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Penser le versant animal des communautés anthropocanines. Une approche écologique en histoire

p. 181-192


Texte intégral

1Comment un historien et un écologue interprèteraient-ils cette définition ? Chacun y projetterait certainement ses connaissances disciplinaires. L’historien, traditionnellement enclin à étudier les réalités humaines, axerait son commentaire sur le sens politique, social ou culturel sous-jacent. L’écologue en proposerait sans doute une lecture plus large qui étendrait le terme « habitans » à l’ensemble du vivant, traitant conjointement humains et non-humains.

2Les divergences de conception de ce qu’est une « communauté », selon les positionnements disciplinaires, sont manifestes. Elles renvoient à différents usages d’un même vocabulaire, à différentes méthodes, à différentes problématiques. Il n’en demeure pas moins que la notion de communauté est mobilisée dans ces deux disciplines. Dès lors, on peut tenter de faire dialoguer histoire et écologie en s’interrogeant sur les échanges conceptuels et méthodologiques que l’on peut déployer autour de ce concept. Cette contribution propose d’amorcer le dialogue du point de vue de l’historien. Le cas du Madrid de la fin de l’Ancien Régime et l’étude précise de la coexistence d’hommes et de chiens au sein de la capitale ibérique constituent le cadre expérimental de cette tentative. Sur la période allant de 1700 à 1840, une documentation consistante est produite afin de contrôler la présence canine. Un certain nombre de pièces d’archives – ordonnances, règlements, rapports municipaux… – éclaire la présence de populations animales et l’existence d’interactions qui, jusqu’alors, n’apparaissaient guère dans la production écrite des administrations. Témoignant de l’essor de nouvelles sensibilités et du développement de nouvelles pratiques, ces sources peuvent être questionnées en mobilisant les outils de l’écologie pour finalement permettre l’étude de communautés anthropozoologiques passées.

Porter un regard interdisciplinaire sur les communautés anthropozoologiques

3L’histoire, ou plus généralement les sciences humaines et sociales, et l’écologie sont familières du terme « communauté ». Cette notion éminemment pluridisciplinaire permet de faire dialoguer les champs du savoir. Le terme recouvre pourtant des acceptations différentes selon les disciplines, voire au sein même de celles-ci.

4Du point de vue de l’écologie, une définition simple l’assimile à un ensemble d’espèces présentes simultanément dans un espace donné2. Tout un champ de l’écologie, l’écologie des communautés, les prend pour objet et tente de comprendre leur origine, leur composition, leur dynamique. Ce champ convoque principalement deux groupes de concepts : l’un partitionne la communauté en sous-ensembles3 – guilde, taxocène, assemblage, groupe fonctionnel… –, l’autre définit les interactions au sein de la communauté4 – compétition, mutualisme, commensalisme, amensalisme, etc. Issue de l’observation de terrain mais rendant possible la modélisation, l’analyse des communautés et de ses subdivisions s’est imposée tout au long du siècle dernier comme l’un des fondements de la démarche écologique5. Victor Shelford, figure majeure de la discipline dans la première moitié du xxe siècle, pouvait ainsi écrire : Ecology is the science of communities6.

5Du point de vue des sciences humaines et sociales, la communauté renvoie à des groupes d’individus qui partagent des traits communs et développent des relations qui prennent différentes formes7. Face à cette approche traditionnelle, des acceptations parallèles ont progressivement émergé. Certaines étendent notamment la notion aux non-humains et forgent une nouvelle échelle d’analyse qui pense le vivant dans sa globalité. Ces acceptations puisent leur appareil théorique dans diverses traditions philosophiques et épistémologiques8. Ces approches qui rompent avec des définitions anthropocentrées transparaissent dans divers concepts aujourd’hui travaillés par les sciences humaines et sociales : le collectif hybride latourien, la communauté mixte pensée par Dominique Lestel9. L’ensemble de ces propositions manifeste une forme de syncrétisme entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales. Elles témoignent d’un réel dialogue interdisciplinaire entre secteurs de la connaissance autour duquel se structure une autre focale pour étudier la question des animaux10. Ni anthropocentrée, ni animalocentrée, cette échelle permet d’étudier conjointement mondes humains et non humains ainsi que leurs interactions au sein d’un même environnement.

