Terrorisme et antiterrorisme
Approche historique
p. 115-122
Texte intégral
1La difficulté de définir le terrorisme est bien connue. Selon les juristes, il a la particularité de désigner un but (terroriser), et non une valeur à protéger (l’incrimination de vol renvoie à la protection de la propriété, celle de meurtre au droit à la vie). Il s’en prend tout aussi bien aux personnes, aux biens qu’à la fonction plus générale de l’État, à savoir assurer la sûreté des personnes définie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 comme étant l’un des quatre droits naturels et imprescriptibles de l’homme (la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression). Depuis le début de l’ère des révolutions, la contradiction entre le droit à la sûreté et celui de la résistance à l’oppression a été ressentie. Les révolutionnaires français ont justifié le recours à la terreur contre les ennemis de la Révolution en invoquant la sûreté générale.
2L’évolution historique du terme « terrorisme » est significative. Pendant son premier siècle d’existence, le terme désigne la terreur exercée par l’État contre ses adversaires, aussi bien dans une logique révolutionnaire (la terreur dite robespierriste) que dans une logique contre-révolutionnaire (la terreur dite « blanche »). Le terrorisme est défini par l’usage des procédures d’exception qui limitent ou suppriment radicalement les libertés publiques et les garanties judiciaires, et aboutissent ainsi à un pur arbitraire meurtrier. Au xxe siècle, c’est le cas de la terreur stalinienne.
3L’inversion de la notion de terrorisme s’est produite dans les dernières années du xixe siècle. Le terrorisme est devenu la violence exercée par des particuliers contre les personnes, les biens et l’appareil d’État au nom de la résistance à l’oppression. Les premières occurrences concernaient les anarchistes, qui s’en prenaient aux symboles de la société bourgeoise, aux révolutionnaires russes, qui attaquaient les représentants du pouvoir tsariste, aux fedaïs arméniens et aux comitadjis balkaniques qui luttaient contre l’ordre ottoman. Le tout se faisait en revendiquant la résistance à l’oppression.
4Ces formes de terrorisme renvoyaient alors aux traditions très anciennes du tyrannicide, de la conspiration/conjuration et du carbonarisme. Dès la fin du xixe siècle, un terrorisme/carbonarisme s’est étendu de la Méditerranée à la Chine dans une logique révolutionnaire d’inspiration plutôt nationaliste. Il marque le moment où la révolution quitte l’Europe. Depuis, la notion de terrorisme renvoie surtout aux luttes d’émancipation contre la domination coloniale et aux violences entre communautés nationales dans des empires en décomposition. Elle est peu utilisée pour les luttes sociales, même à vocation révolutionnaire.
5L’entre-deux-guerres voit naître spécifiquement l’antiterrorisme comme corpus juridique. Il s’inscrit dans la continuité de la loi martiale et de l’état d’urgence. Il est défini par la répression de crimes politiques commis contre l’État, ses représentants, et de façon plus générale contre la société (des civils dits innocents). Un acte d’intimidation commis dans une intention purement crapuleuse (par exemple par une mafia) n’est normalement pas assimilable à un acte de terrorisme, même si les cibles peuvent être de même nature (par exemple un représentant de l’État). Il est vrai qu’aujourd’hui, dans certains cas, la différence semble de plus en plus difficile à établir (le narcoterrorisme).
6Par nature, l’antiterrorisme au nom de l’efficacité limite ou abolit les libertés et les garanties judiciaires. Dans les sociétés démocratiques, il est le fruit d’un arbitrage entre la sûreté et la liberté, plus de l’une signifie moins de l’autre pour les individus. Le terroriste lui-même est considéré comme un combattant illégal qui commet des actes illégaux.
7L’antiterrorisme s’inscrit dans une tradition juridique qui postule que l’illégitimité d’une violence correspond à l’illégitimité d’une cause. Il renvoie anciennement à la lutte contre la piraterie : le pirate, contrairement au corsaire mandaté par un État, ne disposait d’aucune protection juridique et était exécuté sommairement s’il était fait prisonnier. La discussion a longuement porté chez les contemporains, puis chez les historiens, sur la validité de la distinction entre corsaires et pirates, les forces de répression tendant à confondre les premiers et les seconds.
