de la stratégie comme compétence politique. Cette « modernité » est-elle le signe d’une doctrine totale de guerre, alors que les prescriptions sans-culottes sont marquées par un vocabulaire exterminateur typiquement tactique ?
20Les propositions des journalistes-stratèges paraissent souvent exagérées, inhumaines et excessivement radicales. Il n’est question que de mises à mort à l’arme blanche, de décapitations massives sur les places publiques, d’extermination des ennemis intérieurs et des « esclaves des despotes ». Cette phraséologie violente valide apparemment la thèse selon laquelle la guerre révolutionnaire et impériale est la matrice des guerres totales. Cette interprétation est séduisante et les citations ne manquent pas pour voir en Hébert ou en Leclerc les thuriféraires du massacre. L’évocation des « colonnes infernales » qui dévastent la Vendée, des noyades de Nantes, des fusillades de Lyon et la description des débordements d’une armée pillarde complètent utilement la démonstration. Ainsi la preuve semble apportée que la guerre totale, loin de n’être qu’une intention, reçoit également un début d’application pendant la période révolutionnaire.
21Comme l’ont montré Bernard Gainot et Hervé Drévillon22 en réponse aux ouvrages de David Bell et de Jean-Yves Guiomar23, cette hypothèse isole fortement la Révolution de son contexte historique, sous-estime les politiques modernes de la guerre et leurs effets mais également les implicites idéologiques d’un concept établi au xxe siècle par Ludendorff. Notre argumentation concernera davantage le sens d’une « rhétorique de la guerre à mort24 » dénoncée par David Bell sous la Révolution. L’existence de cette rhétorique ne semble pas contestable mais ne serait-elle pas tributaire des formes que doit nécessairement adopter un discours doctrinal dont l’objet est l’efficacité ? Du discours aux réalités, il s’agit également de comprendre comment la phraséologie guerrière et exaltée des révolutionnaires prononcés peut recevoir une application.
22Le cœur de la doctrine révolutionnaire est une réflexion sur l’efficacité de l’action. Qu’est-ce que l’efficacité militaire ? L’extermination de l’ennemi comme semblent le suggérer les auteurs précités ? Mais ceux-ci songent-ils véritablement à la mise à mort d’armées entières ? Lorsque Jacques Roux fait le reproche au général Houchard de ne pas avoir « jeté à la mer les Anglais et les Espagnols [sic] après leur déroute25 », imagine-t-on que cette prescription soit littérale ? Lorsque Le père Duchesne ou Rougyff évoquent les scènes de carnage, croit-on que leurs appels soient à entendre comme la traduction possible d’une réalité ? A-t-on les moyens matériels de ce massacre - alors que les armées ne tombent jamais à la merci de celles de l’adversaire ? Est-il possible d’exterminer ce dernier au cours d’un simple combat et, surtout, les révolutionnaires sont-ils aveugles au point d’ignorer tout des contraintes matérielles qui interdisent la destruction littérale de l’ennemi ?
23L’efficacité militaire, qui se dégage de la routine guerrière à la fin du xviiie siècle, pouvait-elle tenir un autre langage que celui qui est tenu par les révolutionnaires ? Dans la mesure où la guerre met clairement en jeu l’existence du régime et celle de ses principaux animateurs - longtemps menacés par la Coalition des châtiments les plus terribles -, l’armée peut-elle se contenter d’exprimer en des termes choisis des objectifs mesurés : tenir la campagne, obtenir que l’ennemi cède un peu de terrain, organiser et lever les sièges ?
