À la recherche des orques perdues de la Méditerranée. Une plongée écophilologique
p. 241-265
Texte intégral
1Pourquoi une spécialiste de biologie et d’écologie de la conservation, Ana S. Rodrigues, et un philologue spécialiste de l’Antiquité grecque et romaine, Jean Trinquier, sont-ils partis conjointement à la recherche des orques disparues de la Méditerranée ? Une telle entreprise mérite quelques éclaircissements préliminaires. Elle est née d’un intérêt partagé, d’une insatisfaction et d’un constat. L’intérêt partagé relève de la zoogéographie historique : Ana S. Rodrigues étudie en écologue et en biologiste l’influence présente et passée de l’homme sur la distribution des espèces, une problématique que rencontre Jean Trinquier en travaillant en historien d’une part sur les pratiques cynégétiques des sociétés de l’Antiquité grecque et romaine, d’autre part sur l’extension de leurs connaissances zoologiques. L’insatisfaction concerne le traitement réservé aux textes antiques relatifs aux grands mammifères marins : si l’on met à part ceux qui concernent le dauphin, et secondairement le phoque moine1, ils sont, au moins au premier regard, singulièrement confus, et pourtant ils recèlent des informations passionnantes qui ont souvent été négligées, faute d’intérêt, faute aussi de connaissances zoologiques et écologiques. Le constat, issu d’une étude collective menée en 2006, est celui de la pauvreté relative de la Méditerranée actuelle en mammifères marins2 ; pour déterminer s’il s’agit d’une situation naturelle ou d’une conséquence de l’action humaine, Ana S. Rodrigues a été amenée à s’intéresser aux sociétés méditerranéennes de l’Antiquité. Nous nous sommes ainsi croisés dans un atelier de travail interdisciplinaire réunissant biologistes, philologues, historiens et archéologues, dont le but était de déterminer s’il y a eu ou non une exploitation ancienne des baleines en Méditerranée. Les discussions autour des résultats obtenus nous ont mis sur la piste des prédateurs des baleines et les rencontres organisées par Éric Baratay nous ont fourni l’occasion de rouvrir ce dossier en approfondissant notre réflexion sur les modalités méthodologiques du croisement.
2Quoi qu’on en ait parfois dit, il n’y a pas, dans la culture grecque ou romaine de l’Antiquité, de catégorie analogue à la catégorie moderne des mammifères marins. Si l’on savait que ces derniers respiraient et avaient des poumons, ils n’en étaient pas moins classés avec les autres gros animaux marins, notamment les thons et les sélaciens de grande taille, dans une catégorie un peu fourre-tout des kètè, des « monstres marins », pour reprendre la traduction consacrée qui n’est qu’une approximation contestable3. L’espèce vedette des animaux marins, celle qui faisait l’objet du plus fort investissement symbolique, était sans conteste le dauphin, volontiers représenté et sur lequel les sources antiques ont beaucoup à dire. Dans les sources antiques, le dauphin a quelque peu éclipsé les autres cétacés. On savait pourtant que le dauphin était loin d’être le plus gros animal marin, et Pline, par exemple, choisit de commencer le livre IX de son Histoire naturelle, consacré aux animaux marins, non par le dauphin, mais par le groupe des « baleines », de la même façon qu’il avait débuté son livre VIII, consacré aux animaux terrestres, non par le lion, mais par l’éléphant. On savait aussi que le dauphin, malgré son titre de roi des animaux marins, qui aurait dû le placer au sommet de la chaîne alimentaire, avait des prédateurs, qui deviennent du même coup des superprédateurs. Ces très gros et très féroces animaux marins suscitaient une curiosité mêlée d’effroi, mais restaient difficiles à observer et fort mal connus. Si l’on prend le cas particulier des cétacés mysticètes et des cétacés odontocètes autres que le dauphin, on constate qu’on recueillait avec avidité les informations les concernant dès que l’occasion s’en présentait – rencontre inopinée, interaction pacifique ou agressive avec des pêcheurs, échouage, etc. –, et qu’on cherchait à les nommer et à les distinguer à l’aide d’une poignée de zoonymes. Il n’en reste pas moins vrai que les témoignages qui s’y rapportent sont souvent fort embrouillés, mêlant des traits empruntés à des espèces différentes, lesquelles n’étaient pas plus clairement distinguées par les auteurs que par leurs lecteurs, et accentuant, voire inventant, tout ce qui était propre à étonner et à frapper le lecteur. Quant à la documentation figurée, elle n’est pratiquement d’aucun secours, car la tradition iconographique antique a fait le choix, pour les grands animaux marins, d’un mode de figuration non naturaliste adjoignant à un corps fuselé résolument serpentiforme, quoique terminé par une nageoire caudale, soit une tête à la gueule béante et dentue, soit la partie antérieure, pattes comprises, d’un animal terrestre. Cette formule, qui s’est imposée à l’époque impériale, notamment dans les nombreuses représentations du triomphe de Neptune ou du cortège des Néréides, mérite qu’on s’y arrête un instant : elle est l’équivalent iconographique de zoonymes composés d’un nom d’espèce terrestre et d’un adjectif signalant sa nature marine, zoonymes que les artistes ont feint de prendre au pied de la lettre en créant des hybrides dont la partie antérieure restitue le substantif désignant une espèce terrestre, tandis que la queue serpentiforme, de même que la subtile modification des phanères de la partie antérieure, qui prennent l’apparence d’écailles ou d’algues, correspond à l’adjectif indiquant l’appartenance marine4. Il va sans dire que ces représentations n’offrent pas de clefs pour l’identification des espèces concernées.
3Les sources antiques relatives aux cétacés autres que le dauphin sont donc difficiles à exploiter. Jusqu’à une date récente, elles n’ont d’ailleurs que peu retenu l’attention des spécialistes de l’Antiquité, à la seule exception des rares spécialistes des savoirs zoologiques antiques, dont les travaux ont surtout pris la forme d’études sectorisées portant sur le lexique de telle ou telle partie du règne animal ; ces lexiques proposent des identifications qui sont souvent mal étayées, mais qui n’en ont pas moins fait rapidement autorité5. Il y a pourtant beaucoup à gagner à reprendre l’examen de ces sources6. Le bénéfice escompté concerne d’abord l’histoire culturelle : malgré un certain nombre de travaux pionniers, on n’a pas encore fait de façon systématique l’histoire des savoirs zoologiques accumulés par les sociétés antiques sur la faune marine, et notamment de la façon dont ils agençaient et pensaient les différentes catégories d’animaux marins. C’est une question qui concerne aussi l’histoire économique et sociale, car ces différentes espèces ont également pu être exploitées par les sociétés riveraines. C’est enfin une question qui intéresse au premier chef une histoire qui entend, au moins à titre d’hypothèse heuristique, se placer du côté des animaux, sur leur versant en quelque sorte.
4Les activités humaines, au premier rang desquelles il faut placer ici la chasse baleinière, ont entraîné de profondes transformations dans la distribution et la composition de nombreuses populations de cétacés, au point de conduire certaines espèces au seuil de l’extinction et d’en éliminer totalement d’autres de vastes secteurs maritimes. À cet égard, la mer Méditerranée n’a pas dû faire exception, ce qui reste cependant à vérifier. Or ce sont les espèces côtières de baleines, plus faciles à la fois à observer et à exploiter, qui ont le plus de chance d’avoir laissé des traces dans la documentation antique et d’avoir disparu du fait de leur exploitation par l’homme. Par disparition, on peut entendre soit la disparition totale de l’espèce, dont aucun individu ne se laisse plus observer dans la Méditerranée, soit la disparition de populations qui venaient saisonnièrement mettre bas dans les eaux méditerranéennes, ce qui n’empêche pas que des individus isolés peuvent encore entrer dans la mer Méditerranée. Cette question a fait l’objet d’une recherche collective, coordonnée par Ana S. Rodrigues, et a donné lieu à deux publications récentes7. L’enquête s’est déployée sur deux fronts : la recherche de vestiges archéologiques parmi les nombreux restes osseux mis au jour sur les sites d’ateliers de salaison, intensément étudiés au cours des deux dernières décennies, ainsi que le réexamen des sources textuelles et, dans une bien moindre mesure, figurées. Le premier volet requiert la coopération des archéologues et de spécialistes de biologie marine, de façon à permettre la reconnaissance des vestiges osseux, leur identification par l’emploi conjoint des méthodes anatomique (morphométrie) et génétique (barcoding moléculaire), tout comme la compréhension de la chaîne opératoire qui a conduit de la capture de l’animal à la mise au rebut ou à la récupération d’une partie de son squelette. Le second volet demande le regard croisé d’une part de spécialistes de biologie marine, capables de déceler les détails qui font sens et qui fournissent des clefs d’identification, et plus largement tout ce qui a des chances de dériver, de façon plus ou moins directe ou déformée, de l’observation de spécimens morts ou vivants, et d’autre part d’historiens de l’Antiquité et de philologues capables de lire les sources dans leur langue originale et familiers des modes de construction des différents discours antiques relatifs aux animaux. Une telle coopération est d’autant plus nécessaire que, comme nous l’avons rappelé, les cétacés autres que les différentes espèces de dauphins étaient globalement mal connus et que les témoignages les concernant sont particulièrement difficiles à interpréter.
5Les recherches qu’Ana S. Rodrigues a conduites avec ses collaboratrices et collaborateurs ont abouti aux résultats suivants : alors que la baleine franche (Eubalaena glacialis) a disparu aujourd’hui de toute la partie orientale de l’Atlantique nord, que la baleine grise (Eschritius robustus) a été totalement extirpée de l’Atlantique nord selon un scénario qui reste encore à préciser, et que la Méditerranée n’est pas considérée comme faisant partie de leur aire de distribution historique, l’examen conjoint de dix restes osseux provenant de sites archéologiques du détroit de Gibraltar, d’époques préromaine et romaine, et des sources grecques et latines a permis d’établir que la région du détroit de Gibraltar faisait partie il y a 2000 ans de l’aire de distribution de ces deux espèces, et que des aires de mise bas (calving grounds) se situaient probablement à l’intérieur de la mer Méditerranée. Un tel résultat conduit à réexaminer sérieusement l’hypothèse d’une exploitation baleinière oubliée sur certains rivages méditerranéens de l’Empire romain, qui se serait notamment concentrée sur ces deux espèces, dans la mesure où elles sont côtières et facilement accessibles, et qui aurait conduit à terme à leur disparition. Ce résultat invite également à reprendre la question de la présence en Méditerranée il y a 2000 ans des prédateurs de ces deux espèces, à savoir les orques (Orcinus orca). Une telle étude a été esquissée dans les deux articles coordonnés par Ana S. Rodrigues8, mais elle gagnerait à être reprise de façon plus systématique, notamment en se concentrant sur le témoignage clé, un chapitre de l’ouvrage d’Élien tiré de La personnalité des animaux, qui est en fait hautement problématique9. Nous proposons ici de confronter ce texte aux autres sources antiques se rapportant à l’orque, et notamment à Pline l’Ancien10, avant de le soumettre à une analyse serrée portant à la fois sur sa construction, sa phraséologie et ses contenus zoologiques. Nous espérons parvenir ainsi à préciser les informations relatives aux orques qui ont été recueillies et consignées dans les sources écrites. L’enjeu de cette enquête est double : établir, dans la lignée des recherches susmentionnées sur la présence de certaines espèces côtières de baleines, la présence en Méditerranée des orques ; s’interroger sur leur écotype. Ce dernier volet de l’enquête nécessite quelques éclaircissements préliminaires, afin d’indiquer ce que l’on entend couramment par « écotype » et de montrer en quoi cette notion peut être utile pour élaborer une histoire de l’animal qui ne soit pas seulement une histoire de ses interactions avec l’homme vues du côté de l’homme.
