De la mésentente en Europe
Penser la communauté comme dissentiment
p. 185-197
Texte intégral
Le monde ne marche que par le malentendu
C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde
Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder.
Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XLII (1864).
1En mai 2012, le dessinateur néerlandais Tom Janssen publiait dans la revue De Volkskrant un dessin dans lequel les peuples d’Europe communiaient d’un seul et même cri : Weg met Europa (« À bas l’Europe »). Non sans provocation, « Tom » titrait ce dessin : Europe eindelijk verenigd, que l’on pourrait traduire par : « L’Europe parle enfin d’une seule voix. » Aussi satirique soit-il, ce dessin charrie l’idée, largement partagée, que les peuples d’Europe ne s’accorderaient que dans leur commune défiance face à l’Union européenne. Paradoxalement, un « peuple européen » serait en train de naître sur les décombres de l’euroscepticisme. Cette hypothèse prend une résonance toute particulière aujourd’hui. À l’heure où le Royaume-Uni a démocratiquement décidé de se désolidariser du destin de l’Europe, et qu’un « alter-peuple » européen est en train de se constituer contre les valeurs cosmopolites de l’Union, en réaction à la politique migratoire voulue par la Commission, l’enjeu de la mésentente en Europe est plus que jamais d’actualité.
2Comment penser ce que pourrait être un « commun » européen – et ce, notamment dans le contexte de la relégation démocratique de l’Union européenne pour cause de no demos ? Si, comme l’écrit Jacques Rancière dans Aux bords du politique, « la démocratie est l’impensable de la communauté », pourquoi faudrait-il nécessairement forger un demos uniforme et consensuel pour permettre une démocratie européenne ? Un demos pluriel et dissensuel ne serait-il pas plutôt la plus grande opportunité que l’Europe ait pour penser sa propre démocratie, voire repenser le concept même de démocratie ? Encore faut-il que ce demos ait conscience de lui-même et de sa capacité à construire du « commun » dans la lutte et le dissensus. Or, c’est précisément le défi que constitue la crise européenne actuelle. À partir du moment où le dissensus agonistique désolidarise et divise sur d’autres critères que ceux, non essentialistes, du jeu politique, les antagonismes tendent à se substituer à l’agonisme, et les rivalités essentialistes et ethnicisantes remplacent l’émulation politique.
3L’enjeu de notre article consistera alors à déterminer jusqu’à quel point le dissensus et la mésentente, voire le malentendu, sont à même d’unir politiquement les demoi radicalement pluriels de l’Europe au travers de la constitution d’une scène polémique commune. Est-il non seulement possible, mais également souhaitable, de politiser l’Union en créant du commun non consensuel au travers d’une politique agonistique constituée par et pour l’avènement d’un différer-ensemble ?
4Notre article se déroulera en trois temps. Après avoir présenté les éléments structurants de la démocratie agonistique afin d’y puiser une théorie du conflit et de la mésentente, nous aborderons le défi qui consiste à penser l’Europe comme une « communauté démocratique dissensuelle ». Enfin, nous verrons les enjeux pratiques de ce commun décommunautarisé et les limites que l’Union européenne doit, à l’heure actuelle, affronter.
Le rôle de la mésentente en démocratie : notions, repères
5Loin de se réduire à la formation du consensus entre citoyens, que ce soit par l’intégration à une communauté, par la délibération ou par la composition des intérêts privés, la politique démocratique est d’abord l’expression du dissensus. Son moteur est la « mésentente » ou l’« agonisme » autour des principes fondamentaux qui doivent régir le vivre-ensemble, et des formes concrètes que doivent adopter les relations sociales qu’ils innervent.
