Propos introductifs
p. 11-19
Texte intégral
1Comment pourrait-on démarrer les « Propos introductifs » des actes du colloque L’État et le terrorisme sinon en rendant un hommage appuyé à toutes les victimes du terrorisme ? L’on pense notamment aux deux policiers français, Jessica Schneider et Jean-Baptiste Salvaing, assassinés le lundi 13 juin 2016 parce qu’ils étaient des agents de l’État. L’un des objectifs essentiels du terrorisme semble, en effet, la destruction de l’État.
2Nous sommes en janvier 2015 lorsque débute notre réflexion sur les événements terroristes qui ont visé, quelques jours auparavant, le journal Charlie Hebdo et le supermarché Hyper Cacher à Paris, ainsi qu’une policière municipale à Montrouge, dans le département voisin des Hauts-de-Seine.
3Comme nous, d’autres recherchent déjà des « liens » entre l’ensemble de ces événements, au-delà même de leur nature terroriste. Y a-t-il une coordination entre toutes ces attaques ? Existe-t-il une identité entre leurs auteurs ? Une cause, une raison, un ou plusieurs motifs les rassemblent-ils ? Un objet, sinon un but commun ?
4Mais qu’est-ce que le terrorisme ? Qu’est-ce qui le distingue du crime politique, du tyrannicide ou du régicide, de la mafia ou de la guérilla ? L’enjeu de l’identification du terrorisme est important. Les discussions que nous avons eues au cours de la préparation du colloque ont montré que l’on pouvait, sans trop forcer le sens des mots, considérer comme terroriste toute action dès qu’elle atteint un certain degré de gravité, considérée, notamment, du point de vue de l’État, théâtre de l’attaque en question. L’actualité la plus récente témoigne de cette difficulté à distinguer ce qui est et ce qui n’est pas du terrorisme1. Des grèves et des manifestations, même répétées, ne constitueront jamais des actes terroristes2. Mais qu’en est-il de l’assassinat d’un membre du Parlement de Westminster en pleine campagne référendaire3 ?
5Néanmoins, un acteur paraît faire le lien entre l’ensemble des actes terroristes. C’est l’État. L’identification de l’État est, quant à elle et dans une première approche retenue ici, relativement connue. Personne morale de droit public, l’État est constitué de trois éléments d’identification : une souveraineté, une population et un territoire4.
6L’État semble entretenir un lien avec la construction de la notion de terrorisme (I). D’ailleurs, l’objectif principal du terrorisme paraît la destruction de l’État (II). Il n’est donc pas surprenant que ce soit d’abord sur l’État que repose la charge d’organiser la lutte contre le terrorisme (III). Il apparaît pourtant que, loin de le détruire, le terrorisme peut avoir des effets sur la construction de l’État (IV).
I) La construction de la notion de terrorisme par l’État
7Pour comprendre la construction de la notion de terrorisme, il faut remonter dans l’histoire. Le terrorisme serait un terme dérivé de la Terreur révolutionnaire, période au cours de laquelle environ 500000 personnes ont été emprisonnées et 100000 massacrées, voire exécutées, par le régime lui-même. Certains auteurs contestent que la Terreur révolutionnaire ait été une forme de terrorisme d’État et y voient plutôt une forme d’État totalitaire. Question d’interprétation5. En amont, sait-on que la menace de terreur, qui ressort du manifeste de Brunswick du 25 juillet 1792, a pu inspirer la Terreur révolutionnaire de 1793-1794 ? En tout cas, le terme « terreur » demeure aujourd’hui encore synonyme de « terrorisme6 ». Quant au terrorisme d’État, il n’a pas non plus disparu.
8L’origine étatique de la notion de terrorisme va se doubler d’un contenu étatique. Les premiers textes internationaux, rédigés dans les années 1930, désignaient pour la plupart l’État comme cible du terrorisme. Ainsi, la convention pour la prévention et la répression du terrorisme signée à Genève le 16 novembre 1937 définit dans son article premier les « actes de terrorisme » comme « des faits criminels dirigés contre un État et dont le but ou la nature est de provoquer la terreur chez des personnalités déterminées, des groupes de personnes ou dans le public ».
