Adéquation et correspondance dans le rationalisme spinoziste : la bande de Mœbius
Réponse de Pascale Gillot
p. 135-142
Texte intégral
1La contribution de Knox Peden, centrée sur la conception spinoziste de l’idée vraie, marque la place singulière que Spinoza, et le rationalisme spinoziste en particulier, peuvent jouer dans la philosophie contemporaine. De façon plus spécifique, cette analyse met en relief la fécondité d’une telle référence, dans la mesure où l’étude d’une certaine réactivation contemporaine de la conception spinoziste de la vérité permet de mettre en perspective des traditions souvent – artificiellement – opposées au xxe siècle, à savoir la « philosophie continentale » d’une part, la « philosophie analytique » d’autre part.
2Il s’agit donc, pour Knox Peden, d’examiner certains enjeux de la reprise au xxe siècle de l’épistémologie spinoziste dans le sens d’un rationalisme intégral, rationalisme d’un type particulier car irréductible aussi bien au naturalisme qu’à l’idéalisme. Il s’avère, en effet, qu’un point de rencontre possible entre la tradition continentale et la tradition analytique est précisément constitué par la relecture de la conception spinoziste de l’idée vraie comme idée adéquate par deux auteurs majeurs de ces deux traditions : Louis Althusser pour la première, et Donald Davidson pour la seconde. Plus fondamentalement, la mise au jour par Knox Peden de cette « convergence objective » autour du spinozisme à l’œuvre chez ces deux philosophes fait apparaître des lignes de clivage là où on ne les attendrait pas nécessairement, en l’occurrence à l’intérieur même de chacune de ces traditions.
3Ainsi, le rationalisme anti-idéaliste d’Althusser s’empare de la théorie spinoziste de la vérité comme adaequatio et convenientia, contre toute problématique du « critère » extrinsèque de vérité, théorie conduisant à la définition singulière du vrai comme indice de soi et du faux. Dans ces conditions, la coupure entre le vrai et le faux s’effectue indépendamment du supposé jugement d’un sujet connaissant, puisque la connaissance, l’enchaînement des idées adéquates, sont conçus sur le modèle d’une production, et non sur celui de la représentation, en l’occurrence la représentation d’un sujet de connaissance qui jugerait de la valeur de vérité de ses idées-représentations. Althusser mobilise donc cette conception spinoziste du vrai et de sa distinction d’avec le faux pour récuser à la fois l’idéalisme des théories du sujet connaissant (d’obédience cartésienne) et la tradition empiriste-positiviste. Quant à la perspective de Donald Davidson, qui est celle d’une épistémologie anti-naturaliste, elle revendique un modèle de la vérité comme indice de soi pour s’opposer également à un courant empiriste (fût-il renouvelé) à l’œuvre dans la philosophie analytique, courant représenté en particulier par l’épistémologie naturalisée de Quine.
4Ainsi, si le rapprochement ponctuel, la convergence dessinée par Knox Peden, se révèlent décisifs, c’est aussi dans la mesure où chacune de ces traditions se trouve elle-même traversée par une ligne conflictuelle. Du côté de la philosophie analytique, cette ligne oppose la conception davidsonienne de la vérité au naturalisme (positiviste) de Quine. Du côté de la philosophie française, la ligne sépare une conception althussérienne inscrite dans le sillage de Spinoza et de l’affirmation du primat de l’idée vraie dans le Traité de la réforme de l’entendement par exemple (ainsi s’entend la célèbre formule habemus enim ideam veram, « l’idée vraie, nous l’avons en effet »), également au cœur de la conception de la vérité comme norma sui dans l’Éthique1, et une conception « cartésiano-husserlienne » qui indexe la théorie de la vérité à la théorie du sujet connaissant, du sujet du jugement : le sujet véridictionnel cartésien, doté de la faculté de discriminer entre les idées claires et distinctes et les idées obscures et confuses.
5La référence à Spinoza se focalise donc sur sa théorie de la vérité et sur son rationalisme, qui implique un jeu d’enchevêtrement remarquable entre le modèle de la correspondance ou convenientia, relation extrinsèque à l’objet, s’agissant de l’idée vraie, et le modèle de l’adaequatio, ou cohérence intrinsèque, « sans relation à l’objet », s’agissant de l’idée vraie définie comme idée adéquate.