6Ce dialogue paraît cependant difficile à mettre en œuvre dans une démarche historienne. Quels concepts et quelles méthodes propres à l’écologie pourrait-on mobiliser ? Comment faire siennes ces approches malgré la distance temporelle de l’objet étudié ? Comment, sur la base de sources produites par des humains, éclairer le versant animal de ces communautés11 ? Malgré toutes ces difficultés, l’histoire n’est pas restée indifférente aux propositions de croisement des sciences humaines et sociales avec les sciences de la nature. L’environmental history américaine a ainsi promu dès les années 1970 des démarches visant à saisir ces communautés par l’étude conjointe des trajectoires d’humains et de non-humains12. L’ouvrage de William Cronon, Changes in the Land, est représentatif de cette approche historiographique13. Il analyse le phénomène colonial en Nouvelle-Angleterre en conciliant volet socio-politique et volet environnemental dans lequel les interactions hommes-animaux trouvent pleinement leur place. Il fournit en cela l’exemple d’une rencontre réussie entre histoire et écologie.

7L’extension de la notion de communauté aux non-humains dans la discipline historique demeure malgré tout limitée. Tant le caractère lacunaire des sources que la difficulté à appréhender un « point de vue » animal à travers des productions anthropocentrées imposent à l’historien de mener une réflexion en avançant des hypothèses, sans viser l’exhaustivité. Pour prendre un exemple concret, dans le cadre de cette étude, l’analyse des sources ne permet guère de quantifier la présence animale, empêchant l’élaboration d’une connaissance fine de la structure des communautés. Cette limite est d’autant plus marquée pour les périodes dépourvues de sources statistiques relatives à la présence animale. C’est le cas pour la fin de l’Ancien Régime madrilène. À défaut d’opérations de dénombrement, il faut donc trouver d’autres approches. Les méthodes de travail développées par l’écologie fournissent alors aux historiens des modèles intéressants. Les levées de données, fréquentes dans les phases de travail de terrain des écologues, peuvent ainsi être transposées à l’analyse des sources. Chaque mention d’indice spatial ou temporel est relevée et répertoriée afin d’esquisser, à terme, une cartographie dynamique de la communauté. À défaut d’une connaissance quantitative des communautés, cette approche inscrit dans une trame spatio-temporelle des existences et des interactions. Elle rend possible l’élaboration d’un outil heuristique fondamental pour penser les dynamiques qui se jouent au sein des communautés. Cette contribution propose d’esquisser l’élaboration d’un tel outil, au croisement des disciplines historique et écologique. Certaines franges des communautés anthropozoologiques, à l’image des communautés anthropocanines, se prêtent particulièrement à cet exercice.

Inscrire une communauté anthropocanine dans le temps

8Les sources qui émergent au xviiie siècle et réglementent la présence canine en ville permettent de recueillir un certain nombre d’informations qui renseigne sur leur période d’élaboration14. Les années et les mois de production peuvent être resitués dans des dynamiques séculaires ou annuelles pour mettre en évidence divers mécanismes qui font écho aux rythmes d’activité de la municipalité comme à l’écologie des animaux étudiés15. En outre, les moments de la journée mentionnés de manière récurrente dans les sources apportent de nouvelles précisions. La nuit y apparaît par exemple comme un moment particulièrement sensible durant lequel le contrôle de l’espace public s’accroît face à une appréhension culturelle de ces heures16. Elle est également le moment d’une intensification des activités animales due au relâchement de la présence anthropique17. Sa récurrence dans les sources est ainsi éclairée par le croisement d’analyses historiques et écologiques. Cette attention portée aux temporalités rend finalement possible l’identification de phases de légifération renvoyant à des cycles séculiers, saisonniers, journaliers. Elle questionne les modalités suivant lesquelles s’activent ou se réactivent les interactions au point de nécessiter un encadrement normatif. Afin d’analyser ces cycles et leurs modalités d’activation, les réalités éco-éthologiques des animaux mais également les caractéristiques environnementales, socioculturelles et politiques du moment de production doivent être considérées.