9Cependant, une observation attentive, notamment de la doctrine, révèle que l’État, en tant que critère d’identification du terrorisme, tend à disparaître. Plus encore, les critères d’identification du terrorisme semblent devenus très variables, ne laissant parfois que peu de place, voire aucune place, à l’État. Lorsqu’on consulte le Code pénal français, l’article 421-1, qui cherche à identifier le terrorisme, ne fait a priori aucune place à l’État. D’après ces dispositions : « Constituent des actes de terrorisme » des délits ou crimes « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». On frôle la tautologie ! C’est seulement grâce à l’intitulé du Livre du Code pénal dans lequel se trouvent ces dispositions que l’on apprend que le terrorisme fait partie, pêle-mêle, des « Crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique ».
10Comment expliquer l’évaporation de l’État en tant que critère d’identification du terrorisme ? Deux hypothèses, qui gravitent toutes deux autour d’un phénomène de diversification que connaît le terrorisme7, peuvent être avancées.
11Première hypothèse : la diversification des actes de terrorisme. Sous l’effet de cette diversification, la cible étatique est parfois moins apparente, quand elle ne semble pas absente, disparue. Les attaques, souvent orientées vers les gouvernants jusqu’au milieu du xxe siècle8, ont désormais tendance à viser seulement les populations. En outre, la population d’un État ciblé peut être attaquée sur le territoire d’un autre État. Tel est le cas des actions visant des touristes, comme sur l’île de Bali en octobre 2002 ou sur l’île de Djerba en mars 2016. On constate ainsi que les attaques sont moins liées au territoire de l’État ciblé. Mais ce n’est pas moins l’État qui est visé. D’ailleurs, les actions contre un avion, une ambassade, une base militaire à l’étranger, l’Intranet d’un ministère ou une chaîne de télévision nationale peuvent être rattachées aux territoires de l’État : son territoire aérien, son territoire extérieur, son territoire numérique ou son territoire hertzien.
12Seconde hypothèse : la diversification des objectifs du terrorisme. Le terrorisme peut viser l’État dans plusieurs de ses dimensions, qu’il s’agisse de l’État-colonisateur, de l’État-occidental, de l’État-nation, de l’État-religieux, de l’État-capitaliste, de l’État-laïc, de l’État-libéral, de l’État de droit. Toutefois, l’objectif du terrorisme n’est pas toujours aussi clair et précis, surtout dans la période récente. Certains mouvements nationalistes, tels que le FLN algérien ou l’EOKA chypriote, ont attaqué des États-colonisateurs (la France ou le Royaume-Uni). D’autres, comme ETA au Pays basque ou le FLNC en Corse, ont visé des États-nations (l’Espagne et/ou la France). Des mouvements d’extrême gauche, tels que les Brigades rouges italiennes, la Fraction armée rouge allemande (ou « Bande à Baader »), l’Armée rouge japonaise et les FARC colombiens, se sont attaqués ou s’attaquent à des États-capitalistes. En revanche, quel est le but de l’EI ou d’Al-Qaïda ? N’est-ce pas l’« État-de-droit-libéral-laïc-capitaliste-occidental » qui est visé ?
13Malgré cette double diversification du terrorisme, l’État paraît toujours au cœur de la notion de terrorisme. Toutefois, l’identification du terrorisme au regard de l’État n’est pas une évidence et mérite d’être vérifiée. C’est la raison pour laquelle plusieurs questions ont été posées à des chercheurs réunis pour en discuter et tenter d’y répondre dans le cadre du présent colloque9. Les cinq questions principales sont les suivantes :
Existe-t-il une définition du terrorisme du point de vue de votre matière ?
L’État est-il un élément permettant l’identification du terrorisme du point de vue de votre matière ?
L’État influence-t-il l’identification du terrorisme du point de vue de votre matière ?
La notion de « terrorisme d’État » existe-t-elle, à tout le moins est-elle traitée, du point de vue de votre matière ?
Finalement, le terrorisme n’est-il pas un acte criminel visant à remettre en cause, directement ou indirectement, l’existence d’un État ?
En effet, la destruction de l’État semble toujours un objectif, plus ou moins lointain, mais essentiel pour les terroristes.
