Les chevaux de Léonard de Vinci. Histoire de l’art versus mathématiques et biologie
p. 209-221
Texte intégral
1Comment une historienne de l’art et deux biologistes de l’évolution envisagent-ils les chevaux dessinés par Léonard de Vinci (1452-1519) ? Comment, surtout, les appréhendent-ils en tant qu’objets de recherche ? Immanquablement de manières différentes eu égard aux méthodologies, finalités et contingences propres à leurs disciplines respectives. L’idée de croiser les disciplines autour d’une vingtaine de chevaux léonardiens résulte d’une curiosité scientifique partagée et du désir commun de s’ouvrir à de nouvelles problématiques et méthodologies. En faisant le pari que des informations ne manqueraient pas de jaillir des croisements entre l’histoire de l’art, la biologie et les mathématiques – permettant au mieux de formuler de nouvelles hypothèses de datation et d’interprétation des chevaux dessinés par Léonard, et quoi qu’il en soit d’enrichir les approches et les méthodologies scientifiques de chacun d’entre nous.
2Passer et penser du côté des animaux a consisté, en l’espèce, à appliquer les techniques de morphométrie géométrique à certaines silhouettes équines dessinées par l’artiste toscan, et partant de proposer une première comparaison avec les silhouettes d’autres chevaux, réels comme artistiques, dans l’optique de mieux saisir la nature des équidés créés par l’artiste, et d’approfondir tant le processus créatif léonardien que la teneur du cheptel chevalin de la Renaissance. Le moteur d’une telle expérience a résidé dans le pressentiment que la technologie informatique fournirait des données complémentaires à celles mobilisées jusque-là par les historiens et les historiens de l’art pour interpréter les chevaux de papier de Léonard de Vinci.
Une analyse mathématique pour comparer des silhouettes
3L’analyse mathématique quantitative menée par Matthias Macé avait pour but de faire émerger des différences et des similitudes dans le corpus des dessins de chevaux léonardiens, vis-à-vis d’un référentiel d’autres images. Ce dernier a été construit à partir de deux photographies (prises selon la même orientation standardisée) de silhouettes de nombreuses races équines domestiques actuelles, couvrant la plus large diversité de tailles et de formes morpho-anatomiques (Akhal-Teke, arabe, Exmoor, Fjord, frison, Knabstrup, New-Forest, percheron, Quarter Horse, Shetland, Shire, sorraia, Suffolk, Thoroughbred/pur-sang anglais, Welsh), ainsi que du cheval de Przewalski (représentant marron du premier cheval à avoir été domestiqué et à être retourné à l’état sauvage). Un certain nombre de représentations artistiques sont en outre venues enrichir le référentiel de comparaison : deux gravures des xviie et xviiie siècles à l’effigie d’un cheval napolitain1 ainsi que cinq individus appartenant aux races équines « méditerranéennes » andalouse (deux photographies), lusitanienne (deux photographies), et italienne, dite pugliese (une photographie). Ce dernier passe pour le cheval actuel le plus proche de l’ancienne race napolitaine, dont aurait pu s’inspirer Léonard.
4La première étape de notre collaboration a résidé dans la constitution d’un corpus de dessins aptes à être pris en compte par les techniques de morphométrie géométrique, à savoir des dessins montrant des équidés à la fois de profil et dans une posture statique. De tels impératifs ont conduit à éliminer l’immense majorité des chevaux dessinés par Léonard, puisque cabrés, au galop ou ruant. Dix-huit dessins conservés à la Royal Library de Windsor montrant vingt-quatre équidés de profil, à l’arrêt, au pas ou au trot ont toutefois pu être retenus2. Seuls cinq présentent les conditions optimales d’examen à l’aune des techniques de morphométrie géométrique mises en œuvre, à savoir les quatre membres à l’aplomb3. Ces dix-huit dessins ont été classés en cinq groupes, en vertu des projets léonardiens plus ou moins précis auxquels ils sont traditionnellement rattachés par les historiens de l’art, du fait de leur style, des matériaux employés et des sources historiques : le retable de l’Adoration des Mages, la série d’études de proportions équines, la statue équestre en bronze à l’effigie du duc de Milan Francesco Sforza, le monument funéraire milanais de Gian Giacomo Trivulzio et un ultime monument équestre français.
