Logique du pieux, logique du superstitieux
Réponse de Chantal Jacquet
p. 275-281
Texte intégral
1Avant tout, il faut saluer les remaniements profonds apportés par Daniel Garber à la version orale provisoire de son texte, au point que le titre initial, « Les usages politiques de la superstition », a fait place à un nouvel intitulé : « Anthropomorphisme, téléologie et superstition : la politique de l’obéissance dans le Traité théologico-politique de Spinoza ». Ce changement n’est pas purement cosmétique car la thèse de fond a été sensiblement modifiée et porte moins sur un usage positif de la superstition que sur la transformation du préjugé téléologique et de l’anthropomorphisme en auxiliaires inattendus de la religion et de la vertu. Daniel Garber soutient, en effet, d’une manière forte que Spinoza « n’élimine pas complètement la vision anthropomorphique de Dieu, mais d’une certaine manière la transforme en quelque chose de positif, quelque chose qui conduira les hommes à la vertu et étaiera la stabilité de la société ». Pour établir cette thèse, il reprend d’abord la genèse du préjugé de la finalité qui tourne à la superstition dans l’appendice de la partie I de l’Éthique. Il analyse ensuite les causes et la nature de la superstition à partir de la préface du Traité théologico-politique en montrant comment elle se noue à l’illusion d’une finalité dans la nature et à une conception anthropomorphique de Dieu. Il se penche alors sur les dogmes de la foi universelle pour mettre en évidence enfin la vision téléologique et anthropomorphique qui les sous-tend et pour restituer son noyau de positivité au service d’une politique de l’obéissance.
2Cette reformulation du titre et de la thèse dissipe une possible ambiguïté, celle du glissement de la superstition au préjugé de la finalité et de leur identification dans le cadre des dogmes de la foi universelle. Le fait indéniable que la superstition puisse se nourrir d’une vision téléologique et qu’elle possède une structure analogue à la pensée finaliste n’implique pas, en effet, leur assimilation. Ainsi, il est clair que la croyance dans les dogmes de foi universelle énoncés au chapitre XIV du Traité théologico-politique est sous-tendue par une vision téléologique et anthropomorphique de Dieu, sans être pour autant une forme de superstition. Spinoza prend soin de distinguer dans la préface du Traité théologico-politique1 la religio vana, la religion vaine, marquée par la superstition et la crédulité, et la vera religio, la vraie religion, qu’il associe à la parole de Dieu et à la foi véritable2. Si cette foi véritable consiste moins à obéir à des dogmes vrais que pieux et ne repose pas nécessairement sur des idées adéquates, elle n’est pas réductible pour autant à de la crédulité superstitieuse. Le ressort de cette croyance n’est pas la crainte, comme c’est le cas dans la superstition, mais la confiance dans l’idée que l’amour du prochain, c’est-à-dire la pratique de la justice et de la charité, assure le salut.
3À partir de cette distinction préalable, il s’agira de développer deux séries de réflexions inspirées par la thèse de Daniel Garber et d’analyser la logique du superstitieux, d’une part, et la logique du pieux, d’autre part.
La logique du superstitieux
4L’originalité de la démarche de Daniel Garber tient au fait qu’il ne considère pas de manière simpliste que la connaissance vraie viendra à bout des préjugés issus de l’anthropomorphisme, de la finalité et de la superstition, comme la lumière chasse les ténèbres, mais qu’ils demeurent partiellement irréductibles et qu’ils ont de surcroît une positivité. La critique des conceptions erronées ne conduit pas à leur éradication systématique. « Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est ôté par la présence du vrai en tant que vrai3 », nous dit Spinoza. À cet égard, la superstition a beau être critiquée, elle ne saurait définitivement disparaître, car elle récidive à la manière d’une idole baconienne.
