Regarder les dauphins jaillir hors de l’eau… L’apport de l’éthologie à l’histoire et retour
p. 169-180
Texte intégral
1Ce titre, inspiré d’une citation d’Isidore de Séville, évêque et encyclopédiste du viie siècle, révèle assez bien les éléments de la question que nous soulevons1. Une différence doit être faite entre regarder les animaux et les observer. Dans le premier cas, tout un chacun peut s’y consacrer, tels les amateurs les plus éclairés donnant une description précise des comportements qu’ils ont vus. Dans cette catégorie, nous retrouvons certains auteurs anciens que nous allons évoquer. Observer les animaux requiert en revanche une méthode et, une fois incluse dans une démarche scientifique, des concepts et des théories qui alimentent la réflexion. C’est là le sens profond et la matière scientifique des éthologues actuels. La citation fait référence non pas à la propre expérience d’Isidore de Séville, mais à celle des marins dont l’œil profane mais non dénué d’intérêt surveille la mer. Si notre choix s’est porté sur les dauphins, outre un attrait mutuel pour ces animaux, c’est parce qu’il existe une importante littérature sur leur observation, mais aussi un nombre signifiant d’écrits historiques pouvant faire œuvre de zoologie. Par commodité, il est d’usage de parler de dauphin, et c’est ainsi qu’il apparaît dans les textes latins (delphinus, delfinus) et les livres en ancien français (« dauphin », « daulphin », « dolphin »). Mais précisons d’emblée, nous y reviendrons, que ce terme générique, « dauphin », couvre plusieurs espèces de cétacés, ou plus précisément de delphinidés.
2Le projet de cette collaboration s’est formé sur les ondes radiophoniques, lors de l’émission sur les cétacés produite par France culture intitulée « Oublier Moby Dick… ». C’est ensuite autour du bassin du delphinarium du parc Astérix2 que les interrogations multiples du médiéviste et de l’éthologue ont commencé de questionner les textes anciens. L’éthologie est la discipline qui étudie les comportements des animaux. Elle précise la méthode d’observation et définit des théories qui expliquent les données comportementales recueillies. Cette science est récente, la question animale en histoire l’est tout autant. La rencontre des deux se situe au carrefour de développement du nouveau point de vue, côté animal, d’une histoire des vivants. Le dialogue doit proposer une approche critique des témoignages historiques et une confrontation de ces témoignages aux connaissances actuelles de l’éthologie.
3Cette contribution ne prétend donc pas répondre à toutes les questions, mais se présente comme un manifeste en faveur de la collaboration fructueuse entre nos deux disciplines. L’éthologue valide-t-il les témoignages anciens ? L’historien en retour peut-il indiquer à l’éthologue des indices sur un comportement animal « historique », c’est-à-dire influencé par un anthroposystème ancien et susceptible d’évolution ? Il convient de revenir d’abord sur une évidence porteuse d’un biais difficile à résoudre : les zoologues du Moyen Âge, et même les humanistes, font d’abord confiance aux livres pour construire le savoir.
La chaîne du savoir des Anciens
4Les dauphins ont suscité de nombreux textes décrivant leur caractère, leurs réactions et leur sociabilité depuis Aristote (ive siècle av. J.-C.) et Pline l’Ancien (ier siècle ap. J.-C.) jusqu’à Ulisse Aldrovandi, en passant par Albert le Grand, Pierre Belon ou Guillaume Rondelet… De l’Antiquité à l’époque moderne, les savants ont en commun d’avoir décrit les animaux pas tant selon leur morphologie mais surtout à partir de leurs comportements. Or ce travail d’érudition est principalement une compilation des textes de leurs prédécesseurs. Les érudits médiévaux, en majorité des clercs (Isidore de Séville au viie siècle, Raban Maur au ixe siècle, Albert le Grand et Vincent de Beauvais au xiiie siècle) n’ont jamais vu, du moins en vie et dans leur milieu naturel, les animaux qu’ils décrivent, et colportent de traité en traité des considérations de longueur très variable mêlant lectures savantes et mythologies.
