L’humain augmenté et le transhumanisme, générateurs d’inégalités ?
p. 163-180
Texte intégral
1Le transhumanisme est le courant de pensée prônant l’usage des sciences et des techniques dans le but d’améliorer l’espèce humaine en augmentant les performances physiques et mentales de l’homme1. Il y a plusieurs courants dans le transhumanisme, du technoprogressisme accessible à tous à l’extropianisme, qui pense pouvoir habiter le cosmos, en passant par le singularitarisme, fondé sur la conviction de la création d’une super intelligence artificielle qui dépassera l’intelligence humaine2. Certains y voient le chemin tracé vers le but ultime que serait le posthumanisme, stade où les hommes seront surpassés par les machines3. D’autres insistent sur la notion de frontière et la zone frontalière que constitue aujourd’hui le transhumanisme vers un au-delà étrange et singulier, où l’intelligence des machines surpassera celle des humains4. L’homme serait donc en transit entre deux destinations : l’humanité vers la post-humanité ou l’an-humanité. L’humain augmenté, version modernisée, voire systématisée, de l’homme-machine5, est précisément celui qui a subi une modification technologique de son corps qui consiste à améliorer ses capacités physiques, psychiques et/ou intellectuelles, afin qu’il dépasse ses limites naturelles et biologiques.
2Le but affiché de ces différents courants du transhumanisme est de retarder l’issue fatale, voire d’accéder à l’immortalité, par l’artificialisation de la personne humaine. Les progrès de la médecine ont certes permis depuis cinquante ans de repousser les limites du vieillissement et d’allonger l’espérance de vie : ainsi, les diverses prothèses, le cœur artificiel ou les stimulateurs cardiaques, les greffes d’organe, les opérations des yeux permettent à l’homme de mieux vieillir et de retarder la survenance de la mort, hors les cas d’accidents de la vie ou d’accidents médicaux. Ces constatations d’évidence du progrès médical, perceptibles par tous, ne semblent pas encore suffisantes pour les esprits modelés, voire conditionnés, par les bienfaits d’un incessant progrès depuis l’avènement de l’idéologie scientiste. Ne sont pas concernés par le transhumanisme les progrès de l’esprit humain, chers à Condorcet, dernier représentant de la philosophie des Lumières, qui pensait que l’amélioration de la condition humaine pouvait venir de l’organisation politique et sociale et de la séparation des pouvoirs. Dans le transhumanisme, le progrès est assimilé et réduit à l’innovation technologique, présumée salvatrice et dispensatrice de performances nouvelles grâce à l’hybridation de l’homme et de la machine et à l’intelligence artificielle. Le progrès, s’il est innovation, voire révolution technologique, semble donc devoir profiter prioritairement à des individus, qui accepteront d’être augmentés, secondairement à la société des humains qui s’en trouvera profondément bouleversée. Malgré un « mutisme6 » étonnant sur les nouvelles technologies de l’augmentation de l’humain, la réalité est déjà sensiblement différente des représentations habituellement positives que véhicule l’idée de progrès : le transhumanisme pose avec la plus grande acuité, non seulement la question de la nocivité potentielle du progrès scientifique et technologique pour l’homme et la société, mais aussi la question de la démocratisation du progrès.
3Les inégalités, engendrées à la fois par les difficultés d’accès aux innovations technologiques et par leur application nécessairement différenciée, révèlent sans doute la part sombre ou maléfique du progrès, l’envers de sa médaille étincelante, comme a pu le montrer en son temps la radioactivité. La question des inégalités ne se pose pas vraiment tant que les « réparations » de l’homme sont prises en charge par la solidarité nationale, entendue largement, Sécurité sociale et système mutualiste confondus, parce que, au fond, elles sont considérées comme le prolongement normal de la protection de la santé, droit fondamental de l’homme incontesté. Mais le perfectionnement des technologies et leur coût posent le problème des limites de cette prise en charge : toute innovation scientifique et technologique qui augmente les capacités de l’homme doit-elle être acceptée par la société, d’un point de vue éthique, et peut-elle financièrement être supportée, du point de vue économique, par la solidarité nationale ? Poser la question revient à bien dissocier réparation et augmentation de l’humain, et à rechercher les limites de la normalité de la réparation et les frontières de l’anormalité de l’augmentation, et finalement à interroger la légitimité de l’innovation technologique intervenant sur l’homme par rapport au principe de précaution, dont la force en droit de la santé est fragile. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le Sénat français a voté une proposition de loi tendant à introduire dans la Charte française de l’environnement le principe d’innovation (certes, sans l’attribut technologique) pour contrebalancer, selon les sénateurs à l’origine de cette proposition, le caractère trop inhibiteur du principe de précaution7.
4Le transhumanisme compte ses partisans et ses détracteurs et le procès fictif paru à la revue Dalloz IP/IT du mois de septembre 20178 met parfaitement en scène les protagonistes et leurs différents arguments, à propos des poursuites diligentées contre des biorésistants qui avaient perpétré une cyberattaque contre des policiers et des citoyens vigilants, dotés d’yeux bioniques avec une e-cornée connectée. La cyberattaque les avait rendus aveugles… Ce roman de science-fiction, adapté au monde du droit et de la cybersécurité, n’est peut-être pas très éloigné d’une réalité toute proche et atteste d’affrontements futurs que le droit aura à connaître.
5La problématique des inégalités qu’engendre ce type d’augmentations technologiques s’avère ambivalente. Dans une première approche, le transhumanisme peut paraître « par nature » générateur d’inégalités, dès lors qu’un choix, dicté par des considérations physiques, techniques, économiques, s’avérera nécessaire pour tester, puis améliorer, les nouvelles technologies sur des individus sélectionnés. Ces inégalités nourrissent les craintes du premier rapport de l’Union européenne sur le sujet en 2004, qui prône le développement des technologies convergentes pour la société de la connaissance européenne (TCSCE) et se prononce plutôt pour le renforcement des capacités de l’esprit9. Dans une deuxième approche, le transhumanisme permet à l’inverse de corriger les inégalités naturelles et d’améliorer le fonctionnement des organes humains et le bien-être des personnes. Mais à la condition qu’une régulation soit prévue, comme le préconise un deuxième rapport européen de 2009, « Human Enhancement », commandé par le Parlement européen à l’unité STOA (Sciences and Technology Options Assessment), où l’enhancement vise à renforcer les performances individuelles par des moyens technoscientifiques (hybrides homme-machine ou humanity 2.0, cyborg, œil 2.0, exosquelette… )10.