II) la destruction de l’État, objectif essentiel du terrorisme
14La cible affichée plus ou moins ouvertement par les terroristes eux-mêmes est toujours l’État. Observons l’une des premières organisations du « terrorisme moderne », Narodniki en Russie10. L’objectif de ces populistes russes était de remplacer l’État par une confédération de communes,
15ce qui les a conduits, notamment, à assassiner le tsar Alexandre II en 1881. D’ailleurs, la cible étatique explique que des États non démocratiques, voire totalitaires (dont la terreur paraît pourtant le « principe11 »), osent qualifier de « terroristes » les individus qui mènent des actions contre eux. Tel fut le cas de la France de Pétain, de l’Allemagne d’Hitler, du Portugal de Salazar ou de l’Espagne de Franco.
16De façon plus générale, les représentants et les fonctionnaires de l’État n’hésitent pas à reconnaître que le terrorisme menace l’État et les éléments qui le constituent. L’on pourrait multiplier les exemples. L’on s’en tiendra à deux séries d’illustrations, la première émanant d’autorités politiques, l’autre provenant d’une autorité administrative.
17Quelques jours après la prise d’otages dans l’Airbus AF 8969 Alger-Paris en décembre 1994, le président François Mitterrand indique à l’occasion de ses vœux aux Français que cet événement « résume mieux que tout autre les menaces et les risques qu’un grand pays […] doit savoir affronter ». Le 11 septembre 2001, Jacques Chirac, en visite à Rennes, évoque des « attentats monstrueux […] qui viennent de frapper les États-Unis d’Amérique ». Le soir, à la télévision, il ajoute : « Jamais aucun pays dans le monde n’a été la cible d’attentats terroristes d’une telle ampleur, ni d’une telle violence. » En 2012, à travers les attentats de Toulouse et de Montauban, « la France a fait face à une agression terroriste », d’après Nicolas Sarkozy. Enfin, au début de l’année 2015, au soir des attentats contre Charlie Hebdo, François Hollande considère dans une allocution télévisée que « la France a été attaquée en son cœur, à Paris ». « C’est la République tout entière qui a été agressée. » L’on retrouve les mêmes termes dans le discours du président Hollande devant le Parlement réuni en congrès à Versailles à la suite des attentats de novembre 2015. Un auteur a finalement remarqué les « similitudes entre les discours de Hollande [en novembre 2015] et de Bush en [septembre] 200112 ».
18Les autorités administratives ont parfois, elles aussi, l’occasion de mettre en avant la menace que représente le terrorisme pour l’État. Lisons par exemple Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, dans sa déclaration du 16 novembre 2015, à la suite des attentats de Paris et Saint-Denis du 13 novembre. Les références à l’État et aux éléments constitutifs de l’État sont omniprésentes dans cette déclaration pourtant très courte. Le vice-président du Conseil d’État évoque l’État lorsqu’il parle d’une « guerre totale », conflit qui, par définition, implique l’État autant qu’il le menace. Les éléments constitutifs de l’État sont aussi évoqués lorsque l’orateur indique que la « France », « son peuple » et le « gouvernement »« sont visés par cette terreur ». Et n’est-ce pas encore l’État, ou en tout cas ses symboles, que l’on aperçoit lorsque Jean-Marc Sauvé souligne que les « principes qui fondent la République » et la « source du pacte républicain » sont frappés par le terrorisme.
19La menace que représente le terrorisme pour l’État explique le rôle central de l’État dans la lutte contre le terrorisme.
III) l’État, acteur essentiel de la lutte contre le terrorisme
20L’État est à la manœuvre dans la lutte contre le terrorisme. La lutte est, à la fois, relativement dense dans son contenu et large dans sa portée.