5L’observation in vivo est pourtant ici et là perceptible dans des écrits de diverse nature (poésie, récit de miracles…), notamment à partir du xiie siècle3. Elle reste la plupart du temps de seconde main : les auteurs enquêtent auprès des marins et des pêcheurs qui rencontrent ces animaux en mer ou les capturent, comme Albert le Grand qui consacre un chapitre aux dauphins dans le De animalibus écrit vers 1270, en précisant sans doute pour la première fois qu’il existe plusieurs espèces de dauphin, et que leurs comportements diffèrent d’une région à l’autre4 :
On trouve dans la mer de nombreuses sortes de dauphins… En Méditerranée, quand les pêcheurs prennent la mer un troupeau de dauphins se forme pour les accompagner. Arrivés au large, ils se disposent en couronne autour des poissons, qu’ils poussent vers les filets en resserrant leur cercle. Les Italiens, en effet, ne pêchent pas plus le dauphin qu’ils n’en mangent… Mais, dans la mer qui baigne notre pays, on pêche le dauphin pour le manger, et c’est pourquoi il fuit l’homme.
6L’observateur n’est pas en l’occurrence le savant mais les gens de mer. On peut imaginer aisément ces hommes regarder le milieu marin dans lequel ils travaillent et remarquer des traits de comportement des animaux qu’ils rencontrent. Ces premières observations, plus naturalistes qu’éthologiques car sans méthode, se perdent avant d’être couchées sur parchemin.
7Les ichtyologues du xvie siècle, formés à l’apothicairerie et à la médecine comme les Français Pierre Belon (1517-1564) et Guillaume Rondelet (1507- 1566), ont l’opportunité d’étudier des animaux, de les disséquer, mais ils cherchent surtout à expliquer le fonctionnement de l’animal-machine, comme l’avait fait, dès le ive siècle av. J.-C., Aristote sur des dauphins et des marsouins5. Au-delà de la redite des Anciens (et surtout sous l’influence d’Aristote sur les mœurs et le genre de vie des animaux), l’étude comportementale ne va pas très loin. Pierre Belon explique comment les auteurs et les artistes qui le précèdent ont abusivement représenté le dauphin courbe, trompés par l’effet optique des loopings de l’animal au-dessus des vagues :
Ne fault estimer, combien que lon peigne le daulphin courbe, ainsi que la figure ci après proposée te monstre, que la vérité en soit telle : mais cela a esté inventé par les anciens peintres et statuaires, pour monstrer le principal et plus admirable acte du daulphin, qui est, que quand la tempeste doibt venir sur la mer, il fait de grands saults iusque a passer quelquesfois par dessus un navire, et en saultant, semble courbe ainsi que lon voit un baston iecté en l’air, faire un demi cercle en rondeur. Mais à la vérité, il ne se courbe pas ainsi en l’eau, et n’est la nature d’ancun poisson nager en cette sorte6.
8Ulisse Aldrovandi (1522-1605), infatigable savant italien, innove en présentant pour la première fois les animaux selon des rubriques qu’il ambitionne exhaustives. Le dauphin est présenté ainsi sur dix-huit pages selon l’étymologie, ses différents noms et les confusions possibles, puis la morphologie (Genus. Differentiae. Forma. Descriptio), l’habitat (Locus), mais aussi les mœurs (Natura. Mores), le langage (Vox) et la « sociabilité » de l’animal (Sympathia. Antipathia), avant d’énumérer les usages qu’en font les hommes tant en cuisine qu’en pharmacie, les présages, les mythes, les représentations littéraires et iconographiques, les métamorphoses, les histoires et les proverbes qu’il inspire7. Tant de détails ne se retrouvent pas dans les ouvrages savants qui le précèdent. Il reste difficile de distinguer dans toutes ces fiches (éditées après la mort d’Aldrovandi par ses disciples) ce qui relève de lectures et ce qui provient de ses propres observations.