6Toutefois, le prisme des inégalités n’est pas le seul au travers duquel le transhumanisme peut être regardé. Tout d’abord, la liberté est tout autant concernée que l’égalité : comme tout traitement médical, l’augmentation du corps humain requiert le consentement libre et éclairé de celui qui doit en bénéficier. Ensuite, la sécurité de la personne est tout aussi importante, car l’échec d’une technologie emportera des dommages et posera la question des responsabilités – celle de l’inventeur, celle du producteur, celle du fournisseur, celle de l’utilisateur, celle du robot qui aura opéré –, voire celle de la victime trop téméraire à vouloir bénéficier d’une augmentation technologique. Enfin, on peut se demander dans quelle mesure un tiers pourrait contraindre un être humain à s’augmenter, par exemple un employeur forcer ses employés à s’augmenter pour améliorer leurs performances. La question de l’utilisation du transhumanisme par les pouvoirs publics pour améliorer la qualité du service public de la sécurité rendu aux citoyens était posée dans le procès fictif évoqué plus haut, puisque la police recourait à des yeux bioniques pour mieux surveiller les délinquants. Cette question n’est guère éloignée de celle du recours à l’intelligence artificielle dans la justice prédictive pour infliger une peine, ou de celle de l’utilisation des robots dans les services publics pour offrir de meilleures prestations.
7Le choix du seul prisme de l’égalité dans cette contribution peut se justifier par le fait que les inégalités en santé semblent se creuser et paraissent aussi moins tolérables que les autres. Le retour du débat sur les inégalités11 est largement redevable au secteur médical. Si l’on en croit le président de l’institut Curie, l’augmentation du prix des nouveaux médicaments contre le cancer fera que l’accès de tous les patients aux anticancéreux innovants ne sera plus possible12. Dans le même ordre d’idées, l’inégale accessibilité géographique aux soins médicaux de premier recours à cause des déserts médicaux autorise à parler de « fracture sanitaire ».
8Évidemment, les rapports entre les inégalités et le transhumanisme sont d’un autre ordre, dans la mesure où celui-ci n’est pas destiné à soigner une maladie, ni même à recouvrer une meilleure santé, mais tend à performer un homme bien portant. L’accès équitable aux techniques d’amélioration humaine par les personnes, selon leur nationalité ou leur appartenance aux classes sociales défavorisées, se posera à un moment ou à un autre dans l’évolution vers le transhumanisme. Certes, tout homme n’aspire pas (encore ?) à devenir « cyborg », contraction de cybernetic organism, c’est-à-dire humain amélioré par la technique informatique. Mais l’évolution – et l’information – avance insensiblement, d’après un journal mutualiste qui a consacré récemment un article à la crédibilité de la « neuro-amélioration » par des technologies qui permettent d’améliorer les performances cognitives, le sommeil, le bien-être et qui, selon ses termes, « déboulent sur le marché grand public13 ». Quelques exemples d’objets connectés et quelques chiffres éloquents contribuent à parfaire le tableau : entre les casques de relaxation ou de stimulation pour augmenter les performances des sportifs, le bandeau pour améliorer le sommeil profond ou encore le T-shirt pour épileptiques qui détecte les crises avant leur survenance, d’ici à 2020 il y aurait plus de 20 milliards d’objets connectés mis en circulation et la santé représenterait 18 % de ce marché. Par ailleurs, la moitié des Français se disent prêts à acquérir un objet connecté lié à la santé si son utilité est démontrée. Toutefois, un tiers d’entre eux estime que la gestion des données collectées est un risque lié aux objets connectés14.
9On voit donc que le transhumanisme, qu’on le déplore ou qu’on l’accepte, est d’ores et déjà une réalité tangible avec laquelle il faut composer et sur laquelle le législateur devra inévitablement se pencher dans un avenir proche. Attirance et répulsion sont probablement les deux sentiments qu’inspire le transhumanisme par rapport au principe d’égalité : attirance parce que le transhumanisme recherche d’une certaine façon le rétablissement de l’égalité par la compensation d’inégalités liées à la naissance ou à un accident, répulsion parce que le transhumanisme est porteur de nouvelles inégalités et, à terme, d’un questionnement profond sur l’humanité et sa transformation – nécessaire, inévitable, redoutée ou espérée. Il semble inutile d’insister en tout état de cause sur le caractère largement prospectif des développements qui suivent et qui ont pour unique but de susciter la réflexion sans parti pris.
I. Attirance : la recherche du rétablissement de l’égalité par le transhumanisme
10Il existe deux versions d’une Déclaration transhumaniste, datant respectivement de 2002 et de 2012, rédigée par l’Association mondiale du transhumanisme, dont les auteurs principaux sont Nick Bostrom et Max More15. Elles posent juridiquement deux questions importantes en faisant référence, pour la première, au « droit moral de ceux qui le désirent de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d’être davantage maîtres de leur propre vie » et, pour la seconde, à « une organisation sociale où les décisions responsables pourraient être mises en œuvre » et à « des décisions politiques guidées par une vision morale responsable et fédératrice ». Juridiquement, les deux questions sous-jacentes que posent ces déclarations sont celles du droit fondamental de l’homme à s’augmenter et de l’intérêt public du transhumanisme et de son contrôle par le politique.
A. Sur le droit fondamental de l’homme à s’augmenter
11Les fondements moraux et juridiques de l’augmentation de l’humain ne sont pas explicités dans les déclarations transhumanistes. Les objectifs affichés sont utilitaristes – rajeunissement, accroissement de l’intelligence, abolition de la souffrance – et les prémisses morales évacuées, au seul motif que la « technophobie » ne doit pas freiner le développement de ces avantages. Pour reconnaître un tel droit fondamental, des fondements textuels et des fondements théoriques peuvent être mobilisés dans le droit positif français, étant précisé qu’un éventuel droit fondamental de l’homme à s’augmenter répond parfaitement aux critères substantiels d’un tel droit, à savoir le caractère d’être attaché à l’individu et fondant « le primat ontologique de l’être humain sur la société16 ».