5La procédure d’acquisition et de traitement des données a été mise au point lors d’une étude princeps lors d’un travail collaboratif conduit en parallèle par Matthias Macé et Ludovic Orlando. Cette dernière a permis la constitution d’une banque de données normalisée plus vaste, d’où ont été tirées les références utilisées dans la présente analyse. La méthode mise en œuvre se distingue radicalement des approches plus classiques, s’attachant généralement aux seules proportions relatives d’éléments présélectionnés dans le corps (vu de profil) et la silhouette – comme la proportion décrite par le rapport entre la longueur du corps et celle de l’avant-train, ou encore celle de la queue et de l’avant-train.
6Ne reposant pas sur des mesures linéaires d’éléments du corps, la méthode inédite proposée ici s’attache à caractériser la forme de la silhouette dans son ensemble. Elle s’inspire directement du courant d’analyse morphométrique apparu au cours des années 2000 pour étudier le registre archéozoologique physique (c’est-à-dire les dents et les os). Couramment appelé « morphométrie géométrique », un tel courant s’appuie sur une série de points homologues caractéristiques prépositionnés le long de la silhouette et reconnaissables chez tous les restes analysés (landmarks ou points-repères) ainsi que sur la distribution d’un certain nombre de points intermédiaires entre points-repères successifs (semi-landmarks). Ces points capturent le contour de la silhouette et leurs coordonnées sont ensuite transformées par une analyse de Fourier en fonction mathématique, dont les harmoniques représentent fidèlement la silhouette de départ. Une projection procustéenne préalable à l’analyse en composantes principales (ACP) de chaque silhouette permet par ailleurs d’éliminer les différences de taille comme facteur confondant possible. En effet, le but de l’analyse n’est pas de distinguer les tailles des formes issues des dessins, mais bien d’appréhender la diversité et les différences entre ces formes.
7L’acquisition des silhouettes de chaque animal a été effectuée sur la base d’un découpage manuel, à l’aide de la méthode des courbes de Bézier et de la pose de vingt-sept landmarks. La « transformée de Fourier » a été décomposée en harmoniques, dont chacune a été considérée par un facteur, point de départ de l’ACP. Les cinquante premières composantes ont ensuite été retenues pour identifier des regroupements possibles de formes, ces dernières résumant à elles seules 99,3 à 99,6 % de l’information morphologique contenue dans la forme de la silhouette (fig. 1).
Enjeux des croisements disciplinaires
8Notre enquête inter- et pluridisciplinaire a ainsi permis de comparer les profils équins créés par Léonard à ceux d’individus réels contemporains, catégorisés préalablement à la faveur de différents critères, notamment la proximité génétique et évolutive entre les diverses races équines actuelles. Encore largement améliorable, en particulier grâce à la puissance de méthodes de classification issues de l’intelligence artificielle, cette méthode d’investigation scientifique inédite vise à retrouver des proximités morphologiques entre groupes chevalins difficilement discernables à l’œil nu.
9L’un des objectifs prioritaires de notre recherche était en effet de pouvoir mieux distinguer les silhouettes proches de celles d’individus réels, que Léonard a pu dessiner d’après modèle vivant, de celles éloignées des canons formels observés parmi l’éventail de chevaux présents dans notre référentiel, sans doute fruits de l’imagination de l’artiste. Ou comment la zootechnie, l’anatomie, les mathématiques et l’informatique sont sollicitées pour pallier les lacunes de la perception visuelle et des sources historiques, autant de données fondatrices de toute analyse d’histoire de l’art.
Des résultats inédits pour (ré)interpréter
10La perspective de pouvoir associer des morphotypes équins déterminés à certains des chevaux dessinés par Léonard apparaissait comme la promesse de disposer de données nouvelles pour interpréter ces dessins, traditionnellement considérés comme des études préparatoires à trois ou quatre projets de peinture ou de sculpture. De tels éléments viennent en effet s’ajouter aux quelques informations, ou bribes d’information, délivrées par les sources historiques – de la main de Léonard lui-même ou de contemporains – prises en compte par les spécialistes, avec le style et les matériaux (papier et médiums graphiques).
