Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1Avec l’internationalisation croissante des échanges intellectuels, la recherche sur Spinoza a bénéficié durant les dernières décennies de l’apport continu des diverses traditions interprétatives issues non seulement de toute l’Europe, mais également de l’Amérique du Sud. L’organisation annuelle de colloques en Amérique latine et au Brésil depuis une quinzaine d’années, rassemblant des chercheurs parlant espagnol, portugais, italien et français, suivie d’une publication régulière des actes1, a permis d’enrichir le commentaire et facilité la diffusion des interprétations et des courants de pensée, notamment autour de la théorie politique de Spinoza.
2Dès lors le lecteur pourrait s’étonner que les chercheurs nord-américains soient restés extérieurs à ces échanges et que leurs interprétations soient assez rarement mentionnées dans les travaux des commentateurs français, et réciproquement. Hormis quelques colloques et workshops, comme The Chicago Spinoza Conference, publié en 19902, il n’y a guère eu de manifestation d’ampleur, de sorte que les relations entre spinozistes français et américains reposent davantage sur des affinités personnelles que sur des liens institutionnels.
3Sans doute l’obstacle de la langue explique-t-il en partie ce manque de collaboration. Tandis que la référence commune au latin peut faciliter la compréhension des langues dérivées et favoriser les échanges, elle n’est pas d’un grand secours dans le cas présent. Gilles Deleuze et Étienne Balibar mis à part, l’absence de traductions en anglais de la plupart des œuvres de commentateurs français qui ont fait date dans l’Hexagone et qui ont renouvelé l’approche traditionnelle du spinozisme, comme Martial Gueroult, Sylvain Zac, Alexandre Matheron, Pierre Macherey, pour n’en citer que quelques-uns, contribue à conforter cette ignorance réciproque. Les difficultés linguistiques sont renforcées par un obstacle culturel et historique : la propension des Français et des Américains à considérer les langues de Molière et de Shakespeare comme universelles et à négliger l’apprentissage des autres langues, en raison de leur passé colonial ou impérialiste. Cet obstacle, toutefois, n’a rien de rédhibitoire, d’autant plus que les jeunes générations maîtrisent la plupart du temps mieux l’anglais que leurs aînés. La relative imperméabilité des traditions interprétatives française et américaine tient sans doute davantage à une méconnaissance liée à la diversité des présupposés, méthodes et attentes en matière d’histoire de la philosophie. On avance fréquemment que l’histoire de la philosophie américaine repose sur une approche analytique et que l’étude des textes est envisagée avant tout sous l’angle d’une construction d’arguments qu’il s’agit de formaliser pour en éprouver la cohérence logique, tandis que la philosophie française est davantage sensible à l’historicité des concepts et à leur inscription dans un contexte spatio-temporel donné. C’est pourquoi, au-delà de ces lieux communs, il nous a paru nécessaire d’aller y voir de plus près et d’organiser une rencontre permettant un dialogue franco-américain plus poussé.
4On trouvera donc dans cet ouvrage des analyses qui font le point sur les travaux les plus récents concernant Spinoza et le spinozisme en Amérique du Nord, suivies de discussions par des chercheurs français spécialistes des mêmes questions : métaphysique, éthique, héritages et réceptions. Il sera ainsi possible au lecteur français de découvrir, par-delà les intérêts individuels de chaque auteur, les problèmes et les approches qui mobilisent actuellement l’attention sur Spinoza dans les universités américaines. La structure de dialogue adoptée permettra aussi de montrer les convergences et les divergences entre chercheurs anglophones et francophones.
5Ce n’est pas la première fois que nous avons recours à une telle présentation. Il y a quelques années, nous avions réuni certains des principaux spinozistes italiens en leur demandant d’exposer le thème et la méthode de leurs recherches3. Un nombre égal de spinozistes français participaient à la discussion, non pas pour exposer leurs propres vues, mais pour répondre aux suggestions des collègues venus de l’autre côté des Alpes – encore que, bien évidemment, leurs propres conceptions aient pu transparaître dans ces réponses, c’était même l’intérêt de l’opération, comme on le dira plus loin. L’ensemble fut publié sous le titre Spinoza transalpin4, et il donne, nous semble-t-il, à la fois un bon panorama des recherches italiennes et une approche de la différence entre deux démarches ou ensembles de démarches proches et cependant différentes – c’est-à-dire un aperçu de ce que chacun peut apprendre des autres.