12Concernant les fondements textuels, et dans l’état actuel du droit français, quatre textes peuvent être invoqués : le premier est l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui dispose que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». De fait, l’homme augmenté ne nuit éventuellement qu’à lui-même et nullement à autrui, et son choix exprime la détermination par l’individu de son propre destin selon un acte de sa volonté. Le deuxième fondement peut être trouvé dans l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui prévoit que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale », ce qui a pour conséquence que les autorités publiques ne sauraient s’immiscer dans le choix du transhumanisme par une personne, car ce dernier relève de la sphère privée. Le troisième fondement textuel est issu des articles 16-1 et 16-3 du Code civil, lesquels rappellent que « chacun a droit au respect de son corps » et qu’« il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale ». Ces dispositions concernent l’atteinte corporelle perpétrée par un tiers et impliquent en creux la libre disposition de soi, l’individu pouvant s’automutiler, voire mettre fin à sa vie, volontairement. Ces dispositions peuvent également être interprétées comme n’autorisant l’augmentation biotechnologique que pour des raisons médicales impérieuses, condition que l’individu appréciera librement. Enfin, le quatrième fondement textuel constitue le prolongement théorique du précédent ; la décision appartient en tout état de cause à la personne malade ou désireuse de s’augmenter. Aussi l’article L. 1111-4 du code de la santé publique rappelle-t-il que « toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé ». En d’autres termes, l’individu détient un pouvoir de codécision avec le médecin, désormais dépouillé de l’ancien paternalisme médical, dans la mesure où il est capable de donner son consentement libre et éclairé à l’acte médical, nécessaire à son augmentation.
13De ces textes, qui ne sont certainement pas exhaustifs, peut résulter un droit fondamental de la personne à modifier son corps, d’ailleurs en le réduisant ou en l’augmentant, les conditions de cette modification étant la libre volonté de la personne et son consentement, valablement éclairé par le devoir d’information du médecin sur les risques encourus. La question de savoir si cette modification – dans le sens de l’augmentation, qui est l’hypothèse d’étude – répond à la qualification de décision médicale17 ne peut pas recevoir de réponse certaine et définitive, puisque cette dernière supposerait que la nature médicale d’un acte soit clairement définie, autrement que par l’énumération légale des actes de prévention, de diagnostic et de soins. Il semble pourtant que, par analogie avec la chirurgie esthétique, qui génère bien des actes médicaux pour lesquels l’obligation d’information du médecin est d’ailleurs renforcée18, mais qui ne correspond pas à un acte de soins car elle est choisie par pure convenance personnelle, l’augmentation biotechnologique peut tomber dans le champ de la décision médicale et lui emprunter ses éléments de régime juridique, fixés par le code de la santé publique.
14Finalement, aucun de ces textes n’empêche une personne de vouloir compenser une inégalité naturelle par une augmentation artificielle, ce qui fait que la frontière entre réparation et augmentation est assez floue. D’autant qu’un fondement théorique vient renforcer la thèse de l’utilisation des biotechnologies pour augmenter l’homme et ses capacités, indépendamment même de toute déficience constatée sur sa personne. En effet, la distinction entre l’organe et la fonction et leurs relations réciproques justifie que l’individu recoure à une biotechnologie. L’objet qui remplit une fonction essentielle pour l’organe est de fait assimilé à celui-ci (le dentier, la prothèse font corps avec la personne qui les porte). L’homme augmenté par une biotechnologie pose donc la question cruciale du lien et de la limite avec l’objet connecté et perturbe la summa divisio entre les personnes et les choses.
15À cet égard, le principe de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine s’impose à l’esprit du juriste : dans quelle mesure l’essence de l’humanité peut-elle être atteinte par une augmentation bionique qui ferait de l’homme un être hybride ? La réification de l’homme est un spectre repoussant pour les juristes, même si par ailleurs le droit à l’intégrité physique de l’homme augmenté est garanti, même si le droit à l’égalité de traitement entre homme naturel et homme augmenté est préservé. Indépendamment du transhumanisme, mais la comparaison est intéressante, c’est bien le fait que l’homme ait été « rabaissé au rang d’objet19 », lorsqu’il est l’instrument d’un spectacle de lancer de nains, qui a poussé le juge administratif à intégrer le principe de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine dans l’ordre public et à consacrer ce qu’il est convenu d’appeler un ordre public immatériel. Il peut paraître ainsi paradoxal que la deuxième version de la Déclaration transhumaniste fasse référence à une vision morale qui se préoccupe de la dignité des personnes. En réalité, cette vision morale est « inclusive », englobant toutes les intelligences, y compris les futures intelligences artificielles, les générations à venir et même les non-humains, et elle a donc peu de rapport avec la morale humaniste.
16Mais l’invocation de la dignité peut se révéler ambiguë. Si la dignité de la personne humaine peut être convoquée pour s’opposer à la réification de l’homme, elle peut aussi être invoquée à l’appui d’un droit à l’autonomie et au développement personnels, au sens où l’entend la Cour européenne des droits de l’homme. Si cette juridiction a refusé de reconnaître le droit au suicide assisté dans la célèbre affaire Pretty c/ Royaume-Uni, elle a cependant consacré la notion nouvelle d’autonomie personnelle, en tant qu’elle « reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 de la Convention », notion « promise à des développements tentaculaires »20. C’est du reste dans le contexte, qu’elle a rappelé, d’une sophistication médicale croissante et d’une augmentation de l’espérance de vie que la Cour a reconnu l’autonomie personnelle, qui pourrait bien aller jusqu’à justifier des choix concernant l’augmentation de son propre corps par des technologies destinées à le rendre plus performant.
17La recherche du rétablissement de l’égalité par le transhumanisme, qui pourrait corriger des inégalités naturelles et qui se présente comme la promotion de la « liberté morphologique21 », ne présente pas qu’un aspect individuel. Un intérêt collectif pourrait être trouvé à augmenter l’humain et l’État pourrait aussi y trouver son profit, quitte à contrôler cette augmentation et à réguler l’activité technologique des entreprises, dont le développement dans ce secteur est volontiers présenté comme salutaire pour la croissance économique22.