11Les ambitions et les attentes de l’historienne de l’art ont un temps été malmenées par les exigences extrêmement pointilleuses requises par le protocole de notre expérience. Une première analyse en composante principale (ACP) ayant montré un regroupement des échantillons selon la posture anatomique – avec un des deux antérieurs en position fléchie – a en effet conduit à éliminer les membres antérieurs dans les analyses finales. Ce qui est considérable en termes d’approche de l’image et d’analyse des formes ! Il a néanmoins fallu l’accepter pour pouvoir poursuivre l’expérience… Le bousculement des réflexes méthodologiques, des habiti terminologiques et des attentes scientifiques a de fait été une des grandes difficultés en même temps qu’une des grandes richesses de notre collaboration. Recalculée à partir de la silhouette du corps, membres exclus, la seconde ACP a ensuite permis de distinguer au sein de l’espace des formes possibles une dispersion plus importante de l’ensemble des silhouettes équines dessinées par Léonard de Vinci par rapport à celles de l’ensemble des chevaux actuels (fig. 2).
12L’analyse a été menée en éliminant le membre antérieur en raison de la distorsion engendrée par la posture. Les deux premières composantes (PC1 et PC2) sont représentées, totalisant 76,3 % de la variance expliquée. La PC2 semble correspondre à un gradient gracilité/robustesse de la forme alors que la PC1 semble correspondre plutôt à un gradient des proportions du corps. Les points sombres correspondent aux photographies de chevaux actuels (catégorie « Actuelles » et « Méditerranéennes »). Les points clairs correspondent aux catégories de dessins de Léonard de Vinci.
Tableau 1. Correspondance entre les numéros de catalogue des dessins et les catégories utilisées dans l’analyse.
Numéro de catalogue | Catégorie |
RL|23|7 | Monument Sforza |
RL|23|8 | Proportions anatomiques |
RL|23|9 | Proportions anatomiques |
RL|2320 | Proportions anatomiques |
RL|232| | Monument Sforza |
RL|2324 | Adoration des bergers |
RL|2325 | Adoration des bergers |
RL|2325_2 | Adoration des bergers |
RL|234| | Monument français |
RL|2342 | Monument français |
RL|2342_2 | Monument français |
RL|2343 | Monument français |
RL|2344r | Monument français |
RL|2344v | Monument français |
RL|2344v_2 | Monument français |
RL|2345 | Monument Sforza |
RL|2356r | Monument Trivulzio |
RL|2356v | Monument français |
RL|2358r | Monument Sforza |
RL|2359 | Monument français |
RL|2359_2 | Monument français |
RL|2360 | Monument français |
RL|2360_2 | Monument français |
RL|2360_3 | Monument français |
13Les résultats issus des deux premières phases de l’expérimentation ont fourni des informations exploitables dans l’interprétation du corpus des chevaux dessinés par Léonard et utiles à l’histoire de l’art, à savoir que l’espace de formes représenté par l’artiste ne se limitait pas au seul registre des formes actuellement connues. L’analyse montre aussi une plus grande proximité des silhouettes « Adoration des bergers » et « Proportions anatomiques » avec celles des races actuelles qu’avec celles des dessins rattachés à des monuments. La dispersion plus importante de ces dernières semble faire écho à une hétérogénéité dans la technique, en lien avec la destination au sein de la catégorie « Monuments » qui rassemble de fait des études préparatoires pour trois monuments équestres différents.
