Conclusion. Sciences croisées, concepts décloisonnés
p. 287-291
Texte intégral
1Au terme de cette entreprise – heureusement perfectible sinon que ferions-nous ensuite ? –, trois aspects doivent être retenus.
Un incessant travail en développement
2D’abord, son caractère expérimental, au sens noble du terme, tient au fait de croiser des disciplines longtemps étrangères les unes aux autres, négligeant, voire refusant, même de se parler, oubliant que leur sujet d’étude est le même et que les animaux ne vont pas en morceaux disciplinaires, une aile à l’un, une cuisse à l’autre. Le chemin est long et difficile, mais nous espérons l’avoir assez éclairé, balisé, illustré pour susciter des vocations parmi ceux qui considèrent que le sujet est plus important que les manières de l’étudier et qu’il vaut mieux amender, modifier, transformer celles-ci que réduire, déformer, mal connaître celui-là. Car, faut-il adapter l’instrument au sujet ou réduire celui-ci au premier ? Nous touchons ici une différence forte entre ceux qui privilégient le sujet (nous n’écrivons pas « l’objet » car ce terme porte à découper en tranches ou disséquer en morceaux alors que les animaux vivent) et ceux qui préfèrent l’instrument. Ces derniers auront raison de dire que son réglage cohérent donne des photographies claires, qu’un angle de vue mouvant les rend floues. Mais une bonne position peut aussi conduire à des rendus trop éloignés ou trop rapprochés et toujours semblables – donc à mal voir.
3Justement, le caractère expérimental de l’entreprise réside aussi en cet aspect ; dans le fait que le croisement, s’il est bien conduit en d’incessantes interactions, ne peut qu’inciter les sciences à se transformer à mesure. Histoire et éthologie, par exemple, doivent se nourrir, s’influencer, se modifier afin de déployer la part animale en histoire, d’adopter la dimension historique en éthologie, de réviser chacune ses questions, ses approches, ses acquis. Il en est de même entre l’éthologie et la socio-anthropologie pour intégrer le culturel, le lier au biologique, aller dans les deux sens. Autrement dit, il ne s’agit pas de croiser des sciences aux connaissances stables, ou de croire que l’une, bien campée, va innerver l’autre, ou que l’affaire peut être limitée à un mondain et poli échange d’informations entre sciences de bonne compagnie. Le croisement favorise l’instabilité, qui est souvent la plus féconde situation scientifique. Chaque science doit déstabiliser l’autre, l’inciter à se repositionner, accepter de se modifier à la suite de ce changement, ajuster les attitudes et le savoir en une sorte d’incessant travail en développement, de work in progress pour ceux qui comprennent mieux en anglais. Ainsi, l’interprétation éthologique d’une situation historique aide l’histoire à mieux comprendre, à se renouveler, mais cela fait aussi ressortir des questions ou des failles en éthologie, oblige à réviser celle-ci qui, de nouveau, incitera l’histoire à plus de vigilance. Il en est de même pour tous les croisements. Autrement dit, croiser, c’est marcher sur deux jambes (au moins !), l’une forçant l’autre à avancer le long de la route à tracer.
4Et nous pensons avoir montré que celle-ci n’est pas appauvrissement mais enrichissement, en premier lieu – c’est le principal – du côté du sujet, des animaux. Les croisements permettent de lever en partie le voile sur des êtres toujours regardés de la même manière par certains ou peu regardés jusqu’à présent par d’autres, de voir des aspects nouveaux, de lier des facettes, de révéler une richesse complexe. En second lieu, du côté des sciences, ces ouvertures ne sont pas des reniements ou des négations mais des élargissements : au construit (psychologique, social, culturel, historique, géographique) pour les sciences de la nature ; aux autres vivants et au biologique pour les sciences humaines.
5Ainsi, le construit rend encore plus attentif aux variations animales, auxquelles les sciences de la nature redeviennent sensibles depuis peu, après avoir voulu les gommer, ce qui ne peut que les inciter à écouter des sciences humaines ayant pensé la variabilité depuis longtemps et proposant d’appliquer leurs approches aux animaux. Variabilité individuelle, qui pousse à tester la singularité ou la représentativité, donc à comparer ici et ailleurs, maintenant et autrefois. Variabilité spatiale, qui fait interroger les sociabilités de l’individu dans son groupe spécifique ou hors de ce groupe, avec des individus ou des groupes multispécifiques proches, et les différences avec des individus ou des groupes éloignés, évoluant en des environnements (au sens large : physique, humain, social, culturel) divers. Ce qui veut dire faire de la psychologie, de la sociologie, de l’ethnologie, de la géographie animales. Variabilité temporelle, qui conduit à enquêter sur les différences de comportement, individuelles ou sociales, d’une époque l’autre, sur la variation et l’adaptation de ces comportements dans un environnement lui aussi changeant, donc à s’intéresser aux périodes animales, aux générations biologiques ou sociologiques ou culturelles animales, aux évolutions douces ou aux ruptures, et à contribuer à l’histoire animale.