9Pour l’historien qui veut étudier les comportements des dauphins, l’approche des textes médiévaux est rendue difficile en raison :
de la méconnaissance des animaux en général : les auteurs ne sont pas, au Moyen Âge, des savants étudiant le monde physique, mais d’abord des clercs en quête du sens de la Création. Les naturalistes modernes restent encore pétris de cette tradition. Pendant longtemps, l’autorité des Anciens est telle que même l’observation directe semble trop fragile pour la mettre en doute. Au milieu du xvie siècle, Pierre Belon n’ose pas critiquer la position d’Aristote malgré ses propres observations des dauphins : « Quant à ce que Aristote ha diet qu’ils saultent par dessus les mas des grosses navires, il peult estre vray, car autrement il ne l’eust pas escript. Toutesfois je n’ay one aperceu qu’ils saultassent si hault8 » ;
du vocabulaire employé, élémentaire et trop générique : cetus et « craspois », qui renvoient respectivement à un monstrum et à une catégorie alimentaire, celle des poissons gras ; ballena et delfinus rassemblent des espèces différentes, mysticètes et odontocètes ; delfinus ne permet pas au zoologue de préciser l’odontocète dont il est question9 ;
de la description qui ne passe que par celle du « comportement » : l’animal n’est pas ou peu décrit dans sa morphologie ou sa couleur avant le xvie siècle ;
de la transposition du savoir antique : sur l’observation des cétacés, la grande différence entre la littérature antique et médiévale est le glissement régional qui s’opère depuis la Méditerranée vers l’Atlantique et les rivages du nord. La faune est différente, l’emprise anthropique moins forte (jusqu’au xiie siècle). Cependant, les descriptions que reproduisent les auteurs médiévaux sont celles faites en milieu méditerranéen. Or, on sait que des populations d’une même espèce développent des comportements différents, adaptés au milieu dans lequel elles évoluent.
À propos des delphinidés
10Il est donc impératif de revenir aux textes avec un œil particulièrement critique, et de s’interroger encore une fois : qu’y a-t-il derrière le Delfinus des textes ? Les espèces sous-entendues par ce vocable sont nombreuses. Citons les plus communes aujourd’hui : le dauphin blanc et bleu (Stenella coeruleoalba, Meyen, 1833), le grand dauphin (Tursiops truncatus, Montagu, 1821), le dauphin commun (Delphinus delphis, Linnaeus, 1758), le lagénorhynque à flancs blancs (Lagenorhynchus acutus, Gray, 1828) qui peut avoir été chassé très tôt en mer du Nord (îles Féroé), voire le marsouin (Phocoena phocoena, Linnaeus, 1758), car il semble bien qu’il y a confusion depuis Pline l’Ancien entre dauphin et marsouin (appartenant à la famille des phocoenidés) dans la description de leurs mœurs10.
11Delfinus renvoie davantage, dans les classifications zoologiques anciennes, à une famille plutôt qu’à un genre ou une espèce. Aussi lit-on dans les fiches des traités de zoologie une sorte d’archétype du dauphin. Celui-ci combine les caractéristiques de plusieurs animaux, tout en faisant ressortir celles qui leur semblent communes. En vérité, beaucoup d’espèces sont distinguées bien après la classification de Linné, dans le premier tiers du xixe siècle (par Cuvier, Gray, Montagu, Meyen…). L’étude des mammifères marins est somme toute très récente : la cétologie, ou l’étude des cétacés, a émergé après la Seconde Guerre mondiale et, enrichie d’avancées technologiques, révèle aujourd’hui l’intimité de nombreuses espèces de mammifères marins. Les delphinidés, riches d’une trentaine d’espèces, appartiennent à la catégorie des odontocètes qui regroupent les marsouins et les grands dauphins, les orques (Orcinus orca, Linnaeus, 1758) trompeusement dénommées « baleines tueuses » (killer whales), ou encore les globicéphales (Globicephala macrorhynchus et G. melas, Traill, 1809), pilot whales pour les anglophones. Or, comme le rappellent les cétologues, malgré leurs noms vernaculaires, il s’agit bien de delphinidés.