Les écotypes d’orques
6Dans son écosystème, l’orque est un superprédateur (c’est-à-dire un prédateur occupant le niveau trophique supérieur), qui est capable d’adapter son comportement de chasse comme son comportement social aux différentes espèces de proie disponibles. Il en a découlé des phénomènes de spécialisation intraspécifique dans le domaine de la chasse, qui concernent des groupes familiaux ou des clans. On estime qu’une telle spécialisation s’explique par l’investissement que requièrent à la fois la mémorisation de la distribution des proies et le développement d’une technique de chasse qui est d’autant plus efficace qu’elle est plus spécialisée et qu’elle concerne en propre telle ou telle espèce de proie. Ces spécialisations comportementales ont conduit localement, au sein de groupes sympatriques, à une différenciation à la fois comportementale et génétique, qui est due à la structure sociale matrifocale des groupes d’orques11. Ce processus de différenciation a mené à la constitution d’écotypes distincts12, qu’il est tentant de décrire comme des groupes culturels13. Par « écotype », on entend ainsi une variété au sein d’une espèce, qui est adaptée à des conditions environnementales particulières, par exemple tel type d’habitat ou de proie ; cela se traduit par des différences génétiques, qui ne sont cependant pas suffisamment importantes pour empêcher la reproduction croisée d’individus d’écotypes différents, et aussi par des différences phénotypiques, dans les caractéristiques observables des individus, par exemple dans leur morphologie ou leur comportement.
7Grâce à des travaux entrepris sur plusieurs décennies, ce sont les populations d’orques de la côte est du Pacifique nord qui sont les mieux connues. Ces travaux ont mis en évidence l’existence de deux écotypes qui ne se mêlent pas et ne se reproduisent pas entre eux : un premier écotype d’orques nomades qui se nourrissent principalement de mammifères marins (cétacés et pinnipèdes), mais s’attaquent aussi à des oiseaux de mer, et un second d’orques résidentes qui, pour leur part, se nourrissent exclusivement de poissons et de calamars. On a du mal à cerner un niveau équivalent de spécialisation alimentaire chez les autres populations de l’hémisphère nord, qui sont surtout beaucoup moins bien connues. Pour ce qui est des populations de l’Atlantique nord qui vivent au large de l’Islande, du nord de l’Écosse et du nord de la Norvège, les données disponibles suggèrent l’existence de deux écotypes, un écotype généraliste, qui se nourrit essentiellement de poissons (hareng, Clupea harengus, et maquereau, Scomber scombrus), mais qui s’attaque en outre de façon régulière aux phoques, et un écotype plus spécialisé, qui se nourrirait notamment de baleines14.
8Qu’en est-il de la Méditerranée et de ses parages ? Chaque année, la même petite population d’orques, qui est actuellement composée d’environ quarante individus organisés en cinq pods15, est observée dans le détroit de Gibraltar et dans les eaux de la partie adjacente de l’Atlantique16. Cette population dépend pour son alimentation du thon rouge de l’Atlantique (Thunnus thynnus), qu’elle capture principalement au printemps, lorsque les thons entrent dans la Méditerranée pour frayer, et en été, lorsqu’ils migrent vers l’Atlantique17. On observe sporadiquement quelques orques dans le bassin occidental de la Méditerranée et même jusqu’à Malte ; le caractère très occasionnel de ces observations, dans une zone où les activités humaines sont pourtant intenses, conduit à exclure l’idée qu’il puisse s’agir d’une petite population méditerranéenne résidente et rend à l’inverse hautement vraisemblable l’appartenance de ces orques à la population du détroit de Gibraltar18. Ce qui semble se dessiner, c’est un écotype d’orques résidentes et mangeuses de poissons, qui suivent parfois dans le bassin occidental de la Méditerranée les thons en cours de migration. Qu’en était-il il y a 2000 ans ? Les sources antiques donnent-elles à connaître d’autres écotypes méditerranéens ?
Retour aux sources antiques : les orcae de Pline
9Deux zoonymes antiques ont été mis en rapport avec l’espèce Orcinus orca : d’une part le latin orca, féminin orcae, probablement apparenté au grec ὄρυξ (oryx), ὄρυγος, employé au sens d’« animal marin » dans un unique texte de Strabon (3, 2-7), d’autre part le grec κρίος (krios), et son calque latin aries. Nous commencerons par le latin orca et par un passage du livre IX de l’Histoire naturelle de Pline, qui nous fournira le seul point vraiment fixe de cette recherche (IX, 12-15). Dans la première section de ce livre, qui est tout entière consacrée aux « baleines », ballaenae, les orcae font l’objet d’un assez long développement, composé de deux parties distinctes : la première (IX, 12-13), amenée par la mention de baleines venant mettre bas dans une anse calme et protégée du golfe de Cadix, décrit la façon habituelle dont les orcae s’en prennent à ces baleines, la seconde rapporte une anecdote isolée, celle de la mise à mort d’une orca dans le nouveau port d’Ostie (IX, 14-15). La première partie du passage a été étudiée en détail dans les deux articles susmentionnés, qui soulignent la fiabilité de la description19. Pline décrit l’attaque de baleines sur leur aire de mise bas par un groupe de cétacés qui ne peuvent être que des orques, la seule espèce de superprédateurs à s’en prendre de façon collective et coordonnée à des baleines. Aussi bien le type d’espace – les eaux calmes, chaudes et peu profondes d’une anse ou d’une baie abritée – que le moment de la mise bas, après le solstice d’hiver, correspondent à la biologie et aux habitudes de trois espèces précises de baleines côtières migratoires, à l’exclusion de toute autre espèce : la baleine franche, la baleine grise et la baleine à bosse ; le texte ne livre cependant pas suffisamment de détails pour permettre de déterminer de laquelle de ces trois espèces il s’agissait. L’informateur de Pline a manifestement assisté au spectacle qu’il relate. Il a bien compris que les orques faisaient irruption sur une aire de mise bas et s’en prenaient à des baleines encore gravides ou accompagnées de leur baleineau. Il a observé que les orques harcelaient les baleines, les heurtaient avec violence20 et leur infligeaient des morsures, tandis que celles-ci se défendaient à grands coups de queue, créant ainsi des vagues et soulevant de considérables éclaboussures. Il a cependant commis quelques erreurs d’interprétation, qui sont aisément compréhensibles compte tenu de ses conditions d’observation, et que seules les connaissances actuelles permettent de déceler. Les orques ne cherchent pas à drosser les baleines contre la côte, elles tentent au contraire de les pousser vers le large, de façon à pouvoir plus facilement manœuvrer ; quant aux baleines, loin de chercher à gagner la haute mer, elles se réfugient le plus près possible de la côte, jusqu’à pratiquement s’échouer sur le rivage, de façon à échapper aux orques21. En voyant des orques harceler des baleines ayant cherché refuge à proximité du rivage, l’informateur de Pline en a conclu, somme toute logiquement mais de façon erronée, que les orques avaient cerné les baleines et qu’elles essayaient de les pousser contre le rivage. En assistant au spectacle en apparence confus de l’attaque des orques, qui multiplient les morsures contre les femelles, il en a également conclu qu’elles cherchaient à tuer ces dernières, alors que les orques s’emploient surtout à séparer les mères de leurs petits, qui constituent leur véritable cible. D’autres détails, comme les vagues prétendument soulevées par le souffle des animaux, paraissent plutôt dictés par des idées préconçues au sujet des cétacés22. Malgré ces quelques imprécisions, l’information zoologique de la source de Pline est excellente et ne laisse aucun doute sur l’identification de l’agresseur. Cette source est très probablement un chevalier romain originaire du sud de la péninsule ibérique et ayant écrit sur sa région d’origine, Turranius Gracilis, qui a de bonnes chances d’être le Turranius gouverneur d’Égypte et préfet de l’annone que l’on connaît par ailleurs23. Pline cite souvent Turranius Gracilis pour tout ce qui concerne la zone de Cadix et du détroit de Gibraltar, y compris dans le long développement sur les baleines du livre IX, notamment dans les lignes qui précèdent le passage que nous venons d’étudier24. On notera en outre que Pline l’Ancien a mené une carrière de haut fonctionnaire de rang équestre, qui l’a amené à exercer une procuratèle en Espagne, il est vrai en Tarraconaise, et non en Bétique ; en contact étroit avec tout le personnel romain qui prenait part à l’administration des provinces, il avait sans nul doute accès à des informations de première main concernant la région de Cadix25.
10Pour le reste, la description de Pline recherche l’expressivité et l’effet, avec la caractérisation peu éclairante du point de vue zoologique, mais efficace du point de vue rhétorique, des orcae comme « une énorme masse de chair redoutablement armée de dents », carnis inmensae dentibus truculentae, et avec le paradoxe final d’une mer calme qui est en même temps une mer déchaînée, paradoxe qui culmine avec la dernière hyperbole, quantos nulli turbines uoluont, « tels qu’aucun cyclone n’en soulève ». On retrouve ici la figure, présente ailleurs dans l’Histoire naturelle de Pline, d’une natura discors, « une nature en conflit avec elle-même », qui organise pour sa propre délectation des combats, proelia, semblables à ceux qui se donnent dans les arènes du monde romain26.
11C’est justement une telle chasse spectacle (uenatio), qui est explicitement décrite dans la seconde partie du texte. À compter du début du iie siècle av. J.-C. au plus tard, des chasses spectacles ont été organisées à Rome, puis dans d’autres villes de l’Italie et de l’Empire. Elles ont été l’occasion de montrer au peuple, avant de les mettre à mort, toutes sortes d’animaux spectaculaires, parfois venus de loin. Avec les grands cétacés, les spectacles romains ont atteint une limite technique infranchissable. Plusieurs textes montrent que l’on caressait l’idée d’organiser des spectacles aquatiques avec des « monstres marins », sans pouvoir y parvenir27. Avec l’orca égarée dans le bassin nouvellement aménagé de portus Augusti Ostiensis, sur la rive droite du Tibre, le hasard a offert à l’empereur Claude la possibilité inespérée de monter une uenatio improvisée où un grand cétacé fut mis à mort par les soldats de la garde prétorienne, embarqués pour l’occasion sur des navires. Pline n’est pas avare de détails sur l’animal, qui est traditionnellement identifié, sur la foi du développement précédent, comme une orque (Orcinus orca). Or les détails fournis par Pline ne s’accordent pas tous avec cette identification. L’animal est censé avoir été attiré naufragiis tergorum aduectorum e Gallia, « par le naufrage d’une cargaison de peaux importées de Gaule », pour reprendre la traduction d’Eugène de Saint-Denis28. Cette traduction est manifestement fautive. On ne voit pas bien pourquoi Pline imaginerait un grand cétacé carnivore attiré par des peaux tannées, encore moins comment il pourrait désigner un peu plus loin ces mêmes peaux par le terme sagina, « graisse » ou « festin plantureux ». Il faut penser à un autre sens du terme tergus, neutre oris, qui peut désigner la partie charnue ou grasse du dos d’un animal, et donc un quartier de viande ou du lard gras29 ; on a ici affaire à de la viande séchée ou plus probablement à des salaisons, transportées depuis la Gaule qui était justement renommée pour ce type de produit30. Il est difficile de dire si une orque, une espèce habituée à se nourrir de proies fraîches, peut être attirée par des salaisons, mais ce n’est nullement assuré. Quoi qu’il en soit, la coïncidence entre le naufrage d’un navire chargé de salaisons et l’arrivée d’une orca dans le bassin du port d’Ostie est ce qui explique aux yeux de Pline la venue de l’animal31. Passons maintenant à l’indication selon laquelle l’animal « s’était creusé un lit pendant plusieurs jours dans le fond », alueum in uado sulcauerat. S’il ne s’agit pas d’un individu mal en point ou malade en cours d’échouage, un tel comportement correspond aux habitudes alimentaires de la baleine grise (Eschrichtius robustus), qui aspire les sédiments du fond de la mer pour les filtrer et se nourrir des coquillages et des crustacés qui s’y trouvent ; de la même façon, la baleine grise a la capacité de se hisser en eaux très peu profondes. Il convient de rappeler à ce propos que la baleine grise est l’une des espèces dont les ossements ont été récemment identifiés dans la zone du détroit de Gibraltar. À ces arguments, on peut ajouter que la comparaison entre le dos de l’animal et la carène renversée d’un navire s’accorde mal avec l’orque, qui possède un aileron dorsal très développé, plus encore chez le mâle que chez la femelle, lequel n’aurait pas manqué d’attirer l’attention et qui ne pouvait que nuire à la ressemblance d’ensemble du dos de l’animal avec la quille d’un navire.