6De même, l’ouverture de l’anthropologie « au-delà de l’humain » évite de couper artificiellement celui-ci de son environnement, permet de saisir les connexions avec les autres vivants, les signes échangés, les adaptations installées, de faire attention à ces autres et à la communauté1. En effet retour, tout cela permettrait de bâtir et nourrir des approches multispécifiques, n’étudiant pas seulement les relations entre les hommes et les animaux mais aussi entre les diverses espèces animales, à condition d’intégrer le biologique, tout en lui reconnaissant sa dynamique, et d’expliquer et comprendre à plusieurs niveaux du vivant.
7Il faut donc, modestement, contredire des fondateurs de discipline, de l’éthologie – ne croyant qu’au biologique –, de l’histoire – la réservant aux humains –, de la sociologie – ne voyant que des faits sociaux –, etc., contredire ce compartimentage trop étanche, du fait de situations ponctuelles maintenant passées, mais trop maintenu par les successeurs. Donc, contredire surtout l’interprétation que ceux-là ont érigée en tables de loi, par exemple à propos de ce texte célèbre de Marcel Mauss, et Paul Fauconnet oublié, qui vaut acte de fondation de la sociologie et qui vaudrait pour nombre de sciences :
Pour qu’une science nouvelle se constitue, il suffit, mais il faut : d’une part, qu’elle s’applique à un ordre de faits nettement distincts de ceux dont s’occupent les autres sciences ; d’autre part, que ces faits soient susceptibles d’être immédiatement reliés les uns aux autres, expliqués les uns par les autres, sans qu’il soit nécessaire d’intercaler des faits d’une autre espèce. Car une science qui ne pourrait expliquer les faits constituant son objet qu’en recourant à une autre science se confondrait avec cette dernière2.
8Contredisons sur trois aspects. Contrairement à ce qui est répété, il concerne la constitution, pas l’évolution. Il évoque des faits, des réalités, pas des régimes d’explication, substitués aux premiers pour préserver le pré carré. Il concède implicitement, avec le « qu’en » de la dernière phrase, oublié depuis, qu’on peut aussi recourir à d’autres niveaux d’explication, à condition que ce ne soit pas un seul ni pour la totalité. Ce qui laisse du champ aux croisements !
Jusqu’où croiser ? Où l’on veut !
9L’approche concrète permet de dépasser les avertissements qui, selon les interprétations des codes épistémologiques, affirment qu’on peut confronter mais pas plus, à la rigueur mettre en parallèle mais vraiment pas plus, voire hybrider mais absolument pas plus, etc. Les différents horizons du croisement tiennent de la volonté et de l’imagination plutôt que de la possibilité théorique ou de l’autorisation. Chacun peut s’arrêter où bon lui semble, à condition qu’il ne dissuade pas les autres de continuer selon leur goût, leur objectif et surtout… leur réussite, gage de l’intérêt de l’entreprise ! Remarquons que l’organisation intervient aussi. Un seul chercheur franchit plus facilement la frontière, pour s’emparer de questionnements, pour enrôler ou déconstruire puis reconstruire, mais il manie souvent l’autre discipline à sa manière, hétérodoxe, pouvant être fructueuse ou problématique. Des chercheurs respectifs préservent les utilisations orthodoxes mais avec le risque de moins oser passer sur l’autre rive, de prendre moins d’initiatives, d’en rester à un croisement limité.
10Car ces croisements ambitionnent des niveaux différents. L’un réalisable immédiatement, le pluridisciplinaire, qui met en parallèle et confronte les concepts, les méthodes, les lectures, les savoirs. Un autre à construire, l’interdisciplinaire, qui échange, hybride, métisse ; les éventuelles disparités de situation initiale ou les risques de pluralité et d’instabilité épistémiques3 devant être réduits ou contrôlés et restabilisés en faisant. Un autre encore, envisageable à terme, donc à préparer, transdisciplinaire. Celui-ci ne dit pas faire table rase de l’existant mais ajouter un étage pour un travail commun, avec des objectifs, des concepts, des lectures unifiées, ou pour construire une branche, voire une discipline nouvelle, non pas supplantant, mais s’ajoutant à la croisée, comme l’écologie comportementale entre l’éthologie et l’écologie, l’épigénétique entre la génétique, la physiologie et l’écologie, avec l’intérêt de favoriser les circulations, d’enrichir les approches de tous pour des animaux complexes. Ainsi, les propositions de zoosocio-anthropologie montrent à quel point celle-ci est digne d’intérêt et pourrait à terme non pas remplacer l’éthologie, mais l’enrichir, l’élargir, avec la création d’une eth (n) ologie commune vers laquelle convergeraient éthologues et socio-anthropologues de formation, comme l’éthologie actuelle recrute parmi les étudiants biologistes ou psychologues et leur donne un cadre commun. Et une eth (n) ologie historique ferait recruter parmi ces eth (n) ologues et les historiens pour les munir d’une approche unifiée.