6 Nous avons donc réitéré l’expérience en 2016 : quelques-uns des principaux spinozistes des États-Unis et du Canada ont ainsi été invités à présenter leurs travaux, et de nouveau autant de collègues français se sont attachés à leur répondre5. C’est le texte de ces dialogues, réécrits et relus par les auteurs, qui est donné à lire ici. Nous espérons que ce volume sera aussi utile que le précédent et qu’il informera les lecteurs français sur les chemins que prend la recherche spinoziste outre-Atlantique, tout en contribuant à la réflexion sur ce qui, encore une fois, rapproche et sépare deux traditions de pensée. Comme le dit l’Éthique, une approche adéquate d’un phénomène – comme le spinozisme lui-même – ne peut se faire qu’à partir d’une « contemplation de plusieurs choses à la fois », qui détermine à « comprendre en quoi elles conviennent, diffèrent ou s’opposent6 » : c’est bel et bien là l’ambition de cet ouvrage, qui veut faire entendre à la fois les propriétés communes et les propriétés singulières de chaque tradition de pensée.
7Il faut dire ici deux mots de la démarche et des présupposés qui la justifient. Il nous est apparu depuis longtemps que si la philosophie et l’histoire de la philosophie prétendent penser des questions universelles (thèse que nous jugeons en grande partie vraie), elles le font avec des accents spécifiques, qui s’apparentent souvent – mais pas uniquement – aux traits de diverses traditions nationales. Pour en rester à l’histoire de la philosophie, les objets, les démarches, les institutions sont différentes ; le rapport entre la philosophie et son histoire, la relation entre la philosophie et les autres disciplines, le mode d’exposition et de transmission diffèrent bien souvent. La hiérarchie établie de fait dans l’enseignement entre les grandes doctrines n’est pas toujours identique, certains auteurs jugés importants ici sont ignorés là, et les questions mêmes qui sont l’objet de la réflexion sont soumises à de notables variations.
8Ces spécificités nationales ne sont pas éternelles : elles ont elles-mêmes une histoire. Dans le cas de la France, il est certain que la construction de la philosophie universitaire par Victor Cousin et son école a marqué profondément la façon d’aborder les textes et les systèmes, ainsi que l’étude des questions philosophiques elles-mêmes ; l’articulation étroite entre réflexion philosophique et histoire de la philosophie étant d’ailleurs une des caractéristiques de cette philosophie « à la française » – même une fois que la pensée propre de Cousin fut oubliée (et ce dépérissement fut fort rapide). Un lien aussi consubstantiel à l’histoire de la philosophie est semble-t-il absent outre-Atlantique. C’est quasiment le phénomène inverse qui se produit, car loin d’être placé sur l’historicité, l’accent est mis sur l’utilité d’un auteur pour éclairer les débats présents dans une logique héritée du pragmatisme. Ainsi les discussions qui ont cours au sujet des méthodes et des pratiques de l’histoire de la philosophie dans le monde anglo-américain tournent souvent autour de la question de savoir si un auteur passé n’a d’intérêt que dans la mesure où il a anticipé des découvertes scientifiques et philosophiques récentes et où il garde une pertinence dans le cadre des recherches contemporaines7.
9Les conditions d’élaboration d’une telle attitude ne sont pas son seul signe d’historicité, car, une fois construite, une tradition subit des inflexions et des tournants, de même qu’elle reçoit des influences étrangères. Inflexions : Alexandre Matheron a montré, à l’occasion d’une réédition du premier livre de Delbos, que durant les trois premiers quarts du xxe siècle, la recherche française avait obstinément laissé de côté toute considération sur la politique de Spinoza8 ; mais dans le dernier quart, et aujourd’hui encore, on a pu constater que celle-ci était revenue au premier plan (et l’œuvre de Matheron lui-même en a été l’un des premiers témoins, sinon l’élément déclencheur). À l’inverse, aux États-Unis, les recherches restent principalement centrées sur les questions de métaphysique, comme le statut des attributs, d’épistémologie et d’éthique, mais la politique chez Spinoza fait encore largement figure de champ à investir et défricher. À la prolifération des traductions du Traité politique en français fait place leur rareté outre-Atlantique. La traduction du Traité politique par Edwin Curley pour les œuvres complètes de Spinoza est toute récente et date de 2016.
10Influences étrangères : l’introduction de l’idéalisme allemand, puis celle de la phénoménologie ont contribué, avec des retards caractéristiques, à reconfigurer les questionnements de la philosophie française à différents moments de son histoire.