14Face à l’impression visuelle suggérée par l’approche ACP, nous avons par ailleurs cherché à tester la robustesse statistique des regroupements de formes observés. Pour cela, nous avons calculé une distance euclidienne entre chaque paire de silhouettes présentes dans notre jeu de données (fig. 3). Dans cette analyse, deux silhouettes apparaissent d’autant plus distantes que leurs contours sont éloignés en tout point. En appliquant la technique dite du « bootstrap » – qui d’une part considère un tirage aléatoire avec remise des points le long du contour (et non la totalité des points), d’autre part calcule une distance entre ces points, et enfin répète la procédure un grand nombre de fois –, il est possible d’estimer la fréquence avec laquelle chaque groupe est retrouvé. Ici, nous avons considéré qu’un groupe était solide sur le plan statistique dès lors qu’il était retrouvé dans 95 % des réplicas de bootstraps. L’analyse a révélé que le support statistique des groupes incluant les dessins préparatoires aux deux monuments italiens et certains de ceux préparatoires au monument français était très élevé, confirmant la singularité de chacun de ces groupes de dessins.
15En colonnes et en lignes, chacune des entrées représente un échantillon. À l’intersection d’une ligne et d’une colonne, la distance est représentée par un dégradé de gris. La valeur minimale que peut prendre la distance entre deux échantillons est matérialisée par du noir et la valeur maximale par du blanc. Le code couleur à gauche de la matrice correspond à une « supercatégorie » prenant trois valeurs : race actuelle (noir), dessin (blanc), gravure de cheval napolitain (gris). Un dendrogramme est généré par la méthode UPGMA (algorithme procédant par itérations successives permettant le regroupement d’échantillons peu distants les uns des autres) et la robustesse du regroupement est évaluée par rééchantillonnage avec remise (bootstrap). Seules des valeurs supérieures à 95 % sont représentées car elles seules témoignent de la robustesse statistique obtenue dans les regroupements des échantillons situés en aval des nœuds.
16Les dessins restants, rattachés au monument français, se trouvent regroupés avec les autres dessins bénéficiant d’un support à nouveau très élevé. Deux corpus différents se détachent ainsi clairement sur le plan statistique et méritent une interprétation. Bien qu’expérimentale et encore en gestation, notre expérience a d’ores et déjà fourni des éléments permettant de contester ou de conforter les interprétations des historiens de l’art, dont certaines faisaient pourtant jusque-là l’unanimité.
Rediscuter les analyses habituelles
17Les plus anciennes études équines de Léonard répertoriées auraient été dessinées à Florence entre 1478 et 14804. L’ensemble de la critique s’accorde à les interpréter comme des études préparatoires à un projet de retable – une Adoration des bergers – commandé à l’artiste en janvier 1478 pour l’autel San Bernardo du palais de la Seigneurie de Florence, projet qui fut abandonné deux ans plus tard. Aucune autre source que le document de commande n’étant reliée à ces dessins, la proximité avec le type morphologique équin napolitain, mise en exergue par notre analyse, constitue une donnée inédite, qui invite à traquer toute mention de chevaux de provenance napolitaine, sicilienne et/ou aragonaise dans les archives documentant les écuries florentines de l’époque – en particulier celles des patriciens proches du pouvoir, susceptibles d’avoir pu financer une telle commande artistique. La découverte de telles mentions archivistiques permettrait d’alimenter l’hypothèse encore jamais fermement formulée selon laquelle l’artiste a élaboré certains des motifs (équins) de sa première commande publique à partir d’études préparatoires réalisées d’après modèles vivants, précisant du même coup les modalités de son processus créatif de jeunesse.
18Notre analyse a en outre permis de constater une proximité entre le type équin de race napolitaine et les silhouettes des trois chevaux annotés de mesures se rapportant aux proportions de tout ou partie de leur corps. Là encore, les techniques mises en œuvre et les objectifs scientifiques recherchés ont permis d’enrichir le panel des données d’interprétation et de compréhension disponibles. De telles conclusions corroborent en effet la datation de l’un des trois dessins vers 1480 et son association au projet pour l’Adoration des bergers (fig 4).
19En revanche, elles ne vont pas dans le sens de l’interprétation des deux autres dessins traditionnellement proposée par les historiens de l’art5 qui y voient des études réalisées d’après nature du grand genet – un étalon de race espagnole de l’écurie de Galeazzo Sanseverino dont Léonard de Vinci a lui-même indiqué le nom sur l’un des dessins – dans le cadre de son travail pour le monument équestre Sforza (fig. 5).