21Le contenu de la lutte antiterroriste de l’État est dense. Il suffit pour s’en convaincre de constater le nombre de dispositions législatives prises en France dans le but de lutter contre le terrorisme. Depuis novembre 2014, pas moins de neuf lois contenant des dispositions antiterroristes ont été promulguées, soit environ un texte tous les quatre mois :
la loi no 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ;
la loi no 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement ;
la loi no 2015-917 du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense ;
la loi no 2015-1556 du 30 novembre 2015 relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales ;
la loi no 2015-1785 de finances pour 201613 ;
la loi no 2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs ;
la loi no 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale ;
la loi no 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté ;
enfin, dernière en date, la loi no 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
22Avec un tel rythme législatif, on peut dire que la lutte contre le terrorisme fait actuellement l’objet de discussions permanentes au sein du gouvernement et du Parlement. Plusieurs communications du présent colloque rappelleront ces lois, notamment celles relatives au renseignement et aux finances, deux leviers très importants pour lutter contre le terrorisme. À ces neuf textes s’ajoutent encore six lois qui ont maintenu le régime de l’état d’urgence sur le territoire français entre les mois de novembre 2015 et 201714. Enfin, l’on pourrait aussi évoquer le projet de loi de révision de la Constitution qui voulait doter la lutte contre le terrorisme d’un cadre constitutionnel. Les projets et textes législatifs de toute sorte ne manquent pas. Et les textes juridiques relatifs à la lutte contre le terrorisme sont plus variés encore. Au niveau supralégislatif, des traités organisent la coopération internationale. Au niveau infralégislatif, des actes administratifs viennent compléter les dispositions législatives et guider l’action de l’administration ou celle du législateur. Ces actes peuvent être des décrets15. Il peut aussi s’agir d’avis rendus par des autorités administratives indépendantes.
23Relativement dense, la portée de la lutte antiterroriste de l’État est également large. Les autres personnes publiques, et même les personnes privées, gérant ou non un service public, n’hésitent pas à mettre en œuvre les instruments proposés par l’État. C’est le cas du plan appelé Vigipirate, que les commerçants brandissent parfois pour justifier le contrôle des sacs de leurs consommateurs à l’entrée des magasins.
24Ce rôle central joué par l’État se comprend d’autant plus aisément que la destruction de l’État est l’objectif, ou en tout cas le but principal, des terroristes. Il est finalement presque paradoxal d’écrire que l’État se construit, malgré tout, sous l’effet du terrorisme.
IV) la construction de l’État sous l’effet du terrorisme
25Le terrorisme voit émerger contre lui une politique élaborée et mise en œuvre par l’État. La politique de lutte contre le terrorisme participe à la construction de l’État. En outre, les déclarations des autorités politiques et administratives montrent que le terrorisme a des conséquences sur la construction de l’État, au-delà de la seule politique de lutte contre le terrorisme.
26Revenons à la période révolutionnaire. Le motif affiché par les partisans de la Terreur était de construire l’État. Robespierre ne dit pas autre chose lorsque, à la Convention nationale le 25 décembre 1793, il déclare : « Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République ; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder. » Plus près de nous dans le temps, on a d’ailleurs souvent écrit que la Première Guerre mondiale a été déterminante dans la fondation (par exemple : Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Pologne), voire l’affermissement (par exemple : France, Allemagne) de plusieurs États-nations. Or n’est-ce pas un acte de terrorisme – l’assassinat le 28 juin 1914 de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche – qui est à l’origine de la Grande Guerre ?
27Au-delà de sa fondation ou de son affermissement, l’État peut aussi se transformer sous l’effet du terrorisme. Que l’on pense aux administrations de l’État. Elles doivent nécessairement coopérer pour que la lutte contre le terrorisme soit la plus efficace possible. À long terme, on peut penser que ces transformations survivront au terrorisme. C’est certainement ce qui explique certaines réticences aux mesures sécuritaires prises par l’État. À court terme, le terrorisme peut même avoir des conséquences qui dépassent la lutte antiterroriste. Trois illustrations peuvent être présentées à ce propos.
28En premier lieu, le terrorisme détermine l’État à prendre des mesures, bien que ces mesures aient été projetées antérieurement, mais pour d’autres motifs. C’est le cas, par exemple, de la formation des enseignants à la laïcité. Cette formation est une recommandation ancienne. Dès les années 2000, des auteurs ont suggéré la « laïcité dans la formation des enseignants », indépendamment de toute considération terroriste16. À la suite des attentats de janvier 2015, la formation des enseignants à la laïcité est devenue une urgence annoncée dès le 22 janvier par la ministre de l’Éducation nationale. C’est aussi le cas de la réserve citoyenne. Lancée dès le 12 mai 2015 dans l’Éducation nationale, elle a été étendue au-delà de ce ministère par la loi no 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. Le présent colloque est l’occasion de revenir sur cet instrument.