Penser le dissensus et la mésentente avec Jacques Rancière
6Si, pour Jacques Rancière, le consensus « ne désigne pas seulement un goût pour la délibération et la paix politique et sociale1 », mais bien davantage « la configuration d’un champ de perception commune [et le] partage d’une expérience commune non litigieuse2 », le dissensus n’est ni le simple désaccord ni « le conflit des intérêts ou des opinions3 ». Le dissensus est une rupture dans le sensible, c’est-à-dire une « mise en litige des données d’une situation particulière4 » ; autrement dit, « la manifestation d’un écart du sensible à lui-même5 ». Le dissensus, en tant qu’essence de la politique, est le moment qui vient bouleverser le partage du sensible – entendu comme un tout organisé, objectivisé et saturé par « les experts du pouvoir » – tel qu’il a été institué par la « police6 ». Le dissensus est ce qui dé-concerte, ce qui trouble, perturbe, disjoint l’unité et la saturation de la société policière, en donnant à voir et à entendre ceux que l’on ne voit ni n’entend, en donnant une part à ceux qui n’en ont pas. Le dissensus est précisément l’action par laquelle des individus « qui ne comptent pas créent une scène polémique où ils mettent en question le caractère objectif du “donné” et imposent la prise en considération et la discussion de choses qui jusque-là n’étaient pas “visibles”7 ».
7Le lieu d’apparition du peuple est donc le lieu de la conduite d’un litige fondé sur une mésentente. Celle-ci, loin de se résumer à l’idée de « méconnaissance » ou à celle de « malentendu », correspond à la situation où « X ne voit pas l’objet commun que lui présente Y parce qu’il n’entend pas que les sons émis par Y composent des mots et des agencements de mots semblables aux siens8 ». Comme le montre Jacques Rancière à travers la parabole de la sécession de la plèbe que décrit Pierre-Simon Ballanche au début du xixe siècle9, la mésentente désigne le moment où les patriciens ne peuvent même pas entendre que les plébéiens parlent et où ceux-ci doivent « construire la scène polémique permettant aux “bruits” qui sortent de leurs bouches d’être comptés comme des énoncés argumentatifs10 ». Ici, il y a de la politique non parce que cette mésentente met en jeu un conflit – même violent – entre parties déjà constituées, mais parce qu’il y a transgression de l’ordre établi : ceux qui n’ont pas droit à être comptés comme êtres parlants s’y font compter et instituent une communauté par le fait de « mettre en commun le tort qui n’est rien d’autre que l’affrontement même, la contradiction de deux mondes logés en un seul11 ».
Le rôle du conflit chez Chantal Mouffe : du polemos à l’agôn
8Si Chantal Mouffe se cantonne, quant à elle, à l’hyperonyme « conflit » et recourt peu aux termes de « dissensus » ou de « mésentente », elle constitue l’idée d’agonisme (agonism) en fondements de la démocratie radicale. Pour l’auteure, il existe deux natures différentes de conflit, lesquelles correspondent à deux types d’organisation du social. Il importe de bien les distinguer. L’antagonisme correspond à un conflit entre ennemis (polemos) tel qu’il peut advenir dans le politique (the political), l’agonisme renvoie au conflit entre adversaires tel qu’il peut avoir lieu dans la politique (politics). Par le politique, Chantal Mouffe entend la dimension d’antagonisme et d’hostilité entre les humains – antagonisme qui peut se manifester dans des formes multiples et émerger à partir de n’importe quel type de rapports sociaux. À l’inverse, la politique désigne l’ensemble des pratiques, discours et institutions qui cherchent à établir un certain ordre et à organiser la coexistence entre individus dans des conditions qui sont toujours potentiellement conflictuelles, car traversées par le politique.
9Chantal Mouffe considère qu’une politique consensuelle est incapable d’appréhender la dimension conflictuelle inhérente aux relations humaines. Elle se propose donc de lui opposer un modèle politique dans lequel l’antagonisme est toujours une option potentielle dans la gestion du conflit. Pour autant, ce modèle politique doit être capable de « domestiquer » le polemos (lieu du combat entre guerriers) pour le transformer en agôn (lieu du débat entre adversaires). Ce modèle est celui de la démocratie agonistique. Ici, l’idée de consensus n’est pas entièrement rejetée hors de l’espace public, mais elle doit être réservée au respect des règles du jeu démocratique et à la reconnaissance de principes fondamentaux comme l’égalité et la liberté. Mais là encore, si la promotion et la garantie de ces principes font consensus, cela ne doit pas s’accomplir aux dépens d’un débat – l’auteure parle de « consensus conflictuel » (conflictual consensus) – entre adversaires12 sur la manière même dont ces principes doivent être interprétés et sauvegardés en démocratie. Pour Chantal Mouffe, c’est précisément en permettant aux individus de s’identifier à des interprétations et des enjeux démocratiques opposés, voire clivés, que la démocratie est à même de canaliser les passions toujours potentiellement antagonistes issues du politique. Comme le résume l’auteure, « la tâche d’une politique démocratique [c’est de] mobiliser les passions et de les mettre en scène selon des dispositifs agonistiques qui favoriseront le respect du pluralisme13 ».