B. Sur l’intérêt public du transhumanisme et de son contrôle
18La question de l’intérêt public du transhumanisme peut être abordée sous trois aspects, mais ce ne sont certainement pas les seuls possibles : celui de la liberté, celui de l’adaptation aux évolutions technologiques et celui de la protection contre les risques.
19Concernant la liberté, il est indéniable que les collectivités publiques, et les pouvoirs publics, dans leur ensemble, disposent d’une liberté d’administration qui les autorise à utiliser les produits technologiques issus de la libre recherche scientifique, de la liberté d’entreprendre et d’un principe d’innovation qui leur est inhérent, même s’il n’est pas expressément consacré par les textes. Cette liberté peut être finalisée pour le respect du principe d’adaptabilité ou de mutabilité des services publics, pour lesquels il existe même une obligation de s’adapter dans leur organisation et leur fonctionnement aux progrès scientifiques et techniques, afin d’améliorer les conditions de vie des citoyens et de leur rendre le meilleur service possible, dans l’état des connaissances scientifiques actuelles23. Ainsi, augmenter les performances des policiers, des militaires ou des magistrats pour renforcer la sûreté des citoyens, la sécurité du territoire et rendre une meilleure justice est en soi une finalité légitime. Le service de la Défense n’est-il pas déjà « amélioré » par la pose d’exosquelettes (celui de l’armée américaine arrête les balles et augmente les capacités des soldats) et par le recours à des robots et des drones ? Après l’armure liquide, l’armée américaine penserait à une armure fabriquée par des vers à soie transgéniques24…
20De fait, comme le constate un observateur informé, « la défense et la police sont des terrains centraux d’innovation et de performance » et la célèbre formule : « Police nationale, vos papiers s’il vous plaît » sera bientôt remplacée par : « L’œil électronique de la reconnaissance faciale »25. Aussi les évolutions technologiques autorisent-elles la doctrine à parler du droit de la sécurité intérieure comme d’un « droit augmenté », tant les technologies de l’information et de la communication deviennent « des technologies de la surveillance qui se combinent les unes avec les autres26 ». Et si la puissance publique se dote de moyens technologiques pour dépasser les limites de l’action humaine et mieux assurer sa mission de sécurité, c’est finalement la raison d’État qui pourrait être l’ultime justification du transhumanisme.
21Mais la raison d’État ne rime pas forcément avec État de raison. Sous couvert de mieux traiter et de traiter également ses citoyens, l’État peut devenir totalitaire, à l’image de Big Brother de 1984 de Georges Orwell, resté dans toutes les mémoires, même s’il paraît aujourd’hui un petit frère à côté de l’actuel Google. Aussi l’utilité publique du transhumanisme doit-elle être analysée sous un troisième aspect, celui de la protection contre les risques. La deuxième version de la Déclaration transhumaniste reconnaît du reste l’existence de « graves risques »« dans l’utilisation abusive des nouvelles technologies » et la nécessité de débattre de la meilleure façon « de réduire les risques tout en favorisant les applications bénéfiques »27.
22Effectivement, la grande différence entre l’homme « réparé » et l’homme « augmenté » est que ce dernier est connecté à un système informatique qui collecte des données personnelles, qui les utilise et finalement les maîtrise. La peur que suscite le transhumanisme vient donc de ce que l’homme craint de ne plus maîtriser ni son corps, ni son cerveau, et finalement plus son destin, si un logiciel interagit avec lui. À cet égard, on peut s’interroger sur la perception humaine de ses actes chez un homme augmenté : la machine ne supplantera-t-elle pas à certains moments le libre arbitre de l’individu28 ? La deuxième version de la Déclaration transhumaniste préconise donc de « débattre de la meilleure façon de réduire les risques tout en favorisant les applications bénéfiques ». Si des forums de discussion sont évoqués pour ce faire, l’accent est mis aussi sur « une organisation sociale où les décisions responsables pourraient être mises en œuvre ». Il est remarquable que, dans l’esprit des rédacteurs de cette déclaration, l’État ne soit pas pensé – il n’est à aucun moment mentionné – comme devant être cette organisation sociale. Pourtant, dans notre organisation sociale actuelle, il est le seul à pouvoir contrôler et réguler l’utilisation des nouvelles technologies.
23Ce sera donc à l’État de choisir l’utilisation qu’il fera lui-même du transhumanisme et que les entreprises ne manqueront pas de faire également (les Gafa le font déjà !). On peut imaginer que cette régulation passe d’abord par une recherche raisonnée, tant par les services recherche et développement des entreprises que par les universités29. Cette régulation devra solliciter aussi le droit et sa puissance normative, tant par la rédaction d’un cyber-code que par la saisine régulière d’une commission de technologico-éthique pour la consulter sur les conditions et les limites du recours au transhumanisme, et enfin par la réflexion sur l’applicabilité du principe de précaution, dont la portée n’est obligatoire, dans l’état actuel du droit, que dans le domaine de l’environnement. En effet, en matière de santé, seules des mesures de précaution peuvent être prises pour éviter les conséquences dommageables des risques sanitaires et alimentaires. Sans inhiber l’innovation technologique, il est concevable que de telles mesures de précaution soient prises par les pouvoirs publics pour éviter que l’augmentation soit excessivement dommageable à l’humain qui la subirait. À cet égard, le Haut Conseil des biotechnologies (HCB)30 qui fonctionne depuis 2009 n’étant compétent que pour délivrer des avis sur les demandes d’autorisation des technologies issues du vivant – génie génétique ou génie biomoléculaire –, un Haut Conseil des cybertechnologies ne serait-il pas souhaitable, en reprenant le modèle éprouvé du HCB, composé d’un comité scientifique et d’un comité économique, éthique et social ?
24Mais les plus grands risques du transhumanisme ne sont-ils pas liés aux inégalités qu’il engendre ?
II. Répulsion : l’apparition de nouvelles inégalités favorisées par le transhumanisme
25Porteur d’une espérance d’égalité devant le vieillissement, voire la fin de la mort, le transhumanisme peut favoriser de nouvelles inégalités. Les inégalités les plus criantes sont évidemment de nature économique, et les détracteurs du transhumanisme n’ont pas manqué de le relever, en insistant sur le fait que l’ingénierie génétique coûte cher et est porteuse de plusieurs humanités qui devront coexister31. Aussi la question des inégalités est-elle au cœur du transhumanisme. D’autres inégalités dans l’exposition aux risques ne sont pas à négliger, même si les inégalités économiques et sociales semblent les plus préoccupantes, tant elles pourraient être de nature à compromettre l’équilibre de la société dans son ensemble, telle qu’elle est organisée depuis la stabilisation de la République démocratique et sociale en France.