12Les premières études scientifiques en milieu naturel sont issues majoritairement de l’écologie comportementale et ont privilégié essentiellement le suivi des groupes ainsi que l’analyse de leur production vocale tant il était impossible encore de distinguer les individus. L’immersion d’un microphone spécifique, appelé hydrophone, a offert la possibilité aux cétologues de corréler vocalises émises et comportements aériens produits, et de porter une interprétation sur ce qu’ils observaient. Les études décrivent les migrations de certaines espèces, leurs luttes pour trouver un partenaire sexuel ou encore des ressources alimentaires. Ces approches font donc ressortir des sortes d’universaux dans les mœurs de l’espèce dans son ensemble. Les études menées par les éthologues sur les dauphins élevés en parc animalier permettent de se concentrer sur des individus : on identifie leur personnalité, on teste leurs capacités cognitives et on cerne leurs émotions. L’approche cognitiviste met au jour de nombreux apprentissages chez ces animaux sociaux11.
13Il convient de noter que les questions formulées par les éthologues ont toujours été inspirées par les tourments de la société, et les recherches demeurent largement liées à leur époque. L’éthologie a ainsi questionné l’esclavagisme, ou la possible existence d’un contre-pouvoir ou d’une hiérarchie parallèle chez les femelles de nombreux mammifères, ébranlant ainsi la toute-puissance masculine. On a découvert le mensonge et la duperie chez des animaux sociaux et enfin, ces dernières années, des révélations sur les émotions des animaux brouillent un peu plus les frontières12.
14Il semble donc que la connaissance éthologique des dauphins soit le produit de certaines préoccupations humaines de nos sociétés occidentales et qu’elle s’enrichisse depuis peu d’avancées technologiques, comme la miniaturisation des dispositifs de collecte de données et des progrès en génie biologique afin de suivre efficacement l’évolution des comportements des mammifères marins dont l’habitat change inexorablement sous les effets d’une anthropisation envahissante. Les approches très anthropomorphisées des naturalistes du xvie siècle, dans la continuité des descriptions médiévales, sont finalement cohérentes : l’observateur filtre les caractères et les comportements selon son propre environnement culturel. Le comportement animal donne du sens aux attitudes des humains, voire illustre leur moralité13.
Les comportements caractérisants : une donnée fiable ?
15Pour identifier des espèces vivant aux époques anciennes, l’ADN constitue désormais le mode d’investigation qui donne le plus de certitude14. En archéozoologie, les études ostéologiques ont montré leurs limites sur des pièces osseuses très fragmentaires et souvent retaillées, laissant un doute parfois sur l’espèce reconnue15. Les corpus qui sont réétudiés aujourd’hui révèlent les taxons qui se cachaient sous les termes génériques « baleine » ou « cétacé » employés, tant par les historiens que par les archéologues16. Pour les témoignages textuels, historiens et éthologues se demandent s’il est possible d’identifier une espèce par la description du comportement, afin d’aller plus loin que le seul nom souvent imprécis ou erroné de l’animal. L’éthologue est curieux de savoir également si des comportements ont été véritablement observés dans le passé, et de quelle manière ils sont valides pour les espèces connues actuellement. L’historien dispose de textes divers, dispersés dans l’espace et le temps, très inégaux dans leur contenu, et qui généralement n’ont pas vocation à traiter de zoologie. L’inventaire des descriptions montre que le Delfinus y apparaît de manière topique réduisant les comportements que les auteurs anciens prêtent à cette famille d’animaux à un petit nombre de catégories :
16IS : Isidore de Séville († 636)
17AN : Alexander Neckam († |2|7)
18TC : Thomas de Cantimpré († |272)
19BA : Barthélemy l’Anglais († |272)
20AG : Albert le Grand († |280)
21VB : Vincent de Beauvais († |264)
22GR : Guillaume Rondelet († |566)
23Ces catégories comportementales ne sont pas systématiquement attribuées dans une même description de Delfinus. On pourrait s’interroger sur les choix de l’érudit pour composer sa notice. Mais sont-elles typiques de l’espèce ? D’emblée, il faut prévenir que plusieurs caractères sont maintenant considérés comme totalement infondés – le saut annonçant le mauvais temps, la longévité extraordinaire, ou le caractère rancunier qu’Albert le Grand souligne –, tandis que les éthologues en confirment d’autres – l’existence de personnalités différentes, des comportements de deuil et de planification (chasse en groupe)… Les textes des zoologues médiévaux et modernes ne sont donc pas à rejeter dans leur totalité.