Le défi : penser la communauté comme dissentiment
10Derrière leur critique du consensus, ce qui se joue chez Jacques Rancière et Chantal Mouffe c’est le refus de concevoir la politique à l’aune de la tradition moniste, qui assimile la communauté des êtres doués de parole à un « grand corps » au sein duquel membres et organes agissent à l’unisson dans l’unique dessein de faire vivre et fonctionner ce corps. Pour Jacques Rancière, cet être-commun de la société est toujours institué par la police qui vise à faire de la société « un tout constitué de groupes remplissant des fonctions spécifiques et occupant des places déterminées14 ». Pour parvenir à « un tout », le pouvoir – que représentent tout autant l’État coercitif que les experts de la science politique, économique ou sociale – n’hésite pas à « forcer la clôture » de l’être-commun, à « plâtrer » et à « recompter les membres et les rangs15 ». Il s’agit de donner à la multitude l’allure, même virtuelle, d’un corps social harmonieux dans lequel les divers organes fonctionnent à l’unisson – se relayant ou se compensant au gré d’une destinée commune. Cette illusion de communauté s’oppose dès lors à la démocratie en tant que celle-ci donne voix et apparence aux incomptés de la communauté.
La démocratie comme impensable de la communauté
11Si la démocratie « brouille l’idée de la communauté16 », c’est qu’elle consiste dans le gouvernement du demos, entendu comme gouvernement de ceux qui n’ont rien d’autre en commun que l’absence de propriétés les qualifiant pour gouverner. Le demos de la démocratie n’est pas un concept unitaire : il naît arbitrairement de la réforme territoriale de Clisthène qui vise à rapprocher conventionnellement des dèmes séparés géographiquement. Comme l’écrit Jacques Rancière, « il n’y a précisément rien dans le mot “demos” qui le destine à devenir un nom privilégié de la communauté17 ». Contrairement à l’idée de communauté, la démocratie « n’est pas le tissu continu d’une adhérence commune [mais un tissu] lacunaire et évolutif18 ». En tant qu’elle ne renvoie à aucune communauté pré-politique, la démocratie s’ouvre sur une béance, un « lieu vide19 », dont la clôture est impossible. En cela, elle s’oppose à la logique policière de la communauté qui assigne des places et ramène les sujets de la politique aux parties de la société. À l’idée de communauté correspond l’image biblique du corps du Christ : nous sommes tous membres les uns des autres, car nous sommes un dans le corps du Christ. Face à cette image communautaire du « grand corps », dans lequel l’égalité n’est que compensatoire et l’unité que hiérarchique, la démocratie se veut « désincorporation » et « fragmentation ». En cela, la démocratie est un lieu « sans consistance » qui ne recouvre aucune réalité sociale autre que la vérification de l’égalité de n’importe qui avec n’importe quel autre – ce que Jacques Rancière nomme la « communauté des égaux » : « Une communauté des égaux, c’est une communauté inconsistante d’hommes travaillant à la création continuée de l’égalité20. »
La communauté dissensuelle comme dé-concert du commun
12En démocratie, la communauté n’est plus une, elle n’est plus le « grand Tout », un collectif ou un corps, c’est un champ de bataille (polemos) qui oppose des sujets dissensuels21. Comme le précise Jacques Rancière, la désincorporation démocratique de la communauté crée un « espace du partage » différent, fondé sur le dissensus et la séparation, un espace agonistique en somme :
Cette procédure crée, à partir de l’écart et du non-lieu, un lieu : un principe d’argumentation et un espace polémique, un espace où peut se jouer le rapport du semblable au dissemblable, où la phrase égalitaire se donne comme sujette à vérification. Cette procédure crée une communauté du partage au double sens du terme : un espace présupposant le partage de la même raison, mais aussi un lieu dont l’unité n’existe que dans l’opération de la division ; une communauté polémique22.