12Si cette analyse est juste, on se trouve face à un passage qui confond sous un même zoonyme, orca, deux espèces différentes de cétacés. Une telle indécision terminologique n’a rien d’impossible ni d’improbable dans le cas d’animaux qui étaient soit mal connus, soit connus seulement localement, et dont la dénomination devait être sujette à variations.
13Pour finir avec l’orca, disons un mot du passage du livre III de la Géographie de Strabon (III, 2-7), qui souligne la richesse de la Turdétanie (actuelle Andalousie) côtière et tente, sans doute à la suite de Posidonius, d’expliquer par l’influence de la marée le pullulement de la vie marine qu’on observe ; c’est à cette occasion que Strabon énumère trois catégories de kètè, les oryges, les phalainai et les physètères. Dans la mesure où le substantif grec ὄρυξ semble être apparenté au latin orca, peut-être par l’intermédiaire d’une langue celtique de la péninsule ibérique32, et que le passage de Strabon concerne le même secteur que le passage précédemment étudié de Pline l’Ancien, on proposera à titre d’hypothèse d’y voir la même espèce que les orcae de Pline, à savoir des orques. On écartera en tout cas l’identification absurde avec le narval, proposée par certains et recueillie, certes de façon hypothétique, dans le très consulté Liddell-Scott-Jones Greek-English Lexicon33. Cette identification ne repose que sur la motivation supposée du substantif, fondée sur le rapprochement spéculatif de l’instrument appelé ὄρυξ en grec ancien, qui est une pioche ou tout autre outil servant à creuser, et la défense du narval mâle, alors même que des hypothèses plus vraisemblables peuvent être avancées34 ; elle se heurte surtout au fait décisif que le narval (Monodon monoceros) est un animal qui vit dans les eaux arctiques et qui reste en général au-delà du 70º de latitude nord.
14En conclusion de cette partie, on soulignera le fait que le passage de Pline relatif aux orcae du golfe de Cadix atteste la présence il y a 2000 ans dans les eaux du sud de la péninsule ibérique d’une population aujourd’hui éteinte d’orques prédatrices de baleines qui ont elles aussi disparues.
Le cas épineux du « bélier de mer »
15Il est temps d’en venir à notre second ensemble de zoonymes, krios (thalassios) et aries (maritimus). Il s’agit d’un cas de transfert d’un zoonyme désignant une espèce terrestre à une espèce marine. De tels transferts sont monnaie courante dans la zoonymie grecque et latine, et reposent en général sur un trait bien précis, qui permet de rapprocher une espèce marine d’une espèce terrestre. L’existence de ces transferts a été soulignée par les auteurs antiques eux-mêmes, prompts à y voir l’expression d’une loi générale cachée de correspondances ou enclins à en tirer argument dans la comparaison systématique (synkrisis) des faunes terrestre et marine, un exercice fort en vogue à l’époque impériale et destiné à établir la prééminence de l’une ou de l’autre35. En dehors de ces parallèles ou des listes de kètè, les sources antiques sont avares de renseignements exploitables sur le « bélier » marin. Quant aux sources figurées, elles sont sans utilité pour les questions d’identification, puisqu’elles représentent le « bélier » de mer sous la forme d’un bélier terrestre doté d’une queue serpentiforme36.
16La plus ancienne attestation du « bélier » de mer se trouve dans le livre IX de Pline. Il y parle d’abord d’un échouage massif d’animaux marins sur les rivages d’une île du littoral atlantique de la Gaule lyonnaise, parmi lesquels il y avait des « éléphants » et des « béliers », au sujet desquels il apporte la précision suivante : candore tantum cornibus adsimulatis, « les cornes étant imitées seulement par une tache blanche » (IX, 10). On comprend d’ordinaire que cette tache blanche renvoie à celle qui, chez l’orque, se situe au-dessus de l’œil, à un emplacement qui correspond approximativement au développement latéral des cornes chez les béliers. Ana S. Rodrigues a proposé une autre interprétation du passage de Pline, en attirant l’attention sur les callosités blanchâtres qui sont bien visibles sur la tête de la baleine franche et dont la texture – il s’agit de plaques de peau calcifiées, souvent incrustées de balanes – peut rappeler celle d’une corne37 ; vu sa position, la callosité principale, appelée « bonnet », évoquerait plutôt pour sa part la corne d’un rhinocéros.
17Plus loin dans le livre IX, Pline consacre une petite notice au « bélier » de mer, comparé à un brigand (ut latro) qui tantôt se cache à l’ombre des navires mouillant au large et attend le baigneur imprudent, tantôt sort la tête de l’eau pour épier les embarcations de pêche, avant de plonger pour s’en approcher sans être vu et pour les couler (IX, 145). L’attaque des baigneurs portée par un animal caché dans la mer fait clairement penser à une attaque de requin, tandis que le second comportement rappelle plutôt celui d’une baleine qui dresse la tête hors de l’eau pour observer (en anglais, spyhoping) ou qui bondit hors de l’eau, au risque parfois de percuter par erreur une embarcation38. On trouve ici, de façon implicite, une autre motivation possible du zoonyme aries. On peut en effet imaginer que l’animal marin ait été dénommé « bélier » en raison de son aptitude à percuter une embarcation ou un adversaire, de la même façon que la machine de guerre servant à enfoncer murs de fortification et portes a été elle aussi appelée « bélier39 ». Cette seconde motivation du zoonyme n’est cependant pas plus décisive que la première, qui était liée aux cornes, pour trancher la question de l’identification de l’espèce : si certaines espèces de baleines peuvent percuter une embarcation en sautant hors de l’eau, les orques, comme nous l’avons vu et comme Pline lui-même le note à propos de l’animal qu’il appelle orca, attaquent et blessent les baleines en les percutant violemment, ce qui peut rappeler aussi bien la charge d’un bélier que la manœuvre d’un navire de guerre40.
18Un dernier élément à verser au dossier est la liste des « monstres marins », beluae marinae, du livre XXXII (XXXII, 144). Les substantifs orcae et arietes s’y succèdent, comme s’ils désignaient deux espèces différentes d’animaux marins. Ce dernier argument n’est cependant pas plus décisif que les autres, tant la terminologie est imprécise et flottante. De même que Pline n’a pas vu que le terme orca désignait dans ses sources des animaux différents, ainsi il a pu ne pas s’apercevoir que les zoonymes orca et aries désignaient parfois le même animal41. On conclura que les occurrences dans l’œuvre de Pline du zoonyme aries au sens de « bélier » de mer n’apportent guère de certitudes quant à l’identification de l’espèce concernée. Il en va autrement du chapitre qu’Élien de Préneste consacre à un animal marin appelé en grec krios (« bélier ») dans son ouvrage La personnalité des animaux, rédigé au tournant des iie et iiie siècles ap. J.-C. ; ce long chapitre constitue le développement le plus détaillé sur le « bélier » de mer que nous aient livré les sources antiques.
19Pour plus de commodité, nous divisons le chapitre d’Élien (XV, 2) en propositions successives :
1.1. Les « béliers » de mer sont mal connus : excepté leur nom, on ne sait pas grand-chose d’eux, à part ce qu’en montrent les représentations figurées.
1.2.1. Ils passent l’hiver dans le détroit qui sépare la Corse de la Sardaigne.
1.2.2. On peut les apercevoir hors de l’eau.
1.2.3. Ils sont accompagnés de dauphins de grande taille.
1.3.1. Le « bélier » mâle a une bande blanche qui fait le tour de son front et qui fait penser au diadème d’un roi macédonien.
1.3.2. Le « bélier » femelle a des boucles qui, comme les barbes des coqs, lui pendent sous le cou.
1.4.1. Les « béliers » sont nécrophages.
1.4.2. Ils sont aussi anthropophages.
1.4.2.1. Par la vague qu’ils soulèvent, ils renversent même les bateaux.
1.4.2.2. Ils s’attaquent aux personnes qui se tiennent sur la côte, près du bord.
1.4.2.3. Histoire du naufragé enlevé et dévoré par un « bélier » sur le rivage de la Corse ; la vague ne sert pas ici à faire chavirer une navigation, mais à propulser l’animal hors de l’eau.
2.1. Les regalia en orque des rois et reines de l’Atlantide.
2.2. Les « narines » du « bélier ».
2.2.1. Le « bélier » a dans les narines une force terrible qui lui permet d’exhaler une grande quantité d’air et d’en inspirer un volume considérable.
2.2.2. La chasse au phoque et ses péripéties.
2.2.2.1. Les phoques s’enfuient et se réfugient au fond d’une caverne rocheuse pour échapper au « bélier ».
2.2.2.2. Les « béliers » suivent les phoques à l’odeur et se placent devant la grotte à l’intérieur de laquelle ils se sont réfugiés.
