Comment les émotions font corps. Une approche sociozoologique du lien social
p. 269-286
Texte intégral
1La sociologie comme l’anthropologie posent implicitement le langage comme instituant la société, et donc le lien social1. Ce lien social serait affirmé, de haut en bas, par les institutions dont se dotent les sociétés – proposition de Durkheim – ou, de manière horizontale, par la mémoire collective dont dérive la solidarité au sein des communautés, comme le suggère Max Weber. Mais on peut proposer une autre approche, fondée sur l’hypothèse que le lien social, tout comme l’attachement aux lieux, repose sur les émotions et leur expression2. Selon Antonio Damasio3, il n’y aurait pas de cognition possible sans base émotionnelle. Les hommes tiendraient ensemble par des émotions qu’ils éprouvent individuellement mais qui émergent dans des situations d’engagement émotionnel, au cours d’interactions sociales. Pour cela, il faut admettre, avec Maurice Halbwachs4, que les émotions vont au-delà des psychés individuelles et qu’elles sont des phénomènes collectifs, c’est-à-dire des faits sociaux5. Les émotions joueraient un rôle dans la vie sociale sous la forme de flux d’affects6. Cette hypothèse est difficile à démontrer si l’on se focalise sur les sociétés humaines, dont l’étude repose principalement sur les sources langagières, surabondantes.
2C’est pourquoi une analyse du lien social reposant sur les affects ne saurait faire l’économie d’une étude de sociétés non verbales, afin d’affiner ses instruments. Si l’on parle aujourd’hui d’une sociologie avec les animaux, voire d’une anthropozoologie7, une sociologie des animaux sociaux ne semble pas, en France8, d’actualité, malgré son potentiel heuristique9. Or la sociabilité procède de choix culturels et ses règles sont forgées à la fois par la convergence évolutive et par la tradition – la vie sociale répondant peu ou prou aux mêmes exigences quelle que soit l’espèce, des « blocs de construction darwiniens » qui sont, selon Jessica Flack et Frans de Waal10, le respect des règles sociales, la sympathie ou l’empathie, la réciprocité et la bonne entente.
3Il existe en effet une continuité entre éthologie et socio-anthropologie : l’hypothèse de principes mentaux communs aux humains et non-humains avait déjà été posée par l’anthropologue Lewis Henry Morgan dans sa monographie sur le castor américain11. Charles Darwin défendait l’idée que cette continuité pouvait être discernée dans l’expression des émotions12, intelligibles d’une espèce à l’autre, ce qui est empiriquement connu de ceux qui travaillent avec les animaux13, et expérimentalement confirmé par des études montrant, par exemple, que les chiens comme les chevaux interprètent correctement l’état émotionnel des humains14.
4Cette contribution est destinée à montrer qu’une telle sociologie animale est possible et qu’elle est utile. Pour cela, nous nous proposons d’explorer la littérature éthologique dévoilant le rôle des émotions dans le lien social, pour évoquer ensuite le contenu émotionnel des règles communautaires de même que le conformisme (ou formalisme) qui les transmettent, notamment chez des babouins ; nous évoquons enfin notre propre recherche portant sur un troupeau de vaches dites « blondes d’Aquitaine », en nous focalisant cette fois sur la contagion émotionnelle15. Ce faisant, nous cherchons à montrer combien le croisement de l’éthologie et de la socio-anthropologie est fertile : les sociétés animales nous enseignent, en effet, que les émotions sont la base du lien social car ce sont elles qui lui donnent sens.
Que sont les émotions sociales ?
5Le lien social repose sur l’existence de normes dont l’existence est révélée par les réactions émotionnelles provoquées par leur rupture ou leur restauration, comme l’a montré Frans de Waal à propos du rôle de la réconciliation chez les primates16. Antonio Damasio quant à lui insistait sur le rôle des émotions dans le choix d’une conduite sociale adéquate : l’auto-perception et l’évaluation émotionnelle des contextes sont le prélude obligé à tout raisonnement appliqué à ces contextes17.
6L’hypothèse d’Antonio Damasio repose entre autres sur le cas fameux de Phineas Gage (1823-1860), un ouvrier du chemin de fer qui survécut à un terrible accident : sa tête fut transpercée de bas en haut par une barre à mine et son lobe préfrontal fut irrémédiablement détruit. Apparemment, cet accident n’affecta pas sa faculté de parler ni de compter, mais le priva de toute compétence sociale. Ce cas permit de découvrir que le lobe préfrontal était le siège des émotions secondaires (les émotions sociales telles que la honte ou l’amitié) et de l’empathie, raison pour laquelle Phineas Gage devint un paria, grossier et socialement inepte. Un siècle plus tard, Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia18 montraient que l’empathie repose sur l’existence de « neurones miroirs », capables de refléter les émotions des autres. Ils sont à l’origine des relations sociales, notamment l’attachement mère/enfant19.
7Luc Faucher, dans son article intitulé « Émotions fortes et constructionnisme faible », situe bien la dimension sociale de la question :
Les émotions […] permettent de communiquer nos sentiments et de contrôler le comportement des autres. Les caractéristiques expressives du visage, de la voix et de la posture sont autant de messages qui renseignent les autres sur la façon dont nous nous sentons ou sur nos réactions vis-à-vis de leurs actions. Elles peuvent donc fournir aux autres un feed-back sur leurs actions qui permet une modification de leur projet d’action d’origine, mais elles les renseignent également sur ce que nous sommes susceptibles de faire prochainement, sur nos dispositions à agir. L’expression des émotions joue donc un rôle important dans la coordination sociale20.
8Les émotions sont divisées en deux classes : les émotions primaires ou panculturelles (joie, tristesse, colère, dégoût, peur et surprise) ; les émotions secondaires ou sociales (dites également « sentiments moraux ») : la culpabilité, la honte, l’envie, l’amitié, l’amour, le mépris, l’indignation, l’admiration, l’embarras, la fierté, la sympathie et l’empathie21. Ce sont ces émotions dites « sociales » qui font l’objet d’une codification et d’un apprentissage.