13Ainsi, pour l’auteur, la démocratie n’a pas pour fin d’abolir toute forme de communauté. Il s’agit plutôt de penser différemment la communauté, de lui ôter son caractère moniste pour y introduire l’écart et la division. L’entente de la communauté ne peut plus se fonder sur un consentement partagé par l’ensemble des parties de la société, elle doit revêtir une forme spécifique, en l’occurrence violente, celle de « l’obligation d’entendre ». La communauté démocratique dé-concerte dans la mesure où elle permet à celui qui dissone de se faire entendre.
14Pour résumer ce point, on peut s’appuyer sur la formule synthétique de Judith Revel, pour qui la communauté est un « commun des différences en tant que différences ». Pour elle :
Le problème du commun passe par la reconnaissance de la manière dont peuvent aujourd’hui se composer entre elles les différences à partir de la reconnaissance non pas de ce qui les rend identiques (puisqu’elles ne le sont pas) ou complémentaires (puisqu’elles ne sont pas les parties d’un Tout posé en amont), mais de ce qui, momentanément, ponctuellement, les articule ensemble dans un rapport de forces qui les détermine et dont elles cherchent à se déprendre. Ce passage par la matérialité du conflit semble à bien des égards déterminant. C’est par la reconnaissance d’un commun des enjeux de lutte que la construction de ce commun comme nouvelle forme d’universalité à venir peut se faire23.
15Là encore, la communauté ne peut être perçue comme un espace homogène et unitaire, dans la mesure où le demos sur lequel s’appuie la démocratie n’existe pas substantiellement, pré-politiquement. Le demos ne prend forme qu’au travers de l’émancipation conflictuelle des individus qui œuvrent à se déprendre de la minorité dans laquelle la communauté consensuelle les a placés.
16Dès lors, pour en venir à l’objet de recherche qui est le nôtre : comment créer un véritable espace public transnational pleinement investi par les peuples d’Europe ? Si l’on part du principe que la démocratie suppose à la fois un espace commun de revendications et l’émergence d’une conscience collective publique, on peut formuler l’hypothèse suivante : dans quelle mesure un trans-nationalisme agonistique, fondé sur l’émergence d’un commun dissensuel, est-il capable de contrebalancer l’euro-indifférence ambiante ? Autrement dit, en quel sens et jusqu’à quel point le « conflit civil » peut-il conférer à l’Union européenne le dynamisme démocratique qui lui fait actuellement défaut ?
Amplifier les désaccords publics pour politiser l’Union européenne
17Confrontées à une Union européenne déclarée en déficit démocratique, deux conceptions de la politique s’opposent sur la manière d’y envisager une articulation juste entre démocratie et commun politique. La première, libérale, accorde un privilège au vivre-ensemble et, tout en prenant acte du pluralisme raisonnable, fonde la légitimité de la démocratie sur son aptitude à créer un système équitable de coopération entre sujets rationnels. La seconde, radicale, prône une « communauté des égaux », en l’occurrence une communauté fondée sur le dissensus et la mésentente, qui n’a de commun que la vérification de l’égalité et la reconnaissance des « différences en tant que différences » ; en somme, une communauté du partage qui porte néanmoins la trace de sa division originelle. S’agissant de l’Europe politique, on peut poser que la première conception libérale-consensuelle a prévalu jusqu’aux années 1990, se traduisant par un « consensus permissif », une confiance bienveillante des peuples d’Europe envers le processus d’intégration : tant que les élites nationales et supranationales garantissent nos droits et libertés, ainsi qu’un niveau décent de prospérité et de bien-être, nous ne nous opposons pas à la manière dont elles construisent l’Union. Avec le « petit oui » de Maastricht (1992), l’échec du projet constitutionnel (2005), la crise économique de 2008 et les menaces « post-démocratiques24 » qui s’ensuivirent, la conception libérale-consensuelle, visant la constitution d’un peuple unitaire, est remise en question. On assiste alors à l’émergence de positions théoriques mettant en évidence la nécessité d’abandonner l’idéal moniste de consensus demos-cratique pour lui opposer un modèle demoi-cratique25, fondé sur un « pluralisme radical » et sur la création d’une scène polémique entre acteurs politiques diversifiés et demeurant multiples.