6Rappelons que le modèle de la convenance est posé à titre axiomatique dès le début de l’Éthique I (axiome 6), en un énoncé lapidaire : « L’idée vraie doit convenir avec ce dont elle est l’idée (Idea vera debet cum suo ideato convenire)2. » Quant au modèle de l’adéquation, il se donne à lire dans la définition même de l’idée adéquate, dans l’Éthique II (définition 4) :
Par idée adéquate (idea adaequata), j’entends une idée qui, en tant qu’on la considère en soi sans rapport à l’objet (sine relatione ad objectum), a toutes les propriétés ou dénominations intrinsèques (denominationes intrinsecae) de l’idée vraie (idea vera)3.
7Correspondance (l’idée vraie dans sa dénomination extrinsèque, en tant qu’elle se trouve rapportée à l’objet) et cohérence (l’idée vraie comme idée adéquate, l’idée considérée en soi, selon un critère intrinsèque, indépendamment de sa référence à l’objet) apparaissent de la sorte, non comme deux modèles contradictoires de la vérité, mais plutôt comme deux façons de considérer l’idée vraie, en sa nature d’idée ou bien selon sa référentialité, suivant cette logique du « tantôt, tantôt », ou encore, selon une terminologie plus ancienne, du parallélisme, qui s’énonce dans la proposition 7 de l’Éthique II. Aussi faut-il se garder d’un contresens dans la lecture de l’explication qui suit la définition 4 de l’Éthique II : « Je dis intrinsèques, pour exclure celle qui est extrinsèque (extrinseca), à savoir la convenance (convenientia) de l’idée avec ce dont elle est l’idée4. »
8L’exclusion dont il est ici question ne peut être entendue comme une contradiction entre deux régimes de vérité, l’un cohérentiste, et l’autre correspondantiste, puisque, fondamentalement, l’idée vraie et l’idée adéquate sont une seule et même chose, à savoir la même idée, considérée tantôt sous un aspect (la nature de l’idée en tant qu’idée, ou concept de la Pensée), tantôt sous un autre aspect (la relation de convenance de l’idée à son idéat). Du reste, si la convenance de l’idée vraie avec son « objet » est de l’ordre d’un axiome dans la philosophie de l’Éthique, c’est parce que la correspondance de l’idée vraie avec son idéat (ideatum) est nécessairement et immédiatement donnée, en vertu même de la vérité de l’idée, sans qu’une telle correspondance doive être garantie par une médiation autre que celle de l’idée elle-même, comme le serait par exemple son éventuelle puissance représentative, dont un sujet connaissant pourrait juger indépendamment de l’être formel de l’idée.
9En quelque sorte, la cohérence fonde la correspondance chez Spinoza, dans la mesure où son épistémologie exclut tout « représentationalisme », la vérité de l’idée ne résidant pas dans sa fonction supposée d’« image » de l’idéat, mais dans son adéquation, de sorte que sa fonction référentielle est posée comme nécessaire : l’idée vraie, à titre axiomatique, doit convenir avec ce dont elle est l’idée, point n’est besoin de le démontrer. La fonction référentielle de l’idée claire et distincte ne détient aucun caractère douteux, ne constitue pas par soi un « problème » dont la résolution passerait par une certaine théorie de la connaissance : tel est le point qui sépare l’épistémologie spinoziste de la théorie cartésienne de la connaissance elle-même fondée sur une théorie de la certitude5.
10L’analyse des références contemporaines à la théorie spinoziste de la vérité permet ainsi stratégiquement de mettre en résonance deux traditions philosophiques en apparence complètement distinctes, celle de la philosophie française issue de l’épistémologie de Cavaillès, Bachelard, Canguilhem, représentée par Althusser, et celle de la philosophie analytique représentée par l’épistémologie cohérentiste de Donald Davidson, épistémologie articulée à la thèse suivant laquelle « la cohérence entraîne la correspondance6 ».
11Knox Peden montre la façon dont la mobilisation de la théorie spinoziste du vrai permet à chacune de ces traditions d’éviter deux écueils, le premier étant l’écueil de l’empirisme (l’épistémologie naturalisée de Quine, le mythe du donné, le positivisme), l’autre écueil étant celui de l’idéalisme : comment éviter, dans le cadre d’un rationalisme intégral, affirmant le primat de la vérité, la représentation métaphysique d’un sujet de vérité ? Ainsi chez Davidson, ce qui vient en premier, c’est la vérité, non le sens ou la signification. Du côté d’Althusser, le problème, similaire, est le suivant : comment demeurer rationaliste, rationaliste intégral, tout en ne sombrant pas dans le piège de l’idéalisme spéculatif et de la théorie du sujet de vérité d’obédience cartésienne ? Tel est l’enjeu central du texte de Knox Peden.