5Daniel Garber a justement rappelé que la superstition naît de la crainte de perdre les choses qui importent pour nous et du désir insatiable des biens de fortune et il a montré comment elle s’entrelace à une vision téléologique et anthropomorphique pour former un complexe de préjugés invétérés. Parallèlement à ses analyses, je voudrais mettre l’accent sur les raisons pour lesquelles la superstition, malgré ses formes fragiles et labiles, ne peut être totalement éradiquée et possède un caractère irréductible et résistant.
6Les causes de sa persistance tiennent moins au fait qu’elle s’enracine dans le préjugé de la finalité qu’à la nature de la crainte qui en est à l’origine et à la soumission nécessaire de l’homme à une logique des possibles. La superstition est fille de la crainte liée à l’incertitude concernant l’issue favorable ou non de nos désirs insatiables. C’est parce que nous ignorons l’issue de ce que nous désirons vivement et que nous ne pouvons pas avoir d’avis arrêté à ce sujet que nous adoptons des croyances et des pratiques superstitieuses destinées à prévoir et à infléchir le cours de ce qui va advenir, s’il nous paraît défavorable.
7Si les choses sont indifférentes, l’incertitude de leur avènement n’enclenche aucune attitude superstitieuse. Si nous savons que le bien désiré est certain, nous sommes joyeux et en sécurité et nous ne cédons pas à la superstition. Si nous savons qu’il est impossible que ce bien advienne, la crainte qui cause la superstition disparaît pour faire place à la tristesse et au désespoir. Par conséquent, si nous savions que les choses désirées sont nécessaires ou impossibles, alors il n’y aurait pas de superstition. C’est l’idée du possible avènement ou empêchement de nos insatiables désirs qui explique que la superstition est sans cesse alimentée.
8Il n’existe en réalité que deux modalités ontologiques connues : être ou ne pas être, la nécessité ou l’impossibilité, mais il y a trois modalités anthropologiques vécues : à être ou ne pas être, l’homme ignorant rajoute le peut-être. Dans le scolie I de la proposition XXXIII d’Éthique I, Spinoza précise bien que le possible et le contingent ne sont que des appellations, des manières de parler reposant sur un défaut de connaissance. Mais ce défaut de connaissance ne conduit pas à faire l’économie de ces concepts qui font l’objet d’une définition en bonne et due forme dans l’Éthique IV :
Définition III : Les choses singulières, je les appelle contingentes, en tant qu’à l’examen de leur seule essence, nous ne trouvons rien qui pose nécessairement leur existence, ou bien qui l’exclue nécessairement.
9Définition IV : Ces mêmes choses singulières, je les appelle possibles, en tant qu’à l’examen des causes qui doivent les produire nous ne savons pas si ces causes sont elles-mêmes déterminées à les produire.
10Les modes qui ne comprennent pas de contradiction interne ne peuvent ni être dits impossibles ni nécessaires, puisque leur essence n’enveloppe pas l’existence. Ils peuvent donc être dits contingents. La question de la contingence se déplace alors sur celle de la possibilité, car il s’agit de savoir s’il y a des causes qui rendent impossible ou nécessaire l’existence des choses, étant donné que rien dans leur essence ne permet de trancher en un sens ou l’autre. Par suite, nous ne pouvons pas faire autrement que de raisonner avec la catégorie de possible, tant que nous ignorons si les causes qui posent l’existence de ce que nous désirons sont déterminées ou non à les produire.
11Cela tient à notre statut ontologique de modes finis qui ne peuvent embrasser l’enchaînement infini des causes déterminées à produire ou ne pas produire un événement. Pour l’usage de la vie, il faut donc considérer les choses comme des possibles. C’est ce que dit expressément Spinoza dans le chapitre IV du Traité théologico-politique :
Ajoutons que nous ignorons totalement la connexion et l’enchaînement même des choses, c’est-à-dire de quelle façon les choses sont véritablement ordonnées et enchaînées ; donc pour l’usage de la vie, il vaut mieux – bien plus c’est indispensable – considérer les choses comme possibles4.