18Ainsi, pour Étienne Balibar, l’Union doit devenir « l’enjeu et le cadre des conflits sociaux, idéologiques, passionnels, en bref politiques26 ». Il ajoute : « Une Europe démocratique n’est pas l’expression d’un demos abstrait : c’est une Europe dans laquelle les luttes populaires foisonnent […] une Europe de conflit entre modèles de société antithétiques27. » Pour le philosophe, seule la mise en scène de désaccords publics intereuropéens est à même de sauver l’Europe d’un processus de dépolitisation. Partant, il s’agit pour Étienne Balibar d’interroger l’hypothèse suivante :
La construction européenne acquerrait une légitimité démocratique dans la mesure où elle autoriserait la contestation de ses propres politiques par la majorité de la population. […] Si les résistances aux politiques actuelles de l’UE pouvaient s’organiser de façon, non pas à imaginer un retour du conflit sur le terrain purement national, mais à contester l’autorité de l’Europe elle-même, alors celle-ci serait forcée de se transformer, mais sa légitimité s’en trouverait aussi, paradoxalement, renforcée28.
19Cette conception, nourrie de la démocratie radicale, accorde au conflit et à l’insurgence une place fondamentale dans la constitution du politique et de la mobilisation collective. En effet, l’apparition d’un dissentir public conduit des citoyens qui n’avaient jusqu’alors rien en commun à exprimer le sentiment d’un tort partagé et à former une scène polémique commune à la fois déterritorialisée et post-identitaire. Mais cette position théorique n’est pas sans risque.
20De fait, qu’observe-t-on actuellement en Europe ? Depuis 2005, se produit un « retour du refoulé » populaire européen. Lequel s’exprime notamment par l’indignation, l’insurrection sporadique et pacifique, l’occupation de places urbaines, la mobilisation des réseaux sociaux, ainsi que par une « citoyenneté critique29 » notamment fondée sur l’idée de « contre-démocratie30 ». Si le modèle demos-cratique consensuel a conduit à un déficit démocratique et à une dépolitisation de la vie publique européenne, dans quelle mesure le modèle demoi-cratique agonistique est-il à même de réconcilier les citoyens avec le projet européen tout en contournant le risque de politisation négative et de conflit généralisé ?
Enjeux et limites d’une communauté dissensuelle dans l’Union européenne de la crise
21Si l’idée d’une démocratie européenne fondée sur une conflictualité assumée entre peuples transnationaux semble théoriquement pertinente et peut paraître politiquement innovante, est-elle pour autant viable dans le contexte actuel d’une Union européenne en crise ? Si, pour Jacques Rancière, la démocratie est par excellence le régime de l’excès et du débordement, il convient de réfléchir aux conséquences politiques qu’une démocratie conflictuelle ferait peser sur un objet aussi instable que l’Union européenne.