I) La guerre contre les civils
8Dès le xixe siècle, la question s’est posée de la validité juridique de la « petite guerre », celle-ci désignant l’ensemble des actions militaires autres que la bataille rangée, allant des actions de reconnaissance aux attaques sur les arrières de l’ennemi. On parle ainsi d’embuscade, de harcèlement et de guérilla menés par des « partisans ». Ces derniers, au départ des militaires appartenant aux troupes légères, deviennent progressivement des civils qui prennent les armes dans un contexte de soulèvement populaire. Le glissement de sens fait des francs-tireurs et partisans des civils armés, donc des combattants illégaux. La tentative de réglementer la guerre a cherché à rapprocher le partisan du combattant légal. C’est le sens de l’article 2 de la convention de La Haye de 1899 :
« La population d’un territoire non occupé qui, à l’approche de l’ennemi, prend spontanément les armes pour combattre les troupes d’invasion sans avoir eu le temps de s’organiser conformément à l’article premier sera considérée comme belligérante si elle respecte les lois et coutumes de la guerre. »
9Et de l’article premier de la convention de La Haye de 1907 :
« Les lois, les droits et les devoirs de la guerre ne s’appliquent pas seulement à l’armée, mais encore aux milices et aux corps de volontaires réunissant les conditions suivantes :
1) d’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ;
2) d’avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ;
3) de porter les armes ouvertement, et
4) de se conformer dans leurs opérations aux lois et coutumes de la guerre. »
10Mais le moment historique est celui où le soldat perd justement sa visibilité au profit du camouflage. L’art de la guerre demande justement de n’être plus reconnaissable à distance.
11Les « atrocités allemandes » commises en Belgique et en France en 1914 contre des populations civiles assimilées à des francs-tireurs marquent l’échec de ces conventions. Dès les premiers mois du conflit, la guerre devient totale. Toutes les armes deviennent valables contre les combattants, par exemple les gaz de combat, et la population civile, considérée comme ayant un potentiel militaire, ne serait-ce que dans le domaine de la production, devient un objectif légitime, d’où le blocus allié et la guerre sous-marine à outrance. L’artillerie à longue portée, les dirigeables et les avions sont utilisés pour frapper les agglomérations, donc les civils.
12Dans l’entre-deux-guerres, les théoriciens de l’arme aérienne introduisent l’idée que la guerre aérienne, par sa possibilité de frapper les agglomérations urbaines, peut conduire les populations civiles à forcer leur gouvernement à céder. Ils inventent la doctrine de la guerre « aéropsychologique », destinée à avoir une longue durée malgré ses échecs répétés.
13Du point de vue purement juridique, dans l’Europe occupée de la Seconde Guerre mondiale, du fait des capitulations et des armistices, l’ensemble des résistants pouvaient être considérés comme composés de « combattants illégaux », donc dénués de protection juridique. Il pouvait en être de même pour les « commandos », venus pourtant d’armées régulières.
14Alors que le droit de la guerre cherchait à « civiliser » le combat, la Seconde Guerre mondiale faisait du civil un objectif parfaitement légitime, ne serait-ce que pour détruire la volonté collective de l’autre camp. Les stratèges britanniques ont ainsi pratiqué le moral bombing, et les Américains ont détruit les villes japonaises avec pour point ultime l’usage de l’arme atomique à Hiroshima et Nagasaki.
15À Nuremberg, les juristes alliés ont décidé de ne pas poursuivre les crimes de guerre qui auraient aussi pu être reprochés à leur camp, comme les bombardements d’agglomération et la guerre sous-marine. Durant la guerre froide, la théorie de la destruction mutuelle assurée faisait des populations civiles l’objectif premier des frappes nucléaires, alors que, à partir des conventions de Genève de 1947 et de l’adoption de la convention sur la prévention du crime de génocide en 1948, le droit tentait d’élaborer un nouveau système de protection des non-combattants.
II) Illégalité et terrorisme
16La figure du « partisan » et celle du « commando » ont profondément marqué l’histoire et l’imaginaire de la Seconde Guerre mondiale, thématique ensuite inlassablement reprise dans les œuvres cinématographiques et télévisuelles. La question de la validité d’une cause qui, aussi bien nationale que révolutionnaire, impliquait un basculement dans l’illégalité du point de vue de la conception traditionnelle du droit de la guerre a été généralement ignorée. Il en a été de même dans les guerres de décolonisation, où le rôle des partisans a été essentiel. Reconnaître la qualité de belligérant légitime à celui qui combat l’ordre colonial est déjà une victoire essentielle pour l’intéressé. Pour son adversaire, il faut maintenir le plus longtemps possible la criminalisation de l’ennemi, moyen de légitimer la lutte qu’on mène contre lui.