24L’efficacité ne consiste plus à mener des manœuvres sans ampleur. Celles-ci conviennent à des conflits qui ne mettent pas en cause la légitimité du régime. L’efficacité consiste à écarter durablement la menace qui pèse sur la Révolution. Restent à définir les conditions de cette efficacité. En proposant une lecture radicale des opérations, les révolutionnaires prononcés soulignent les objectifs généraux de la guerre : sauver la Révolution et l’indépendance de la République. Pour exprimer ces objectifs, ils utilisent le seul vocabulaire militaire qui soit connu et exploité par tous, le vocabulaire tactique. La langue « exterminatrice » exploitée par les révolutionnaires est donc naturellement une langue tactique - celle des combats de corps-à-corps, celle où les unités s’enfoncent, se dispersent, se massacrent. Celle où les flots de sang « inondent » les champs de bataille et où des cadavres « couvrent » les plaines. Aussi, lorsque les journalistes sans-culottes appellent à la destruction de l’adversaire, ils ne peuvent le faire qu’en exploitant les termes de la bataille - bataille qu’ils réclament d’ailleurs assez généralement et à une époque où ces termes sont les seuls à pouvoir être utilisés pour décrire les objectifs opérationnels. Les militaires, tenus à l’humanité par des liens étroits avec leurs ennemis, souvent conscients des limites de l’action tactique, ne pouvaient être véritablement les acteurs de la doctrine des révolutionnaires « prononcés ».
25Quels responsables étaient les seuls à pouvoir appliquer littéralement les mots d’ordre des révolutionnaires prononcés ? Ceux dont le pouvoir sur les contre-révolutionnaires était sans contrepartie. Les populations civiles de Vendée et des villes fédéralistes font les frais de la violence des images du combat. Dans les espaces intérieurs de la République, la tactique est sans objet. Ce ne sont pas deux armées qui s’affrontent. C’est donc la violence du lexique qui est retenue, et non le sens réel de ses images.
26Il n’en demeure pas moins que cette faiblesse langagière trahit une faiblesse conceptuelle du commandement. Celui-ci peine à se détacher des motifs tactiques. Comme la presse populaire, il s’enferme parfois dans des métaphores et des pratiques guerrières très terre-à-terre. Une bataille comme Jemmapes, nulle sur le plan opérationnel, pourrait être interprétée comme la volonté d’écraser l’adversaire sous une marée de soldats. Elle n’est que l’expression d’une maladresse du commandement qui omet de manœuvrer à l’échelle supérieure. Il appartiendra au Comité de salut public, aux militaires et au Tribunal révolutionnaire de compléter la doctrine militaire révolutionnaire en revalorisant l’échelle opérative.
Du civil au militaire et au politique : la doctrine révolutionnaire de la guerre
27Le travail parlementaire, la jurisprudence et le partage des pouvoirs défini après le 10 août permettent à la République de distinguer formellement en 1793 ce que les révolutionnaires prononcés confondent assez généralement dans leurs imprécations : les échelles de la guerre. D’après une nouvelle distribution des tâches, ce sont les représentants du souverain qui définissent les objectifs politiques du conflit et les moyens à mobiliser pour y parvenir. La Convention est donc particulièrement chargée de la stratégie, un terme qui naît à la fin du xviiie siècle pour désigner les parties sublimes ou politiques de la guerre, par opposition à la tactique. De ce point de vue, les pouvoirs que le Comité de salut public exerce au nom de la Convention se définissent à l’issue d’un débat sur la légitimité de la décision stratégique, débat qui exclut le ministère de la Guerre au profit du souverain. La tactique en revanche est de la responsabilité du règlement exécutif, du ministère donc, et des officiers subalternes et supérieurs, qui mettent en œuvre une technique d’engagement dont les règles se dégagent peu à peu et que le ministre Bouchotte nomme le « système populaire » par opposition aux approches mécanistes qui caractériseraient les armées des « despotes ». Enfin, une échelle intermédiaire du commandement, l’opératique, est confiée aux généraux en chef. La définition de cette échelle dérive d’une réflexion sur la victoire que le juge et le législateur dissocient du succès tactique et qui s’évalue à l’aune de la destruction des capacités opérationnelles de l’adversaire. L’opératique existe-t-elle avant 1793 ? Sans doute26, mais elle n’est jamais une doctrine ou un « système » : elle est une manière particulière de faire la guerre, un style de commandement. La Révolution formalise cette échelle de la guerre.