Structurer les dissensus politiques : la question des partis politiques
22Un moyen d’appréhender les désaccords politiques des citoyens européens consiste à les représenter au travers de partis politiques. Les partis agissent alors comme les porte-parole, les porte-voix des mésententes populaires. Ce faisant, ils les relaient et leur garantissent une large publicité. Ainsi, selon Joshua Cohen, la démocratie ne peut se passer des partis, parce qu’ils fournissent des lieux où « le débat n’est pas réduit tel qu’il l’est dans les organisations locales, sectorielles ou thématiques31 ». Comme le précise à son tour Paul Magnette : « Les partis sont la colonne vertébrale des démocraties. Ils concentrent l’attention politique, compensant la complexité irréductible de la machine décisionnelle, et ils façonnent les idéologies qui rendent possible la socialisation des citoyens32. » Cependant, parmi les acteurs qui façonnent la vie politique à l’échelle de l’Union européenne, les partis européens ne jouent aujourd’hui qu’un rôle de second plan. Certes, ils bénéficient, depuis le traité de Maastricht, d’un fondement juridique certain. Comme le mentionne le traité sur l’Union européenne (TUE) à l’article 10 paragraphe 4 : « Les partis politiques au niveau européen contribuent à la formation de la conscience politique européenne et à l’expression de la volonté des citoyens de l’Union. » Mais cette épaisseur juridique ne participe guère à la mise en scène de véritables débats politiques. Non seulement les partis politiques européens restent peu structurés et peu visibles, mais aussi ils reflètent de moins en moins les antagonismes populaires.
23En effet, alors que la parlementarisation de l’Union européenne aurait dû s’accompagner d’une polarisation des positions politiques, on observe le contraire. Nulle part ailleurs qu’au Parlement européen, des partis dits antagonistes misent autant sur le compromis que sur le consensus. Cet ethos du compromis rend la politique du Parlement peu lisible. Ainsi, selon une étude réalisée en 2008 par Jan Å Johansson33, le groupe du PPE-DE, qui rassemble les partis de centre droit en Europe (dont l’UMP pour la France) et le groupe PSE (socialistes) ont voté dans le même sens sur 97 % des textes (vote final) examinés par le Parlement européen au cours de l’année 2008. La conséquence de cette culture du consensus est double : non seulement les partis politiques européens semblent incapables de représenter les divergences idéologiques des citoyens qui les élisent, mais, de surcroît, cela favorise la dépolitisation des institutions européennes et la montée de l’euroscepticisme. Parce que les citoyens européens ont le sentiment que les partis politiques européens font la même politique, ils sont peu à se déplacer pour les élections européennes.
24Ainsi, en 1979, lors des premières élections au Parlement européen, 62 % des résidents de la Communauté européenne s’étaient déplacés pour élire leurs députés. Au fil des élections, la participation politique des citoyens décline de façon significative. En 1999, le taux de participation passe sous la barre des 50 %. En 2014, il s’effondre à 42 %. Pour Paul Magnette, seuls des partis transnationaux34 et véritablement dissensuels seraient à même de mobiliser l’opinion publique et de représenter les divergences réelles qui traversent les peuples d’Europe.
De l’agonisme démocratique à la politisation négative : dissensus ou dislocation ?
25En outre, si pour Chantal Mouffe, le conflit est bénéfique à la démocratie en ce qu’il permet de mobiliser les passions en les canalisant et de re-politiser une scène publique désertée par des citoyens désabusés par des années de politiques consensuelles, cette position théorique est délicate dans le contexte d’une société en crise, dans laquelle les peuples sont non seulement divisés, mais de surcroît défiants les uns vis-à-vis des autres. Le conflit et l’instauration d’une scène polémique peuvent-ils servir de remède au déficit de confiance qui lie entre eux les peuples d’Europe ? Sans un minimum de confiance, l’agonisme ne se transforme-t-il pas en antagonisme ? Le risque le plus important que l’agonisme démocratique fait peser sur une Union européenne déjà divisée concerne le danger de « politisation négative » : une politisation pour en découdre, pour rejeter, mais qui n’est pas porteuse de propositions alternatives. Comme le note Pascal Perrineau :
L’Europe fait clivage et rejoint les figures de l’« ami » et de l’« ennemi » qui définissent le cœur de la politique. Lorsque l’Europe est entrée en politique, lorsqu’elle a voulu se doter d’institutions et de moyens pour gouverner, le consensus mou et permissif d’antan a laissé la place à un vrai combat politique qui partage l’Union en profondeur35.