9Pour que cette intelligibilité existe, il faut que l’encodage des affects soit décodable par l’interlocuteur ; en d’autres termes, l’expression des émotions répond à une forme de syntaxe, dont tout individu normal est pourvu. On peut pousser plus loin cette idée : les neurophysiologistes soulignent le rôle de certaines hormones (notamment l’ocytocine, la dopamine et la sérotonine22) dans la formation des affects. Leur expression, en revanche, est culturellement codifiée. C’était la thèse de Maurice Halbwachs dans un article publié en 1947 :
En résumé, ce qui frappe surtout, et ce que nous avons essayé d’établir, c’est que non seulement l’expression des émotions, mais à travers elle les émotions elles-mêmes sont pliées aux coutumes et aux traditions et s’inspirent d’un conformisme à la fois extérieur et interne. Amour, haine, joie, douleur, crainte, colère, ont d’abord été éprouvés et manifestés en commun, sous forme de réactions collectives. C’est dans les groupes dont nous faisons partie que nous avons appris à les exprimer, mais aussi à les ressentir. Même isolés, livrés à nous-mêmes, seuls en présence de nous-mêmes, nous nous comportons à cet égard comme si les autres nous observaient, nous surveillaient. Par là, on peut dire que chaque société, chaque nation, chaque époque aussi met sa marque sur la sensibilité de ses membres. Sans doute il subsiste en ce domaine une large part de spontanéité personnelle. Mais elle ne se manifeste, elle ne se fait jour que dans des formes qui sont communes à tous les membres du groupe, et qui modifient et façonnent leur nature mentale aussi profondément que les cadres du langage et de la pensée collective23.
10Cet extrait souligne le caractère culturel, socialement construit, de l’expression des émotions, comme nous le suggérions plus haut, mais aussi le rôle du conformisme agissant sous le couvert de la socialité. C’est ce dernier aspect qui nous permet de surmonter le caractère individuel des émotions pour nous focaliser sur leur rôle social. Nicolas Claidière et Andrew Whiten définissent le conformisme de manière durkheimienne24 comme le résultat d’une pression normative exercée par la collectivité25. Ils s’étonnent que ce concept n’ait été que récemment adopté pour l’étude des sociétés animales. Pourtant, l’hypothèse de Durkheim peut être facilement vérifiée si l’on s’intéresse, comme nous le faisons, aux sociétés non verbales. Pour les étudier en appliquant des principes empruntés à la sociologie humaine, il nous faut d’abord déterminer si ces règles sociales sont prescriptives, comme l’écrivent Jessica Flack, Lise Jeannotte et Frans de Waal26, puis vérifier si ces règles sont socialement construites, et par quels moyens.
Pression normative et conformisme
11Le caractère prescriptif des normes sociales peut être perçu en creux dans l’agression ou le rejet qui sont souvent le résultat de faux-pas sociaux. De ce point de vue, la littérature éthologique constitue un apport inestimable – y compris, voire surtout, les ouvrages de vulgarisation en forme de récits autobiographiques rédigés par des éthologues.
12De nombreux cas d’agressions ont été décrits chez les différentes espèces de babouins. Shirley S. Strum et Bruno Latour27 discutent ces cas et suggèrent que les babouins répondent à la conception tardienne d’une société constituée de monades, menant à de perpétuelles reconfigurations des unités familiales. Suivant la logique des auteurs, l’existence même de sociétés babouines serait une illusion d’optique : l’organisation sociale des babouins serait limitée à un agrégat de noyaux familiaux.
13Or, cette « agressivité » mise en avant par de nombreuses études est elle-même le résultat d’un biais observationnel. Ces cas sont surinterprétés et ont donné naissance à une illusion d’optique inverse, celle d’une société violente dont les liens seraient établis sous la contrainte. Or, ce que certains auteurs (tel Hans Kummer28) tiennent pour une règle fondamentale dériverait au contraire, selon d’autres comme Barbara B. Smuts29, de manquements aux règles de bienséance. On admet aujourd’hui qu’il existe chez les babouins, comme chez d’autres primates, des dynasties dont la hiérarchie n’a pas besoin d’être réaffirmée puisqu’elle est inscrite dans l’histoire du groupe ; et on y trouve des traditions, qui ont leur origine dans le passé évolutif mais aussi historique. Ainsi, comme les chimpanzés (Pan troglodytes), les babouins hamadryas femelles (Papio cynocephalus hamadryas) quittent le groupe à l’adolescence tandis que les mâles y demeurent attachés. C’est le contraire qu’on observe chez les babouins olive (Papio cynocephalus anubis), comme chez les bonobos (Pan paniscus). Comme toute règle sociale, celle-ci n’est pas gravée dans la pierre, mais sur ce point tout au moins Barbara B. Smuts et Hans Kummer sont d’accord : il s’agit d’une forme de tradition. Cette migration d’un groupe à l’autre n’est pas forcément couronnée de succès : il faut pour cela être doué d’une faculté d’adaptation et d’intelligence pour éviter l’expulsion.
14Ces règles ne sont pas innées, ni réinventées en permanence. Les sentiments moraux, tout comme la bienséance, sont sinon appris, du moins modelés par le contexte social ; leur expression aussi bien que la réponse adaptée dérivent de ce contexte. Ainsi, Hans Kummer désigne un geste particulier, le circle wiping, qui consiste à se frotter le nez par des mouvements circulaires pour exprimer la perplexité. L’auteur expose que ce geste devient de plus en plus fréquent lorsqu’un babouin sort de l’enfance et découvre que nombre d’attitudes juvéniles ne sont plus tolérées par les adultes. Ce geste, lui-même socialement construit (comme celui des humains lorsqu’ils se tâtent le menton ou se grattent la tête), tend à prouver que la vie au sein du groupe répond à une étiquette qui diffère selon la catégorie d’individus (position sociale, sexe et âge). Maîtriser cette étiquette dérive d’un apprentissage émotionnellement douloureux des règles sociales, comme le décrit Hans Kummer à propos d’un mâle adolescent :
Il se montre de moins en moins sûr de lui et de la conduite à tenir, ne sachant plus ce qui est tolérable par les autres, et en quelles circonstances. Un conflit émerge entre ses désirs et la crainte de la punition […] ce qui inhibe nombre de ses impulsions30.
15Barbara B. Smuts assure quant à elle que les babouins (dans son cas, des babouins olive) sont gouvernés par les émotions, qui structurent les interactions. Elle s’intéresse aux amitiés entre mâles et femelles, et dédie un chapitre aux émotions sociales, positives comme négatives, telles que la jalousie, la tendresse, la confiance, la douleur morale et le deuil. Parlant des mâles migrant d’un groupe à l’autre, elle expose différents cas d’intégration manquée du fait de la maladresse ou de la brutalité du mâle. C’est notamment le cas de Ian, un mâle de dix ans :
Ian […] éprouvait de grandes difficultés à établir des relations avec les femelles. Ses tentatives d’approche provoquaient presque invariablement de l’inquiétude : les femelles criaient, fronçaient le museau, levaient leur queue et faisaient mine de s’enfuir. […] Ian […] semblait totalement dépourvu des compétences sociales pouvant apaiser les femelles nerveuses. Lorsqu’une femelle se montrait inquiète, il continuait son approche, et si elle fuyait, il la poursuivait31.