24Pour les zoologues actuels, c’est la localisation géographique des delphinidés qui apporte les premières informations précieuses : des espèces vivent dans des zones froides, tempérées, subtropicales ou tropicales, dans des eaux douces ou salées, en zone côtière ou hauturière. En dépit de son statut considéré comme vulnérable avec une population mondiale qui décline17, la répartition géographique du grand dauphin reste mondiale : ils occupent des zones côtières à pélagiques et évoluent dans des eaux tempérées à subtropicales. Contrairement aux populations pélagiques plus enclines au nomadisme, certaines populations se sédentarisent dans une zone géographique précise : c’est par exemple le cas de la quarantaine d’individus trouvés autour de l’île de Sein en Bretagne. Quant aux marsouins, avec un statut UICN « peu concerné » et une tendance de la population inconnue, ces animaux préfèrent les eaux plus froides, voire subpolaires de l’hémisphère nord.
25La morphologie et l’anatomie permettent aussi de caractériser les animaux : la présence d’un rostre, la taille et la forme de la dorsale, la dimension et la couleur du corps sont des éléments pertinents pour différencier les odontocètes18. La taille relative des groupes peut aussi être riche d’informations : les péponocéphales (Peponocephala electra, Gray, 1846), contrairement aux lagénorhynques à flancs blancs de l’Atlantique, se déplacent en petits groupes et ne constituent pas de regroupements temporaires de plusieurs centaines d’individus.
26La description fine du comportement des delphinidés contribue enfin à l’identification des espèces. Cependant, de nombreux mammifères marins partagent des catégories comportementales. Ainsi, parmi les espèces sociales, des comportements de coopération et d’entraide ou encore les comportements de soin aux jeunes sont largement et indifféremment observés. Néanmoins, malgré ce partage d’unités comportementales, il est tentant de vouloir distinguer des comportements qui pourraient alors être qualifiés de remarquables ou de singuliers et qui caractériseraient une espèce. Les vrilles aériennes s’observent préférentiellement chez les dauphins à long bec (Stenella longirostris, Gray, 1828) et les comportements de « bouchon vertical avec la tête émergée » (ou spy-hop en anglais) plus fréquemment chez les orques.
27On peut donc considérer certains comportements pour s’informer sur l’espèce qui les émet. Cependant, ils ne peuvent à eux seuls l’identifier, car il existe une plasticité comportementale qui contribue à créer une grande variabilité dans les comportements des espèces, et par les individus au sein d’une même espèce. En Australie par exemple, on observe que des grands dauphins recherchent d’éventuelles proies cachées dans des rochers en protégeant leur rostre d’une éponge préalablement récoltée sur un autre site19. Des orques et des grands dauphins s’échouent volontairement sur les plages pour saisir leurs proies. Les dauphins d’Amazonie mâles (Inia geoffrensis, Blainville, 1817) sont plus grands et plus roses que les femelles, ils ont aussi plus de marques sur leur corps ; ils sont aussi connus pour avoir développé un comportement tout à fait remarquable : en présence de femelles adultes ou d’autres mâles adultes, certains individus transportent dans leur rostre des objets (branches, morceaux de bois ou autre objet flottant) et tournent sur eux-mêmes en gardant la tête hors de l’eau. Ces objets constitueraient des sortes de parures lors dans de parades sexuelles20.