28Pour aboutir à ce système, la Convention se livre en 1793 à un véritable travail sur le sens du vocabulaire militaire. Ainsi, pour limiter la démonstration à un seul exemple, la définition de la division est l’occasion de préciser les pouvoirs du général en chef mais également d’indiquer les principes de son action. En effet, la Convention pose le principe de la distinction organique - condition structurelle de la manœuvre. Le fait de différencier systématiquement les unités équivalentes qui se situent au même niveau de la pyramide hiérarchique donne naissance à une organisation binaire de l’armée.
29C’est le titre VIII de la grande loi militaire de février 1793, titre adopté le 23 février, qui décrit l’architecture pyramidale de l’armée en précisant le sens du vocabulaire organique. L’article 1 dispose qu’il « y aura par chaque armée un général en chef, un général divisionnaire et deux brigadiers généraux27 d’avant-garde, un général divisionnaire et deux brigadiers généraux de réserve ». Les armées, qui sont souvent accouplées par groupe de deux sous la Révolution, sont donc scindées en deux divisions. Chaque partie est elle-même constituée de deux brigades. Nous savons que ces dernières sont divisées en deux demi-brigades. La loi organise donc une pyramide militaire parfaite.
30Les effectifs d’une armée sont indirectement précisés. Deux divisions représentent quatre brigades ou huit demi-brigades. Soit au moins vingt-quatre bataillons dans une armée de vingt-quatre mille hommes, l’effectif complet d’un bataillon ayant été fixé à mille. Ce chiffre, qui ne comprend ni la cavalerie, ni l’artillerie, ni les garnisons, paraît tout de même assez faible. Si l’effectif des armées intermédiaires (armées de la Moselle et des Ardennes) et des armées secondaires (les quatre armées méridionales) était taillé au plus près et pouvait parfois correspondre aux effectifs implicitement indiqués par le législateur, cela ne pouvait convenir aux deux « grandes » armées, les armées du Nord et du Rhin, dont l’effectif est plus proche de cent mille que de vingt-cinq. Comment expliquer la différence entre l’effectif légal et l’effectif réel, entre le mot et le fait, sans recourir à la fascination du législateur pour la distinction arithmétique ?
31La Révolution a souhaité régénérer l’armée, la débarrasser du poids des traditions et des routines en adoptant un point de vue arithmétique et rationnel sur l’organisation. Partant de ce point de vue, la division, concept encore balbutiant avant 1793, est systématisée. En effet, sous l’Ancien Régime, le concept de « division » est encore très intuitif. Il répond pragmatiquement à un ensemble de questions militaires ou sociétales. D’ailleurs, la division ne correspond à aucun échelon de la hiérarchie. On retrouve indistinctement des maréchaux de camp ou des lieutenants-généraux à la tête de ces groupements d’unités. De plus, la composition de la division n’est pas exactement définie. C’est toujours une création ad hoc dont l’existence éphémère est liée à une campagne précise.
32La Révolution porte un regard méthodique sur cette unité dont elle fixe les contours et l’effectif. Une division est, littéralement, une partie de l’armée. La loi peut-elle, a priori, déterminer le nombre de divisions qui seront nécessaires au général en chef ? Le législateur peut-il fixer par avance un effectif alors que celui-ci dépend des circonstances et du contexte stratégique ? La réponse est évidemment négative et si la Convention distingue deux divisions, c’est pour affirmer leur nature : elles ne sont pas des unités ad hoc mais des portions équivalentes de l’armée. Il était inutile d’imaginer trois ou quatre divisions par armée, sachant que la loi ne peut en établir le compte a priori et qu’elle cherche juste à imposer le principe d’une segmentation des forces en parts égales. La distinction de deux divisions manifeste le rejet d’un corps de bataille amalgamé. L’organique révolutionnaire révèle donc l’effort parlementaire pour investir la langue militaire, langue de métier intuitive forgée sous l’Ancien Régime, d’une charge légale qui la formalise. Mais la division a également un sens doctrinal fort.