20Une telle information venant fissurer les interprétations traditionnelles de ces deux dessins, il sera nécessaire de les envisager désormais à l’aune de la possibilité que le modèle équin ait pu être de razza napoletena, information que ni les études archivistiques, ni les analyses stylistiques n’avaient laissé supputer jusque-là. Quoi qu’il en soit, notre analyse accrédite l’hypothèse selon laquelle ces trois études de chevaux à l’arrêt, au carré, annotées de mesures et de proportions, ont été réalisées d’après modèle vivant, vraisemblablement un étalon de race napolitaine au morphotype fortement caractérisé6.
21L’allusion au grand genet de l’écurie de Galeazzo Sanseverino (gendre de Ludovico Maria Sforza et capitaine général des armées milanaises) dans une note en marge de l’une de ses études apparaît dès lors d’autant plus troublante. Partant, elle pousse à s’interroger sur la signification d’un tel nom. Si l’allusion nominale à une race – en l’occurrence la race ibérique – est d’usage courant dans le choix des noms de chevaux à la Renaissance, rien du morphotype dudit grand genet n’est documenté ni connu. Ailleurs, Léonard cite le Ciciliano du même Galeazzo, en marge d’une étude dessinée d’antérieur plié annoté de mesures7 et dans l’une de ses notes8. S’agit-il d’un individu de type napolitain ? Aucun élément ne permet malheureusement de l’affirmer.
22Les archives fournissent toutefois la confirmation que des produits issus de la razza élevée par les Aragon en Campanie et en Sicile – fort réputée à l’époque, en particulier sur les champs de bataille – peuplaient les plus prestigieuses écuries milanaises. Un travail de croisement et d’analyse des données contenues dans les archives et dans les textes historiques avec celles issues de nouvelles investigations scientifiques mériterait donc d’être conduit, dans la perspective d’établir plus précisément la silhouette des individus ayant peuplé les écuries princières de la Renaissance, qui sont les mieux documentées de l’époque.
23Enfin, en l’état, notre analyse n’a pas permis de trancher définitivement le débat généré par l’interprétation de neuf études préparatoires de monument équestre. Longtemps rattachées exclusivement au projet de monument funéraire de Gian Giacomo Trivulzio, imaginé par Léonard à Milan entre 1506 et 1512, huit de ces feuillets9 sont à présent interprétées comme des études à un ultime projet équestre français, auquel l’artiste se serait consacré vers 1517-1518. Émise en 1996 par le Britannique Martin Clayton, cette interprétation, aujourd’hui amplement majoritaire, se fonde essentiellement sur des critères strictement stylistiques et matériels10.
24Notre analyse a certes permis de distinguer deux études (fig. 6 et 7), dont les silhouettes équines se révèlent proches de celles des chevaux actuels contrairement aux sept études restantes. Elle ne donne cependant pas suffisamment d’éléments pour faire avancer l’interprétation de ces études de manière significative, notamment pour permettre de cibler de nouveaux objets de recherche dans les archives en lien avec les cheptels chevalins royaux et princiers ayant séjourné près d’Amboise entre 1517 et 1519.
25Si elles fournissent de premiers résultats concluants et encourageants, nos analyses sont néanmoins limitées par la faiblesse quantitative du corpus, l’éloignement temporel entre les silhouettes dessinées et celles des chevaux actuels, ainsi que la méconnaissance scientifique précise des races équines de la Renaissance, dont certaines ont d’ailleurs disparu. Une telle expérience gagnerait sans nul doute à être étendue à une période et à une aire géographique plus importantes.
26S’ils ne sont que préliminaires, et demandent donc à être affinés et précisés, les résultats de cette expérience inédite permettent toutefois de jeter un regard neuf sur le corpus équin de Léonard de Vinci et sur son processus créatif. Notre démarche n’aurait sans doute pas manqué de le passionner, lui qui ne mettait pas de limite entre les disciplines. Féru de sciences et de techniques, autodidacte formé en dehors des carcans académiques de l’université, il aimait exercer sa curiosité et expérimenter selon son propre instinct. « Les plus grands progrès scientifiques s’accomplissent lorsque la mémoire, l’imagination, le sens du calcul rencontrent une sorte d’instinct technique. C’est là qu’aurait été pour Léonard le sens de l’art », affirmait Sir Kenneth Clark dans la préface de son ouvrage de 1939 qui fait toujours référence11, appelant de ses vœux « une nouvelle interprétation de l’art » à l’aune des progrès scientifiques et d’un regard historique renouvelé.