17Il en résulte que ces guerres ont été en général menées en violation des lois de la guerre. La perspective dominante a été celle de la contre-insurrection, d’abord définie par les militaires français de la guerre d’Algérie. Le projet est de confondre dans une même action les opérations militaires et les opérations de police, en utilisant à la fois la terreur et les incitations matérielles diverses, afin de faire basculer les populations civiles du soutien à la guérilla à l’acceptation de l’ordre politique. Le but est d’éradiquer toute l’organisation clandestine de l’ennemi tout en apportant des services divers aux populations concernées. La forme la plus récente de la doctrine est le COIN (counter-insurgency), défini ainsi par le général Petreus : « Gagner les cœurs signifie persuader la population que son meilleur intérêt est servi par les succès des contre-insurgés. Gagner les esprits signifie que la force peut les protéger et que la résistance est inutile. » La contre-insurrection tend ainsi à accepter et à récupérer une partie des buts de guerre de l’autre partie.
18Ceux qui sont désignés comme terroristes se définissent en général comme résistants et révolutionnaires. Dans le monde arabe, après la guerre de juin 1967, le mouvement national palestinien s’est revendiqué des deux références, se donnant ainsi une double justification du recours à la violence. La revendication d’être une résistance a créé dans l’ancienne Europe occupée une forme de compréhension qu’incarne la conférence de presse du général de Gaulle du 27 novembre 1967 :
« Israël, ayant attaqué, s’est emparé, en six jours de combat, des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant il organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation, qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme. »
19Les Palestiniens ont introduit dans l’Orient arabe contemporain l’idée de résistance, celle de révolution étant déjà un référent depuis la prise de pouvoir par les officiers libres en Égypte en 1952. Face à cette résistance, Israël a criminalisé toutes les formes d’opposition, aussi bien pacifiques que combattantes, à son occupation des territoires arabes. Il s’est appuyé pour cela sur tout l’arsenal juridique hérité du mandat britannique.
III) L’antiterrorisme
20La fonction première de l’antiterrorisme étatique est de délégitimer l’ennemi en lui refusant tout caractère politique. Pour cette raison, les forces politiques qualifiées de terroristes rejettent cette appellation et en renversent l’attribution : elles combattent un terrorisme d’État défini comme plus meurtrier que le leur.
21On entre là dans le paradoxe de l’antiterrorisme. En général, le terrorisme, bien qu’utilisant la totalité des moyens qui sont à sa disposition, tue relativement peu, car sa capacité de frappe est faible. L’effet recherché est de faire le plus de « bruit » possible. Inversement, l’antiterrorisme, qui dispose des moyens d’un État et d’un système militaire moderne, tue beaucoup plus que le terrorisme, tout en affirmant qu’il se limite puisqu’il pourrait tuer encore plus. Dans une première phase, les victimes de l’antiterrorisme sont le produit d’une logique de dissuasion et de sanction, comme le montrent les actions israéliennes au Liban. Aujourd’hui, ce type de justification paraît de moins en moins admissible, d’où le recours à l’argument des inévitables dégâts collatéraux.
22Le constat général, depuis la Seconde Guerre mondiale, est que l’antiterrorisme et la contre-insurrection tuent bien plus de gens, dans les populations civiles, que le terrorisme et l’insurrection. Du fait de l’existence d’un « terrorisme international » à vocation publicitaire et mercenaire dans les années 1970, la date clé étant l’affaire des Jeux olympiques de 1972, il est assez vite apparu toute une industrie académique ou pseudo-académique du terrorisme, les auteurs se répétant les uns les autres, créant ainsi un système référentiel de justifications croisées. Le résultat a été la constitution d’une entité terroriste multiforme, d’abord accusée d’être manipulée par les services du bloc soviétique puis, dans les années 1980-1990, par des mouvements islamistes jihadistes.
23Du côté américain, le discours sur le terrorisme a progressivement relégué celui sur la contre-insurrection pratiquée lors des guerres de décolonisation et du Vietnam, pour lequel la violence des insurgés s’appuyait sur des griefs réels, d’où la possibilité d’agir rationnellement et de pratiquer une contre-insurrection.