A. Les inégalités dans l’exposition aux risques
26Que peut le principe de précaution face aux risques imaginables du transhumanisme ? « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », a écrit Rabelais, mais de quelle conscience s’agit-il ? Celle que Dieu a accordée à l’homme, très certainement dans l’esprit de l’auteur, celle de l’homme-Dieu ou de l’humanité plus sûrement dans les esprits contemporains. L’augmentation de l’homme, que certains peuvent analyser comme une transgression à la création divine, est de nature à générer deux grands types de risques, créés en conscience – les risques sanitaires et les risques que l’on dénommera « identitaires » –, autant que l’on puisse anticiper seulement les risques relevant de catégories connues.
27Les risques sanitaires exigeront, de la part des médecins, une obligation d’information renforcée, non seulement sur les risques connus et répertoriés, mais aussi sur les risques de développement non certains ou controversés provenant des technologies incorporées au corps humain, même s’ils sont de survenance exceptionnelle. Or, ces risques ne seront connus qu’au fil des expérimentations qui devront être assez nombreuses pour faire en sorte que ces risques soient répertoriés et anticipés. Afin de responsabiliser les entreprises proposant de nouvelles technologies, le régime de la présomption de responsabilité qui pèse sur les producteurs de produits défectueux, tel qu’il est issu de la loi du 19 mai 199832, et qui pèse aussi sur les fournisseurs, pourrait être étendu aux utilisateurs, comme le fait déjà la jurisprudence administrative dans le domaine médical depuis 200333. Le risque de développement, entendu comme le risque que l’état des connaissances scientifiques et techniques ne permet pas de déceler au moment de la mise en circulation du produit, est normalement une cause d’exonération de la responsabilité du producteur, auquel ne peut pas être reprochée la méconnaissance d’un risque apparu postérieurement à la mise en circulation du produit. Toutefois, le risque de développement n’est pas une cause exonératoire de responsabilité, lorsque le produit est issu d’un élément du corps humain34.
28Pour savoir si le risque de développement doit ou non exonérer le producteur d’une technologie dommageable pour l’homme augmenté qui l’aurait utilisée, la difficulté réside une fois encore dans le tracé de la frontière entre l’humain et l’application technologique qui est destinée à l’augmenter. La question se pose de savoir si la technologie deviendra organe humain, dès lors qu’elle fera corps avec l’homme, en application d’une variante de la théorie de l’incorporation, ou si elle restera divisible du corps humain et pourra être toujours considérée comme un produit éventuellement défectueux. Face à cette difficulté à scinder l’homme de la chose, on peut donc penser – mais ce n’est qu’une supposition fondée sur le caractère rationnel du calcul économique réalisé par l’entrepreneur – que les producteurs de nouvelles technologies seront incités à respecter le principe de précaution, sous peine d’être rendus responsables du risque de développement apparu dans la technologie implantée dans le corps humain, et cela même si, formellement, en l’état actuel du droit et en vertu de l’article 5 de la Charte de l’environnement, ce principe ne s’impose qu’aux autorités publiques et dans le domaine de l’environnement35.
29L’extension du principe de précaution aux entrepreneurs privés, qui rivalisent d’imagination dans l’innovation technologique sur un marché hautement concurrentiel, serait ainsi une façon (sinon la meilleure, mais en encourant le reproche d’inhibiteur de l’innovation) de limiter les risques sanitaires, à défaut de les éradiquer. Le champ d’application actuel de ce principe encore controversé, limité au droit de l’environnement et aux autorités publiques dans le domaine de leurs attributions, est trop restreint pour garantir pleinement contre les risques des nouvelles technologies les personnes tentées de recourir à des techniques d’augmentation. La proposition consistant à en élargir le champ d’application à l’augmentation humaine paraît donc raisonnable et permettrait peut-être de tracer le chemin qu’évoque Luc Ferry36.
30Le problème le plus aigu que poserait l’application du principe de précaution ainsi élargi est celui de la réversibilité ou de l’irréversibilité de l’augmentation technologique. Le choix de la réversibilité paraît le plus protecteur de la personne pour deux raisons au moins : d’une part, le consentement libre et éclairé de l’homme augmenté doit pouvoir être retiré à tout moment, ce qui suppose un retour possible à l’état biologique d’avant l’augmentation ; d’autre part, les progrès de la recherche et de la connaissance doivent permettre le réajustement de la technologie et du calcul de son bilan coûts-avantages dans l’avenir. En bref, l’implant électronique dans le corps humain doit pouvoir être enlevé, soit que l’homme augmenté n’y consente plus, soit qu’il s’avère contre-productif et qu’il ne réponde plus à ses fonctions ou à ses besoins.
31Quant aux risques que nous appelons « identitaires », ils ne sont pas moins inquiétants. Même s’ils relèvent plus de la psychologie et de la philosophie que du droit, ils intéressent l’acception même du corps humain et plus largement la conception de l’humanité. À défaut de pouvoir apporter des réponses, cinq questions au moins se profilent. Le transhumanisme n’est-il pas le chemin qui conduit, non pas au posthumanisme, mais au surhumain et à l’inhumain, qui laisseront l’humain dans un état d’infériorité ? Sans tomber dans la dénonciation de l’orgueil démesuré de l’espèce humaine, force est de constater que l’humain ordinaire sera de facto mis dans un état d’infériorité par rapport à l’homme augmenté. Sous couvert de NBIC, l’humanité ne se voit-elle pas imposer insensiblement une nouvelle idéologie qui prétend gouverner le monde, bien au-delà de la religion du progrès ? L’augmentation porte en effet en elle un jugement de valeur positif que ne comporte pas le statu quo, l’état normal et humble de la nature humaine. La dignité et la liberté de l’homme augmenté ne seront-elles pas irrémédiablement atteintes, dès lors qu’il sera sous la dépendance d’une machine et qu’il pourra en perdre la maîtrise ? Cette dernière question conduit à examiner le tabou du franchissement de la barrière de l’espèce humaine. Le cyborg sera-t-il une espèce nouvelle, apte à ne se reproduire qu’avec l’un de ses semblables augmenté ? Enfin, l’objet connecté, implanté dans l’organisme humain, a nécessairement un émetteur qui échange des informations avec le récepteur. Mais qui commandera la machine ? Si la machine n’est pas humaine, l’homme-machine, lui, ne sera plus tout à fait humain. Si la « très naïve confusion homme/machine37 » a pu être moquée, l’implantation d’une machine dans le corps humain est déjà une réalité indépendante du transhumanisme et ne doit pas être traitée sur le registre de l’opposition entre homme et chose. La question semble être au contraire celle de savoir comment l’homme peut conserver son humanité en étant hybridé avec une machine. Ce désir d’augmentation n’aboutira-t-il pas finalement à l’extinction de l’espèce humaine actuelle et à son remplacement par « des entités artificielles plus intelligentes », car mieux adaptées au principe d’efficacité38 ?