27Le protocole inédit mis en œuvre ici apparait comme un outil d’investigation supplémentaire à la disposition des historiens de l’art en ce qu’il offre un nouveau prisme d’interprétation des images. Les perspectives qu’il promet présentent en effet un cadre d’application bien plus large que celui expérimenté dans le cadre de cet atelier. À l’avenir, il sera possible de l’appliquer à d’autres artistes et mouvements stylistiques, des peintures pariétales aux sculptures, sans doute même dans un futur proche aux sculptures et autres objets tridimensionnels. Avec pour finalité, à terme, d’une part de parvenir à identifier celles des variétés équines actuelles qui s’approchent le plus des chevaux représentés, et d’autre part de déterminer, parmi les caractères visibles, la suite originale qui a été empruntée aux unes et aux autres.
Notes de bas de page
1 Cornelis Van Caukercken, d’après le « Nobilissimo Coursier Nappolitain » d’Abraham Van Diepenbeeck, dans William Cavendisch, Méthode et invention nouvelle de dresser les chevaux, Anvers, Van Meur, 1658 : Paris, Bibliothèque nationale de France (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb39317347h) ; Johann Gottfried Seuter d’après Johann Elias Ridinger, « Un Napolitain », du recueil Einzelne Pferde nach Ihren verschiedenen Rassen, vers 1770 : Londres, British Museum (https://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details.aspx?objectId=1615205&partId=1&people=109921&peoA=109921-2-23&page=1).
2 Léonard de Vinci, « Trois études de chevaux », vers 1480, Windsor Castle, RL 12324; « Deux chevaux de profil gauche », vers 1480, Windsor Castle, RL 12325 recto (https://www.rct.uk/collection/912325) ; « Cheval de profil avec lignes de mesures et de proportions », vers 1480, Windsor Castle, RL 12318 (https://www.rct.uk/collection/912318) ; « Cheval de profil gauche et postérieur avec mesures et calculs de proportions », vers 1490, Windsor Castle, RL 12319 (https://www.rct.uk/collection/912319) ; « Cheval de profil droit et postérieur avec mesures sur les membres », vers 1490, Windsor Castle, RL 12320 ; « Cheval vu de face, de l’arrière et de trois quarts », vers 1490, Windsor Castle, RL 12317 (https://www.rct.uk/collection/912317) ; « Cheval de profil droit, poitrail de face », vers 1490, Windsor Castle, RL 12321 (https://www.rct.uk/collection/912321) ; « Cavalier de profil gauche », vers 1490, Windsor Castle, RL 12358 ; « Cheval de profil gauche », vers 1490, fragment du Codex Atlanticus inspiré du Regisole de Pavie, Windsor Castle, RL 12345, fol. 147b ; « Étude de monument funéraire avec un cavalier de profil gauche », vers 1510-1512, repris en 1517-1518, Windsor Castle, RL 12356 recto ; « Cheval de profil droit et tête de profil droit », vers 1517-1518, Windsor Castle, RL 12341 ; « Cinq cavaliers de profil droit », vers 1517-1518, Windsor Castle, RL 12342 ; « Trois chevaux trottant », vers 1517-1518, Windsor Castle, RL 12344 recto, « Cheval de profil gauche et cavalier de profil droit », vers 1517-1518, Windsor Castle, RL 12344 verso ; « Cavalier de profil droit », vers 1517-1518, Windsor Castle, RL 12343 ; « Cheval trottant de profil droit », vers 1517-1518, Windsor Castle, RL 12356 verso ; « Deux chevaux de profil droit et un cavalier de profil droit », vers 1517-1518, Windsor Castle, RL 12359 ; « Cinq cavaliers de profil droit », vers 1517-1518, Windsor Castle, RL 12360.