9Dans le cas du Madrid de la fin de l’Ancien Régime, l’ensemble réglementaire qui vise à contraindre la présence canine dans l’espace urbain est particulièrement riche. Il est composé de sources produites par des institutions dotées de prérogatives policières : le roi, le corregidor – représentant de l’autorité royale dans la ville – et la sala de alcaldes de casa y corte – cours de justice mais également institution productrice de réglementations municipales. Ce corpus, constitué de bandos, d’autos, de reglamentos, de reales cedulas, de reales ordenes est particulièrement hétérogène. La figure 1 représente la mise en série des mois et des saisons de production des vingt-neuf règlements anti-canins relatifs à la période allant de 1700 à 1840.

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Fig. 1. Mensualité et saisonnalité des réglementations autour de la problématique canine (1700-1840).

10Malgré le choix de diviser l’année en saisons pour mettre en lumière des réalités biologiques davantage liées aux cycles saisonniers qu’aux cycles mensuels, les résultats se révèlent peu éloquents. Aucun moment de l’année ne semble se démarquer. En mobilisant l’écologie, on aurait pourtant pu imaginer une surreprésentation des saisons froides en raison des difficultés des animaux errants, urbains et périurbains à trouver des ressources alimentaires. Dans de telles circonstances, ces derniers déambuleraient dans la ville pour y trouver de la nourriture, engendrant une plus grande visibilité de leur présence. Ils deviendraient une source de litiges et seraient dès lors pris en charge grâce à une réglementation déployée par la municipalité. Cette hypothèse fait écho à l’étude des stratégies de scavenging18 des charognards opportunistes qui souligne l’importance de la recherche de ressources alimentaires dans les périodes froides19. À l’inverse, en mobilisant l’histoire culturelle, on aurait pu émettre l’hypothèse d’une concentration des règlements aux saisons chaudes. Ces dernières, dans les représentations des contemporains, sont associées à des périodes durant lesquelles les animaux développent des maladies plus nombreuses et plus fatales que d’ordinaire. Dans le cas des chiens, la rage est notamment reliée aux fortes températures et à la période de canicule, renvoyant étymologiquement à la saison estivale durant laquelle la constellation du chien transverse le ciel20. À mi-chemin entre interprétations astrales et développement de préoccupations d’hygiène publique21, ces croyances influencent directement les pratiques de gestion des populations canines et auraient pu promouvoir une réglementation importante.

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Fig. 2. Mensualité et saisonnalité des réglementations autour de la problématique canine (1700-1800).

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Fig. 3. Mensualité et saisonnalité des réglementations autour de la problématique canine (1800-1840).

11Aucune de ces deux hypothèses ne se trouve confirmée par la mise en série du corpus dans son intégralité. On a alors regroupé d’un côté les règlements antérieurs à 1800, de l’autre ceux postérieurs à 1800. En effet, cette année marque un moment de transition au cours duquel les règlements deviennent plus nombreux et sont édictés plus régulièrement, manifestant un changement de paradigme dans les logiques de légifération.

12Avec cette césure chronologique, les résultats sont plus éloquents (fig. 2 et 3). Avant 1800, les saisons froides sont davantage représentées. L’hypothèse d’un essor de la réglementation face aux stratégies de recherche alimentaire des animaux semble donc prépondérante. Après 1800, le rapport s’inverse et les saisons chaudes se démarquent davantage. C’est alors la seconde hypothèse qui est confirmée, celle d’une relation entre la peur des maladies véhiculées par les animaux et le temps de la réglementation. Initialement ponctuelles et liées aux réalités bio-éco-éthologiques de l’espèce ciblée, les phases de réglementation au tournant du siècle sont davantage motivées par des considérations culturelles. À partir de ce moment-là, les règlements deviennent beaucoup plus réguliers car ils sont relativement déconnectés des réalités écologiques et se rattachent à des réalités politiques et culturelles.

13Ainsi, l’étude des mensualités et des saisonnalités ne nous renseigne pas directement sur l’évolution des populations canines mais éclaire la fluctuation de la visibilité des chiens dans la ville. Elle témoigne de certaines caractéristiques de l’activité canine – stratégie alimentaire, cycle journalier d’activité – et souligne l’existence de mobiles de réglementation tant culturels qu’écologiques. Cette tentative d’inscription des communautés anthropocanines dans le temps permet donc de comprendre certaines modalités d’interaction entre les populations canines et humaines. Elle met en lumière l’évolution de la visibilité de cette présence animale et resitue les existences et les interactions communautaires dans leur contexte. Du point de vue méthodologique, l’exemple témoigne de l’importance du croisement des connaissances historiques et écologiques dans l’élaboration d’hypothèses relatives à l’évolution des communautés anthropozoologiques. Il souligne en outre la pertinence de la méthode de levée de données propre à l’écologie dans une démarche historienne pour dépasser les limites imposées par les sources. L’étude de l’inscription spatiale de ces communautés prolonge ces réflexions.