16À l’opposé, Barbara B. Smuts souligne que les mâles attentionnés, même étrangers au groupe, se lient rapidement d’amitié avec des femelles, et les protègent ainsi que leurs petits. Son approche tend à contredire bien d’autres études, plus anciennes, qui décrivent des sociétés babouines quasi anomiques ou fondées sur une hiérarchie implacable, insistant complaisamment sur les viols, les agressions, les infanticides. Cela soulève une question intéressante : qui accepterait de vivre dans un tel milieu ? Nous y reviendrons plus loin, mais notons dès à présent que la vie en société demande à ce qu’on en connaisse les règles32.
17Quand la vie communautaire s’apparente à un permanent psychodrame, la communauté ne peut se maintenir. Si les sociétés babouines sont stables sur le long terme, même si des individus circulent d’un groupe à l’autre, c’est qu’il existe une forme de normalité sociale. Celle-ci est culturellement construite ; ainsi Robert M. Sapolsky et Lisa J. Share observent-ils des changements dans une troupe de babouins dont les membres les plus agressifs sont morts accidentellement ; le ratio mâle/femelle étant tombé à un pour deux, le groupe fonctionne alors sur des interactions positives. De même, des macaques rhésus (Macaca mulatta) placés dans un groupe de macaques à face rouge (Macaca arctoides), plus paisibles, ont rapidement adopté les codes de cette espèce, y compris une fois réintégrés dans leur groupe d’origine33.
Rites d’interaction : la construction de règles sociales
18Les relations au sein d’un groupe sont chargées de contenu émotionnel ; mais l’expression des émotions, comme le suggérait Maurice Halbwachs, est codifiée, c’est-à-dire qu’elle répond à un certain formalisme. Ce formalisme est aisément observable même hors de toute parole prononcée, et il vaut donc aussi bien pour les sociétés humaines que non humaines. Il permet d’étudier en creux le langage émotionnel dans son contexte d’emploi, dans sa formalisation ou formulation, indépendamment du fait que ces émotions soient éprouvées ou non.
19De ce point de vue, la sociologie de la vie quotidienne d’Erving Goffman est extrêmement fertile34, notamment lorsqu’il s’intéresse aux rites d’interactions, composés d’unités comportementales survenant « en coprésence et en vertu de cette coprésence35 ». Il utilise des concepts tels que celui de « ligne de conduite » (déroulé de l’interaction sociale) et celui de « garder – ou perdre – la face » (une attitude propre à une situation dans laquelle les véritables émotions sont dissimulées), et s’intéresse aux « regards, gestes, attitudes corporelles et énoncés verbaux36 » dans une situation sociale déterminée. Erving Goffman s’inspire d’Émile Durkheim, selon qui la collectivité exerce une pression normative sur les individus, aussi bien que de l’éthologie comportementale, notamment pour ce qui est des comportements stéréotypés. De ce point de vue, ses travaux s’inscrivent parfaitement dans la perspective des croisements explorés dans ce volume.
20Erving Goffman affirme que le déroulé d’une action en présence d’un ou plusieurs individus obéit à des règles syntaxiques, ou mieux, que la vie quotidienne est régie par une syntaxe, un système d’actes verbaux et non verbaux. Ce qui motive l’adoption de cette syntaxe est principalement le désir de garder ou de ne pas perdre la face. Ce système opère au travers de l’expression d’émotions sociales traduites par des attitudes telles que la déférence37, l’estime de soi, l’embarras38… C’est par ce prisme que nous pouvons déchiffrer la mécanique de l’interaction et le langage émotionnel qui la sous-tend.
21Si la littérature éthologique ne fait que rarement référence à Erving Goffman, elle regorge de descriptions qui nous permettent d’appliquer sa théorie à la vie quotidienne dans d’autres sociétés que les nôtres. Parmi les cas les plus explicites, les plus « déchiffrables », se trouve l’invitation au jeu, notamment chez les chiens, par ce que Mark Bekoff39 appelle « la révérence » (the bow) : pattes avant étendues, buste touchant le sol, arrière train-levé, queue battante. Un autre cas bien décrit est celui des éléphants vivant en groupes familiaux qui se retrouvent après une séparation : cris sourds, queue et oreilles battantes, marche accélérée, courses brèves, trompe levée, etc. Plus complexes sont les pariades chez nombre d’espèces d’oiseaux, qui s’apparentent à des chorégraphies individuelles ou coordonnées.
22Si nous voulons associer ces attitudes à une syntaxe émotionnelle, nous devons montrer qu’elles articulent une série de postures ou d’énoncés, que ce soit par un individu en présence d’un autre, ou par plusieurs individus engagés dans une interlocution, qu’elle soit intraspécifique40 ou interspécifique41. L’invitation au jeu, déjà mentionnée, est un champ d’autant plus fertile qu’elle est souvent intelligible d’une espèce à l’autre42 et peut se décomposer en unités minimales ou syntaxiques. Ces unités sont empruntées à l’expression de l’agression, raison pour laquelle on parle d’« agression pour rire » (play aggression). Les deux exemples suivant sont fondés sur ma propre expérience.
23L’agression pour rire chez les chats se déroule en deux temps. D’abord, le chat est tapi, l’arrière-train légèrement surélevé, se balance d’une patte sur l’autre, la queue remuant en position basse, une position « prêt à bondir » typiquement prédatrice. Puis il bondit mais bloque son élan en adoptant une position de défense, de côté, tout hérissé. Il ne s’agit pas d’une posture défensive typique, car elle peut s’accompagner de petits bonds. L’agression pour rire chez les chèvres obéit à une combinaison similaire. Elles déploient simultanément deux signes contradictoires : elles se dressent sur leurs pattes arrière, la tête penchée en avant, tout en remuant la queue à très grande vitesse. Il s’agit d’une agression pour rire car une véritable agression est annoncée par les quatre pattes vissées au sol et la tête baissée, la queue rabattue. Ce qu’elles expriment dans l’invitation au jeu est irrésistiblement lisible comme étant de la bonne humeur.