3 Windsor Castle, RL 12317, 12318, 12319, 12321 et 12325 recto.
4 Windsor Castle, RL 12324 et 12325 recto.
5 À partir de l’étude fondatrice de Carlo Pedretti, I Cavalli di Leonardo. Studi sul cavallo e altri aimali di Leonardo da Vinci dalla Bibilioteca Reale nel Castello di Windsor, Florence, Giunti Barbera, 1984.
6 Concernant la race napolitaine longtemps disparue et récemment restaurée, voir Maria Franchini, Giuseppe Maresca, La fabuleuse histoire du cheval napolitain, Paris, Zulma, 2003.
7 Windsor Castle, RL 12294 recto (www.rct.uk/collection/912294), inscription au milieu de la feuille : Ciciliano dj meser galeazo.
8 Milan, Bibliothèque ambrosienne, Codex Atlanticus, fol. 291v-a ; Mjsura del ciciliano la ganba djrieto/jn facja alzata e djstesa.
9 Windsor Castle, RL 12341, 12342, 12343, 12344 recto, 12344 verso, 12356 verso, 12359 et 12360.
10 Martin Clayton, Leonardo da Vinci. One Hundred Drawings from the Collection of Her Majesty the Queen, Londres, Queen’s Gallery/Buckingham Palace, 1996, p. 141 et suiv.
11 Kenneth Clark, Léonard deVinci, trad.par Eleanor Levieux et Françoise-Marie Rosset, Paris, Le Livre de poche, 2005, p. 11 [éd. orig. Leonardo da Vinci.An Account of his Development as an Artist, Cambridge, Cambridge University Press, 1939].
Auteurs
Docteure en histoire de l’art moderne, chercheuse associée au Centre d’études supérieures de la Renaissance, université de Tours. Elle a notamment publié : « Des chevaux réels et un cheval idéal : naturalisme et idéalisation des chevaux des portraits équestres italiens des Tre- et Quattrocento », In Situ, 27, 2015 ; « Rubino, El Serpentino, Violo, and the Others : Renaissance Portraits of Dogs and Horses at the Court of the Gonzagas », dans Mark Hengerer, Nadir Weber (dir.), Animals at Courts, p. 195-218 (De Gruyter, 2019).
Docteur vétérinaire, docteur en science de l’évolution et sciences écologiques, collaborateur de l’UMR 5288, Anthropobiologie moléculaire et imagerie de synthèse, université Paul-Sabatier, Toulouse. Sa thèse est intitulée Le dauphin bleu et blanc (Stenella coeruleoalba) en Méditerranée : de la vicariance à l’épisode à Morbillivirus, Toulouse, 2009. Il a notamment publié : « Did the Gray Whale, Eschrichtius robustus, Calve in the Mediterranean ? », Lattara, 16, 2003, p. 153-164 ; en collaboration, « Comparative Transcriptome and Network Biology Analyses Demonstrate Antiproliferative and Hyperapoptotic Phenotypes in Human Keratoconus Corneas », Investigative Ophthalmology & Visual Science, 52/9, 2011, p. 6181-6191.
Directeur de recherches au CNRS, professeur d’archéologie moléculaire, directeur de l’ERC Pegasus, de l’UMR 5288, Anthropobiologie moléculaire et imagerie de synthèse, université Paul-Sabatier, Toulouse, et codirecteur du Laboratoire international associé Amadeus, groupant l’UMR 5288 et le Globe Institute de l’université de Copenhague. Il a dernièrement publié : « L’ADN ancien comme nouvelle source historique », dans Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, p. 199-210 (Éditions de la Sorbonne, 2019) ; et, en collaboration : « Spotted Phenotypes in Horses Lost Attractiveness in the Middle Ages », Scientific Reports, 6, 2016, p. 38548 ; « Ancient Genomic Changes Associated with Domestication of the Horse », Science, 356/6336, 2017, p. 442-445 ; « Zonkey : A Simple, Accurate and Sensitive Pipeline to Genetically Identify Equine F1-hybrids in Archaeological Assemblages », Journal of Archaeological Sciences, 78/2, 2017, p. 147-157.
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