12La dimension analytique ayant été particulièrement travaillée par Knox Peden dans sa contribution, je souhaiterais pour ma part insister plus particulièrement, dans le champ de la philosophie française, sur la perspective développée par Althusser à propos de la vérité, en référence explicite à Spinoza. Le rôle du rationalisme spinoziste apparaît fondamental pour l’épistémologie althussérienne, non seulement dans les passages de Lire le Capital évoqués par Knox Peden, mais aussi, me semble-t-il, dans deux autres textes non mentionnés dans l’exposé.
13Il s’agit, d’une part, des Éléments d’autocritique de 1974, en particulier du chapitre 4 intitulé « Sur Spinoza7 », dans lequel Spinoza apparaît comme le premier philosophe permettant d’opérer la coupure entre la science et l’idéologie. Il s’agit, d’autre part, de la deuxième des conférences qu’Althusser avait prononcées dans le cadre du séminaire de 1963-1964 consacré à la question de la psychanalyse et des sciences humaines8, conférence dans laquelle se trouve explicitement opposé le modèle spinoziste de l’esprit au sujet cartésien, entendu comme sujet de vérité.
14Dans ces deux textes, Spinoza se trouve, en effet, identifié au philosophe anti-cartésien par excellence, permettant de contrer la tradition d’une théorie de la connaissance subordonnée à la représentation idéaliste d’un sujet connaissant. Ainsi Spinoza, avec le modèle de la connaissance comme production (Traité de la réforme de l’entendement), posant l’autonomie du devenir des idées adéquates qui enveloppent par elles-mêmes affirmation et négation9, propose une théorie très singulière de la vérité comme norme d’elle-même et du faux, autrement dit une théorie de la vérité sans sujet véridictionnel, une théorie de la connaissance comme procès sans sujet avant la lettre. La référence à Spinoza permet de maintenir une théorie rationaliste de la connaissance, en posant le primat de la vérité (puisque la vérité est du registre du toujours-déjà), sans en passer par le schème cartésien d’un sujet connaissant qui devrait garantir (outre la caution métaphysique divine) le passage de l’idée claire et distincte à l’idée vraie. Il se trouve que l’ensemble de ce dispositif cartésien, mettant en jeu le couple doute-certitude, peut être court-circuité, grâce à la conception spinoziste de la connaissance comme production, connaissance à ce titre émancipée de toute juridiction d’un sujet de vérité. Ce dernier point est particulièrement développé dans la deuxième conférence du texte de 1963-1964, Psychanalyse et sciences humaines10.
15À cet égard, je voudrais reprendre la formule cruciale utilisée par Knox Peden dans son texte, celle de la « bande de Mœbius », dont on sait par ailleurs l’importance qu’elle occupe dans les travaux de Lacan, qui sont aussi au centre du séminaire d’Althusser, « Psychanalyse et sciences humaines ».
16Cette figure donne à entendre le caractère structurellement enchevêtré, dans l’épistémologie spinoziste, de l’adaequatio (l’intrinsèque) et de la convenientia (l’idée vraie comme idée adéquate doit convenir avec ce dont elle est l’idée). Une telle indissociabilité affirme le caractère complet des critères intrinsèques du vrai (l’adaequatio) et marque précisément l’émancipation de l’épistémologie rationaliste de la connaissance à l’égard de la problématique idéaliste du sujet de vérité. En d’autres termes, il apparaît que, dans la perspective même de Spinoza, si l’on se réfère aux caractérisations respectives, précédemment mentionnées, de l’idée vraie et de l’idée adéquate, la correspondance (rapport de convenance de l’idée à son objet, à son idéat) et la cohérence (détermination intrinsèque de l’idée en tant qu’elle est une chose, douée d’une puissance propre, enveloppant par elle-même son affirmation ou sa négation11), s’agissant de la modélisation de la vérité, sont structurellement intriquées, indissociables. La correspondance est nécessairement liée à la cohérence, dans la mesure précise où la correspondance en régime spinoziste ne peut pas être assurée par un sujet surplombant la processualité des idées adéquates, le processus de connaissance, mais bien plutôt par la nature propre des idées – comme idées adéquates –, lesquelles n’étant pas les idées-représentations d’un sujet connaissant, détiennent par elles-mêmes, au titre de choses (les choses de la pensée) et non d’images, la puissance de s’affirmer elles-mêmes.