2.2.2.3. Ils attirent le phoque en aspirant l’air qui se trouve entre leur proie et eux.
2.2.2.4. Ils dévorent le phoque malgré ses cris.
2.2.3. Retour aux « narines » du « bélier » : les poils qui en dépassent et les vertus qu’on leur prête.
20Comme le passage de Pline consacré à l’orca, le chapitre d’Élien se compose de deux parties qui se répondent. Une première fournit quelques informations sur la localisation des « béliers marins » (1.2.1) et sur leur morphologie (1.3), avant d’en venir à leur régime alimentaire et à leur comportement de prédation, notamment sur l’homme et sur les embarcations (1.4). On passe par une gradation ascendante de la nécrophagie (1.4.1), un comportement couramment prêté à la faune marine, à l’anthropophagie (1.4.2), et le passage culmine sur une anecdote sensationnelle, qui est une histoire corse de naufragé (1.4.2.3). Le passage est unifié d’une part par la mention de la Corse, au début et à la fin du développement (1.2.1 et 1.4.2.3), d’autre part par une caractéristique prêtée à l’orque, celle de soulever des vagues importantes, caractéristique qu’il utilise aussi bien pour faire chavirer des embarcations que pour se propulser hors de l’eau et se saisir de personnes imprudemment placées à la limite immédiate des flots (1.4.2). Le point commun de ces deux actions est leur caractère inattendu et dramatique, elles visent des personnes qui se croient de façon illusoire en sécurité, que ce soit sur un navire ou sur la terre ferme. L’anecdote obéit à un schéma connu, qui illustre soit les caprices du hasard, soit l’inéluctabilité du destin ou des châtiments divins : tel qui échappe miraculeusement à un danger hautement prévisible succombe à un danger totalement imprévisible à l’instant même où il se croyait tiré d’affaire42. La seconde partie du chapitre est construite de façon similaire et fait écho à la première : par un effet frappant de symétrie, elle commence par les mêmes considérations morphologiques, cette fois évoquées de façon indirecte par le biais des rois de l’Atlantide (2.1 ; cf. 1.3), puis se poursuit par la mention d’une caractéristique physiologique que l’animal met au service de ses prédations, à savoir la force qu’il est censé posséder dans ses narines (2.2 ; cf. 1.4.2), avant de culminer avec une autre anecdote, parallèle à la première : de la même façon que des hommes étaient saisis sur le rivage par des « béliers », de même les phoques sont tirés par ce même animal hors des grottes où ils se réfugient (2.2.2 ; cf. 1.4.2 et 1.4.3). L’intensité dramatique peut sembler aller décroissant, puisqu’on passe de l’homme aux phoques, mais la progression du chapitre est en fait plus subtile, car c’est une progression vers l’étrange : les parages encore familiers de la Corse et de la Sardaigne sont remplacés par la lointaine et mythique Atlantide43, tandis que la seconde technique de chasse du « bélier » est encore plus étonnante que la première, ménageant ainsi un crescendo. Dans le premier cas, en effet, l’animal parvient à modifier l’état de la mer et de la houle pour se propulser au contact de sa proie, alors que le second cas offre un bel exemple d’action à distance et sans contact, qui appartient de plein droit au registre du stupéfiant. Élien ménage donc une progression dramatique qui est également une progression vers l’étrange, dans le but de tenir son lecteur en haleine, de lui faire éprouver terreur et pitié, et in fine de le divertir, conformément aux principes qu’il a énoncés dans sa préface44. On peut donc s’attendre à la fois à un réagencement des informations disponibles et à l’accentuation de leur caractère étonnant ou paradoxal.
21En gardant cela en tête, passons maintenant à la question difficile de l’identification de l’animal concerné, une identification qui semble ne pas aller de soi pour Élien, puisqu’il commence par noter que « le nom est connu du plus grand nombre, mais [que] les données afférentes sont peu claires, mis à part celles que fournissent les œuvres d’art qui les représentent45 ».
22Élien livre des indications zoogéographiques (1.2.1 ; 2.1), morphologiques (1.3.1 ; 1.3.2 ; 2.2.3) et surtout comportementales (1.2.2 ; 1.2.3 ; 1.4 ; 2.2). En croisant ces différents indices, peut-on parvenir à une identification plausible de l’espèce dont parle Élien ? Parmi les indications morphologiques, la plus claire concerne les poils qui dépassent des narines de l’animal ; elle permet de comprendre que les « narines » du bélier sont en fait sa bouche et que les poils dont parle Élien sont les fanons d’une baleine mysticète, ce qui nous éloigne de façon décisive de l’orque. La mention du diadème et des barbes du coq est plus difficile à interpréter. La distinction entre le mâle et la femelle est ici sans valeur et doit plutôt recouvrir une différence spécifique. Le diadème est en fait un simple bandeau de tissu noué sur la nuque ; si son origine exacte reste discutée et s’il n’était pas encore un élément fixe de la parure royale du vivant d’Alexandre, c’est avec ses successeurs, dont un certain nombre se proclament rois en 306-305 av. J.-C., « l’année des rois », et sur leurs effigies, à partir des années 290 av. J.-C., que le diadème est devenu l’insigne par excellence du pouvoir royal, d’où la mention de Lysimaque, d’Antigone et des autres rois macédoniens par Élien46. L’orque n’a pas une bande blanche faisant le tour de son front, mais une tache blanche située derrière l’œil et au-dessus de lui, tandis que sa gorge comme son ventre sont uniformément blancs. Pour faire coïncider les deux images, il faut supposer un assez fort coefficient de déformation. Ana S. Rodrigues a proposé une autre interprétation, en attirant l’attention sur les excroissances calleuses, de couleur blanche, de la baleine franche, callosités qui sont disposées au-dessus des yeux et surtout tout autour du rostre, si bien qu’elles peuvent donner l’impression, malgré leur discontinuité, de former une bande presque continue47. Dans cette mention d’un « bélier » ayant une marque distinctive en forme de diadème, il y a sans doute un jeu supplémentaire, si l’on se souvient que les successeurs d’Alexandre ont commencé par représenter le roi défunt ceint du diadème sur leurs monnaies. Or, sur ces premières représentations monétaires d’Alexandre ceint du diadème, ce dernier est parfois doté en plus de cornes de bélier, lesquelles sont une allusion à sa nature divine de fils du dieu-bélier Ammon identifié à Jupiter. C’est notamment le cas sur l’avers des tétradrachmes d’argent de Lysimaque, qui est précisément cité en premier par Élien48. La coiffure des rois de l’Atlantide, pour sa part, rappelle, par-delà l’image du diadème, celle du scalp d’éléphant qu’à l’imitation de la leontè d’Héraclès, Alexandre le Grand, le vainqueur de l’Inde, porte, en plus du diadème et des cornes de bélier, sur la monnaie de ses successeurs49. Tout cela fait du « bélier » de l’océan Occidental un animal royal, et peut-être aussi le roi des animaux marins, en même temps que le pendant à la fois marin et occidental de l’éléphant oriental50. Quant aux rois de l’Atlantide, ils doivent dériver en dernière instance de la fiction platonicienne et s’inscrivent aisément dans un ensemble bien fourni de rois exotiques, qui peuplaient aussi bien les récits fictifs en prose que les représentations figurées de la société impériale de l’époque d’Élien51.
23Pour ce qui est du cou des « béliers » femelles, ce n’est pas la comparaison avec les barbes du coq, peu éclairante car indiquant seulement la position de l’élément décrit, qu’il faut retenir, mais celle avec les boucles. On sait en effet que dans l’art alexandrin de l’époque hellénistique, aussi bien la déesse Isis que les reines lagides sont représentées avec des boucles libyques tire-bouchonnées, qui retombent en longues lignes parallèles52. Si on garde en mémoire ces représentations, le meilleur correspondant du côté des cétacés est offert, comme l’a bien vu Ana S. Rodrigues53, par la baleine à bosse, dont les sillons ventraux, bien visibles lorsque l’animal bondit hors de l’eau, ne sont de fait pas sans rappeler les boucles parallèlement étirées des portraits lagides. L’examen des traits morphologiques mentionnés par Élien oriente donc l’attention vers les baleines mysticètes, en particulier les baleines franches et les baleines à bosse54.
24Qu’en est-il maintenant des traits comportementaux ? Le fait de bondir hors de l’eau ne permet pas de trancher entre l’orque et une espèce de cétacé mysticète. En revanche, si c’est bien un bond hors de l’eau qui fait chavirer les embarcations, cela ne peut concerner que les baleines, qui peuvent parfois, par inadvertance et par inexpérience, retomber sur une embarcation à l’occasion d’un saut hors de l’eau. Ces bonds spectaculaires hors de l’eau peuvent également être à l’origine de tout ce que rapporte Élien, non sans exagération, au sujet des vagues soulevées par l’animal. Certains des traits comportementaux mentionnés par Élien semblent également désigner, on le voit, une baleine mysticète. Si ce sont bien des baleines mysticètes, il s’agit alors, comme dans le cas des baleines du golfe de Cadix évoquées par Pline, de l’une des trois espèces côtières migratrices (baleine franche, baleine grise, baleine à bosse), présente en hiver sur une aire de mise bas située à proximité du détroit séparant la Corse de la Sardaigne (1.2.1). Les « dauphins de grande taille » qui les accompagnent (1.2.3) pourraient alors être non des dauphins, mais bien des baleineaux, pris à tort pour une autre espèce55.
25Il reste cependant à plaider la cause des orques et à examiner si certaines des observations à l’origine du chapitre d’Élien pourraient s’y rapporter56. On constate en effet certaines coïncidences troublantes entre les traits comportementaux consignés par Élien et ce que nous savons maintenant du comportement des différents groupes d’orques. Il s’agit de la vague soulevée par l’animal en chasse, de l’attaque d’un être vivant situé sur le rivage et des prédations opérées sur les phoques. Chacun de ces trois éléments mérite un examen séparé.
26La vague soulevée par l’animal rappelle le comportement des orques de l’Antarctique qui chassent notamment les phoques. Pour déloger un phoque couché sur un morceau de glace flottante, les orques nagent ensemble de front et font en sorte de soulever une vague qu’elles dirigent vers le phoque en plongeant au dernier moment sous le bloc de glace57. Si ce sont bien les orques qui soulèvent la vague, elles nagent dans la vague, et non sur la vague, et la technique apparaît difficilement transposable pour déloger un homme du rivage, dans la mesure où les orques peuvent difficilement nager droit sur le rivage, et encore moins plonger au dernier moment pour passer dessous.
27Le fait d’aller arracher un animal situé sur la terre ferme, au contact de l’eau, rappelle un comportement des orques de Patagonie, sur les rivages de l’Argentine, pour se saisir d’éléphants de mer du Sud (Mirounga leonina) ou d’otaries à crinière (Otaria flavescens) qui sont le plus souvent des petits ou des juvéniles. L’orque nage vers le rivage en direction de sa proie, puis n’hésite pas à s’échouer pour se saisir d’elle ; arquant son corps en soulevant sa tête et sa queue, elle se met parallèlement au rivage, puis fait demi-tour et regagne l’eau à la faveur des vagues suivantes58. Le parallèle est à première vue frappant. On notera cependant qu’il faut qu’il y ait assez de profondeur à proximité immédiate du rivage pour permettre à l’orque d’approcher et que l’orque ne bondit pas hors de l’eau, mais vient au contraire s’échouer sur le rivage, dans la zone de déferlement ; si elle peut à l’occasion utiliser pour s’approcher une vague qui avance en surfant à son sommet, elle peut tout aussi bien se cacher à l’intérieur de la vague et n’apparaître au regard qu’au moment où cette dernière déferle59.
28Une autre raison, sans doute décisive, s’oppose à ces deux rapprochements. Il s’agit dans les deux cas de comportements hautement spécialisés, élaborés par certains groupes de l’hémisphère sud pour chasser un type bien précis de proie, et non de comportements opportunistes et presque accidentels. Compte tenu de la spécialisation des techniques de chasse des orques et du fait que l’homme n’est décidément pas une espèce marine, il apparaît au final hautement improbable qu’une population éteinte d’orques méditerranéennes ait développé ce type de comportement pour mettre l’espèce humaine à son menu. À cela s’ajoute le fait qu’on ne connaît pas un seul cas de prédation sur l’homme exercée dans des conditions naturelles par un groupe d’orques.