32Ces questions, plus éthiques que juridiques, demeurent néanmoins sous-jacentes à un traitement du transhumanisme par le droit et au positionnement des autorités étatiques sur les inégalités économiques et sociales potentielles engendrées par le transhumanisme, lesquelles ramènent de toute façon à l’humain.
B. Des inégalités économiques et sociales difficilement réductibles
33Que l’on ne se méprenne pas : ces inégalités économiques et sociales existent déjà, indépendamment du transhumanisme. Mais elles ne peuvent qu’être renforcées par ce recours à la neuro-amélioration chez les personnes non malades. Le CCNE s’est dit préoccupé par l’émergence d’une classe sociale « améliorée » et « constituée d’une petite minorité d’individus bien informés et disposant de ressources financières suffisantes pour y accéder »39. Il peut paraître paradoxal d’évoquer ces inégalités engendrées par le transhumanisme, dès lors qu’il est présenté par certains auteurs comme une utopie, c’est-à-dire un projet de faire advenir un monde meilleur40. En réalité, naissant toujours d’une insatisfaction, l’utopie produit souvent une désillusion et se transforme en « dystopie par son côté inégalitaire41 ». Celle du transhumanisme pourrait être fratricide, comme l’ont imaginé l’histoire et le procès fictifs de la cyberattaque contre les policiers et les citoyens vigilants dotés d’yeux bioniques, retracés dans la revue Dalloz IP/IT, qui montre bien que la science-fiction n’est plus très éloignée de la réalité…
34Le transhumanisme semble être de nature à renforcer ces inégalités économiques et sociales à trois points de vue. En premier lieu, le transhumanisme est d’abord et avant tout un projet marchand. Acheter une nouvelle technologie ne sera pas à la portée de tout le monde, et encore moins si c’est une voie qui est présentée comme menant à un vieillissement paisible et/ou à une espérance d’immortalité. En deuxième lieu, la rupture d’égalité entre deux types d’humains – les naturels et les augmentés, les biologiques et les biotechniques – risque d’être porteuse de discriminations à l’embauche, ou d’inégalités dans le maintien des salariés à leur poste de travail, s’ils se montrent rétifs à l’augmentation voulue par leur employeur à la recherche d’une performance accrue. En dernier lieu, l’une ou l’autre catégorie d’humains, en fonction de leur poids numérique respectif, risque à terme de revendiquer le statut de minorité nationale, supposant l’application du principe de non-discrimination inscrit à l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et engendrant de manière certaine la fragmentation de la nation. Il n’est pas exclu non plus que l’État lui-même soit incité à élaborer des régimes juridiques dérogatoires applicables à des zones géographiques déterminées ou à des catégories d’individus à risques identifiés par les algorithmes42. Mais on sait que ces inégalités de traitement des personnes ou des territoires, dès lors qu’elles sont justifiées par un motif d’intérêt général, sont légales43.
35Le comble de ces inégalités est qu’elles sont finalement consenties tacitement. Les petits pas du progrès technologique depuis vingt ans ont créé des besoins qui sont autant d’asservissements insoupçonnables du cerveau humain, qui laisse à la calculatrice du téléphone portable le soin de faire des opérations élémentaires et au GPS la responsabilité de l’orientation dans l’espace. L’inégalité sociale la plus évidente s’établira entre le cerveau humain, qui continuera à calculer et à lire, et le cerveau artificialisé et bientôt artificiel, doté d’une intelligence supérieure, qui exécutera des ordres venus d’un serveur central. Même les inégalités en santé, les plus insupportables, sont implicitement acceptées. Ainsi, l’implantation d’un cœur artificiel chez une personne plutôt qu’une autre n’est pas discutée, en dehors des équipes médicales, car le désir d’immortalité de l’homme – ou son espérance de vivre un peu plus longtemps – légitime par avance toute expérimentation pouvant à terme se révéler féconde pour la transhumanité44. Et la question de savoir s’il s’agit là d’une transgression (mais de quoi ?) inacceptable n’est pas davantage discutée. Cette interrogation ramène à celle, plus fondamentale, de la nature de la nature, selon qu’elle est considérée comme une création sacrée avec une connotation religieuse, ou comme la résultante d’une évolution biologique en perpétuel devenir, où tous les possibles sont ouverts.
36La question des inégalités économiques et sociales se posera avec d’autant plus d’acuité que l’hypertrophie des nouvelles technologies est à redouter. À une époque où le principe de proportionnalité – entendu comme le triple test de la nécessité, de l’adaptation et de la proportion – conduit le raisonnement de tous les juges internes et européens, et impose la proportionnalité des moyens aux fins recherchées, les innovations technologiques exigent que soient interrogés leur logique utilitariste et leur sens. Il est à craindre qu’elles symbolisent « le cercle infernal des moyens sans fin45 », dans lequel la technique, pensée au départ comme un moyen au service d’une fin, devient sa propre finalité. Mais le transhumanisme en lui-même poursuit bien une fin en soi qui est l’immortalité de « l’homme-Dieu46 ». Or, cette immortalité, version moderne du mythe faustien de l’éternelle jeunesse, ne peut être nécessairement que celle d’une élite éduquée et fortunée non technophobe (et donc dirigeante ?). On voit donc que le sujet ne porte pas à combler le fossé qui existerait entre les citoyens et ses élites dirigeantes…
37Une association française47 tente pourtant de faire prévaloir un transhumanisme démocratique qui propose certains garde-fous, notamment des débats publics dans la société civile, la prise de décisions concernant l’augmentation, la justice et l’harmonie sociale, tout progrès devant être accessible au plus grand nombre, et enfin la prise en compte des risques sanitaires, environnementaux et sociétaux. Bref, un transhumanisme modéré, conscient des dangers et militant pour une société respectueuse des valeurs humaines d’égalité, de liberté et de dignité, serait possible, à l’opposé du singularitarisme américain. Nonobstant son caractère hédoniste et consensualiste, un tel transhumanisme démocratique suppose avant tout que les citoyens soient informés pour être aptes à participer aux processus décisionnels, ce qui est loin d’advenir. L’actuel débat sur la révision des lois bioéthiques pourrait néanmoins participer à l’information du public sur les enjeux du transhumanisme.