24Dans les deux cas, deux unités syntaxiques sont combinées, en jouant sur l’axe paradigmatique de paires minimales : le répertoire des signaux d’attaque et de défense. Les deux unités se neutralisent, exprimant ainsi ce qu’on appelle la bonne humeur. Selon Marc Bekoff et Colin Allen43, une telle bonne humeur ne peut être établie que par l’établissement d’un lien de confiance, selon lequel tout ce qui intégrera le jeu (poursuites, coups, morsures) sera « pour rire » et devra être interprété comme tel. Ce point est fondamental puisqu’il est à la base de ce qu’on appelle le fair-play, et plus largement, de la loyauté, qui permet d’unir les membres d’un groupe par une confiance mutuelle.
25D’autres rites d’interaction franchissent la barrière de l’espèce. La fausse agression ne comporte qu’une des deux unités mentionnées pour le jeu : il s’agit de feindre une attaque pour l’interrompre aussitôt, équivalent phonétique de l’opposition entre voyelles longues et brèves. Cette fausse agression est également intelligible d’une espèce à l’autre puisqu’elle est quasi universelle (on la trouve aussi bien chez les éléphants et les gorilles que chez les crocodiles et nombre d’oiseaux, de même que chez les serpents, les mygales ou les crapauds) et que sa finalité est précisément d’effrayer un potentiel agresseur.
26Certaines expressions propres à une espèce peuvent être apprises par d’autres ; c’est le cas d’humains ayant été élevés par des loups ou séjournant parmi eux, comme l’a fait Shaun Ellis44. Les animaux vivant parmi les humains apprennent non seulement à lire nos expressions faciales ou corporelles – ou nos intonations, comme évoqué plus haut –, et aussi à les copier. Le cas d’une baleine blanche imitant les intonations d’une voix humaine peut paraître anecdotique45, mais plus près de nous, on observe chez certains chiens la reproduction d’un sourire humain en présence d’un familier, comme le décrit Elizabeth Marshall Thomas46 et comme nous l’avons observé.
27Le comportement d’un groupe est dicté par des lignes de conduite en public. Ces lignes sont composées d’unités articulées sur un axe syntagmatique47, unités permutables selon un axe paradigmatique. Ces unités sont des émotions culturellement codifiées, éventuellement lisibles d’une espèce à l’autre, dont l’articulation donne sens aux interactions sociales. Peu importe que l’émotion soit feinte ou réelle, l’important est qu’elle soit codifiée. Nous avons évoqué le conformisme comme l’un des vecteurs de la ritualisation de la vie quotidienne. Cet aspect est peu présent dans la littérature éthologique, probablement par réticence à employer le terme « rituel ». Pourtant, ce que la socio-anthropologie peut apporter aux éthologues, ce sont les outils conceptuels et descriptifs permettant d’appréhender le contenu même de cette ritualisation, ce qui la rend essentielle à toute vie sociale.
La contagion émotionnelle dans un troupeau
28Après plusieurs années passées à travailler avec des communautés traditionnelles ou indigènes d’Amazonie, avec des interrogations portant sur la cohésion communautaire, l’attachement au territoire et le capital social, l’idée nous est venue que les discours ne rendaient pas suffisamment compte des pratiques. Si les propos de nos interlocuteurs nous permettaient d’appréhender la profondeur historique, les histoires familiales, les récits de vie et les connaissances écologiques et territoriales, ils ne laissaient pas transparaître le lien affectif unissant les individus et les attachant aux lieux.
29Pour confirmer l’hypothèse d’un lien social fondé sur les émotions, nous avons observé un troupeau de bovins de race blonde d’Aquitaine en Vendée, entre avril et juillet 2010. Les observations avaient lieu en plein champ, sans rechercher ni éviter les interactions. Les séances d’observation duraient environ cinq heures, à des horaires variables, avec une nuit passée sur place. Les approches éthologiques sont fondées sur des questions préalables, la réalisation d’éthogrammes et l’observation des conduites individuelles dans la perspective de conclusions spécifiques. Dans le cas des ovins et des bovins, les questions posées par l’éthologie peuvent porter sur les hiérarchies sociales, les processus décisionnels et les facteurs affectant ou favorisant le bien-être animal. Nous avons délibérément écarté les présupposés relatifs à la dominance et aux interactions agressives, non par ignorance, mais pour élargir, grâce à l’observation participante en usage dans la pratique du terrain socio-anthropologique, le champ de questionnement.
30La démarche que nous avons adoptée ne reposait délibérément pas sur des questions précises, mais sur l’idée anthropologique qu’il existe un « point de vue de l’indigène » susceptible d’être appréhendé sur le temps long de l’observation participante. Nos observations étaient partagées avec les éleveurs afin qu’ils les confirment, les réfutent ou les complètent. La vision qu’ont les éleveurs de leurs vaches étant focalisée sur les besoins de la production, il y avait souvent un grand décalage entre le type de données que nous réunissions et la connaissance qu’ils avaient des individus formant les troupeaux.
31Dans la mesure où les troupeaux sont formés aléatoirement à la fin de l’hiver (que les vaches passent en stabulation libre) et que les mères sont très tôt séparées de leur veau, il n’était pas possible d’appréhender la continuité générationnelle ou des liens forgés par le temps48. L’âge de ces vaches variait de 2 à 12 ans, les éleveurs plaçant souvent une ou deux vaches âgées parmi de beaucoup plus jeunes. Cette situation présentait l’avantage, en revanche, d’observer les liens sociaux se formant in progress, comme dans le cas de voyageurs se découvrant lors d’un circuit organisé. Ces liens se forgeaient d’autant plus rapidement que ces vaches étaient gravides et ne se concentraient donc pas sur des veaux. De même, le taureau qui faisait partie du même troupeau ne se trouvait pas en situation de stress puisque les vaches n’étaient pas en chaleur.