11Une fois constaté le caractère complexe de ces traditions nationales et des démarcations qui les distinguent, il faudrait se demander à quoi tient l’existence de telles différences ; à des raisons internes (l’influence de tel ou tel penseur qui a fait époque – ou de tel problème qui est devenu, dans une certaine culture, pour un temps au moins, incontournable) ; à des raisons institutionnelles (y compris, par exemple, les exercices par lesquels on apprend la philosophie : qui a été formé par des explications de textes a peut-être intégré d’autres structures mentales que ceux qui ont appris plutôt à rédiger des essais ou des analyses historiographiques) ; à des raisons sociales et culturelles plus larges aussi (l’importance de la philologie ou de l’histoire des sciences dans une tradition n’est pas la même que dans une autre). Bien entendu, reconnaître ces traditions n’empêche nullement d’admettre au sein de chacune d’elle les courants spécifiques, les singularités individuelles, et plus encore le rôle de passeurs tenus par certains individus – ceux que leurs origines, leurs intérêts ou leur itinéraire propre ont amenés à chevaucher plusieurs cultures9.
12Car le fait que ces traditions existent ne signifie pas qu’elles soient hermétiquement fermées ; au contraire, elles exercent les unes sur les autres des influences déterminées ; mais pas n’importe quand ni n’importe comment. Il y a des moments où les différentes écoles communiquent peu ; d’autres au contraire où elles entrent en dialogue ; d’autres enfin où elles abordent les mêmes sujets selon des temporalités différentes. L’universalité de la pensée se conquiert à travers les différences et les échanges.
13Ces échanges ont des canaux spécifiques : la lecture et la traduction, certes, mais aussi les voyages, les colloques, les séjours à l’étranger, de nos jours les thèses en co-tutelle, de plus en plus nombreuses. Encore faut-il être attentif aux cadres de référence – et c’est l’un des buts de ce type de rencontres.
14Cela impliquait une certaine procédure : c’est pourquoi nous avons adopté une démarche différente de celle des autres colloques, où chacun vient avec ses thèses ; ici, pour approcher le plus de la frontière, les uns répondent aux autres. C’est peut-être dans ce système de questions/réponses (où souvent les réponses posent elles-mêmes des questions) que l’on voit apparaître, outre les différences individuelles, les grandes lignes de ce qui constitue, à un moment donné, l’ingenium national d’une recherche théorique.
15Ces rapprochements et ces différences, nous ne prétendons évidemment pas en faire la synthèse ici : ce serait vouloir passer par-dessus le moment incontournable de la lecture singulière des textes. À chaque lecteur, donc, de parcourir ce chemin et d’en tirer ce qui lui est profitable10.
Notes de bas de page
1 Le dernier en date, « XIV Coloquio Internacional Spinoza y las Américas. Re-pensar la potencia revolucionaria de la modernidad », a eu lieu à Valparaiso en novembre 2017.
2 Spinoza, Issues and Directions, The Proceedings of the Chicago Spinoza Conference, E. Curley, P.-F. Moreau (éd.), Leyde, Brill, 1990.
3 Le colloque eut lieu en 2010, à la Sorbonne, et fut organisé par deux laboratoires : le CHSPM et le CERPHI (IHPC).
4 Chantal Jaquet, Pierre-François Moreau, Spinoza transalpin, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.
5 Le colloque « Spinoza : France/États-Unis » s’est déroulé les 3 et 4 juin 2016, conjointement à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, organisé par quatre laboratoires : le LCCP (université Paris 8 Vincennes Saint-Denis), le CHSPM (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), le CERPHI (IHPC/IHRIM, ENS Lyon) et le LIS (université Paris-Est Créteil). Les organisateurs étaient Chantal Jaquet, Pierre-François Moreau et Pascal Sévérac, responsables du présent volume, ainsi que Charles Ramond et Jack Stetter, responsables d’une version anglaise conçue suivant des principes en partie différents.
6 Éthique, partie II, proposition 29, scolie.
7 Voir à ce sujet, Yitzhak Y. Melamed, Spinoza’s Metaphysics, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. XIII, qui critique cette tendance comme de nombreux commentateurs spinozistes américains : « In most cases, this demand for relevance has been translated into claims in the form “P is a philosopher worth studying because already in the xth century he suggested views that have only recently been developed by contemporary scientists or philosophers”. »« Dans bien des cas, cette demande de pertinence se traduit par des affirmations du style “P est un philosophe qui vaut d’être étudié parce que déjà au xe siècle il avait suggéré des vues qui ont seulement été développées récemment par des scientifiques et philosophes contemporains”. »
8 Victor Delbos, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, Paris, Alcan, 1893 ; réédition avec introduction d’A. Matheron, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1990.
9 Au-delà de la question propre de la philosophie, voir par exemple Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.
10 Nous tenons à remercier chaleureusement tous les intervenants et plus particulièrement les collègues qui ont pris part à la traduction des textes et sans lesquels cette version française n’aurait pas été possible.
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Spinoza au XIXe siècle
Actes des journées d’études organisées à la Sorbonne (9 et 16 mars, 23 et 30 novembre 1997)
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2008
Spinoza transalpin
Les interprétations actuelles en Italie
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Adam, la nature humaine, avant et après
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