17En d’autres termes, la coupure vrai/faux s’opère à même le processus de connaissance, indépendamment de tout acte de jugement, ce qui explique le bouleversement opéré par Spinoza à l’égard de la question de la certitude, dont la première thématisation, cartésienne, se trouve expressément récusée, au même titre que toute conception représentationnelle de l’activité de connaissance. Ainsi peut s’entendre (en écho au habemus enim ideam veram du Traité de la réforme de l’entendement) la proposition 43 de l’Éthique II : « Qui a une idée vraie, en même temps sait qu’il a une idée vraie, et ne peut pas douter de la vérité de la chose12. »
18Une telle proposition, qui ouvre la définition (non cartésienne) de la vérité comme norme d’elle-même13, révèle l’implication réciproque de l’idée vraie et de l’idée adéquate, dans la perspective rationaliste de l’Éthique ; et c’est à partir de cette caractérisation de la vérité comme norma sui que la question de la convenientia ou correspondance entre une idée et son objet apparaît aux yeux de Spinoza comme un faux problème. La distinction vrai/faux ne se trouve pas abolie, mais émancipée d’une théorie du jugement, dans la mesure où, suivant les termes mêmes de l’Éthique, la « norme de vérité » n’est autre que l’idée vraie elle-même. Les critères intrinsèques et les critères extrinsèques du vrai ne peuvent être séparés les uns des autres, de la même façon que, dans une bande de Mœbius, le bord intérieur et le bord extérieur ne peuvent être distingués l’un de l’autre. Cette inséparabilité se trouve très nettement saisie par Althusser, lorsqu’il examine les implications épistémologiques de ce qu’il nomme « l’anti-cartésianisme résolu » de Spinoza.
19À cet égard, il me semble difficile d’adhérer à l’affirmation de Knox Peden selon laquelle Althusser, reprenant à son compte le rationalisme non idéaliste de Spinoza (autrement dit un rationalisme non cartésien, désindexé de la figure du sujet de vérité), échouerait à opérer la « distinction entre l’idée adéquate et l’idée vraie ». Bien au contraire, l’on peut considérer que c’est l’intrication de principe, chez Spinoza lui-même, entre cohérence et correspondance – comme il ressort de l’étonnante définition de l’idée adéquate par les caractéristiques intrinsèques de l’idée vraie, E II, déf. 4 –, qui fonde le caractère non idéaliste de son rationalisme. C’est cette intrication principielle stratégique qu’a perçue précisément Althusser, en particulier lorsqu’il propose sa propre relecture hommage à la théorie spinoziste de la connaissance comme production, processus « sans sujet », et du vrai comme norme de soi-même et du faux, en rapport avec l’éviction chez Spinoza de la notion cartésienne d’un sujet de vérité.
20En ce sens, la question de la coupure entre le vrai et le faux désigne un point de désaccord fondamental entre Spinoza et Descartes. La thématisation du caractère immanent de cette coupure chez Spinoza permet à Althusser de maintenir les catégories de vrai et de faux, contre le relativisme, tout en récusant l’hypothèse idéaliste d’un sujet de vérité.
21Sauver le rationalisme : tel est de manière générale l’enjeu de la référence contemporaine à Spinoza explorée dans l’article de Knox Peden, contre la tendance post-moderne au relativisme, à l’éviction même de la catégorie de vérité.