24Le discours nouveau sur le terrorisme définit l’ennemi comme étant totalement irrationnel, pathologique, et pure expression du mal, ce qui exclut toute solution politique possible. Le seul horizon est celui de l’éradication, qui débouche sur la guerre contre la terreur après le 11 septembre 2001. Comme on refuse de définir le terrorisme comme un adversaire légitime, les différentes tentatives de le définir se construisent comme étant le produit d’une association criminelle (d’où le problème du « loup solitaire ») visant des populations civiles afin d’intimider des États ou des sociétés dans des buts politiques. Le problème est que bien des actes terroristes visent non des civils, mais des militaires et des policiers. Ils sont pourtant comptabilisés comme terroristes dans les publications officielles, comme celles du Département d’État américain.
25Le paradoxe historique a été que, partis pour faire la guerre contre le terrorisme, les Américains ont occupé l’Afghanistan, puis l’Irak, ce qui les a conduits à redécouvrir la contre-insurrection et la nécessité d’une solution politique. Si ce n’est pas un succès, c’est pour le moins un vrai retour aux sources.
IV) Le djihadisme
26Il n’est pas question ici de rappeler les origines du djihadisme international. Il peut être considéré comme la réponse sunnite radicale à la révolution iranienne de 1979. Il s’est construit dans le cadre de la lutte contre les Soviétiques en Afghanistan. Ben Laden s’est largement inspiré de la théorie guévariste du foyer révolutionnaire à multiplier partout afin de disperser et d’épuiser les forces de l’impérialisme. Après le 11-Septembre, le djihadisme a trouvé les moyens de s’étendre du Pakistan jusqu’à la Méditerranée, par un système dit de « franchises » réussissant à conjuguer un recrutement en zones tribales avec celui venu des « banlieues de l’islam », c’est-à-dire des musulmans vivant en pays occidentaux, et souvent des convertis de fraîche date.
27Le Printemps arabe de 2011 a donné un nouvel élan au djihadisme, non pas que les révolutionnaires s’en soient inspirés, mais du fait des effondrements d’États. Le facteur essentiel a été la révolution syrienne et la terrible répression menée par le régime baathiste, le facteur secondaire a été l’effondrement de l’État libyen.
28L’explication la plus commode serait que le djihadisme trouverait une légitimité dans une réaction revancharde aux ingérences occidentales. Mais ce sont justement les Occidentaux qui ont mis fin aux régimes oppresseurs de Saddam Hussein et de Kadhafi, et qui ont poussé à la chute du régime de Bachar el-Assad. Au-delà des circonstances du xxie siècle, les logiques d’implication et d’ingérence dans cette région du monde ont déjà plus de deux siècles d’histoire. Il faut prendre en compte un schéma ternaire : l’État et l’étranger contre sa société, l’étranger et la société contre l’État, la société et l’État contre l’étranger.
29L’opposition sunnite/chiite, qui a certes une existence séculaire, a repris de sa puissance avec la révolution iranienne de 1979, avec la volonté de Téhéran d’exercer une hégémonie sur l’ensemble du monde musulman. La propagande de l’Iran et de ses alliés s’est servie constamment de l’anti-impérialisme et de l’antisionisme pour se gagner les opinions publiques, et leurs adversaires réduisaient cette action panarabe et panislamique à une manipulation chiite. Le monde sunnite est lui-même divisé entre partisans et adversaires des Frères musulmans. Si les adversaires des Frères musulmans ont été dénommés les « libéraux », ils n’ont jamais pensé à un Kulturkampf, c’est-à-dire une guerre culturelle entre partisans d’une vision religieuse de la société et défenseurs d’une modernité séculariste, en tout cas pour le moment.
30Le régime égyptien du maréchal Sissi a beau appeler à l’affirmation d’un islam « modéré », c’est-à-dire dépolitisé, l’insulte à la religion peut déboucher sur de lourdes peines de prison dans son pays.
V) L’antiterrorisme comme retour aux sources du terrorisme
31Ces dernières années, les appareils d’État du Moyen-Orient juxtaposent deux vocabulaires distincts. Le premier est celui de l’antiterrorisme, avec ce qu’il comporte de criminalisation de l’ennemi : c’est le vocabulaire de l’axe de l’alliance des minorités qui l’utilise pour définir l’ensemble de ses ennemis, en particulier en Syrie et en Irak, aussi celui du régime du maréchal Sissi en Égypte, qui s’en sert pour désigner tout aussi bien les authentiques jihadistes que la totalité des Frères musulmans. Dans l’affaire yéménite, en revanche, l’alliance saoudienne utilise plutôt la désignation de rebelles pour désigner les houthistes et leurs alliés, et curieusement celle de résistance pour définir le camp opposé censé avoir conservé la légitimité étatique. En Arabie Saoudite, sont terroristes « ceux qui appellent à la pensée athée sous quelque forme, ou remettent en cause les fondements de la religion islamique sur laquelle se fonde ce pays ».