14Inscrire une communauté anthropocanine dans l’espace

15Les sources statistiques, qui font mention d’indications géographiques et qui pourraient, de ce fait, constituer la base d’une cartographie des activités animales, sont rares22. Il faut passer par des éléments indirects pour pister les animaux urbains et trouver des données spatiales à analyser. Une réflexion écologique sur les ressources offre de premiers indices quant aux lieux potentiellement visités régulièrement. On peut dès lors reporter sur une carte les espaces qui présentent une attractivité pour les animaux errants, comme par exemple les dépotoirs ou les lieux de production de ressources alimentaires.

16Dans le cas madrilène, on a mobilisé trois types de source complémentaires : les sources réglementaires, les rapports de campagnes d’extermination canine, les licences des traperos, personnel chargé quotidiennement de la mise à mort des chiens errants. Les sources réglementaires23 comportent un certain nombre d’indications géographiques qui recoupent pour partie les espaces attractifs précédemment mentionnés. Certaines indiquent en outre les lieux d’affichage des placards24. On suppose alors que ces lieux correspondent à des espaces ayant particulièrement besoin de l’application de cette réglementation. Pour exemple, le Rastro, quartier populaire de la capitale qui concentre les activités de bouche25, y revient régulièrement.

17Par ailleurs, la mise en place de campagnes d’extermination de chiens errants dès le début du xixe siècle fournit un ensemble de rapports contenant des indices géographiques26. Les rapports de la campagne de 183827 révèlent notamment des indications relatives aux lieux d’acheminement des dépouilles de chiens. Celles-ci sont abandonnées dans des dépotoirs, des muladares, situés à proximité des portes principales de la ville. On émettra alors l’hypothèse que l’on achemine les chiens dans le muladar le plus proche de la zone d’extermination. Plus les dépouilles transportées dans le dépotoir sont nombreuses, plus le nombre de chiens dans les quartiers alentours est important.

18Enfin, les licences des traperos offrent une dernière indication spatiale. Issus des franges marginales de la société urbaine, ces individus sont associés à l’appareil municipal au cours du xviiie siècle pour s’occuper des basses besognes de la voirie28. Parmi leurs diverses missions – retrait des carcasses, collecte des vieux tissus, des vieux métaux – figure la capture de la gente canine29. De ce fait, un rapport complexe s’établit entre le trapero et le chien errant. Pour rendre plus efficace les mesures d’extermination, on peut penser que des populations directement en contact avec les animaux errants sont en charge de cette besogne. Une proximité géographique est de fait mentionnée dans les sources et souligne leur coexistence. Les rues manifestant une forte concentration de traperos apparaissent donc comme des pôles potentiels de concentration des populations canines30. En outre, cette proximité géographique est renforcée par un rapprochement dans les représentations des chiens et des traperos, leurs subsistances dépendant des déchets de la ville.

19Grâce à ces différents éléments, on a pu dresser une cartographie de la présence canine dans Madrid31, réalisée à partir de l’étude du corpus documentaire détaillé précédemment pour les décennies 1820-1840 (fig. 4).

20L’ensemble des informations suggère une prédominance des populations canines dans les quartiers méridionaux de la capitale. Cette présence se concentre dans les quartiers les plus populaires et les plus peuplés32, sont également ceux qui concentrent la plupart des activités de production alimentaire33. Le recours à l’écologie offre là encore des pistes d’interprétation pour comprendre cette organisation spatiale. En effet, ces populations animales ont tendance à se regrouper dans les espaces qui offrent un accès facile aux ressources, minimisant l’effort nécessaire à leur prélèvement. Il s’agit donc d’une stratégie écologiquement viable pour la survie de l’espèce au sein de cette communauté. Par ailleurs, on peut relier les fortes démographies humaine et animale en supposant que nombre d’animaux capturés sont en fait des animaux de compagnie considérés par erreur comme errants à cause du contrôle lâche qu’exercent leurs propriétaires sur eux. On observe également un nombre élevé de cadavres apportés au muladar de Bilbao, proche de quartiers relativement aisés34, lors de la campagne d’extermination de 1838. Ceci est sans doute lié à une surreprésentation d’animaux de compagnie semi-errants, perçus de manière particulièrement négative dans ces quartiers de la capitale.