29Le dernier point à examiner est la chasse aux phoques. Ces phoques sont forcément des phoques moines de Méditerranée (Monachus monachus), une espèce aujourd’hui en fort recul, mais qui était vraisemblablement présente dans l’Antiquité non seulement dans tous les secteurs de la Méditerranée, à proximité des côtes, des îles et des îlots, mais aussi dans les eaux adjacentes de l’Atlantique nord60. Les grottes marines, parfois partiellement immergées, constituent toujours aujourd’hui l’un des refuges préférés des phoques moines, et l’une de ses aires de mise bas61. Élien est fort disert sur la façon dont l’orque s’y prend pour déloger un phoque de son refuge. L’orque est créditée du pouvoir d’aspirer une grande quantité d’air pour déloger un phoque retranché dans une grotte. C’est une variante d’une faculté fréquemment attribuée aux grands cétacés en général et à l’animal dénommé physètèr, le « souffleur », en particulier, qui est de projeter une grande quantité d’eau, selon des modalités qui restent cependant peu claires62. Le pouvoir d’expulsion concerne ici non l’eau, mais l’air, et se double d’un pouvoir équivalent d’aspiration, qui est mis à profit pour ramener à soi sa proie. Tout en évoquant par le biais d’une comparaison une causalité de type magique (ὡς ἴυγγί τινι βιαιοτάτῃ, « comme par un charme magique particulièrement puissant »)63, Élien propose en fait une explication physique de cette action à distance. Il s’agit plus précisément d’une explication de type pneumatique, qui présuppose à la fois la connaissance du vide et des phénomènes de compression et de dépression de l’air, connaissance à laquelle est resté attaché le nom de Straton de Lampsaque, l’élève d’Aristote64, et celle des nombreuses machines pneumatiques et autres automates qui ont été élaborés à des fins utilitaires ou de divertissement d’abord dans l’Alexandrie lagide. Ce n’est d’ailleurs pas le seul passage où le paradigme pneumatique est sous-jacent dans les développements qu’Élien consacre aux grands animaux marins. La façon dont il réécrit un passage de l’Histoire des animaux d’Aristote, connu directement ou de façon médiate, le montre clairement. Il s’agit d’expliquer comment les dauphins parviennent à faire des bonds à ce point prodigieux qu’ils sautent par-dessus le mât des bateaux. Pour Aristote, c’est en se ramassant sur eux-mêmes et en retenant leur souffle, de façon à jaillir comme une flèche hors de l’eau65 ; comme l’a bien vu Philippe Monbrun, le dauphin, pour Aristote, est tout à la fois l’arc, la flèche et même l’archer, qui contrôle et retient son souffle au moment de décocher sa flèche66. Élien, pour sa part, fait subir au développement d’Aristote une inflexion notable : chez Aristote, les dauphins « retiennent leur souffle », κατέχουσι τὸ πνεῦμα, tandis que les dauphins d’Élien « comprim[ent] leur souffle à l’intérieur d’eux-mêmes », συντείναντες ἔνδον τὸ πνεῦμα, compression qui va leur fournir la force de propulsion dont ils ont besoin pour jaillir hors de l’eau67.
30Élien n’est pas le premier à recourir à la notion de vide pour rendre compte d’une action à distance. C’est en effet l’un des deux modèles explicatifs que propose Lucrèce pour expliquer le phénomène des « Avernes », ces lacs qui causaient la mort des oiseaux qui les survolaient68, même si le détail de l’explication est différent. Élien, pour sa part, réserve ce paradigme pneumatique aux seuls cétacés, alors même qu’il recense, au fil de son ouvrage, tous les exemples de prédation à distance qui avaient été avant lui collectés par la tradition paradoxographique. On retrouve dans la plupart des cas la même phraséologie, avec l’emploi du verbe ἕλκειν (helkein), « tirer à soi » et la comparaison avec l’action d’un charme magique ; c’est dire qu’Élien use de la même stylisation pour rapporter ces différents cas69. Là s’arrêtent les similitudes : alors qu’Élien met l’accent ailleurs sur le « souffle » ou l’« haleine », ἄσθμα (asthma), et son pouvoir de séduction ou d’envenimement, il met en scène ici un terrifiant animal aspirateur qui fonctionne comme une pompe à vide. Que le modèle pneumatique n’ait été mobilisé que pour les cétacés s’explique sans doute par le fait que ces derniers avaient retenu l’attention de leurs observateurs par leur souffle puissant d’abord, un phénomène qui se joue à l’interface entre la mer et l’air et sur la nature et la composition duquel – air ou eau ? – on ne cessait de s’interroger70, ensuite aussi par la capacité qu’ont certains d’entre eux – les baleines mysticètes –, d’emprisonner dans leur gueule une grande quantité d’eau, ce qui peut donner l’impression que l’eau est avalée, puis expulsée. Or certaines des machines pneumatiques construites dans l’Antiquité mettaient précisément à profit les propriétés de l’air et du vide pour représenter un être vivant en train d’aspirer ou de projeter un liquide71. Il n’est donc pas étonnant de voir chez Élien les cétacés conçus comme une sorte de puissante machine pneumatique, capable d’aspirer et d’expulser aussi bien l’air que l’eau.
31Cette analyse permet de préciser la part de l’observation dans le développement sur la chasse au phoque. Ce qui a sans doute été observé, c’est une orque, ou plutôt un groupe d’orques, nageant devant une grotte dans laquelle était réfugié un phoque moine, et finissant par s’emparer du phoque. Les modalités exactes de la capture n’ont pu qu’échapper à l’observateur, si bien que le processus d’aspiration a toutes les chances d’être le fruit de l’imagination, de l’élaboration d’un scénario plausible compte tenu des représentations partagées relatives aux grands cétacés, pour rendre raison de ce qui semble être une action de prédation à distance. L’action à distance est un thauma, un fait stupéfiant qui semble rebelle à toute explication de nature physique. Élien, pour sa part, fournit bien une telle explication physique, mais ce faisant il ne fait que déplacer le thauma : c’est l’animal lui-même qui devient un thauma, doté de pouvoirs étonnants, de la même façon finalement que certaines des machines pneumatiques construites dans l’Antiquité constituaient elles aussi des thaumata, destinés à susciter la stupéfaction et l’émerveillement des spectateurs. Dans la mesure où il n’existe plus de populations d’orques traquant des phoques moines jusque dans les grottes qui leur servent de refuge, il est difficile de déterminer avec précision le type de comportement dont l’observation fut sans doute à l’origine du développement d’Élien. L’observation des interactions entre les orques et les lions de mer sur les côtes argentines de la Patagonie fournit peut-être un indice. On a en effet observé des lions de mer entrer dans l’eau alors même qu’ils n’ont pas pu ne pas apercevoir les orques patrouillant dans les parages. Si les lions de mer prennent le risque de quitter la terre, c’est sans doute parce qu’ils sont mus par la nécessité impérieuse de s’alimenter. Un tel scénario, certes beaucoup moins spectaculaire, peut être suggéré pour la scène rapportée par Élien : les orques repèrent des grottes où des phoques se sont réfugiés ; peut-être ont-elles alors simplement et patiemment attendu que le phoque soit contraint de se remettre à l’eau et de quitter son refuge pour le dévorer.
Essai de synthèse
32Le chapitre d’Élien consacré au « bélier de mer » expose un certain nombre de caractéristiques qui se rapportent indubitablement à des baleines mysticètes, à commencer par les « poils » des « narines ». La chasse au phoque est le seul élément solide qui fasse penser aux orques. Cette double constatation peut autoriser deux interprétations différentes, l’une unificatrice, l’autre non. L’interprétation unificatrice met l’accent sur les nombreux traits qui sont caractéristiques des baleines mysticètes pour réduire l’anomalie représentée par la chasse au phoque. C’est une position d’autant plus défendable que le passage présente en fait deux anomalies : la prédation sur les phoques, certes, mais aussi la prédation sur l’homme qui est étrangère aussi bien aux baleines mysticètes qu’aux orques. On peut tout à fait soutenir que la puissance impressionnante des baleines mysticètes, qui est particulièrement spectaculaire quand elles bondissent hors de l’eau dans un grand jaillissement d’écume, a pu faire naître l’idée qu’elles étaient des sortes de superdauphins et par conséquent des superprédateurs, tout à fait capables, telle la Scylla de l’Odyssée, de ravir et de dévorer hommes, dauphins et phoques72.
33On peut cependant proposer une tout autre ligne interprétative. Il est tout à fait possible, en effet, qu’Élien, ou sa source, ait agrégé des informations concernant des espèces diverses, mal distinguées entre elles ou nommées à l’aide d’une terminologie flottante. Son chapitre serait alors ni plus ni moins composite que le développement que Pline consacre à l’orca, si nous avons eu raison de soutenir que les deux parties de son développement ne portaient pas sur le même animal73. Le zoonyme « bélier marin » désignerait alors tantôt certaines baleines mysticètes, tantôt des orques. Le seul point fixe de cette étude, qui est le récit par Pline d’une attaque de baleines sur leur aire de mise bas par un animal qui est indubitablement l’orque, fournit peut-être un argument en faveur de cette seconde interprétation. Nous avons vu qu’il existe encore aujourd’hui une petite population d’orques ichtyophages dans le secteur du détroit de Gibraltar et qu’il y avait dans les mêmes parages, il y a 2000 ans, au moins une autre population d’orques, qui s’attaquait pour sa part à des baleines74. Cette information fournie par Pline accrédite en fait la seconde interprétation du chapitre d’Élien, qui veut que la chasse au phoque décrite dans la deuxième partie du chapitre témoigne non d’un antagonisme fantasmé entre pinnipèdes et cétacés mysticètes, mais d’une authentique prédation exercée par des orques sur des phoques moines. Il faut bien voir en effet que les baleines des trois espèces indiquées ci-dessus ne peuvent être pour les orques que des proies saisonnières, puisqu’il s’agit d’espèces côtières qui ne sont présentes qu’en hiver pour mettre bas entre décembre et février, avec un pic de naissances en janvier. Comme toutes les orques qui s’en prennent à des baleines migratrices, les orques évoquées par Pline devaient compléter leur régime par d’autres types de proies, présentes si possible pendant toute l’année, ou du moins lors de l’absence saisonnière des baleines côtières. Comme on sait par ailleurs que les orques comptent parmi les principaux prédateurs des phoques, il apparaît hautement plausible que les orques décrites par Pline consommaient aussi des phoques, ce que suggère par ailleurs le chapitre d’Élien consacré au « bélier de mer ». On a donc trace d’une population d’orques se nourrissant probablement à la fois de baleines et de phoques moines. Parmi ces deux types de proies, l’une – les baleines côtières des trois espèces migratrices dont nous avons parlé – n’était présente que de façon saisonnière, en hiver, tandis que l’autre, le phoque moine, était présent toute l’année ; dans ces conditions, il n’est pas possible de déterminer si la population d’orques dont nous parlons ici était une population nomade, comme celle décrite dans la partie orientale du Pacifique nord, le long des côtes américaines, ou une population résidente, comme les orques ichtyophages qui vivent aujourd’hui dans de ce même secteur du Pacifique ou dans le détroit de Gibraltar. Quant au reste de leur régime, il nous est totalement inconnu, nous ignorons en particulier si elles mettaient aussi à leur menu, comme d’autres groupes d’orques, des poissons, des oiseaux marins ou d’autres cétacés comme les dauphins ou les cachalots75. On conclura de cet examen que le chapitre d’Élien livre une information zoologique composite, dont une partie seulement, mais une partie tout de même, se rapporte à l’orque. Sous la même dénomination « bélier », Élien confond dans ce chapitre le prédateur et sa proie, à savoir l’orque et l’une des trois espèces de baleines côtières migratrices, à supposer que ces dernières aient été clairement distinguées.