Conclusion
38Par-delà la concurrence inéluctable entre l’homme naturel et l’homme augmenté, le vieux concept d’homme-machine, inventé par Julien Jean Offray de La Mettrie en 1747, ne semble pas avoir pris une ride. « L’homme n’est qu’un assemblage de ressorts » et « le ressort principal de toute la machine »48 est le cerveau, écrivait-il. Entre le ressort et la puce électronique de l’intelligence artificielle qui transformerait l’homme en robot, il n’y a qu’une différence de matière. Aussi, comme l’écrit Pierre Koest, « avec le transhumanisme, nous sommes peut-être en présence du retour d’un mythe exaltant la puissance humaine face à Dieu, donc du conflit séculaire opposant science et foi49 ». Indépendamment de la puissance humaine face à un dieu, quel qu’il soit, la puissance elle-même mérite d’être questionnée : est-elle nécessaire pour vivre mieux et plus heureux ? À cette interrogation de philosophie morale, il ne peut pas être apporté de réponse tranchée. Mais, comme l’a bien écrit le philosophe des sciences Olivier Rey, cet appétit de puissance détourne sans doute des problèmes plus urgents que l’humanité doit résoudre aujourd’hui.
Pour éviter des catastrophes de grande ampleur, il serait urgent de retrouver le sens de la mesure, d’accepter notre finitude dans un monde lui-même fini. Là réside le plus grand danger du trans- ou du posthumanisme : détourner l’attention des questions brûlantes qui méritent vraiment toute notre attention, alimenter des fantasmes de surpuissance au moment où il faudrait accepter de mettre des limites à la puissance et assumer une communauté de destin, bercer de chimères quand il faudrait se confronter à la réalité, promettre à l’humanité une échappée hors d’elle-même quand elle devrait avant tout se réformer pour continuer à vivre, et mieux vivre50.
39Abstraction faite de ce conflit séculaire opposant science et foi, et pour paraphraser le titre de l’ouvrage N’espérez pas vous débarrasser des livres51, on peut penser et dire aussi : « N’espérez pas vous débarrasser de l’humanité. »
Notes de bas de page
1 Le mot « transhumanisme » a été inventé en 1957 par le biologiste Julian Huxley, frère d’Aldous Huxley, célèbre auteur du roman Le meilleur des mondes paru en 1932.
2 Voir ces différents courants dans Béatrice Jousset-Couturier, Le transhumanisme. Faut-il avoir peur de l’avenir ?, préf. par Luc Ferry, Paris, Eyrolles, 2016, p. 19 à 40.
3 Luc Ferry, La révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’uberisation du monde vont bouleverser nos vies, Paris, Plon, 2016, p. 15 et 52.
4 Pierre Koest, Aux frontières de l’humain. Essai sur le transhumanisme, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 10.
5 Julien Jean Offray de La Mettrie, L’homme-machine, dans id., Textes choisis, Paris, Éditions sociales, 1974, préf. et notes par Marcelle Bottigelli-Tisserand, p. 147-189.
6 Mutisme inquiétant des démocraties européennes, relevé à juste titre, par L. Ferry, La révolution transhumaniste, op. cit., p. 27.
7 Proposition de loi constitutionnelle no 125 votée le 27 mai 2014 par le Sénat visant à modifier la Charte de l’environnement pour préciser la portée du principe de précaution, qui prévoyait d’ajouter un alinéa à son art. 5 ainsi rédigé : « Elles [les autorités publiques] veillent également au développement des connaissances scientifiques, à la promotion de l’innovation et au progrès technique, afin d’assurer une meilleure évaluation des risques et une application adaptée du principe de précaution. »
8 Dalloz IP/IT, 9, septembre 2017, Le procès du transhumanisme, p. 424-461.
9 Communautés européennes, « Tehnologies convergentes. Façonner l’avenir des sociétés européennes », rapport, 2005, www.eurosfaire.prd.fr.
10 « Human Enhancement », rapport, 2009, analysé par Gilles Hottois, « Humanisme, transhumanisme, posthumanisme », Revista Colombiana de Bioetica, 8/2, juillet-décembre 2013.
11 Thème de la revue Commentaire, 154, 2016.
12 Le Journal de l’institut Curie, novembre 2017, p. 4.
13 MGEN, Valeurs mutualistes, novembre 2017, p. 22.
14 Ibid.
15 https://iatranshumanisme.com/transhumanisme/la-declaration-transhumaniste. On trouvera la première version de cette déclaration dans le livre de B. Jousset-Couturier, Le transhumanisme, op. cit., p. 38-39.
16 Critère substantiel dégagé par Olivier Dord, s. v. « Droits fondamentaux », dans Joël Andriantsimbazovina et al. (dir.), Dictionnaire des droits de l’homme, Paris, Puf, 2008, p. 332.
17 Sur l’évolution de la notion de décision médicale, voir Didier Truchet, « La décision médicale et le droit », AJDA, 1995, p. 611 et « La décision en droit de la santé », Institut Diderot, 2014.
18 Pour un exemple récent, CE, 22 décembre 2017, no 390709.
19 CE, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, GAJA, no 91, Paris, Dalloz, 2017 [21e éd.]. L’expression figurant au texte est extraite des conclusions du commissaire du gouvernement Patrick Frydman au Rec. Lebon, p. 372. Sur la notion d’ordre public immatériel, voir la thèse de Marie-Odile Peyroux-Sissoko, L’ordre public immatériel en droit public français, Paris 1, 2017.