32La première observation est qu’il est impossible de créer une forme d’intimité avec les membres d’un troupeau si on les désigne par leur numéro d’identification, raison pour laquelle chacune reçut très vite un prénom. La deuxième est que le passage obligé par les rapports de dominance se révèle très vite obsolète – raison pour laquelle les croisements disciplinaires peuvent se révéler féconds lorsque la socio-anthropologie complète le questionnement éthologique. Les frictions observées n’ont eu lieu que dans les tout premiers jours passés au champ. Enfin, quiconque n’est pas accoutumé aux bovins acquiert très vite la familiarité nécessaire pour lire les expressions faciales et corporelles, et pour pressentir les intentions et les mouvements des individus. Cela est d’autant plus étonnant qu’a priori, et contrairement aux chiens, les vaches ne possèdent pas les muscles faciaux nécessaires à l’expression de leur humeur. Celle-ci se lit donc à travers des signes discrets mais discernables, notamment la position des oreilles, l’inclinaison de la tête, la cambrure, les mouvements des naseaux et les rides formées sur le front – la connaissance du contexte étant dans certains cas indispensable à une telle interprétation.
33Nous nous intéressons ici à une « sociologie des émotions49 », et plus précisément du lien émotionnel qui au-delà de l’expérience individuelle crée du lien social. Aussi faut-il chercher plus loin que la simple expression émotionnelle pour appréhender la manière dont les émotions circulent et communiquent. Pour cela, il convient d’adopter une position subjective, seule habilitée à appréhender des états subjectifs non verbalisés – un pas que nombre d’éthologues se refusent, par principe, à franchir. Nous donnerons quatre exemples, dont les limites sont liées à la faible durée du terrain (quatre mois) sans familiarité préalable avec les bovins. Cette durée limitée est due au fait que le troupeau fut dispersé fin juillet, au moment du vêlage ; après quoi, certains des individus les plus emblématiques furent envoyés à l’abattoir, situation rarement rencontrée par un anthropologue sur son terrain.
34Évoquons d’abord l’hostilité. Dans un premier temps, toute vache qui approche l’observateur est réputée être hostile, dans la mesure où, faute d’expérience, celui-ci ne peut lire ses intentions. Bien vite, un mécanisme cognitif se met en place, où l’on anticipe les mouvements et devine les motivations d’une approche. L’hostilité est encore plus perceptible lorsqu’elle se manifeste en groupe : rangées l’une contre l’autre, les vaches font simultanément un pas en avant rapide ; la tête est horizontale ou abaissée ; le corps frémit. L’effet de groupe donne une résonance à la menace que l’on s’empresse d’éviter. Les mouvements sont ici coordonnés et cette coordination tend à enhardir les bovins.
35Pour ce qui est de la joie, les éleveurs sont les premiers à dire que le travail est plus agréable lorsque les vaches sont de bonne humeur. Celle-ci est éclatante lorsqu’elles revoient l’herbe après quatre ou cinq mois passés enfermées. Elles galopent, se chevauchent et souvent se précipitent vers l’emplacement probable du trèfle, qu’elles ont mémorisé. Lors de nos premières visites, les blondes manifestaient une curiosité enjouée, me suivant à quelque distance, parfois avec des cabrioles. La figure 1 illustre le moment où un autre troupeau (veaux compris), après un moment d’hésitation, se hâte d’aller rejoindre le chercheur rendu presque au bout du champ.
36Cette joie peut être apparemment immotivée, due au beau temps, à l’herbe haute du nouveau pré, à un événement qui vient rompre la monotonie de la journée. La visite de promeneurs suscite ainsi des cavalcades où l’empressement joyeux se voit à la tête haute et la queue relevée. Cet empressement est communicatif, et la plupart des vaches, notamment les plus jeunes, y participent aussitôt50. Notons que les blondes d’Aquitaine sont beaucoup plus vives que d’autres races, comme les placides parthenaises ou charolaises.
37Un peu comme les humains rencontrent leurs amis de préférence au restaurant, les vaches abordent l’heure de la rumination et la sieste qui s’ensuit comme un moment propre à socialiser. Les vaches broutent généralement quatre à cinq heures, suivies d’une à deux heures de rumination puis de somnolence. Elles choisissent le même emplacement du champ, d’où la vue est dégagée. Il faut quelque temps pour comprendre la logique de leur disposition : en effet, avant de se stabiliser, les vaches encore debout font la tournée de celles qui sont déjà allongées, et certaines se relèvent lorsqu’elles se trouvent isolées. La figure 2 montre une vache se relevant pour rejoindre les autres ; la figure 3, à gauche, des vaches allongées incitant une autre à les rejoindre et, à droite, une brochette de trois vaches allongées parallèlement, configuration très courante et parfaitement volontaire.
38Les périodes de sieste sont beaucoup plus riches d’enseignement que les moments de pâture. De même, le promeneur qui fait une pause et s’allonge un moment avec son chien à côté de lui éprouve le sentiment qu’il n’est pas seul dans sa contemplation. L’anthropologue Marcus Baynes-Rock, qui a passé deux ans à étudier les relations hyènes/hommes dans et autour de la ville de Harare, décrit deux scènes assez explicites à cet égard. La première se rapporte aux liens qu’il tisse progressivement avec un jeune mâle nommé Willy :
[Les hyènes] ne manifestent pas leur affection comme les chats : elles ne se frottent pas l’une contre l’autre, ne ronronnent pas ni ne se lèchent mutuellement. Cela ne veut pas dire qu’elles ne connaissent pas de liens d’affection ; c’est simplement que leur conception diffère de celle des humains ou des chats. Lorsque Willy arriva et se plaça à mon côté, ce fut pour moi aussi émouvant que les accolades d’Ajebbo, les larmes de Naime, et l’embrassade souriante de Youssouf. Se tenir aux côtés l’un de l’autre, regarder dans la même direction, est pour une hyène […] une déclaration de solidarité, et au vu des événements de la veille, une forme de pardon. Et Willy me fit sentir tout cela sans échanger un regard. Voilà les hyènes. Elles s’expriment de manière très subtile, une forme de langage incorporé, dont le vocabulaire s’étend au-delà de leur corps et de l’espace et temporalité du monde51.
39Après une longue absence, l’auteur revient voir les hyènes, et décrit la scène suivante :
Comme je m’approchais, je vis la silhouette d’une hyène allongée, le menton posé sur ses pattes étendues. Elle ne tourna pas la tête tandis que j’approchais […], et j’eus alors la certitude qu’il s’agissait de Willy. Ses oreilles pivotaient pour suivre mes mouvements, mais il ne se retourna pas pour me dévisager. Nous restâmes assis l’un à côté de l’autre un moment jusqu’à ce que des hyènes ricanant dans le bosquet voisin rompent le silence. Willy leva la tête en direction du bruit et en profita pour me regarder pour la première fois52.