28Les grands dauphins occupent toutes les eaux du globe et sont présents près des côtes, dans les estuaires mais aussi dans les zones pélagiques, s’adaptant aisément à des conditions environnementales très diverses en développant des stratégies d’accommodation. Cette flexibilité les rend plus difficilement identifiables que d’autres espèces dotées de marqueurs comportementaux forts et identitaires.
Les cas d’échouage
29Il est une question sur laquelle l’éthologue et l’historien trouvent une bonne raison de se parler. Récits et propos savants depuis l’Antiquité relatent les cas d’échouage de cétacés. C’est un comportement observé depuis longtemps et qui continue d’être exploré par les éthologues du xxie siècle. Ces derniers peuvent considérer ces événements historiques comme des manifestations d’un comportement atavique, ou bien saisir des changements dans ces phénomènes. L’historien demande s’il est possible alors d’identifier une espèce sur les critères du nombre et de la taille des spécimens échoués, ou bien le biologiste affirme-t-il qu’il s’agit d’un scénario transpécifique qui réduit à néant toute tentative d’identification ? Le récit contenu dans la vita Filiberti, écrite au viiie siècle mais compilée dans les chroniques de Noirmoutiers par le moine Ermentaire au ixe siècle, est à ce titre intéressant : un beau matin, « une multitude de poissons qu’on appelle marsouins (marsuppas) apparurent dans le golfe, et quand la mer se fut retirée, deux cent trente-sept d’entre eux restèrent sur le rivage21 ». Le nombre très précis d’individus échoués simultanément (comme s’ils avaient fait l’objet d’une comptabilité) et la désignation d’une espèce, sujette en effet à ce phénomène, ne laissent pas d’intriguer l’historien et le biologiste : le premier pourrait y reconnaître le marsouin, mais l’effectif est totalement exceptionnel comparé aux échouages importants et plus fréquents de delphinidés d’espèce Delfinus ou Stenella.
30Le phénomène est connu depuis Aristote, Pline l’évoque dans son Histoire naturelle, et au xvie siècle Guillaume Rondelet témoigne de ce phénomène qu’il observe lui-même en proposant une explication :
Quelquesfois aussi ilz se lañceñt eñ terre oñ ñe scait pour quelle cause, cōme diēt Aristote é Pliñe, mais i’ai coññeu par expérieñce qu’ilz le foñt pour douleur qu’ilz señteñt, cōme les Thōs quañd le petit añimal ñōmé Oestrus, ou Asilus les pique é tourmeñte. I’eñ ai trouué sur le dauphiñ mort eñ la plage. Autāt eñ sōtilz quād ilz poursuiuēt les Muges poissoñs biē légier car estās si fort esbrañlés qu’ilz ñe se peuuēt arrester, ilz doññeñt iusque eñ terre22.
31Les études actuelles suspectent que les échouages massifs de cétacés sont dus à des prises accidentelles d’animaux dans les filets des chalutiers pêchant au large et dont les corps rejetés à la mer sont poussés par les courants sur le rivage23, ou bien que les animaux ont pu être désorientés par l’utilisation de sonars militaires qui auraient brouillé leurs facultés d’écholocation24, ou encore qu’ils ont succombé à un virus appartenant au genre Morbillivirus qui affecte leur système respiratoire25. Ce qui est ici intéressant dans les textes historiques, c’est que, bien avant la présence de ces pêches intensives ou des essais de sonar, des cas d’animaux échoués en nombre ont été rapportés. Cela interroge donc sur les causes naturelles de ces échouages et de leur évolution dans le temps. Ils soulèvent également la question de la présence importante de populations d’animaux sur les côtes atlantiques de la France médiévale, tandis qu’ils sont aujourd’hui davantage répartis dans les espaces maritimes plus septentrionaux. Il est évident que les modifications de l’environnement sont à prendre en compte dans l’évolution des comportements animaliers : l’anthropisation des milieux et le changement climatique modifient les réserves de nourriture, déplacent les terrains de chasse et les zones de reproduction et de nourricerie. L’historien des animaux peut ainsi contribuer à répondre à la question de l’évolution des comportements. Mais sur quel pas de temps ? Des « cultures » (apprentissages de comportements au sein d’un troupeau qui le distinguent d’une autre communauté) se transmettent et varient parfois entre deux générations, en réponse à une situation particulière qui peut évoluer elle-même très rapidement. L’éthologue demandera : quel est le comportement « normal » d’une espèce ? Dans le Pacifique, à Rangiroa (archipel des Tuamotu), le Groupe d’études des mammifères marins, qui observe depuis plusieurs années une communauté d’une trentaine de grands dauphins, a révélé que des femelles présentent leur nouveau-né aux plongeurs et se laissent caresser par les humains aquatiques26. Or les animaux se trouvent de plus en plus sollicités par des plongeurs toujours plus gourmands de ces rencontres qui « acculturent » ce groupe de Tursiops truncatus.