20 Expression d’Adeline Gouttenoire et de Jean-Pierre Marguénaud, commentaire de l’arrêt Pretty du 29 avril 2002, dans Frédéric Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Puf, 2017, p. 567.
21 Art. 8 de la deuxième version de la Déclaration transhumaniste.
22 En ce sens, le président Emmanuel Macron a annoncé le 29 mars 2018 au Collège de France un plan de 1,5 milliard d’euros sur cinq ans pour que la France soit un leader de l’intelligence artificielle.
23 Le principe d’adaptabilité et de mutabilité des services publics est une des lois bien connues du service public, illustrée en contentieux administratif par la querelle des gaziers et des électriciens au début du xxe siècle : voir CE, 10 janvier 1902, Compagnie nouvelle du gaz de Deville-lès-Rouen, Rec. Lebon, p. 5 ; Sirey 1902, 3, 17, note Maurice Hauriou, qui admet la possibilité pour une collectivité territoriale concédante de demander à son concessionnaire, chargé de l’éclairage de la ville, de recourir à l’électricité en remplacement du gaz. Le passage du gaz à l’électricité représentait un progrès technique censé assurer un meilleur service aux administrés.
24 Sur cette question, Jean-François Caron, Théorie du super-soldat. La moralité des technologies d’augmentation dans l’armée, Laval, Presses de l’université Laval, 2018.
25 Christian Vigouroux, Du juste exercice de la force, Paris, Odile Jacob, 2017, citations p. 215 et 243.
26 Xavier Latour, « Sécurité intérieure. Un droit “augmenté” », AJDA 2018, p. 431.
27 Art. 3 : « Nous reconnaissons que l’humanité fait face à de graves risques, en particulier dans l’utilisation abusive des nouvelles technologies. » Art. 4 : « Nous devons soigneusement débattre de la meilleure façon de réduire les risques tout en favorisant les applications bénéfiques. »
28 La question peut se poser pour Oscar Pistorius, champion olympique, bien qu’il ait été amputé des deux jambes à la naissance, devenu humain augmenté, pour rétablir une égalité avec ses concurrents, grâce à des prothèses en carbone, analysées néanmoins comme un avantage lors des compétitions sportives avec des personnes valides. Cet homme augmenté et célèbre a été condamné pour avoir tué sa compagne peut-être involontairement.
29 Une Singularity University a été fondée par Raymond Kurzweil en 2008 : elle propose des formations de haut niveau et compte pour partenaires Google, Nokia et la Nasa.
30 Créé par l’art. 3 de la loi no 2008-595 du 25 juin 2008 relative aux organismes génétiquement modifiés, JORF, 26 juin 2008, p. 10218.
31 Voir L. Ferry, La révolution transhumaniste, op. cit., p. 115 qui fait référence aux critiques de Michael Sandel, The Case against Perfection : Ethics in the Age of Genetic Engineering, Cambridge, Harvard University Press, 2007.
32 Loi no 98-389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, codifiée aux articles 1245 et suiv. du code civil.
33 CE, 9 juillet 2003, APHP c/ Mme Marzouk, AJDA, 2003, p. 1946, note Maryse Deguergue, espèce rendue à propos d’un respirateur artificiel tombé en panne. Cette jurisprudence a été considérée comme compatible avec la directive européenne 85/374/CEE du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, par l’arrêt CJUE, 21 décembre 2011, CHU de Besançon, et a été appliquée à une prothèse du genou par CE, Sect. 25 juillet 2013, Falempin, AJDA, 2013, p. 1972, chronique Xavier Domino et Aurélie Bretonneau ; D. 2013, 2438, note Mireille Bacache.
34 Art. 1245-10- 4o du code civil. L’exception a été introduite par le législateur pour justifier a posteriori le régime de responsabilité sans faute, sans cause d’exonération possible, que les juridictions ont fait peser sur les producteurs de produits sanguins contaminés par le virus du sida, à une époque où il était inconnu ou seulement soupçonné.
35 Art. 5 de la Charte de l’environnement : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
36 « Entre tout interdire et tout autoriser, il va falloir inventer un chemin » (L. Ferry, La révolution transhumaniste, op. cit., p. 117).
37 Ibid., p. 135.
38 Question posée par Pierre Koest, Aux frontières de l’humain, op. cit., p. 94, qui estime que c’est le but des singularitariens, adeptes du singularitarisme, favorables à la reconnaissance de droits aux robots.
39 « Recours aux techniques bio-médicales en vue de “neuro-amélioration” chez la personne non malade : enjeux éthiques », avis no 122 du 12 décembre 2013, www.ccne-ethique.fr, p. 17.
40 P. Koest, Aux frontières de l’humain, op. cit., p. 35.
41 Ibid., p. 46.
42 En ce sens, X. Latour, « Sécurité intérieure », art. cité, p. 436.
43 Cette exception a été posée avec le principe d’égalité des usagers devant le service public dès l’arrêt du CE, Sect., 9 mars 1951, Société des concerts du Conservatoire, reproduit dans Marceau Long et al., Les grands arrêts de la jurispudence administrative, Paris, Dalloz, 2017.
44 Voir dans cet ouvrage l’article de Jean-Marie Pontier, « Les expérimentations en santé et les choix médicaux ».
45 Selon la belle expression de P. Koest, Aux frontières de l’humain, op. cit., p. 110 et 169.
46 Pour reprendre le titre d’un essai de Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 1996. Et comme le développe Laurent Alexandre, La mort de la mort, Paris, Lattès, 2011.
47 L’association Technoprog, dont l’objet est détaillé dans le livre de B. Jousset-Couturier, Le transhumanisme, op. cit., p. 21-25.
48 J. La Mettrie, L’homme-machine, op. cit. p. 179.
49 P. Koest, Aux frontières de l’humain, op. cit., p. 56.
50 Olivier Rey, commentaire de l’avis no 122 du CCNE du 12 décembre 2013, www.genethique.org.
51 Umberto Eco, Jean-Claude Carrière, N’espérez pas vous débarrasser des livres, Paris, Grasset, 2009.
Auteur
Professeur émérite de droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (École de droit de la Sorbonne), CERAP (ISJPS-UMR 8103).
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