32Les différents camps sunnites et chiites utilisent les référents religieux pour discréditer leurs adversaires du moment. Les chiites se servent à juste titre de la notion de takfir (refus de la qualité de musulman à son adversaire) pour désigner les sunnites radicaux. Les adversaires sunnites des Frères musulmans reprennent les qualifications de radicalisation/exagération ainsi que l’accusation de retour au kharijisme (ceux qui sont sortis de la communauté pour pouvoir la combattre). Tous définissent leurs propres morts comme étant des « martyrs ». Le vocabulaire emprunté au droit et à la science politique se trouve mélangé avec un autre d’origine théologique.
33Est manifeste l’inadéquation entre les définitions juridiques du terrorisme, qui vont jusqu’à évoquer des associations criminelles de deux personnes ou plus, et les réalités du terrain. Ainsi trois mouvements se trouvent définis partiellement ou totalement comme terroristes alors qu’ils sont largement des contre-sociétés, voire des quasi-États. C’est le cas du Hamas, du Hezbollah et de l’État islamique : ils ont un territoire, une administration et une armée, qui peut comprendre du matériel lourd. Ils sont même au-delà des mouvements classiques de guérilla.
34Aussi abominable que soit l’État islamique, l’accusation de terrorisme paraît inadéquate, alors que celle de crimes contre l’humanité est justifiée. Daesh reprend le schéma de la guerre révolutionnaire menée durant la Seconde Guerre mondiale, puis en Chine et en Indochine : détruire par la violence les soutiens explicites ou implicites de l’ennemi, et agir tout aussi bien par intimidation que par offre de protection, voire de services publics à des populations abandonnées. Jadis, le référent mobilisateur puissant était la libération nationale et la révolution, aujourd’hui le califat en a pris la place puisque l’audience recherchée est celle d’un islam mondialisé.
35A contrario, tous les régimes en place au Moyen-Orient redéfinissent l’ensemble des formes d’opposition comme autant de terrorismes. De l’Iran à la Syrie, de l’Égypte au Yémen, l’unanimité se retrouve dans l’usage de cette qualification. LaTurquie d’Erdogan vient à son tour de rejoindre cet ensemble.
36Dans les pays occidentaux, la législation antiterroriste s’est considérablement renforcée, mais les protections juridiques des libertés ont été largement conservées. Les attentats terroristes remettent en cause toute une évolution des sociétés vers une diminution de la violence qui, pourtant, se poursuit en dehors du politique : le nombre d’homicides diminue de façon constante. Depuis le milieu des années 1970, la victime a supplanté le combattant comme personnage de référence dans l’ordre moral et juridique. Les victimes actuelles du terrorisme sont honorées comme jamais auparavant des victimes ne l’ont été. Les dispositifs mémoriels sont prévus dès les premiers jours. Même si un patriotisme de combat réémerge, la sacralisation, qui jadis était l’apanage du combattant, porte toujours plus sur la victime.
37Dans son sens premier, le terrorisme était l’expression de la « sûreté générale », c’est-à-dire la répression des menées contre l’État, en abolissant les garanties de liberté publique. Aujourd’hui, l’antiterrorisme a pris cette place. Ce retournement historique ne doit pas dissimuler que la notion d’État sécuritaire est en train de devenir la norme de notre temps. Les régimes autoritaires s’en servent pour interdire toute opposition et toute dissidence. Les États de droit doivent passer par des compromis douloureux, d’où la nécessité d’une vigilance permanente, d’autant plus que le risque est de voir stigmatiser non seulement des individus déterminés, mais des composantes entières de la population.
38Si l’antiterrorisme est suscité par le terrorisme, c’est souvent le but recherché, il faut admettre qu’il peut commettre plus de dégâts que le terrorisme lui-même, ce qui ne remet pas en cause son bien-fondé.
39Plus que jamais, la question de savoir « qui gardera les gardiens » est d’actualité. Il nous faut trouver une sûreté qui protège des abus commis en son nom. Vaste programme…
Auteur
Professeur d’histoire au Collège de France, titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe
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