29En deuxième lieu, les mesures antiterroristes prises par l’État vont parfois concerner d’autres politiques que la lutte contre le terrorisme. Si l’on s’en tient à l’actualité la plus récente, un « plan d’intervention antiterroriste » présenté le 19 avril 2016 par le ministre de l’Intérieur prévoit notamment la création de quatre nouvelles antennes régionales du GIGN, le groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale. L’une de ces antennes sera située à Mayotte, département d’outre-mer moins affecté par la menace terroriste que par des violences urbaines. Dans un communiqué du 2 juin 2016, les ministres de l’Intérieur et des Outre-mer ont confirmé la création d’une nouvelle antenne du GIGN à Mayotte en vue d’« élargir les actions de lutte contre l’insécurité », ce qui dépasse le cadre de la lutte contre le terrorisme. Par ailleurs, le gouvernement a lancé le 8 juin 2016 une application pour smartphone dénommée « SAIP » (système d’alerte et d’information des populations). Cette application a été imaginée à la suite des attentats de janvier et novembre 2015. Son objectif est, avant tout, d’alerter les populations en cas d’acte terroriste. De façon plus générale, le dossier de presse confectionné par le ministère de l’Intérieur reconnaît que l’application permettra d’alerter « en cas de crise majeure », ce qui dépasse le cadre de la lutte contre le terrorisme.
30Au contraire, des mesures prises par l’État à propos d’autres politiques que la lutte contre le terrorisme sont parfois considérées comme des mesures antiterroristes. Le terrorisme est ici un simple argument rhétorique pour renforcer, dans les discours des autorités politiques, la nécessité de mesures qui n’ont rien à voir avec la lutte contre le terrorisme. Les exemples sont, là encore, assez nombreux. La ministre de l’Environnement en avait donné une illustration le 16 juin 2016. Un journaliste la félicitait pour la promulgation, la veille, de la loi no 2016-786 autorisant la ratification de l’accord de Paris adopté le 12 décembre 2015 dans le cadre de la Conférence des Nations unies sur le changement climatique, dite « COP21 ». Répondant au journaliste, la ministre déclare fermement (et exagérément) :
« La France montre l’exemple et peut être fière de montrer cet exemple. Parce qu’il y a des enjeux très importants, vous savez, à un moment où le monde souffre de fanatisme, de violence, de terrorisme, de guerre, le climat, le combat pour le climat et pour la justice climatique est un sujet d’apaisement, de réconciliation, et en plus c’est aussi un élément clef de sécurité à l’échelle planétaire17. »
31Enfin, en troisième lieu, les mesures antiterroristes prises par l’État ont parfois des conséquences sur les institutions de l’État qui vont dépasser la seule question du terrorisme. Tel est le cas de la loi sur le renseignement et des lois sur l’état d’urgence. À l’occasion de l’audience solennelle de rentrée 2016, le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, a regretté que le juge judiciaire ait été « évité[] » (le terme est employé à deux reprises) « lorsque l’on a mis en place le contrôle de l’application aussi bien de la loi sur le renseignement que de celle sur l’état d’urgence ». Loin de la seule question du terrorisme, le premier président a appelé à un « débat de société » sur la question de savoir « pourquoi » les « pouvoirs publics sont-ils parfois portés à prendre leurs distances avec l’Autorité judiciaire18 ? ». Le présent colloque est aussi l’occasion d’apporter une contribution à ce débat.
***
32Ainsi le terrorisme apparaît comme une notion construite par l’État, mais dont l’objectif est dirigé contre l’État, sans que l’on puisse exclure tout effet constructif sur l’État. C’est à partir de ces réflexions qu’a été pensé le présent colloque intitulé « L’État et le terrorisme ». Il s’articule autour de deux grandes parties :
L’identification du terrorisme au regard de l’État (première partie) ;
Les réactions de l’État contre le terrorisme (seconde partie).