La nécessité de décloisonner les concepts
11Cela a été évoqué çà et là au fil des contributions : chaque discipline en dialogue et en croisement avec d’autres a vite besoin de réfléchir à ses concepts et de les confronter pour pouvoir coopérer. Elle peut déjà trouver profit de l’import un concept issu d’une autre science, entre les sciences de la nature ou entre celles-ci et les sciences humaines, pour questionner différemment, voir autrement, amender ses analyses, mais cela exige une acclimatation, une adaptation4. Elle peut aussi enrichir les siens des autres, ce qui suppose des échanges, des rapprochements, des hybridations. Elle peut aboutir avec d’autres sciences à des notions transdisciplinaires, mises en commun et unifiées ou créées, au bout d’une harmonisation. Dans tous les cas, il faut décloisonner les concepts, les sortir de leur acceptation disciplinaire, pour les faire circuler, adopter, adapter, réajuster. C’est souvent l’absence ou l’insuffisance de ce décloisonnement disciplinaire qui incite à croire qu’il n’y a pas de croisement possible, qu’il vaut mieux garder des objectifs bien différents ou alors que c’est à sa discipline d’intervenir exclusivement parce que les siens seraient meilleurs pour l’approche en question5.
12Toutefois, le décloisonnement disciplinaire n’est pas la seule tâche. Qui travaille le passé a souvent difficulté à lire les documents anciens véhiculant des notions différentes des nôtres. Qui recherche hors d’Occident est confronté à des écarts de description et d’analyse à propos des animaux alors que les savoirs locaux sont souvent indispensables. Il est nécessaire de procéder à un décloisonnement dans le temps et dans l’espace, sociétal et culturel, des concepts des uns et des autres, à un effort de comparaison, de rapprochement, de circulation pour éviter les malentendus, faciliter l’exportation de concepts occidentaux pour interroger ou l’importation dans la science occidentale de notions anciennes ou étrangères pouvant être plus opérantes et performantes que les siennes. Enfin, le recours à des concepts issus des sciences humaines suppose de désanthropiser leur définition et de les adapter ci aux espèces animales étudiées. Cette désanthropisation est fondamentale car nombre des concepts utilisés dans les sciences de la nature véhiculent en fait des définitions humaines, ce qui les rend inopérants. Ainsi, tous les débats des dernières décennies sur les intelligences, les consciences, les cultures, les émotions animales sont issus du fait que les réticents véhiculaient ces définitions et donc refusaient ces capacités aux autres espèces. Les multiples décloisonnements seront l’objet d’un prochain volume collectif.
Notes de bas de page
1 Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Bruxelles, Zones sensibles, 2017 [2013], p. 26-32 et 82-91.
2 Paul Fauconnet, Marcel Mauss, « La sociologie : objet et méthode », dans La grande encyclopédie, Paris, Société de la grande encyclopédie, 1901, t. 30, http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/essais_de_socio/T1_la_sociologie/la_sociologie.pdf, p. 5, consulté le 19 août 2019.
3 Vincent Leblan, « Les disciplines mènent à tout à condition d’en sortir », dans Bernard Hubert, Nicole Mathieu (dir.), Interdisciplinarités entre natures et sociétés, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 2016, p. 207-223.
4 Nicolas Claidière, Andrew Whiten, « Integrating the Study of Conformity and Culture in Humans and Nonhuman Animals », Psychological Bulletin, 138/1, 2012, p. 126-145.
5 Jérôme Michalon et al., « Une sociologie avec les animaux : faut-il changer de sociologie pour étudier les relations humains/animaux ? », SociologieS, mars 2016, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologies/5329.
Auteur
Membre senior de l’Institut universitaire de France, professeur d’histoire contemporaine, université de Lyon. Il a récemment publié Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire (Seuil, 2012) ; Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés (Biblis Poche, 2017) ; Biographies animales. Des vies retrouvées (Seuil, 2017) ; et dirigé Aux sources de l’histoire animale (Éditions de la Sorbonne, 2019).
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