40Ces deux scènes, parmi de nombreuses autres, illustrent le lien qui peut unir deux êtres appartenant à des espèces différentes. Le seul moyen d’établir ce lien, c’est d’éprouver que l’autre éprouve la même chose, simultanément. Ainsi, être assis l’un à côté de l’autre sans même se dévisager, en sentant simplement une présence, offre une forme de réconfort ou de contentement. Les paroles que les humains prononcent sont souvent superflues lorsqu’on est en présence d’un ami. C’est ainsi que s’éprouve le sentiment d’amitié, qui ne peut surgir que s’il est partagé et parce qu’il est partagé.
41Les manifestations d’affection sont nombreuses chez les vaches, bien plus fréquentes, selon nos observations, que les interactions agressives. Rosamund Young53 dit avoir observé les liens unissant les mères à leur progéniture sur trois générations. Dans notre contexte, où les mères étaient séparées de leur veau, c’est vers leurs compagnes que les vaches se tournaient pour satisfaire leur besoin d’affection ou de solidarité. Celles-ci étaient lisibles par la coordination des mouvements (déjà mentionnée dans un contexte d’hostilité), qui est une manière d’agir tout en démultipliant le sentiment qui accompagne l’action. Cette coordination, nous l’avons souvent observée, mais son caractère furtif ne nous permettait pas toujours de la photographier. Nous avons tout de même un exemple, assez rare, de deux chats (apparentés) qui, un jour, manifestent leur proximité de manière éclatante (fig. 4), qui fait écho à ces trois vaches qui semblent socialiser en broutant (fig. 5).
42Les deux figures qui précèdent laissent poindre une hypothèse : et si la communication des humeurs passait par le parallélisme et la coordination des poses et des mouvements ? En l’occurrence, le fait de brouter de concert tend à suggérer qu’il s’agit de « faire corps », au sens propre, c’est-à-dire former un seul corps : le corps social.
43Aussi évocatrices sont les scènes où s’expriment des sentiments d’affection. Dans certains cas (fig. 6), on pourrait invoquer la réciprocité du « je t’épouille et tu m’épouilles », mais elles sont trop fréquentes et parfois si touchantes qu’on ne saurait les limiter à cela ?
44On ne peut s’empêcher de penser que les manifestations d’affection sont consubstantielles au lien social. Forcées de coexister deux saisons avec des compagnes qu’elles n’avaient pas choisies, ces vaches construisaient leur bien-être collectif au moyen de gestes tendres et amicaux. L’approche de l’hiver détruit ces liens et nous n’avons pas eu l’opportunité de vérifier s’ils étaient durables et reconduits année après année – une rare fois, en revanche, nous avons observé une inimitié si forte que deux vaches qui se retrouvèrent face à face de chaque côté d’une clôture tentèrent de la faire tomber pour s’affronter.
45Une plus longue coexistence avec un troupeau singulier eût probablement multiplié les observations allant dans le sens d’un lien social construit comme une sonate, où chaque individu donne une tonalité à l’ensemble. Ces tonalités ne prennent sens que dans l’expression du collectif. Cette métaphore nous semble plus appropriée que celle d’une hiérarchie où à chacune est assigné non pas un rôle, mais une position dans un ordre strict. Ce qui conforte cette idée est qu’une communauté se construit non par la violence et la coercition, mais par un tropisme collectif visant à son bien-être. C’est d’autant plus évident chez les animaux domestiques qui ne sont pas soumis aux pressions liées à la recherche et au partage de la nourriture. Les journées passées au champ sont longues, les périodes d’ennui sont fréquentes. Si les vaches observées ne sombraient pas dans l’apathie, c’est qu’elles trouvaient dans les liens affectifs leur propre finalité, leur récompense. Les émotions éprouvées donnaient sens à leur vie quotidienne et leur permettaient d’appartenir à un ensemble qui les transcendait.
46L’étude des sociétés animales par un questionnement croisant l’éthologie et la socio-anthropologie nous permet de montrer que la perception individuelle de l’environnement est partagée par le groupe dans lequel l’individu évolue. Les exemples donnés dans cette contribution, extraits d’études relevant des deux champs disciplinaires, visaient à montrer que c’est indépendamment du langage que les normes sociales sont collectivement construites. Elles ne sont pas figées dans le temps ; elles attestent donc l’existence de cultures qui ne se limitent pas aux savoirs matériels, aux techniques de chasse ou aux cris d’alarme. Pour savoir comment ces codes et représentations se transmettent, l’hypothèse selon laquelle les émotions, et non pas le langage, instituent et structurent les sociétés, nous paraît valide. Cette hypothèse nous permet d’inférer comment des animaux sociaux tels que les éléphants, les dauphins, les orques, les lycaons, les hyènes, ou des animaux domestiques comme les vaches, les chèvres ou les moutons, parviennent à maintenir leur cohésion sociale et à déployer une intelligence collective des expériences et des situations vécues : l’expression des émotions est une forme de communication interindividuelle et intragroupe.
47Nous avons cherché à montrer que les émotions sont à la base du lien social : elles permettent de répondre de manière adaptée à des contextes émotionnels variés. Elles permettent notamment de transcender la barrière des individus par contagion émotionnelle, ce qui permet au lien social, littéralement, de faire corps, c’est-à-dire de s’incarner en corps social. Les émotions répondent également à un formalisme dicté par des règles de vie en société (la pression normative induisant le conformisme). Ces règles s’expriment sous forme de codes culturels ; des émotions codifiées, elles varient d’une espèce à une autre et d’une population à une autre. On peut étudier à la fois ces codifications, leurs variations d’une population à une autre, et, selon Erving Goffman, leur rôle dans les interactions sociales, où les codifications n’expriment plus des émotions en soi, mais le respect des formes de l’interaction.
48La conformité sociale, la codification des rites d’interaction au moyen d’une syntaxe fondée sur l’expression des affects, enfin la contagion émotionnelle à l’origine notamment de la tendresse et de l’amitié sont des outils conceptuels valables tant pour les sociétés humaines que non humaines, concepts qui nous permettent de comprendre la coalescence d’émotions individuelles amenant le collectif à « faire corps », à se vivre et à se penser comme tel. De ce point de vue, nous considérons qu’éthologie et socio-anthropologie se complètent et s’éclairent. C’est ainsi qu’on pourrait explorer une sociologie des émotions multispécifiques, en faisant l’économie de sources langagières, et en postulant que la condition première de toute société est qu’elle forme sens pour les individus et qu’elle soit vivable par tous.