33En effet, la création de deux ou plusieurs groupes armés ayant les mêmes fonctions rend possible les manœuvres à l’échelle des campagnes. De fait, la manœuvre s’appuie nécessairement sur la projection d’une partie de ses forces en dehors du champ d’opérations de la masse principale. Il n’y a pas de manœuvre sans une division de l’armée. Ce morcellement n’est pas une dispersion - situation dans laquelle le terrain impose le nombre et la force des divisions, le plus souvent cantonnées aux missions statiques de la défense passive. La manœuvre est dynamique et si les unités divisées poursuivent des objectifs tactiques différents, elles concourent au même objectif final. La coopération d’entités autonomes est donc un principe fondamental de l’économie opérative. L’autonomie dérive elle-même du principe divisionnaire : l’équivalence arithmétique des divisions signifie qu’elles disposent des mêmes fonctions. Le général de division est étroitement subordonné au général d’armée mais il maîtrise des moyens d’action importants qui garantissent son autonomie dans l’action. Il est donc possible de projeter une fraction de l’armée car elle pourra soutenir un combat de façon isolée et pour un temps limité. Aussi les divisions comprennent-elles en théorie plus de dix mille hommes, un effectif en principe suffisant pour arrêter n’importe quel adversaire. Le législateur va plus loin en donnant aux généraux des indications sur l’outil divisionnaire et en précisant le nom des unités. Le général dispose d’une « avant-garde » et d’une « réserve ». Le nombre des grandes unités peut être augmenté mais la Convention indique clairement, par l’utilisation d’un vocabulaire précis, que le rôle d’une division est de partir en pointe tandis qu’une autre est destinée à couvrir les mouvements de l’avant-garde et à lui prêter main-forte. La distinction organique d’une avant-garde et d’une réserve définit un embryon de manœuvre qui joue sur la mobilité d’une force et sur le soutien mutuel que s’apportent les grandes unités. Ce qui appartenait autrefois au choix du général, à son style de commandement, est systématisé par la loi révolutionnaire. De la sorte, la Révolution dégage le commandement général du tropisme tactique, lui impose de s’élever au-dessus du champ de bataille pour combiner des manœuvres opérationnelles.
34Après avoir nettement dégagé l’échelle opérative des échelles tactique et stratégique, la pensée militaire révolutionnaire définit au cours de l’année 1793 le principe d’une manœuvre pour écraser successivement l’ennemi dispersé. C’est le sens des différents plans adoptés en août. Toutefois, la formulation de cette exigence opérationnelle exploite les mots de la tactique, puise dans ce vocabulaire imagé et néanmoins abstrait qui peut décrire toutes les échelles de la guerre. Ainsi l’importante instruction du 22 octobre 1793 est un exemple de l’exploitation à l’échelle opératique du vocabulaire du combat. Carnot signe ce jour-là le premier texte programmatique du Comité de salut public relativement au commandement. Il s’agit donc d’une doctrine au sens fort du terme, c’est-à-dire un ensemble de normes qui imposent un comportement aux officiers, des prescriptions générales qui guident la décision militaire.
1° Le général en chef […] réunira toutes les forces qui sont à sa disposition pour frapper un coup décisif et chasser entièrement dans cette campagne l’ennemi du territoire de la République.
2° A cet effet, […] il cernera l’ennemi, il l’enveloppera, il l’enfermera dans la portion du territoire qu’il a envahie, lui coupera les communications avec son propre pays et le séparera de ses magasins, qu’il brûlera, s’il ne peut s’en emparer.
3° […] l’armée française n’engagera une affaire générale qu’aussitôt que l’occasion s’offrira de combattre avec avantage et de mettre l’armée ennemie en déroute complète. […]
5° Le général tiendra ses forces en masse et donnera à l’ennemi de la jalousie sur plusieurs points, pour l’engager à diviser les siennes28.
35Le texte du 22 octobre semble d’abord indiquer que Carnot est prisonnier du mythe de la bataille décisive et de son vocabulaire exterminateur : le général est formellement invité à « frapper un coup décisif » pour chasser l’adversaire et le mettre en déroute. Le conventionnel précise immédiatement après les conditions de ce « coup » : il faudra camper sur la ligne de retraite ennemie et couper le ravitaillement. Nous retrouvons donc ici le schéma de la « diversion », qui occupe tous les plans militaires en 1793, appliqué au mouvement principal de l’armée. La réflexion sur ce lieu commun opérationnel semble atteindre ses ultimes développements. En effet, la diversion est théoriquement l’accessoire qui permet d’obtenir la levée d’un siège. Or pour Carnot il ne s’agit plus de libérer une ville ou d’attirer des forces sur un théâtre périphérique, il s’agit d’affaiblir l’adversaire en lui imposant un combat à fronts renversés dont la bataille de Valmy est l’exemple.