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Fig. 4. La présence canine à Madrid (1820-1840).

21La méthode de recueil des données, qu’elles soient chronologiques ou géographiques, donne finalement la possibilité d’élaborer un cadre pour l’étude du versant animal des communautés anthropozoologiques en faisant dialoguer analyses historique et écologique. Elle éclaire l’évolution d’une population dans le temps et dans l’espace. Il est toutefois difficile d’interpréter l’ensemble de ces données ; une approche par hypothèses demeure nécessaire. En outre, explications écologiques et culturelles sont étroitement liées, rendant complexe la dissociation des éléments relevant de l’activité des animaux de ceux renvoyant aux activités des sociétés humaines.

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Fig. 5. Croissance du corpus de réglementations anti-canines (Madrid, 1700-1799).

Dissocier données écologiques et données culturelles : limite méthodologique et outil heuristique

22Bien qu’il convienne d’essayer de distinguer ce qui correspond aux modes de vie des animaux de ce qui relève des activités humaines, il ne faudrait pas pour autant opposer l’un et l’autre. Plusieurs exemples développés précédemment soulignent cette ambiguïté entre données écologiques et données culturelles.

23Dans le cas des lieux de publication des réglementations municipales, on a émis l’hypothèse que les lieux d’affichage correspondaient à ceux nécessitant des mesures d’exception. Pourtant, la récurrence de certains de ces espaces ne témoigne dans les faits que d’habitudes des institutions municipales. Les mentions d’affichage devant les théâtres ou sur la porte de la carcel de corte, siège de la sala de alcaldes de casa y corte, soulignent par exemple des logiques indépendantes de la problématique canine. Il s’agit davantage de lieux choisis pour leur visibilité publique que pour leur lien avec l’objet de la réglementation. De même, la répartition géographique des traperos renvoie tout autant à un indice de la présence canine qu’à un reflet de la répartition sociale de la population madrilène dans l’espace urbain. Rien d’étonnant à ce que ces individus marginaux se concentrent dans les quartiers les plus populaires de la capitale. Dans ces deux cas, on dissocie difficilement ce qui relève d’une logique socio-spatiale de ce qui relève d’une conséquence de la proximité anthropozoologique. Face à cette incertitude quant aux causes de ces localisations, c’est le croisement des indices provenant de sources diverses qui permet d’émettre des hypothèses qui soient les plus probables possible.

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Fig. 6. Croissance du corpus de réglementations anti-canines et périodes de froid (Madrid, 1700-1799).

24Cette distinction entre données écologiques et données culturelles apparaît comme une limite pour mener à bien une étude écohistorique de populations animales. Elle constitue néanmoins un support de réflexion à part entière. La mobilisation réciproque de ces deux registres d’analyse approfondit en effet la compréhension de l’organisation des communautés anthropozoologiques. À cet effet, l’étude de l’évolution des réglementations canines au cours du xviiie siècle est significative. On identifie plusieurs phases durant lesquelles la production législative s’intensifie.

25Ces différentes phases, représentées en zones grisées sur les figures 5 et 6 – 1715-1725, 1740-1755, 1760-1770, 1775 et plus –, suivent en partie l’évolution de l’appareil législatif urbain. Elles correspondent à l’intensification des prescriptions policières, en écho au développement des administrations municipales tout au long du siècle35. On retrouve une dynamique croissante semblable à celle de toute autre question liée à l’ordre public. Les phases de réglementation sont donc étroitement liées à une donnée culturelle. D’un autre côté, on peut interroger ces graphiques en mobilisant d’éventuelles explications écologiques. On a vu précédemment qu’avant 1800 les saisonnalités influaient fortement sur le régime de visibilité des populations canines. En prolongeant cette hypothèse à l’échelle du siècle, on remarque alors une proximité intéressante entre les phases – représentées en zones pointillées sur la figure 6 – de croissance de la réglementation et les décennies froides identifiées par Emmanuel Le Roy Ladurie dans ses études sur le climat européen36.