Notes de bas de page
1 L’auteur remercie chaleureusement Loïc Vaillant, Léa Lansade et Raymond Nowak pour leur soutien.
2 Kay Milton, Loving Nature : Towards an Ecology of Emotion, Londres, Routledge, 2003 ; Benoît Feildel, « L’émotion est ce qui nous relie. Éléments pour une approche relationnelle des phénomènes affectifs et des dynamiques socio-spatiales », Nouvelles perspectives en sciences sociales, 11/2, 2016, p. 233-259.
3 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1994.
4 Maurice Halbwachs, « L’expression des émotions et la société » [1947], Vingtième Siècle, 3, 2014, p. 39-48.
5 Robert Seyfert, « Beyond Personal Feelings and Collective Emotions. Toward a Theory of Social Affect », Theory, Culture & Society, 29/6, 2012, p. 27-46 ; Jonathan Mercer, « Feeling like a State. Social Emotion and Identity », International Theory, 6/3, 2014, p. 515-535.
6 Jeanne Favret-Saada, Désorceler, Paris, L’Olivier, 2011 ; Nick J. Fox, « Emotions, Affects and the Production of Social Life », The British Journal of Sociology, 66/2, 2015, p. 301-318.
7 Voir les revues approfondies de Jérôme Michalon et al., « Une sociologie avec les animaux : faut-il changer de sociologie pour étudier les relations humains/animaux ? » SociologieS, 2016, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologies/5329 ; Id., « Les Animal Studies peuvent-elles nous aider à penser l’émergence des épistémès réparatrices ? » Revue d’anthropologie des connaissances, 11/3, 2017, p. 321-349. Pour la mise en œuvre d’une telle sociologie, voir Jocelyne Porcher, Tiphaine Schmitt, « Les vaches collaborent-elles au travail ? » Revue du MAUSS, 1, 2010, p. 235-261 ; Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le xxie siècle, Paris, La Découverte, 2011.
8 Ce n’est bien entendu pas vrai pour le monde anglo-saxon, voir notamment John Bradshaw, The Animals Among us. The New Science of Anthrozoology, Londres, Penguin/Allen Lane, 2017. Pour une revue très exhaustive bien que datée, voir Samantha Hurn, Humans and Other Animals. Cross-Cultural Perspectives on Human-Animal Interactions, Londres, Pluto Press, 2012, particulièrement les pages consacrées à l’anthropozoologie et aux « ethnographies multi-espèces ».
9 Voir Bernard Conein, « Éthologie et sociologie. Contribution de l’éthologie à la théorie de l’interaction sociale », Revue française de sociologie, 33/1, 1992, p. 87-104.
10 Jessica C. Flack, Frans de Waal, « “Any Animal Whatever”. Darwinian Building Blocks of Morality in Monkeys and Apes », Journal of Consciousness Studies, 7, 2000, p. 1-29.
11 Lewis Henry Morgan, The American Beaver and his Works, Philadelphie, Lippincott, 1868.
12 Charles Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux [1872], Paris, Rivages, 2001. Pour une approche contemporaine, voir Annukka K. Lindell, « Continuities in Emotion Lateralization in Human and Non-Human Primates », Frontiers in Human Neuroscience, 7, 2013, p. 464.
13 Vinciane Despret, Jocelyne Porcher, Être bête, Paris, La Découverte, 2007.
14 Natalia Albuquerque et al., « Dogs recognize Dog and Human Emotions », Biology Letters, 12/1, 2016, p. 20150883 ; Vinciane Despret, Hans. Le cheval qui savait compter, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2015 ; Corsin A. Müller et al., « Dogs can Discriminate Emotional Expressions of Human Faces », Current Biology, 25/5, 2015, p. 601-605 ; Amy V. Smith et al., « Functionally Relevant Responses to Human Facial Expressions of Emotion in the Domestic Horse (Equus caballus) », Biology Letters, 12/2, 2016, no 2015.0907.
15 Annika Huber et al., « Investigating Emotional Contagion in Dogs (Canis familiaris) to Emotional Sounds of Humans and Conspecifics », Animal Cognition, 20/4, 2017, p. 703-715.
16 Frans de Waal, De la réconciliation chez les primates, Paris, Flammarion, 1992.
17 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, op. cit.
18 Giacomo Rizzolatti, Corrado Sinigaglia, Les neurones miroirs, Paris, Odile Jacob, 2008.
19 Frans de Waal, L’âge de l’empathie, Paris, Les Liens qui libèrent, 2010 ; Marc Bekoff, « Wild Justice and Fair Play. Cooperation, Forgiveness, and Morality in Animals », Biology and Philosophy, 19/4, 2004, p. 489-520 ; Colin Allen, Marc Bekoff, « Animal Play and the Evolution of Morality. An Ethological Approach », Topoi, 24/2, 2005, p. 125-135.
20 Luc Faucher, « Émotions fortes et constructionnisme faible », Philosophiques, 26/1, 1999, p. 8.
21 Charles Darwin, L’expression des émotions, op. cit. ; Luc Faucher, « Émotions fortes », art. cité ; Marc Bekoff, The Emotional Lives of Animals. A Leading Scientist explores Animal Joy, Sorrow, and Empathy, Novato, New World Library, 2008.
22 Ces hormones, notamment la première, contribuent à activer ou désactiver les circuits de récompense. Voir Gérard Leboucher, « Quand l’éthologie s’intéresse au lien social. Processus biologiques et plaisir », Études rurales, 189/1, 2012, p. 47-56.
23 Maurice Halbwachs, « L’expression des émotions et la société », art. cité, p. 48.
24 Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse [1912], Paris, Classiques Garnier, 2015.
25 « Le conformisme – défini comme le fait qu’un individu affiche un comportement particulier parce qu’il est celui que l’individu observe le plus souvent chez les autres – est depuis longtemps reconnu par la psychologie sociale comme l’une des principales catégories de l’influence sociale. » Nicolas Claidière, Andrew Whiten, « Integrating the Study of Conformity and Culture in Humans and Nonhuman Animals », Psychological Bulletin, 138/1, 2012, p. 126-145.
26 Jessica Flack et al., « Play Signalling and the Perception of Social Rules by Juvenile Chimpanzees (Pan troglodytes) », Journal of Comparative Psychology, 118/2, 2004, p. 149-159. Les auteurs parlent de règles prescriptives lorsque des individus perçoivent, acceptent et exécutent avec une régularité statistique des patrons d’interactions sociales. Leurs conclusions reposent sur l’observation des jeux de groupe chez les jeunes chimpanzés.