34La scène de l’attaque sur les baleines est localisée par Pline dans le golfe de Cadix, un secteur qui était aux yeux des auteurs antiques un « hot spot » des grands cétacés76, dans lesquels ils voyaient d’ailleurs des animaux plus océaniques que méditerranéens. Cela ne veut pas dire qu’ils pensaient que les grands cétacés autres que les dauphins étaient absents de la Méditerranée, mais qu’ils considéraient qu’ils étaient bien plus fréquents dans l’océan Extérieur et qu’ils pénétraient dans la mer Méditerranée par le détroit de Gibraltar. L’expression mythique de cette idée se rencontre dans le livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile : les colonnes d’Héraclès, nom antique du détroit de Gibraltar, seraient en fait un dispositif de rétrécissement du détroit érigé en Extrême-Occident par un héros qui est un pourfendeur notoire de monstres – monstres terrestres le plus souvent, mais aussi à l’occasion monstres marins –, pour contrôler et restreindre l’accès à la mer Méditerranée et pour empêcher l’intrusion des monstres marins les plus démesurés77. Il est possible que la chasse au phoque rapportée par Élien soit localisée dans les mêmes parages, si l’on considère que l’insertion de l’histoire racontée par les habitants des rives de l’Océan et qui concerne les rois de l’Atlantide ouvre une nouvelle section océanique, succédant à une première section méditerranéenne et plus particulièrement corse ; si on n’y voit à l’inverse qu’une simple parenthèse, alors la localisation océanique de la chasse au phoque ne s’impose nullement. S’il est vrai que les « béliers de mer » du début de chapitre d’Élien sont des baleines côtières migratrices et que ces dernières avaient l’une de leurs aires de mise bas entre la Corse et la Sardaigne, dans le secteur des bouches de Bonifacio, il n’y a cependant pas de difficultés à penser que leurs prédateurs, à savoir des groupes d’orques se nourrissant de mammifères marins, s’y trouvaient aussi et ne restaient donc pas cantonnés de l’autre côté du détroit de Gibraltar, dans le golfe de Cadix. On notera que le médecin et naturaliste montpelliérain du xvie siècle, Guillaume Rondelet, dans le court chapitre qu’il consacre à l’orque, précise qu’on l’appelle « dorque » en Languedoc, ce qui donne à penser que des orques étaient encore présentes de son temps à proximité des côtes du sud de la France, sans que l’on puisse savoir à quel écotype elles appartenaient78. Pour conclure sur ce point, on avancera à titre d’hypothèse que la présence de certaines espèces de baleines côtières migratrices et de leurs prédateurs, une population d’orques ne se confondant pas avec l’actuelle population d’orques résidentes du détroit de Gibraltar, concernait il y a 2000 ans non seulement le golfe de Cadix, mais aussi le sud de la Corse et sans doute aussi d’autres points du bassin occidental de la Méditerranée. Proies et prédateurs ayant partie liée, le déclin et la disparition de ces populations d’orques prédatrices de mammifères marins ont dû accompagner le déclin et la disparition de leurs proies, baleines côtières d’un côté, phoques moines de l’autre.
35Ce sont finalement les interactions entre les orques et certaines de leurs proies, baleines côtières migratrices et phoques moines, qui permettent de les identifier dans quelques rares textes antiques. Il est frappant de constater qu’elles sont largement confondues avec les baleines côtières migratrices, qui sont pourtant leurs proies. Si les orques, dans les textes antiques, se cachent parfois derrière les baleines côtières, avec lesquelles on semble les confondre, on peut se demander s’il ne leur arrive pas aussi de se cacher derrière un autre animal qui est le dauphin. Il en va ainsi de l’inimitié entre le « dauphin » et la phalaina, notée par Élien, une inimitié qui les conduit à combattre frontalement dans une fable du corpus ésopique79. S’il ne s’agit pas d’une pure fiction, on peut penser dans ce cas que le zoonyme « dauphin » désigne ici non l’une des espèces de dauphins qui fréquentent la Méditerranée, mais bien une nouvelle fois l’orque, qui après tout n’est qu’une sorte de grand dauphin, qui offre avec lui bien des similitudes tant par son anatomie que par son comportement et sa structure sociale80.
36Vu leur imprécision et leur confusion, les sources antiques semblent ne pouvoir fournir au mieux que quelques bribes d’informations sur la présence de certaines espèces de grands cétacés, et le débat paraît devoir se concentrer sur la seule identification des espèces nommées ou décrites. On voit en fait, dans le cas des orques, qu’il est également possible d’en extraire quelques informations relatives à leur comportement, informations qui nous font passer un instant du côté de l’animal, en restituant, certes uniquement dans ses très grandes lignes, un écotype aujourd’hui éteint d’orques. Une fois n’est pas coutume, et sans doute parce que les grands cétacés restaient relativement mal connus et se situaient soit en marge de la plupart des activités humaines, soit totalement à l’écart, ce ne sont pas les interactions entre l’homme et ces espèces qui sont au centre des textes qui les mentionnent81, même si Pline s’attarde sur le sort d’un grand cétacé qui s’est sans doute égaré, pour son malheur, dans le bassin du nouveau port d’Ostie, et même si Élien évoque en le généralisant un cas sans doute controuvé de prédation sur l’homme. Les développements de Pline et d’Élien n’en offrent pas moins un son connu, en montrant un monde animal certes indépendant de l’omniprésence humaine, mais structuré selon de puissants antagonismes, dont le Romain civilisé et citadin aimait à se donner le spectacle. Ce très bref aperçu d’un écotype disparu d’orques permet à peine de se tenir du côté de l’animal ; il laisse en particulier totalement de côté le très riche univers, aujourd’hui intensément étudié, des interactions sociales intraspécifiques des orques, qui n’apparaît ici que sous l’aspect d’une chasse coordonnée.
37Au terme de ce parcours, il est possible de tirer les enseignements de ce croisement des regards et des disciplines, en l’occurrence la biologie marine et la philologie classique, qui nous a permis de débusquer l’orque dans les textes antiques et de tester l’hypothèse de la présence il y a 2000 ans, à l’ouest mais aussi sans doute à l’est du détroit de Gibraltar, de groupes d’orques s’attaquant à différents mammifères marins, parmi lesquels des populations de baleines aujourd’hui éteintes en Méditerranée. Dans le cas des grands cétacés, les sources antiques sont particulièrement difficiles à interpréter : elles proposent peu de distinctions entre espèces, ou avancent des distinctions qui nous échappent ; elles sont souvent composites, agrégeant et agençant des observations de valeur inégale et concernant souvent des espèces différentes ; elles contiennent peu de descriptions morphologiques exploitables, et les informations comportementales qu’elles livrent sont souvent déformées par ignorance ou par goût du sensationnel, quand elles ne sont pas purement et simplement inventées. L’ignorance dont font preuve certaines sources est en outre largement partagée par la plupart des spécialistes de l’Antiquité, dans la formation desquels la biologie marine n’entre décidément pas ; les identifications spécifiques proposées souvent hâtivement et sans examen approfondi de la question par les différents traducteurs ou dans les ouvrages de référence (dictionnaires et synthèses sur les savoirs zoologiques de l’Antiquité) sont souvent moins une aide qu’un frein à la recherche. Le regard de spécialistes de biologie marine, capables d’articuler tous les aspects de la question, de la morphologie jusqu’à l’écologie et la zoogéographie en passant par l’éthologie, est absolument indispensable pour extraire les informations pertinentes des sources, pour débrouiller leur écheveau et pour en tirer des hypothèses exploitables, des scénarios plausibles au regard des connaissances scientifiques actuelles. Il revient réciproquement aux spécialistes de l’Antiquité de réunir ces sources, de les traduire et de les contextualiser. L’analyse du fonctionnement des textes, la prise en compte des conventions génériques qui les régissent, de l’horizon d’attente de leurs premiers lecteurs, des habitudes de composition et d’écriture de leurs auteurs, de la visée argumentative des œuvres auxquelles ils appartiennent, de même que la connaissance des représentations communes ou savantes qu’ils véhiculent ou qu’ils fixent, des savoirs qu’ils exposent, de la façon dont ces derniers ont été construits, agencés et transmis, tout cela est aussi d’une aide précieuse pour distinguer l’information authentique du stéréotype et pour essayer de reconstituer le chemin long, accidenté et hasardeux qui a conduit d’une observation faite il y a environ 2000 ans à la trace écrite que nous lisons aujourd’hui, qui n’en est souvent qu’un écho lointain et déformé, pour ne pas dire défiguré.
38Au-delà du cas particulier des orques, il y aurait profit à soumettre à ce regard croisé l’ensemble des textes antiques relatifs à la faune marine, à commencer par les textes médicaux ou culinaires. Il y reste encore bien des points mystérieux et qui attendent leur élucidation, à l’exemple du musculus sur lequel Pline a choisi de clore son livre IX, un animal marin censé guider les baleines qui a résisté à toutes les tentatives d’identification82.
Notes de bas de page
1 Jean Trinquier, « Protée en sa grotte ou le parti pris du phoque », dans Anne Rolet (éd.), Protée en trompe-l’œil. Genèse et survivances d’un mythe, d’Homère à Bouchardon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 63-103.
2 Jan Schipper et al., « The Status of the World’s Land and Marine Mammals : Diversity, Threat, and Knowledge », Science, 322/5899, 2008, fig. 1A. Cette étude, à laquelle Ana S. Rodrigues a participé, a cartographié pour la première fois l’ensemble des mammifères marins du monde entier.
3 Arnaud Zucker, « Étude épistémologique du mot κῆτος », dans Sylvie Mellet (dir.), Les zoonymes, Nice, Presses de l’université de Nice, 1997, p. 425-454.
4 John Boardman, « “Very Like a Whale”. Classical Sea Monsters », dans Ann E. Farkas et al. (éd.), Monsters and Demons in the Ancient and Medieval Worlds, Mayence,Von Zabern, 1987, p. 73-84; Id., s. v. « Ketos », Lexicon iconographicum mythologiae classicae, Zurich/Düsseldorf, Artemis, 1997, t. 8, p. 731- 736 ; Noëlle Icard-Gianolio, Anne-Violaine Szabados, « Les créatures marines dans l’iconographie gréco-romaine », dans Aliette Geistdoerfer et al. (éd.), Imagi-mer. Créations fantastiques, créations mythiques, Paris, Cetma, 2002, p. 85-96.
5 Jules Cotte, Poissons et animaux aquatiques au temps de Pline. Commentaires sur le livre IX de l’Histoire naturelle de Pline, Paris, Lechevalier, 1944 ; D’Arcy W.Thompson, Glossary of Greek Fishes, Londres, Oxford University, 1946 ; Eugène de Saint-Denis, Le vocabulaire des animaux marins en latin classique, Paris, Klincksieck, 1947.
6 Voir en ce sens John K. Papadopoulos, Deborah Ruscillo, « A Ketos in Early Athens. An Archaeology of Whales and Sea Monsters in the Greek World », American Journal of Archaeology, 106, 2002, p. 187- 227, et les articles cités en note 7.