26Pour l’auteur, cette déliaison des peuples vis-à-vis du projet européen, et des Européens entre eux, « laisse la place au vote protestataire et ouvre des perspectives à des populismes souvent très chargés en europhobie, qui trouvent dans les institutions européennes le bouc émissaire idéal de tous les maux nationaux36 ». Ainsi, la « politisation négative » de l’Union européenne se manifesterait à travers deux canaux différents, mais complémentaires : l’abstention et le vote pour des partis populistes europhobes. Le premier représenterait plutôt la déliaison des Européens vis-à-vis de la « machine Bruxelles », tandis que le second incarnerait davantage la dislocation des Européens entre eux. Si l’on ne peut contester l’abstention croissante aux élections du Parlement européen, il semble possible de dégager deux hypothèses explicatives : soit les peuples se désintéressent globalement de la question européenne (hypothèse d’une dé-politisation de l’Union européenne), soit ils transforment le moment de l’élection européenne en un plébiscite contre la poursuite de l’intégration européenne (hypothèse d’une politisation négative de la question européenne). L’abstention ne serait pas une fuite, mais l’équivalent d’un « non » polémique, plein et profond, à l’Union telle qu’elle est aujourd’hui. Souffler sur les braises d’une Union, non pas apathique – comme le suppose Chantal Mouffe –, mais profondément disjointe, en jouant la carte de l’agonisme démocratique devient alors un pari audacieux, mais risqué.
Conclusion
27À ce stade de notre réflexion, il est utile de revenir à notre questionnement initial : le pluralisme agonistique peut-il servir de base à l’union des peuples d’Europe ? Autrement dit, l’Union européenne peut-elle construire son horizon politique sur l’idée d’un commun dissensuel uni dans la mésentente ? Si le modèle ranciérien de communauté dissensuelle peut sembler viable en temps « normal37 », qu’implique-t-il en temps de crise, c’est-à-dire en période anormale, « extraordinaire » ? Le peuple du pluralisme agonistique est-il le même en temps normal qu’en temps de crise ? Ou bien, celui-ci connaît-il une certaine inflexion qui rend délicate l’idée d’une politique fondée sur le conflit, le dissensus, la mésentente ? Si le dissensus entre peuples-demoi s’avère fondateur de la démocratie, le dissensus entre peuples-ethnoi, uni sur des bases plus ouvertement ethno-nationalistes, semble davantage avoir pour horizon l’émergence d’une Union antagonistique, dont l’implosion semble dès lors difficilement évitable.
Notes de bas de page
1 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Amsterdam, 2009, p. 186.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 187.
4 Ibid., p. 188.
5 Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard (Folio essais), 1998, p. 244.
6 Ici, la « police » n’est pas entendue au sens de répression, mais comme « activité qui organise le rassemblement des êtres humains en communauté et qui ordonne la société en termes de fonctions, de places et de titres à occuper ». Voir ibid., p. 114.
7 Ibid., p. 188-189.
8 Id., La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée (La philosophie en effet), 1995, p. 14.
9 Pour plus de précisions quant au contexte et aux enjeux de cette parabole, voir le commentaire exhaustif qu’en donne Jacques Rancière (ibid., « Le tort : politique et police », p. 45-50). Dans cet épisode de l’Antiquité romaine, la plèbe, exclue du consulat par les patriciens en 494 avant J.-C., menace de faire sécession et se retire sur les collines de l’Aventin. Ce retrait ne cesse qu’au moment où elle obtient le droit d’élire les tribuns qui la représenteront.
10 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, op. cit., p. 188.
11 Jacques Rancière, La mésentente…, op. cit., p. 49.
12 Chantal Mouffe précise ainsi le terme d’« adversaire » : « L’adversaire est un ennemi, mais un ennemi légitime avec lequel on possède un terrain d’entente parce que l’on adhère tous deux aux principes éthico-politiques de la démocratie libérale : la liberté et l’égalité. Mais l’on diverge sur la manière dont ces principes doivent être appliqués, et une telle divergence ne peut être résolue grâce à une discussion rationnelle ou délibérative. » Voir Chantal Mouffe, The Democratic Paradox, Londres, Verso, 2000 (traduction personnelle).