26Le rapport entre explication culturelle et explication écologique vient finalement compléter la compréhension de l’émergence des réglementations anti-canines. Il confirme notamment l’hypothèse du rôle moteur des périodes froides dans l’élaboration de ces sources au cours du xviiie siècle. S’il est difficile de distinguer ces éléments explicatifs, il n’en demeure pas moins que les questionnements qu’il soulève renforcent les analyses relatives aux dynamiques des communautés. Le croisement entre histoire et écologie permet ainsi de développer de nouveaux outils mais enrichit également les hypothèses de travail en offrant de nouvelles pistes de réflexion. Bien que limitée par nombre de contraintes imposées par la méthodologie historique, il n’en demeure pas moins que la structuration de cette trame générale fournit un premier jalon indispensable à une compréhension globale de l’histoire des communautés d’hommes et d’animaux.

27La communauté anthropozoologique apparaît finalement comme une échelle d’analyse particulièrement adaptée à l’analyse historique. Elle constitue un point de rencontre entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales, entre écologie et histoire. L’intégration du versant animal de ces communautés dans une réflexion historique, tributaire de sources limitées, paraît de prime abord difficile. L’exemple anthropocanin madrilène montre néanmoins que l’on peut trouver de nombreuses informations dans la documentation de l’époque pour resituer des populations animales dans un environnement passé. Les méthodes proposées par l’écologie peuvent, dans une certaine mesure, être transposées dans le champ historique et renouveler le regard porté par le chercheur sur ses sources. De même, l’appareil conceptuel conçu par l’écologie peut être mobilisé par l’histoire. À ce titre, il faudrait s’appuyer sur la trame proposée pour y inscrire plus précisément les interactions et les existences qui se déploient au sein de ces communautés. Le vocabulaire éco-éthologique et les modélisations interactionnelles entre espèces seraient particulièrement enrichissants pour cette analyse, prolongeant l’intérêt de croiser histoire et écologie. Loin de s’en tenir à un échange à sens unique, ce croisement pourrait également intéresser l’écologue dans sa démarche. Dialoguant à partir de leurs préoccupations respectives, historiens et écologues feraient alors communauté.

Notes de bas de page

2  Peter J. Morin, Community Ecology, Oxford, Wiley/Blackwell, 2011, p. 3.

3  Ibid., p. 6 ; John Fauth et al., « Simplifying the Jargon of Community Ecology.A Conceptual Approach », The American Naturalist, 147/2, 1996, p. 282-286.

4  Peter J. Morin, Community Ecology, op. cit. ; Herman Verhoef, Peter J. Morin (dir.), Community Ecology. Processes, Models, and Applications, Oxford, Oxford University Press, 2010.

5  Jean-Paul Deleage, Histoire de l’écologie, Paris, La Découverte, 1991.

6  Peter J. Morin, Community Ecology, op. cit., p. 3.

7  Ivan Sainsaulieu et al., Faire communauté en société. Dynamique des appartenances collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

8  Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d’éthique animale. Apologies des bêtes, Paris, Puf, 2011; Hicham-Stéphane Afeissa, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010.

9  Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004 ; Dominique Lestel, L’animal singulier, Paris, Seuil, 2004.

10  Carnets de géographes, 5, Géographie humanimale, 2013 ; Baptiste Morizot, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016 ; Antoine Chopot, « Les communautés plus qu’humaines », Appareil, 16, 2015.

11  Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019.

12  Grégory Quenet, Qu’est-ce que l’histoire environnementale ?, Seyssel, Champ Vallon, 2014, p. 16-51.

13  William Cronon, Changes in the Land. Indians. Colonists, and the Ecology of New England, New York, Hill and Wang, 1983.

14  Archivo histórico nacional (désormais AHN), Consejos : Libro 1306, folio 133 ; L. 1330, fol. 459 ; L. 1336, fol. 429-431 ; L. 1340, fol. 132-136 ; L. 1369, fol. 896-904 ; L. 1380, fol. 350-371 ; L. 1385, fol. 495-499 ; L. 1398, fol. 257-258 ; AHN, Colleciones : L. 1483, no 31 ; L. 1502, no 1 ; real cedula, no 2340 ; real cedula, no 2371 ; Archivo de la Villa (désormais ADV), Secretaría, « Disposición contra la hidrofobia ».