7 Ana S. Rodrigues et al., « Ancient Whale Exploitation in the Mediterranean : Species Matters », Antiquity, 90/352, 2016, p. 928-938 ; Id. et al., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds of Grey and North Atlantic Right Whales. Evidence from Roman Archaeological Records », Proceedings of the Royal Society B, 285, 2018, 20180961, p. 1-9. Voir Matthias Macé, « Did the Gray Whale Calve in the Mediterranean ? », Lattara, 16, 2003, p. 153-164, dont le raisonnement reste valide malgré une proposition d’identification infirmée postérieurement par les analyses génétiques.
8 Ana S. Rodrigues et al., « Ancient Whale Exploitation », art.cité, p. 931 et 934-935, avec les Electronic Supplementary Materials (désormais ESM) qui sont joints à l’article, p. 16-24 ; Id., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds », art. cité, p. 7. La question des populations passées d’orques en Méditerranée est déjà discutée dans Giuseppe Notarbartolo di Sciara, « Killer Whale (Orcinus orca) in the Mediterranean Sea », Marine Mammal Science, 3/4, 1987, p. 356-360.
9 Élien, La personnalité des animaux, 15.2.
10 Pline, Histoire naturelle, IX, 12-13.
11 P. J. Nico de Bruyn et al., « Killer Whale Ecotypes. Is There a Global Model ? », Biological Review, 88, 2013, p. 63-64.
12 Ibid., p. 64-65.
13 Carl Safina, Qu’est-ce qui fait sourire les animaux ? Enquête sur leurs émotions et leurs sentiments, Paris, Vuibert, 2018 [2015], p. 375-518.
14 Andrew D. Foote et al., « Ecological, Morphological and Genetic Divergence of Sympatric North Atlantic Killer Whale Populations », Molecular Ecology, 18, 2009, p. 5207-5217 ; Id., « Movement, Site Fidelity and Connectivity in a Top Marine Predator, the Killer Whale », Evolutionary Ecology, 24/4, 2010, p. 803-814.
15 Un pod est un groupe familial matrilinéaire, dont les membres se déplacent souvent ensemble et chassent en coopérant selon des méthodes transmises culturellement.
16 Randall R. Reeves, Giuseppe Notarbartolo di Sciara, The Status and Distribution of Cetaceans in the Black Sea and Mediterranean Sea, Malaga, IUCN/CMC, 2006, p. 34-38 ; Ruth Esteban et al., « Conservation Status of Killer Whales, Orcinus orca, in the Strait of Gibraltar », Advances in Marine Biology, 75, 2016, p. 141-172.
17 Les études isotopiques indiquent qu’elles consomment aussi de façon opportuniste d’autres poissons côtiers, voir Ruth Esteban et al., « Conservation Status of Killer Whales », art. cité, p. 149.
18 Giuseppe Notarbartolo di Sciara, « Killer Whale », art. cité, p. 358.
19 Ana S. Rodrigues et al., « Ancient Whale », p. 934-935, plus ESM, p. 21-24 ; Id., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds », art. cité, p. 7, plus ESM, p. 16-17.
20 Dans les sources antiques, la métaphore de l’éperon et de l’éperonnage est traditionnelle pour les cétacés odontocètes. Si, dans le cas du dauphin, c’est la forme du rostre qui appelle la comparaison avec l’éperon d’un navire de guerre (le latin utilise d’ailleurs le même terme, rostrum, pour désigner l’un et l’autre), la métaphore, dans le cas des orques, est appelée par la façon dont elles épuisent et blessent les baleines en éperonnant très violemment et de façon répétée leur partie ventrale, voir John K. Ford, Randall R. Reeves, « Fight or Flight : Antipredator Strategies of Baleen Whales », Mammal Review, 38, 2008, p. 59.
21 Ibid., p. 58-59 ; on notera que la baleine à bosse fait apparemment exception.
22 Sur cette question, voir infra, p. 259-260.
23 Françoise Des Boscs-Plateaux, Un parti hispanique à Rome ? Ascension des élites hispaniques et pouvoir politique d’Auguste à Hadrien (27 av. J.-C.-138 ap. J.-C), Madrid, Casa de Velazquez, 2005, cat. no 147, p. 622-623.
24 Pline, Histoire naturelle, IX, 11, à propos d’un cétacé échoué sur la côte du golfe de Cadix.
25 Voir Histoire naturelle, IX, 10. Voir à ce sujet Trevor M. Murphy, Pliny the Elder’s Natural History. The Empire in the Encyclopedia, Oxford/New York, Oxford University, 2004, p. 61.
26 Mario Vegetti, « Lo spettacolo della natura, Circo, teatro e potere in Plinio », Aut Aut, 184-185, 1981, p. 115-119 ; Mary Beagon, Roman Nature. The Thought of Pliny the Elder, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 147-156 ; Valérie Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome, École française de Rome, 2002, p. 469-470 ; Erik Gunderson, « The Flavian Amphitheater. All the World as Stage », dans Anthony J. Boyle, William J. Dominik (éd.), Flavian Rome. Culture, Image, Text, Leyde/Boston, Brill, 2003, p. 645-649 ; Trevor M. Murphy, Pliny the Elder’s Natural history, op. cit., p. 150-151.
27 Adrienne Mayor, The First Fossil Hunters. Paleontology in Greek and RomanTimes, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 138-139 ; Trevor M. Murphy, Pliny the Elder’s Natural History, op. cit., p. 201-203 ; Anne Berlan-Bajard, Les spectacles aquatiques romains, Rome, École française de Rome, 2006, p. 77-78 et 342-346.
28 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre IX, trad. Eugène de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 42.
29 Ovide, Métamorphoses, 8, 649 ; Phèdre, Fables, 2, 1-9 ; Columelle, Traité d’agriculture, 12, 5-2 ; Fronton, Lettres sur l’éloquence, 2, 5 (p. 138,Van den Hout) ; surtout Pline, Histoire naturelle, X, 140.
30 Jacques André, L’alimentation et la cuisine à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1981 [1961], p. 142.
31 Nous ne pouvons pas déterminer avec certitude la raison pour laquelle l’animal dont parle Pline est entré dans le port d’Ostie : cherchait-il de la nourriture ? était-il malade ou désorienté ? avait-il simplement entrepris d’explorer les lieux ? On notera qu’on dispose de très nombreux témoignages, aussi bien anciens que récents, relatifs à des baleines apparemment en bonne santé, qui ont entrepris, pour des raisons qui nous échappent, de remonter un cours d’eau.
32 Jean Taillardat, « Noms grecs d’animaux aquatiques », dans Chantal Kircher-Durand (éd.), Nomina rerum, Nice, Presses de l’université de Nice, 1994, p. 383-387.
33 S. v. ὄρυξ, Online Liddell-Scott-Jones Greek-English Lexicon (A great fish, perh. narwhal, Monodon monoceros, or a kind of whale), http://0-stephanus-tlg-uci-edu.catalogue.libraries.london.ac.uk/lsj/#eid=77818, consulté le 12 juillet 2019. Traduction adoptée par François Lasserre dans l’édition de la Collection des universités de France, Paris, 1966.
34 Si l’on cherche du côté d’un instrument tranchant, on peut penser à l’aileron dorsal développé de l’orque ; on comparera avec le dauphin (?) du Nil, qui est justement crédité d’un tel aileron dorsal tranchant : Sénèque, Questions naturelles, 4a.2.14 ; Pline, Histoire naturelle, VIII, 91 ; Solin, Collection de faits merveilleux, 32.26 ; Ammien Marcellin, Histoires, 22,15-18. Plus probable est la motivation avancée par Taillardat (« Noms grecs », art. cité, p. 386-387), qui part non de l’instrument servant à creuser, mais de l’action même de creuser (ὀρύσσω/ὀρύττω), qu’il met en rapport avec le violent éperonnage mentionné par Pline.
35 Antonio La Penna, « La disputa sul primato della caccia o della pesca nell’antichità. A proposito degli Halieutica pseudo-ovidiani », Philologus, 148/2, 2004, p. 290-304.
36 Voir le « bélier marin » représenté sur le bord inférieur gauche de la mosaïque de Neptune des Thermes de Neptune à Ostie (II, 4-2), datée du deuxième quart du iie siècle de notre ère : Giovanni Becatti, Scavi di Ostia 4. Mosaici e pavimenti marmorei, Rome, Istituto Poligrafico dello Stato, 1961, no 70, pl. CXXIV. Sur cette iconographie, voir supra, p. 242-243.
37 Ana S. Rodrigues et al., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds », art. cité, plus ESM, p. 17.
38 Voir infra, p. 256.
39 Ce type d’association est clairement exploité par Claudien dans un poème de la fin du ive siècle ap. J.-C., où il est question d’un « farouche bélier », trux aries, « terreur de la mer Égée », timor Aegaei, et « disposé à briser de son front les nefs », rupturus fronte carinas (Epithalium dictum Honorio Augusto et Mariae = Carmina maiora 10, v. 162-173), mais il s’agit ici, selon toute vraisemblance, d’une remotivation a posteriori du zoonyme.
40 C’est d’ailleurs aussi la motivation du zoonyme orca proposée par Jean Taillardat (« Noms grecs », art. cité).
41 On trouve d’autres doublets dans son œuvre : voir par exemple le couple bison/bonasus (VIII, 38 et VIII, 40), qui désigne d’après des sources différentes, et sans que Pline ne s’aperçoive de leur synonymie, un même animal, à savoir le bison d’Europe (Bison bonasus dans la nomenclature linnéenne !).
42 Voir Anthologie palatine, IX, 17 et 18 (Germanicus).
43 Cette mention de l’Atlantide nous ramène vers l’Occident et la zone du détroit de Gibraltar.
44 Voir Arnaud Zucker dans Élien, La personnalité des animaux, trad.par Arnaud Zucker, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. X-XVI ; Steven D. Smith, Man and Animal in Severan Rome. The Literary Imagination of Claudius Aelianus, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2014, p. 47-66.
45 Élien, La personnalité des animaux, op. cit. Sur les données fournies par l’iconographie, voir supra, p. 242-243.
46 Sur ces questions, voir Achim Lichtenberger et al. (éd.), Das Diadem der hellenistischen Herrscher. Übernahme, Transformation oder Neuschöpfung eines Herrschaftszeichens ?, Bonn, Habelt, 2012.
47 Ana S. Rodrigues et al., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds », art. cité, plus ESM, p. 17.
48 Sur ces tétradrachmes, voir Karsten Dahmen, The Legend of Alexander the Great on Greek and Roman Coins, Londres/New York, Routledge, 2007, p. 16-17 et 42 ; sur leur humble prototype lagide (Ptolémée Ier), Olivier Picard, « Le portrait de Ptolémée Ier ou comment construire la monnaie d’un nouveau royaume », Cahiers des études anciennes, 49, 2012, p. 19-41.
49 Sur les portraits d’Alexandre au scalp d’éléphant, un type monétaire d’abord lagide (avec les cornes de bélier), avant d’être séleucide (sans les cornes de bélier), voir ibid.
50 Les Grecs connaissent, à partir du ve siècle av. J.-C. au plus tard, la présence d’éléphants dans le nord-ouest de l’Afrique et Platon, au siècle suivant, avait imaginé que son Atlantide abritait de grands troupeaux d’éléphants (Critias, 114e9).