13 Chantal Mouffe, « Pour un pluralisme agonistique », Revue du MAUSS, 2, 1993, p. 102.
14 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, op. cit., p. 187.
15 Id., Aux bords du politique, op. cit., p. 132.
16 Ibid., p. 136.
17 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, op. cit., p. 319.
18 Ibid.
19 Voir Claude Lefort, « La question de la démocratie », dans Essais sur le politique xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 17-30.
20 Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 163.
21 Pour Rancière, le « dissensus » est « une rupture dans le sensible », c’est-à-dire une « mise en litige » des données d’une situation particulière. Le dissensus, en tant qu’« essence de la politique », est le moment qui vient bouleverser le partage du sensible – entendu comme un tout organisé, « objectivisé » et saturé par « les experts du pouvoir » – institué par la police.
22 Ibid., p. 166, je souligne.
23 Judith Revel, « Construire le commun : une ontologie », Rue Descartes, 67/1, 2010, p. 74.
24 Pour Jürgen Habermas, la « post-démocratie européenne » renvoie à la concentration du pouvoir politique dans le cénacle des chefs de gouvernement, notamment français et allemand – ceux-ci étant alors en mesure d’imposer leurs accords aux parlements nationaux. Voir Jürgen Habermas, La constitution de l’Europe, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard (NRF Essais), 2012.
25 Voir notamment Kalypso Nicolaïdis, « The New Constitution as European “Demoi-cracy” ? », Critical Review of International Social and Political Philosophy, 7/1, 2004, p. 76-93.
26 Étienne Balibar, « Pour en finir avec l’Union des technocrates et des banquiers. Un nouvel élan, mais pour quelle Europe ? », Le Monde diplomatique, 720, mars 2014, p. 17.
27 Ibid.
28 Id., « Comment résoudre l’aporie du “peuple européen” ? », dans Alain Badiou, Étienne Balibar et al., Le symptôma grec, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2014, p. 27.
29 Voir Pippa Norris, Democratic Deficit. Critical Citizens Revisited, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
30 Voir Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Points, 2014.
31 Joshua Cohen, « Deliberative and Democratic Legitimacy », dans James Bohman, William Rehg (dir.), Deliberative Democracy. Essays on Reason and Politics, Cambridge, MIT Press, 1997, p. 86.
32 Paul Magnette, Le régime politique de l’Union européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 264.
33 Disponible à l’adresse : http://www.observatoiredeleurope.com/Majorites-sovietiques-auParlement-europeen-l-etude-qui-derange_a1162.html (consulté le 18 mars 2014). À ce sujet, voir également : René Lindstädt, Jonathan B. Slapin, Ryan J. Vander Wielen, « Balancing competing Demands : Position taking and Election Proximity in the European Parliament », Legislative Studies Quarterly, 36/1, 2011, p. 37-70.
34 On pourrait ainsi envisager une mutualisation nominale des partis politiques européens, ce qui rendrait les antagonismes idéologiques plus clairs et les équilibres partisans plus lisibles au sein du Parlement européen. Les élections européennes seraient alors l’occasion d’établir et de voter pour des listes politiques transnationales communes (par exemple, un « Parti de la droite européenne »), plutôt que pour des listes ancrées dans le contexte strictement national (du type : UMP français, CDU-CSU allemand, PP espagnol, UDC italien, etc.).
35 Pascal Perrineau, « Quelques questions », dans Yves Charles Zarka (dir.), Refaire l’Europe avec Jürgen Habermas, Paris, PUF (Fondements de la politique), 2012, p. 75.
36 Ibid., p. 76.
37 Nous nous référons ici à la terminologie qu’emploie Thomas Kuhn pour désigner l’évolution cyclique des paradigmes scientifiques. Voir Thomas Samuel Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, trad. Laure Meyer, Paris, Flammarion, 1983.
Auteur
Embre du Centre de recherches politiques (CEVIPOF) de Sciences Po Paris où elle est chargée de cours. Docteure en sciences politiques, elle est notamment spécialiste des processus démocratiques au sein de l’Union européenne.
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