27 Shirley S.Strum, Bruno Latour, « Redefining the Social Link. From Baboons to Humans », Information - International Social Science Council, 26/4, 1987, p. 783-802.
28 Hans Kummer, In Quest of the Sacred Baboon. A Scientist’s Journey, Princeton, Princeton University Press, 1997.
29 Barbara B. Smuts, Sex and Friendship in Baboons, Londres, Routledge, 2017 [1985].
30 Hans Kummer, In Quest of the Sacred Baboon, op. cit., p. 28.
31 Barbara B. Smuts, Sex and Friendship in Baboons, op. cit., p. 210-211.
32 Robert W. Sussman et al., « Importance of Cooperation and Affiliation in the Evolution of Primate Sociality », American Journal of Physical Anthropology, 128/1, 2005, p. 84-97.
33 Robert M. Sapolsky, Lisa J. Share, « A Pacific Culture among Wild Baboons : Its Emergence and Transmission », Plos Biology, 2/4, 2004, e20106 ; Robert M. Sapolsky, « Social Cultures among Nonhuman Primates », Current Anthropology, 47/4, 2006, p. 641-656.
34 Pour une application des théories goffmaniennes aux lémurs catta, voir Laura M. Bolt, « Applying Human Interactive and Communicative Theories to Ringtailed Lemur (Lemur catta) Communication », Explorations in Anthropology, 10/1, 2010, p. 3-20.
35 Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 1.
36 Ibid. Notons que des énoncés verbaux complexes (c’est-à-dire reposant sur une syntaxe) se retrouvent non seulement chez nombre d’oiseaux, mais aussi chez des cétacés, et de nombreuses espèces de primates et de lémuriens. L’utilisation du terme « énoncé » vient du fait qu’il s’agit bien d’interlocution, où un individu se tait lorsqu’un autre s’exprime.
37 Goffman utilise aussi des concepts tels que « domination » ou « subordination », signifiant par là que les interactions sociales sont conditionnées par le fait que les individus sont souvent liés à un contexte institutionnel (élève/professeur, patron/employé). C’est une manière fertile d’envisager la hiérarchie et la « dominance » chez les espèces sociales, par exemple chez les loups.
38 Embarras et estime de soi vont souvent de pair, comme l’illustre cette anecdote, à propos d’un macaque rhésus mâle ayant perdu la face juste après une séance de copulation, rapportée par Mark Hauser, « If Monkeys could Blush », dans Marc Bekoff (dir.), The Smile of a Dolphin. Remarkable Accounts of Animal Emotions, New York, Random House/Discovery Books, 2000, p. 200-201 : « La tête haute, le regard altier, il s’éloigna, le pas assuré […]. Quelque dix pas plus loin, il trébucha sur un obstacle qu’il n’avait pas remarqué et s’étala de tout son long. Il regarda rapidement à l’entour : quelqu’un l’avait-il vu ? Apparemment non » (nous traduisons).
39 Marc Bekoff, « Wild Justice », art. cité.
40 Voir Jessica C. Flack, « Animal Communication : Hidden Complexity », Current Biology, 23/21, 2013, p. R967-R969.
41 Keri Brandt, « Intelligent Bodies : Embodied Subjectivity Human-Horse Communication », dans Philip Vannini (dir.), Body/Embodiment. Symbolic Interaction and the Sociology of the Body, Londres, Routledge, 2006,p. 141-152 ; Lynda Birke, Keri Brandt, « Mutual Corporeality : Gender and Human/ Horse Relationships », dans Women’s Studies International Forum, Amsterdam/Londres, Pergamon, 2009, p. 189-197.
42 Gordon M. Burghardt, The Genesis of Animal Play. Testing the Limits, Cambridge, MIT Press, 2005.
43 Colin Allen, Marc Bekoff, « Animal Play », art. cité.
44 Shaun Ellis, The Man Who Lives with Wolves, Londres, HarperCollins, 2009.
45 Sam Ridgway et al., « Spontaneous Human Speech Mimicry by a Cetacean », Current Biology, 22/20, 2012, p. R860-R861.
46 Elizabeth Marshall Thomas, The Hidden Life of Dogs, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 1993.
47 Robert M. Seyfarth, Dorothy L. Cheney, « Meaning and Emotion in Animal Vocalizations », Annals of the New York Academy of Sciences, 1000/1, 2003, p. 32-55.
48 Cela a été fait par Rosamund Young (The Secret Life of Cows, Londres, Faber & Faber, 2003), éleveuse de bovins en semi-liberté.
49 Cet intitulé n’est pas nouveau, voir notamment les travaux de Jonathan H.Turner, « The Sociology of Emotions. Basic Theoretical Arguments », Emotion Review, 1/4, 2009, p. 340-354 ; Id., Jan E. Stets, The Sociology of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
50 Un jour s’est déroulée une scène intéressante, dont nous livrons la teneur sans exclure d’autres conclusions. Un troupeau de génisses avait été placé dans le champ d’à côté. Les deux troupeaux avaient eu le temps de se familiariser l’un avec l’autre. Lorsque nous nous présentâmes devant les génisses, qui ne nous connaissaient pas, elles manifestèrent avec vigueur leur excitation, courant de-ci de-là, se bousculant, et semblant se pousser l’une l’autre pour nous dévisager. L’une des vaches de mon troupeau, alertée par ce brouhaha, accourut la queue haute, à la fois curieuse et excitée. Lorsqu’elle comprit que nous étions la cause de cette agitation, elle s’arrêta, apparemment déçue, et s’en retourna à pas lents.
51 Marcus Baynes-Rock, Among the Bone Eaters. Encounters with Hyenas in Harar, Philadelphie, Pennsylvania State Press, 2015, p. 149 (nous traduisons).
52 Ibid., p. 147.
53 Rosamund Young, The Secret Life of Cows, op. cit.
Auteur
Anthropologue, maître de conférences à l’université de Tours. Il a dernièrement publié : L’animal qui n’en était pas un (Sang de la Terre, 2012) ; en collaboration, Réhabiliter la nature ordinaire (Presses universitaires de Rennes, 2016) ; « Le point de vue des vaches ou l’animisme pris au sérieux. Sources pour l’observation participante d’un troupeau », dans Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, p. 239-250 (Éditions de la Sorbonne, 2019).
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