Notes de bas de page
1 Voir F. Vincent, « Les Américains se divisent sur la notion d’acte “terroriste” », Le Monde.fr, 2 déc. 2015.
2 Voir « La charge de Pierre Gattaz contre la CGT : “Ils se comportent comme des voyous” », Le Monde, 30 mai 2016.
3 Voir « Terrorisme ou non ? Polémique sur la qualification du meurtre de Jo Cox », Le Monde.fr, 18 juin 2016.
4 Sur les « éléments constitutifs de l’État », voir R. Carré de Malberg, Contributions à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1, 1921, p. 2.
5 G. Chaliand, A. Blin, « L’invention de la terreur moderne », dans id. (dir.), Histoire du terrorisme : de l’Antiquité à Daech, Paris, Bayard, 2004, p. 109-110.
6 Dans la langue anglaise, par exemple, on parle plus souvent de terror que de terrorism.
7 L’on pourrait d’ailleurs évoquer « les terrorismes », si l’on souhaite étudier cette diversité du terrorisme.
8 Si l’on s’en tient au cas de la France, l’on peut observer qu’entre 1881 et 1914 les terroristes anarchistes ont essentiellement visé les gouvernants :
– 17 octobre 1881 : tentative d’assassinat de Léon Gambetta à Paris ;
– 7 octobre 1883 : explosion d’une bombe à la mairie du 4e arrondissement de Lyon ;
– Nuit du 3 au 4 février 1887 : double explosion au palais de justice de Dijon ;
– 21 décembre 1888 : explosion d’une bombe contre le commissariat de police de la rue de la Perle à Paris ;
– juin 1889 : explosion d’une bombe contre le commissariat de police de la rue des Colonnes à Paris (le 3) ; contre le commissariat de Levallois-Perret (le 10) ;
– 25 juillet 1889 : envoi de « livres explosifs » au ministre de l’Intérieur, au sous-secrétaire d’État aux Colonies et au directeur du service de santé à l’ordre des Colonies ;
– 25 mars 1892 : dépôt d’une bombe à la caserne de la rue de Lobau à Paris ;
– 15 août 1894 : assassinat du président de la République, Sadi Carnot, à Lyon ;
– nuit du 31 mai au 1er juin 1905 : bombe lancée contre la voiture du président de la République, Émile Loubet, et de son hôte le roi d’Espagne, Alphonse XIII, à l’angle des rues de Rohan et de Rivoli à Paris.
9 Voir infra, Première partie : L’identification du terrorisme au regard de l’État.
10 G. Chaliand, Terrorismes et guérillas, Paris, Complexe, 1988, p. 111.
11 G. Ferragu, Histoire du terrorisme, Paris, Perrin, 2014, p. 13.
12 W. Audureau, « Après les attentats, les similitudes entre les discours de Hollande et de Bush en 2001 », Le Monde.fr, 17 nov. 2015, consultable sur Internet.
13 La loi de finances pour 2016 a prévu la création d’environ 1000 emplois publics dans le cadre du « PLAT », le plan de lutte antiterroriste.
14 Lois no 2015-1501 du 20 nov. 2015, no 2016-162 du 19 févr. 2016, no 2016-629 du 20 mai 2016, no 2016-987 du 21 juill. 2016, no 2016-1767 du 19 déc. 2016, no 2017-1154 du 11 juill. 2017.
15 Le décret no 2016-553 du 6 mai 2016 portant modification de dispositions relatives à la prévention de la délinquance charge, notamment, le Comité interministériel de prévention de la délinquance, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, d’une mission particulière de lutte contre la radicalisation.
16 Voir notamment B. Berton, « La laïcité dans la formation des enseignants », SPIRALE. Revue de recherches en éducation, 39, 2007, p. 125-137.
17 Extrait d’une interview sur la radio Europe 1 par le journaliste Jean-Pierre Elkabbach.
18 Le premier président Louvel a réitéré ses propos à l’occasion d’une interview donnée au journal Le Monde pour son édition du 23 mai 2016.
Auteurs
Professeur de droit public à l’université du Mans
Professeur de droit public à l’université de Rouen
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