51 Voir Heinz-Günther Nesselrath, « “Where the Lord of the Sea Grants Passage to Sailors through the Deep-blue Mere No More”. The Greeks and the Western Seas », Greece & Rome, 52/2, 2005, p. 166-171.
52 Christian G. Schwentzel, « Les boucles d’Isis/IΣIΔOΣ ΠΛOKAMOI », dans Laurent Bricault (dir.), De Memphis à Rome, Leyde/Boston, Brill, 2000, p. 21-32 ; Robert S. Bianchi, « Images of Isis and her Cultic Shrines Reconsidered. Towards an Egyptian Understanding of the Interpretatio Graeca », dans Laurent Bricault et al. (dir.), Nile into Tiber. Egypt in the Roman World, Leyde/Boston, Brill, 2007, p. 482-487.
53 Ana S. Rodrigues et al., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds », art. cité, plus ESM, p. 17-18.
54 Id., « Ancient Whale », p. 934-935, plus ESM, p. 6, 11 et 16-19 ; Id., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds », art. cité, p. 7.
55 Pour une autre interprétation possible, voir infra, p. 264 et n. 80.
56 Ana S. Rodrigues et al., « Ancient Whale », plus ESM, p. 22;Id., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds », art. cité, plus ESM, p. 17.
57 Ingrid N. Visser et al., « Antarctic Peninsula Killer Whales (Orcinus orca) Hunt Seals and a Penguin on Floating Ice », Marine Mammal Science, 24/1, 2008, p. 225-234.
58 Juan Carlos Lopez, Diana Lopez, « Killer Whales (Orcinus orca) of Patagonia, and their Behavior of Intentional Stranding while Hunting Nearshore », Journal of Mammalogy, 66/1, 1985, p. 181-183.
59 Ibid., p. 182.
60 William M. Johnson, David M. Lavigne, Monk Seals in Antiquity. The Mediterranean Monk Seal (Monachus monachus) in Ancient History and Literature, Leyde, NCINP, 1999, p. 20-22 ; William M. Johnson, Monk Seals in Post-Classical History. The Role of the Mediterranean Monk Seal (Monachus monachus) in European History and Culture, from the Fall of Rome to the 20th Century, Leyde, NCINP, 2004, p. 30- 34. Pour la distribution actuelle, voir Id. et al., « Monk Seal Fact Files. Biology, Behaviour, Status and Conservation ofthe Mediterranean Monk Seal, Monachus monachus », et « Updated (2016) Distribution Map of Monachus monachus », The Monachus Guardian, https://www.monachus-guardian.org/factfiles/medit15.htm, consulté le 20 août 2019.
61 William M. Johnson et David M. Lavigne (Monk Seals in Antiquity, op. cit., p. 22-30, et William M. Johnson et al., « Monk Seal Fact Files », art. cité) émettent l’hypothèse qu’il s’agit d’un habitat marginal du phoque moine, où il se trouverait aujourd’hui cantonné, ainsi qu’une aire de mise bas « de dernier recours », ce qui n’enlève rien au fait que ces grottes constituent pour l’espèce, dans l’Antiquité comme aujourd’hui, des refuges en cas d’agression par un prédateur.
62 Aristote, Histoire des animaux, VII(VIII), 2, 589b4-11, éd. Balme ; Id., Parties des animaux, IV, 13, 697a18-21 ; Id., De la jeunesse (De la respiration), 476b13-30 ; voir aussi Arrien, L’Inde, XXX, 2-3 ; Pline, Histoire naturelle, IX, 15 et surtout 16. Pour Aristote, les cétacés respirent par la bouche, et rejettent par leur évent l’eau qu’ils ont avalée par la bouche, ce qui aide à comprendre la confusion entre bouche et narine chez Élien. Pour une autre interprétation, voir Strabon, Géographie, III, 2-7 : ὡς δ’ αὕτως ἔχει καὶ περὶ τῶν […] φυσητήρων, ὧν ἀναφυσησάντων φαίνεταί τις νεφώδους ὄψις κίονος τοῖς πόρρωθεν ἀφορῶσι (« Il en va de même des “souffleurs”, dont on dirait qu’ils lancent une colonne de brouillard quand on les voit de loin rejeter l’air qu’ils ont respiré », trad. par François Lasserre, Paris, 1966, modifiée sur un point). On sait que le souffle des baleines contient de la vapeur d’eau se condensant au contact de l’air froid.
63 Voir Arnaud Zucker, « “C’est la nature qui est magicienne” (Élien, P.A., II, 14) : Élien et la magie naturelle des animaux », dans Alain Moreau, Jean-Claude Turpin (éd.), La magie, 2, La magie dans l’Antiquité grecque tardive, les mythes, Montpellier, Université Paul-Valéry, 2000, p. 79-94.
64 Voir Héron, Pneumatiques, 1. Sur la théorie du vide de Straton, voir Geoffrey E. Lloyd, Greek Science after Aristoteles, Londres, Chatto & Windus, 1973, p. 17-19 ; sur les automates, Gilbert Argoud, Jean-Yves Guillaumin, Les Pneumatiques d’Héron d’Alexandrie. Introduction, traduction et notes, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1997, et Hélène Fragaki, « Automates et statues merveilleuses dans l’Alexandrie antique », Journal des savants, 2012, p. 29-67 ; sur les machines pneumatiques : Andrew I. Wilson, « Machines in Greek and Roman Technology », dans John P. Oleson, The Oxford Handbook of Engineering and Technology in the Classical World, Oxford/New York, Oxford University, 2008, p. 353-355.
65 Aristote, Histoire des animaux, VIII(IX), 48, 631a20-32, éd. par Balme.
66 Philippe Monbrun, Les voix d’Apollon. L’arc, la lyre et les oracles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 216-230.
67 Élien, La personnalité des animaux, XII, 12.
68 Lucrèce, De la nature, VI, 818-839. Sur ces deux modèles explicatifs, voir les analyses d’Armelle Debru, « L’air nocif chez Lucrèce. Causalité épicurienne, hippocratisme et modèle du poison », dans Carl Deroux (éd.), Maladie et maladies dans les textes latins antiques et médiévaux, Bruxelles, Latomus, 1998, p. 95-104.
69 Élien, La personnalité des animaux, I, 22 ; VI, 14 et 31 ; XII, 46 ; XIII, 10 ; cf. I, 29.
70 Voir supra, p. 258, n. 62.
71 Héron, Pneumatiques, I, 12, 30 et 31 ; Hélène Fragaki, « Automates », art. cité, p. 40-42.
72 Odyssée, 2.85.97. Il y a, à travers le monde, beaucoup d’histoires de baleines dévorant des hommes : Jean-Loïc Le Quellec, « The Long Tail of a Whale », dans Sang-mog Lee (dir.), Whale on the Rock, Ulsan, Ulsan Petroglyph Museum, 2017, p. 9-43.
73 Pour un autre exemple, spectaculaire, de description composite, voir le récit d’une chasse au kètos que donne à peu près à la même époque Oppien, Halieutiques, 5.75-380, avec les analyses de Ana S. Rodrigues et al., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds », art. cité, plus ESM, p. 18-19.
74 Sur la spécialisation alimentaire de certains groupes d’orques et sur l’exemple des orques résidentes et des orques nomades de la côte ouest de l’Amérique du Nord, voir supra, p. 251.
75 Sur le régime alimentaire des différents groupes d’orques, voir P. J. Nico De Bruyn et al., « Killer Whale », art. cité.
76 Outre les passages déjà cités de Strabon (III, 2-7) et de Pline (IX, 12-13 ; voir aussi IX, 8, 10 et 11), voir aussi Oppien, Halieutiques, V, 56-59.
77 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 18-15.
78 Guillaume Rondelet, L’histoire entiere des poissons, trad. par L. Joubert, Lyon, Macé Bonhome, 1558, p. 354, cité dans Ana S. Rodrigues et al., « Ancient Whale », art. cité, plus ESM, p. 23. Il subsiste une ambiguïté dans le texte de Rondelet, suivant l’antécédent que l’on assigne au dernier pronom relatif (« beste » ou « vaiseau ») : « Orca est appellée ceste beste de mer, de la similitude d’un vaiseau de terre gros é rond, que lon appelles encores auiourdhui en Languedoc Dorque. »
79 Ésope, Fables, 62 Perry = 95 Chambry = 73 Hausrath ; Élien, La personnalité des animaux, V, 48.
80 On peut se demander si les « dauphins de très grande taille » qui « nagent autour » des « béliers de mer » qui hantent le détroit de Bonifacio ne pourraient pas être aussi des orques, mais le verbe employé, περινήχομαι, ne semble pas impliquer d’intention agressive, si bien qu’on se tiendra à l’interprétation proposée plus haut, qui y voit des baleineaux. L’inimitié entre les « dauphins » et les phalainai pourrait s’expliquer à l’inverse si les dauphins étaient de vrais dauphins et les phalainai des orques, ce qui fournirait une attestation unique dans l’Antiquité méditerranéenne d’orques prédatrices de dauphins.
81 On est fort mal renseigné sur les activités de chasse à la baleine dans la Méditerranée antique, voir John K. Papadopoulos, Deborah Ruscillo, « A Ketos », art. cité ; Matthias Bode, « Wale und Walfang in der Antike », Laverna, 13, 2002, p. 7-15 ; Dario Bernal Casasola, Antonio Monclova Bohórquez, « Ballenas, orcas, delfines… una pesca olvidada entre época fenicio-púnica y la antigüedad tardía », dans Benjamí Costa, Jorge H. Fernández (éd.), Sal, pesca y salazones fenicios en Occidente, Eivissa, Museu Arqueologic d’Eivissa i Formentera, 2012, p. 157-209 ; Ana S. Rodrigues et al., « Ancient Whale », art. cité ; Dario Bernal-Casasola, « Whale Hunting in the Strait of Gibraltar during the Roman Period ? », The SAA Archaeological Record, 18/4, 2018, p. 15-22.
82 Pline, Histoire naturelle, IX, 186 ; cf. XI, 165.
Auteurs
Maître de conférences en langue et littérature latines, École normale supérieure, Paris, UMR 8546, AOROC. Il a notamment publié : « Localisation et fonctions des animaux sauvages dans l’Alexandrie lagide : la question du “zoo d’Alexandrie” », MEFRA, 114/2, 2002, p. 861-919 ; « Cinnabaris et “sangdragon” : le “cinabre” des Anciens entre minéral, végétal et animal », Revue archéologique, 56/2, 2013, p. 305-346 ; il a codirigé : Chasses antiques. Pratiques et représentations dans le monde gréco-romain (iiie siècle av.-ive ap. J.-C.) (Presses universitaires de Rennes, 2009) ; Ophiaka. Diffusion et réception des savoirs antiques sur les Ophidiens, numéro spécial Anthropozoologica, 47/1, 2012.
Directrice de recherches en écologie marine au CNRS, UMR 5175, CEFE, Toulouse, spécialiste des effets des activités humaines anciennes sur les mammifères marins. Elle a dernièrement publié, en collaboration : « Forgotten Mediterranean Calving Grounds of Gray and North Atlantic Right Whales : Evidence from Roman Archaeological Records », Proceedings of the Royal Society of London B, 285, 2018, e20180961 ; « Ancient Whale Exploitation in the Mediterranean : Species Matters », Antiquity, 90, 2016, p. 928-938.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Enfermements. Volume II
Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle)
Heullant-Donat Isabelle, Claustre Julie, Bretschneider Falk et al. (dir.)
2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011