15  Alan Beck, The Ecology of Stray Dogs. A Study of Free-Ranging Urban Animals, West Lafayette, Purdue University Press, 2001 ; Linda Gerencsér et al., « Identification of Behaviour in Freely Moving Dogs (Canis familiaris) Using Inertial Sensors », Plos One, 8/10,2013 ; Matthew Gompper (dir.), Free-ranging Dogs and Wildlife Conservation, Oxford, Oxford University Press, 2014.

16  Roger Ekirch, At Day’s Close. Night in Times Past, Londres, Norton, 2006 ; Craig Koslofsky, Evening’s Empire. A History of the Night in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 ; Alain Cabantous, Histoire de la nuit, xviie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 2009.

17  Richard Inger et al., « Ecological Role of Vertebrate Scavengers in Urban Ecosystems in the UK », Ecology and Evolution, 6/19, 2016, p. 7015-7023.

18  Le scavenging est l’action de rechercher et de se nourrir de charognes.

19  Travis L. DeVault et al., « Scavenging by Vertebrates. Behavioral, Ecological, and Evolutionary Perspectives on an Important Energy Transfer Pathway in Terrestrial Ecosystems », Oikos, 102/2, 2003, p. 225-234 ; Wilson E. Erin, Elizabeth M. Wolkovich, « Scavenging. How Carnivores and Carrion Structure Communities », Trends in Ecology & Evolution, 26/3, 2011, p. 129-135 ; Adam Kane et al., « A Recipe for Scavenging in Vertebrates. The Natural History of a Behaviour », Ecography, 2017, 40/2, p. 324-334.

20  Jean Théodoridès, Histoire de la rage : cave canem, Paris, Masson, 1986, p. 22.

21  Luiz Blasco Martínez, Higiene y sanidad en España al final del Antiguo Regimen, Madrid, Universidad Complutense de Madrid, 1991 ; Gerard Jori, « Población, política sanitaria e higiene pública en la España del siglo XVIII », Revista de geografía Norte Grande, 54, 2013, p. 129-153.

22  Olivier Zeller, « L’animal dans la ville d’Ancien Régime : quelques réflexions », Cahiers d’histoire, 42/3-4, 1997, p. 5-47.

23  AHN, Consejos, Sala de alcaldes, Libros de gobierno.

24  AHN, Consejos : L. 1306, fol. 133 ; L. 1330, fol. 459 ; L. 1336, fol. 429-431 ; L. 1368, fol. 223-235 ; L. 1380, fol. 350-371 ; L. 1385, fol. 495-499 ; L. 1390, fol. 257-258.

25  Ricardo Donoso Cortès y Mesonero-Romanos, El Rastro. Anteayer, ayer y hoy, Madr id, Artes Gráf. Municipales, 1986.

26  AHN, Consejos, leg. 11926, exp. 4 ; ADV, Secretaría, 1-236-1 ; ADV, Secretaría, 3-465-71.

27  ADV, 3-465-71.

28  Francisco Aguilar Piñal, « Los traperos de Madrid en el siglo XVIII », Dieciocho. Hispanic enlightenment, 27/1, 2004, p. 177-184.

29  ADV, Secretaría, « Aprovechamiento y extinction de animales muertos, traperos y rebuscadores » ; ADV, Corregimiento, « Traperos y rebuscadores ».

30  ADV, Secretaría, 4-297-8 ; ADV, Secretaría, 4-297-9.

31  Le fonds de carte a été établi à partir de Juan López, Pedro Lezcavo y Carmona Pedro, Plano topográfico de Madrid, delineado por D. Pedro Lezcavo y Carmona ; en 1812. Publicado por el geógrafo de S. M. D. Juan Lopez, y corrigido y adiccionado por el heredero en 1835, 1835, carte, 58 × 49 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

32  Virgilio Pinto Crespo (dir.), Madrid. Atlas histórico de la ciudad : siglos IX-XIX, Madrid, Fundación Caja de Madrid, 1995, p. 150.

33  Ibid., p. 232.

34  Ibid., p. 140.

35  Vincent Milliot, « L’admirable police ». Tenir Paris au siècle des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2016 ; Nicolas Vidoni, La police des Lumières, xviie-xviiie siècle, Paris, Perrin, 2018.

36  Emmanuel Le Roy Ladurie et al., « Sur l’histoire du climat en France : le xviiie siècle », La météorologie, 91, 2015, p. 19-22.

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