12Ainsi, c’est le maintien nécessaire de la catégorie de possible qui est la porte ouverte à la superstition. Les choses, au lieu de nous apparaître comme nécessaires ou impossibles, nous apparaissent comme des possibles également susceptibles d’advenir et, en proie aux affres de la fluctuatio animi, nous tentons de prévoir l’imprévisible pour calmer la crainte et faire pencher la balance de notre côté par un comportement qui échappe aux lois ordinaires des événements, car ces lois ne nous donnent aucune réponse. Nous allons donc chercher des signes, des présages ou des prodiges pour déterminer s’il y a des causes qui vont ou non produire ce que nous craignons ou désirons.
13Si le mécanisme du prodige reproduit la vision téléologique, dans la structure du présage, ce n’est pas tant le préjugé de la finalité qui est en jeu que la pensée imaginative et une conception erronée de la causalité, qui repose sur des associations et analogies avec une situation heureuse ou malheureuse passée. « Si lorsqu’ils sont en proie à la crainte, ils voient arriver quelque chose qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent y trouver l’annonce d’une issue heureuse ou malheureuse, et pour cette raison, bien que déçus cent fois, ils le nomment présage favorable ou funeste5. » Or nous ne pouvons pas faire autrement que de penser par signes face aux possibles, tant que nous ignorons si les causes qui posent l’existence de ce que nous désirons sont déterminées ou non à les produire. Tenaillés par la crainte, nous allons chercher des indices jusque dans les entrailles des animaux.
14La superstition s’enracine en définitive dans la recherche d’une forme de puissance au sein de l’impuissance parce que nous ne savons pas ce qui va advenir et ne pouvons pas le savoir. Nous faisons comme si tout et son contraire étaient possibles pour satisfaire nos désirs immodérés. L’attitude superstitieuse constitue donc la version inadéquate de la puissance d’agir. Elle possède une positivité, car elle exprime un refus de se laisser ballotter par la fortune, mais cette recherche d’une prise repose sur une méprise et redouble l’impuissance. Dans l’impuissance, c’est donc bien toujours une puissance d’agir qui s’affirme, mais une puissance de degré moindre ou amoindri, car l’action se retourne en son contraire. La superstition ne cesse pas pour autant, elle renaît de ses cendres, puisque l’avenir de nos désirs n’est jamais sûr. Ainsi on change de superstition, mais pas la superstition.
15Cette situation métaphysique, qui explique que le plus sage des hommes n’est jamais à l’abri de la superstition dès lors que la fortune cesse de lui être favorable, peut faire l’objet d’une exploitation politique et précipiter la multitude dans la servitude, notamment dans le cadre du régime monarchique. C’est ce que constate Spinoza en se plaçant sous l’égide de Quinte-Curce dans la préface du Traité théologico-politique : « Pour gouverner la multitude, il n’est rien de plus efficace que la superstition. D’où vient qu’on la pousse très facilement, sous couleur de religion, tantôt à adorer ses rois comme des dieux, tantôt à les exécrer comme le fléau du genre humain6 ». « Si la foi n’est plus que crédulité et préjugés7 », Spinoza distingue toutefois la religion vaine de la religion vraie, qui ne sont pas régies par les mêmes règles, la première obéissant à la logique du superstitieux, la seconde à celle du pieux.
La logique du pieux
16Comme le rappelle Daniel Garber, « la foi ne requiert pas tant des dogmes vrais que des dogmes pieux8 ». La logique du pieux repose non pas sur la norme du vrai, mais sur celle de l’obéissance au commandement de l’amour du prochain. Dès lors, elle peut inclure aussi bien des dogmes vrais que totalement erronés, à condition toutefois « que celui qui les embrasse en ignore la fausseté9 ». Ce qui préside à leur admission, c’est leur aptitude à faire plier l’homme au commandement divin. Dans ce cadre, des préjugés peuvent avoir droit de cité en vertu de leur capacité à induire un comportement juste et charitable.