36Cependant, Carnot ne défend pas l’idée d’une bataille décisive. Une fois établis sur les arrières ennemis, les Républicains n’attendent pas un combat qui réglerait le sort de la campagne. Le conventionnel n’admet l’idée d’un affrontement que si le résultat ne fait pas de doute - en somme si la disproportion numérique laisse clairement apparaître la perspective d’un triomphe français. C’est pourquoi le général doit tenir ses forces « en masse »- entendre éviter la dispersion en cordon, ce qui bien entendu n’exclut pas la division fonctionnelle. Faute de bataille, c’est l’ensemble des « petits » combats que mène l’armée sur les arrières qui constitue le « coup décisif ». On rapprochera cette prescription de celles formulées le 14 pluviôse an II (« système général des opérations militaires de la campagne prochaine ») : les généraux sont invités à « agir toujours en masse et offensivement […], [à] engager en toute occasion le combat à la baïonnette et à poursuivre constamment l’ennemi jusqu’à sa destruction complète29 ».
37Le combat à la baïonnette, antienne révolutionnaire, est un vœu pieux, une « tactique rêvée » par laquelle Carnot et le commandement cherchent à combattre une tendance naturelle à la « tirerie ». Mais plus profondément, il est l’expression d’une nouvelle formule de combat, qui prend son sens dans un système plus général. En effet, la rencontre entre deux armées n’a de signification que si elle s’insère dans un plan global. Aussi la bataille ne doit-elle pas être une simple mousqueterie à l’issue de laquelle les belligérants remettent à plus tard la décision. Elle est la pièce d’un mouvement d’ensemble, pièce dont on attend un effet opérationnel. L’expression terrible « destruction complète » ne doit donc pas s’entendre au sens littéral, c’est-à-dire tactique, car le militaire Carnot sait que ce résultat est impossible à atteindre. Elle doit s’entendre à un niveau opérationnel. Ainsi, ce n’est pas le combat qui est décisif. Ce dernier n’est que le produit d’une campagne décisive.
38Carnot n’est donc pas dupe du mythe de la bataille, alors même qu’il utilise des expressions typiquement tactiques par leur charge violente. La contrainte lexicale peut laisser croire que le révolutionnaire est un partisan du système « prononcé », du combat en masse et à l’arme blanche. En réalité, Carnot exploite le caractère abstrait du vocabulaire tactique, vocabulaire universel par son intelligibilité et par sa capacité à exprimer toutes les échelles de la guerre. Ainsi, même si le législateur parvient à préciser le vocabulaire organique et à affirmer l’exigence opérative, les acteurs révolutionnaires demeurent tributaires du langage commun tactique. C’est pourquoi la qualité du commandement se mesure à l’aune du récit de bataille. Ce dernier est en effet paradoxalement l’occasion pour les généraux de donner un sens aux opérations en les enfermant dans un seul événement qui, habilement créé par le discours, représente l’acmé signifiante de la campagne. C’est ainsi que le commandement général donne à comprendre au pouvoir et à l’opinion publique son génie. A contrario, lorsque l’événement est maladroitement construit ou isolé, lorsque le général peine à dépasser le tropisme tactique et à valoriser un paradigme, il démontre son incapacité professionnelle et son incompréhension du commandement révolutionnaire. L’échec du général Houchard qui, après la bataille d’Hondschoote, ne parvient pas à imposer un récit de la victoire et le paie de sa tête, est l’illustration éclatante des enjeux profonds du discours-bataille30.