22À cet égard, sans doute n’est-il pas indifférent que Michel Foucault, à l’époque de L’archéologie du savoir, ait précisément dirigé sa critique contre une conception « épistémologique » de l’histoire des sciences (« l’histoire épistémologique des sciences »)14, incluant Bachelard, Canguilhem, les théoriciens de la « coupure épistémologique » entre la science et l’idéologie, au nombre desquels figurait Althusser lui-même. Selon Foucault, l’histoire épistémologique des sciences est appuyée sur la distinction science/imaginaire, fondée sur une série d’oppositions (vérité/erreur, rationnel/irrationnel, scientifique/non scientifique). Cette analyse historique cherche à savoir « comment une science s’est établie par-dessus et contre un niveau pré-scientifique qui à la fois la préparait et lui résistait d’avance, comment elle a pu franchir les obstacles et les limitations qui s’opposaient encore à elle. G. Bachelard et G. Canguilhem ont donné les modèles de cette histoire. […] elle montre de quoi la science s’est affranchie et tout ce qu’elle a dû laisser tomber hors d’elle-même pour atteindre le seuil de scientificité. Par le fait même, cette description prend pour norme la science constituée ; l’histoire qu’elle raconte est nécessairement scandée par l’opposition de la vérité et de l’erreur, du rationnel et de l’irrationnel, de l’obstacle et de la fécondité, de la pureté et de l’impureté, du scientifique et du non-scientifique ». À distance de cette conception de la distinction rationaliste science-idéologie se trouve promu un autre type d’analyse historique, qui constitue proprement celui de l’archéologie du savoir revendiquée par Foucault. Ce type d’analyse se distingue nettement du précédent (le type d’analyse épistémologique de Bachelard-Canguilhem) dans la mesure où il vise à resituer telle configuration scientifique dans la pratique discursive qui la déborde et à laquelle elle appartient ; analyse archéologique qui tend à désabsolutiser, pourrait-on dire, la distinction bachelardienne entre science et imaginaire, entre science et non-science, entre vérité et erreur, à travers le postulat (foucaldien) d’une absence de discontinuité radicale entre savoir et science. Ainsi s’explique que ce soit le savoir, dans sa transversalité (du scientifique au fictionnel, du littéraire au juridique, des institutions aux stratégies politiques), qui soit la visée de l’archéologie, et non la science comme telle, dont la spécificité est réassignée à l’ordre plus général de l’épistémè et des pratiques discursives.
23Ce qui apparaissait par conséquent insoutenable aux yeux de Foucault dans l’épistémologie rationaliste d’obédience bachelardienne, c’était fondamentalement le maintien des catégories de vérité et d’erreur, et la représentation d’une césure entre vérité et erreur, césure caractéristique d’un rationalisme de type idéaliste.
24Or à rebours de cette perspective foucaldienne et de certains de ses échos dans le « pragmatisme relativiste » de Richard Rorty auquel s’oppose Knox Peden à la fin de son article, il se trouve précisément qu’Althusser maintient le rationalisme fustigé par Foucault, rationalisme hérité de la thématisation bachelardienne de la « coupure » entre le vrai et le faux, tout en évitant le piège de la représentation idéaliste d’un sujet de connaissance garant de la distinction entre vérité et erreur. L’on mesure ainsi l’importance du détour stratégique par Spinoza, et par la conception spinoziste inouïe d’un modèle de vérité comme norme de soi, institué à partir de l’intrication cohérence-correspondance, radicalement affranchi de la notion cartésienne d’un sujet de vérité. Le spinozisme, à ce titre, constitue bien le moyen de sauver le rationalisme, d’échapper aux sirènes du relativisme post-moderne, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler un matérialisme anti-subjectiviste, impliqué par l’affirmation du primat de la pensée (la processualité automatique du vrai comme enchaînement nécessaire des idées adéquates) sur tout « sujet » connaissant.
Notes de bas de page
1 E II, 43 sc., trad. de Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988, p. 172-175.
2 E I, ax. 6, p. 16-17.
3 E II, déf. 4, p. 94-95.
4 E II, déf. 4, explication, p. 94-95.
5 Sur ce point de désaccord frontal entre Spinoza et Descartes, voir en particulier E II, 49 sc., p. 186-187.
6 Voir l’article de Donald Davidson cité par Knox Peden, « A Coherence Theory of Truth and Knowledge », 1983.
7 L. Althusser, Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974, chap. 4, « Sur Spinoza », p. 72-73.
8 L. Althusser, Psychanalyse et sciences humaines. Deux conférences (1963-1964), éd. établie par Olivier Corpet et François Matheron, Paris, Le Livre de Poche, 1996.
9 E II, 48 sc., et 49.
10 Voir en particulier, dans la deuxième conférence de Psychanalyse et sciences humaines, p. 111-118.
11 Voir à cet égard E II, 49.
12 E II, 43, p. 170-171.
13 E II, 43 sc., p. 172-175.
14 M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, en part. chap. 6, p. 244-248.
Auteur
UNIVERSITÉ FRANÇOIS RABELAIS TOURS
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