17Daniel Garber donne ainsi à voir le renversement de perspective qui s’opère chez Spinoza et qui est souvent demeuré inaperçu. Il montre comment la vision téléologique du monde et la conception anthropomorphique de Dieu, critiquées dans l’appendice de la partie I de l’Éthique, peuvent avoir des effets salutaires en devenant des auxiliaires nécessaires de la vie morale pour les hommes qui ne vivent pas sous la conduite de la raison. Daniel Garber a raison de souligner que ce recyclage des préjugés au service de la loi de l’amour du prochain et de la pratique de la justice et de la charité s’enracine dans le constat que les hommes ne sont pas tous également capables de concevoir les règles de vie comme des vérités éternelles, mais que la plupart d’entre eux les perçoivent sous la forme de commandements auxquels ils sont tenus d’obéir. À cet égard, on ne peut que souscrire à sa conclusion :
Pour être obéissante, la personne imparfaitement rationnelle a besoin de la foi, de la croyance en un législateur tout-puissant qui impose un ordre au monde, qui récompensera ceux qui obéissent à ses lois et punira ceux qui les violent. C’est, par essence, la conception téléologique de la nature et une conception anthropomorphique de Dieu. Ce qui revient à dire que l’obéissance requiert qu’une personne imparfaitement rationnelle possède une conception téléologique et anthropomorphique de la nature.
18Dans le prolongement de ses analyses, il faut souligner que ce n’est pas seulement la conception téléologique et anthropomorphique qui est réintroduite positivement dans le cadre des dogmes de la foi universelle, mais l’ensemble des opinions et préjugés nécessaires pour pouvoir obéir. La logique du pieux est par essence une logique de l’imagination, car chacun adapte les dogmes à sa compréhension et les interprète selon sa complexion. Dès lors, c’est toute la connaissance du premier genre qui se trouve réhabilitée et réinvestie dans la mesure où elle est un auxiliaire de l’obéissance. Loin de bannir les opinions et les idées imaginatives, Spinoza les présente comme une nécessité impérative :
Chacun, nous l’avons déjà dit, est tenu d’adapter (accommodare tenetur) ces dogmes de la foi à sa compréhension et de les interpréter pour lui-même de la façon qui lui semble propre à les lui faire adopter le plus facilement, sans aucune hésitation et avec un assentiment entier, afin d’obéir à Dieu avec le complet assentiment de son âme. Car de même que la foi […] fut jadis révélée et écrite suivant la compréhension et les opinions des prophètes et du vulgaire de ce temps, de même également chacun est aujourd’hui tenu de l’adapter à ses opinions afin de l’embrasser sans aucune réticence de la pensée ni aucune hésitation10.
19Là encore on observe un renversement de perspective : tandis que dans l’appendice de la partie I de l’Éthique, la diversité des opinions est source de controverses et porteuse de discorde, elle devient dans le chapitre XIV du Traité théologico-politique le réquisit d’une obéissance efficace et un pilier de la concorde grâce à la pratique de la justice et de la charité. Il y a donc une positivité de la diversité des opinions, y compris des plus stupides et fantaisistes, inhérente à cette logique du pieux. C’est d’ailleurs bien la raison pour laquelle « il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’interpréter les fondements de la foi à partir de sa complexion11 ». Ainsi peu importe à la foi que certains imaginent le salut et la perdition sous la forme d’un paradis avec des houris et d’un enfer avec des flammes ou que d’autres pensent avec Salomon que le supplice de l’insensé n’est rien d’autre que sa sottise, du moment que tous obéissent à la loi de l’amour du prochain. Ce qui se joue ici, c’est la reconnaissance d’une efficace et d’une performativité de l’imaginaire supérieures à celles de la raison dont le caractère universel affecte moins l’esprit du vulgaire que les opinions singulières adaptées à sa complexion. Les meilleures raisons ne produisent pas toujours les meilleures œuvres. C’est pourquoi, dans cette logique du pieux, un bon préjugé peut être préférable à un jugement vrai.
Notes de bas de page
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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