391793 établit une dialectique inédite entre le vocabulaire militaire et la pratique du commandement. Le gouvernement révolutionnaire s’inspire d’une lecture littérale des termes de la tactique pour exiger une efficacité radicale de la part des généraux mais, contrairement aux révolutionnaires prononcés, il ne se laisse pas duper par le tropisme tactique. Les mots du combat et leur charge violente sont abstraits du contexte de la bataille pour désigner la manœuvre de campagne, l’échelon opératif. Le vocabulaire inspire une doctrine de l’efficacité et, en retour, le commandement transforme le langage militaire en le dépouillant de ses significations les plus terre à terre. Ainsi « la destruction » de l’ennemi se comprend à une échelle supérieure de la guerre et non pas comme la finalité concrète des affrontements. La thèse de la « guerre totale » révolutionnaire dérive de cette dissociation linguistique, source d’une confusion entre l’hyperbole lexicale et le signifié.
40Dans ce cadre, le récit de bataille devient un exercice complexe : il doit exprimer le sens d’une campagne à travers le combat, ramener l’ensemble à l’élément. La bataille n’est plus la compétence particulière du général en chef mais, paradoxalement, ce dernier doit construire l’événement tactique de sorte à rendre compte de son activité. L’échec de Houchard, guillotiné le 15 novembre 1793 pour ne pas avoir su donner sens à la bataille, démontre que la Révolution accorde une place centrale, dans sa politique militaire, à la question du discours tactique. Napoléon, qui maîtrise les conventions du discours-bataille pour l’exploiter politiquement et militairement, est donc un héritier de 1793. Ainsi, le fameux récit d’Austerlitz transforme l’indescriptible cohue du plateau de Pratzen en manœuvre géniale apportant une victoire éclatante aux Français. Cette « manœuvre » structure l’événement et l’insère dans un scénario imaginé par l’Empereur pour mettre en scène sa campagne contre les Austro-Russes. Conscient des enjeux de cette production littéraire, Napoléon fait naître sa propre légende en créant habilement les batailles.
41« Ce dont on ne peut parler » est le chaos du combat. Mais le général et l’historien ne peuvent le taire. Pour l’un, le récit est l’occasion du dévoilement d’une pratique militaire. Pour l’autre, il est le support d’une réflexion fondamentale sur l’événement en tant que construction linguistique.
Notes de bas de page
1 « Sur ce dont on ne peut parler il faut garder le silence », Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. par Gilles-Gaston Granger, Gallimard, 1993, « Proposition 7 ».
2 John Keegan a le premier insisté sur le caractère chaotique du combat - qui défie la linéarité du récit. The Face of Battle : AStudy of Azincourt, Waterloo, and the Somme, Londres, 1976.
3 En 1982, l’armée des États-Unis définit le niveau opératif (voir US Department of Army, FM 100-5, Operations, Washington DC, 1982) - à la suite d’une réflexion entamée en 1976 qui s’appuie sur la doctrine aérienne (Airland battle) et les doctrines soviétique, allemande et israélienne (voir les contributions décisives de Wallace P. Franz, « Grand Tactics », Military Review, 61, décembre 1981, p. 32-39 et « Operational Concepts », Military Review, 64, juillet 1984, p. 2-15). Ce tournant doctrinal est à rapprocher de la doctrine républicaine de la guerre créée par la Révolution ainsi que de la doctrine soviétique forgée dans les années 1920. Il inspire les politologues et historiens militaires comme Edward Luttwak (« The Operational Level of War », International Security, 5, 1980-1981, p. 61-79) ou Shimon Naveh (In Pursuit of Military Excellence. The Evolution of Operationnal Theory, Londres, Frank Cass, 1997). En France, Lucien Poirier utilise le terme d’« opératique » dès 1987 (Stratégie théorique II, Paris, Economica, 1987, p. 161) mais la « stratégie opérationnelle » est une catégorie utilisée par les militaires depuis le début du xxe siècle. Elle n’inspire pas réellement les historiens de langue française avant les années 2000.
4 Hervé Drévillon, Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Seuil, 2007.
5 Étienne Bardin, Dictionnaire de l’armée de terre ou recherches historiques sur l’art et les usages militaires des Anciens et des Modernes, Paris, Corréard, 1841-1850, vol. 4, p. 1168, article « charge ». Tous les mots soulignés le sont par nous.
6 Ibid., vol. 11, p. 3396, article « Mêlée ».
7 Ibid., vol. 4, p. 1177, article « charge d’infanterie ».
8 Citons Le père Duchesne d’Hébert, L’ami du peuple de Leclerc, Le publiciste de Jacques Roux, Rougyff ou le Frank en vedette d’Armand-Joseph Guffroy, Le journal de la République française plus connu sous le nom de L’ami du peuple de Marat.
9 Le père Duchesne indique aux soldats français : « les brigands qui vous font la guerre ne remuent que comme des automates et ne marchent qu’à coup de bâton », 290, septembre 1793.
10 Rougyff, 28, 1er octobre 1793.
11 Leclerc marque sur ce point une différence : « ne hasardons pas de ces batailles décisives qui donnent des lauriers ensanglantés » (L’ami du peuple, 7, 4 août 1793). Cet argument semble s’inspirer de la réflexion de Marat lui-même, qui estimait que « nos troupes ne sont pas assez bien disciplinées pour livrer des batailles rangées aux satellites des despotes », Jean-Paul Marat, Journal de la République française, 152, 26 mars 1793.
12 Le Publiciste, 266, septembre 1793.
13 Rougyff, 18, 220e jour.
14 Ibid., 15, 213e jour.
15 Leclerc, 15, 25 août 1793.
16 Ibid., 1627, août 1793.
17 Rougyff, 6, 191e jour.
18 Ibid., 24, 240e jour ou 18 septembre 1793.
19 Ibid., 28, 253e jour ou 1er octobre 1793.
20 Dans Le Publiciste, 257, 17 août 1793, il regrette qu’on n’ait pas éliminé les ennemis du dedans, avant de s’attaquer à ceux du dehors.
21 Ibid., 252, 3 août 1793.
22 Bernard Gainot, « Les affrontements militaires sous la Révolution et l’Empire : une “guerre totale” ? », RHMC, 59/2, 2012, p. 178-186 ; Hervé Drévillon, L’individu et la guerre. Du chevalier Bayard au Soldat inconnu, Paris, Belin, 2013.
23 Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale : xviiie-xixe siècle, Paris, Éditions du Félin, 2004 ; David A. Bell, La première guerre totale. L’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne, Paris, Champ Vallon, 2010.
24 Ibid., p. 162.
25 Publiciste, 269, octobre 1793.
26 Pour la doctrine soviétique née dans les années 1920, Napoléon entrevoit le premier les ressorts de l’art opératif (Georgii Isserson, The Evolution of Operational Art, trad. par Bruce Menning, Fort Leavenworth, Combat Studies Institute Press, 2013 [1936]). Mais la doctrine américaine des années 1980 estime que les campagnes de Scipion l’Africain sont déjà opérationnelles et elle s’intéresse particulièrement au commandement de Marlborough (Elizabeth Snoke, The Operational Level of War, Fort Leavenworth, Combat Studies Institute Press [CSI Historical Bibliography, 3], 1985).
27 Expression incorrecte : il s’agit tout simplement des généraux de brigade.
28 François-Alphonse Aulard, Recueil historique des actes du Comité de salut public, Paris, Imprimerie nationale, t. 7, délibérations du CSP du 22 octobre 1793, p. 564-565.
29 Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 760- 763.
30 Renaud Faget, « “L’affaire Houchard” ou la doctrine judiciaire de la guerre », Annales historiques de la Révolution française, 360, 2010, p. 49-75.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/IHRF/IHMC (UMR - CNRS 8066)
Agrégé d’histoire et a soutenu une thèse en 2011 (IHRF, Paris 1) sur le commandement au début des guerres de la Révolution et sur l’émergence d’une doctrine militaire républicaine. Il a contribué à la rédaction du Dictionnaire des guerres et des batailles de l’histoire de France (Perrin, 2004) et du Dictionnaire des ministres de la Guerre (SHD, à paraître). Il est également l’auteur d’Austerlitz (Perrin, 2005) et il a publié une étude sur « La doctrine judiciaire de la guerre » dans les Annales historiques de la Révolution française (2010).
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