32Les comportements de delphinidés ainsi observés sont donc dépendants des situations d’observation. Ces circonstances changeantes limitent une comparaison dans le temps. De même, s’il n’est pas tout à fait impossible, il est difficile de prendre en considération les observations passées pour tenter une histoire des animaux, ou simplement les identifier. Les choix faits par les savants médiévaux et même modernes (avant les voyages scientifiques en Atlantique et dans le Pacifique) de décrire telle espèce ou tel comportement (mais les comportements sélectionnés sont-ils toujours observés ?) révèlent un intérêt particulier pour ces animaux et/ou pour l’observation du monde vivant. Ils ne sont pas anodins pour l’éthologie qui veut comprendre l’évolution de la relation homme-animal, et à la nature en général. C’est une entrée intéressante enfin pour l’histoire de cette discipline.
Notes de bas de page
1 Isidore de Séville (viie siècle), Traité de la nature, éd. et trad. par Jacques Fontaine, Bordeaux, Féret, 1960, p. 299. Il explique que si les exocets volent au-dessus des vagues, si les dauphins jaillissent hors de l’eau, c’est que la brise du nord se lève : In Austrum uenti mutatio est cum lulligines erundinesue uolant, aut cum delphini totos se saltibus ostendunt et caudis aquas feriunt.
2 Fabienne Delfour dirige les programmes scientifiques du parc Astérix.
3 Fabrice Guizard, « Delfines nec non et ballenae… Les cétacés de l’Atlantique nord au haut Moyen Âge : représentation, identification et consommation », Anthropozoologica, 53/10, 2018, p. 115-123.
4 Hermann Stadler, Albertus Magnus, De animalibus libri XXVI. Nach der Cölner Urschrift. Zweiter Band : Buch XIII-XXVI enthaltend, Munster, Aschendorff, 1916 ; trad. par Laurence Moulinier, « Les baleines d’Albert le Grand », Médiévales, 22-23, 1992, p. 127.
5 Pierre Louis (éd.), Aristote. Histoire des animaux, I/1-4, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. xl-xlii.
6 Pierre Belon, La nature et diversité des poissons avec leurs pourtaicts représentez au plus près du naturel, Paris, Charles Estienne, 1555, p. 8.
7 Ulisse Aldrovandi, De piscibus libri 5.et De cetis lib.vnus. Ioannes Cornelius Vteruerius… collegit. Hieronymus Tamburinus in lucem edidit… Cum indice copiosissimo, Bologne, 1613. Cette collection, mêlant encore les traditions érudites, les expériences récentes et les descriptions zoologiques, est reconsidérée depuis peu, mettant en exergue la construction scientifique originale de son œuvre. Voir Laurent Pinon, « Entre compilation et observation : l’écriture de l’Ornithologie d’Ulisse Aldrovandi », Genesis, 20, 2003, p. 53-70.
8 Pierre Belon, L’histoire générale des estranges poissons marins, avec la vraie peincture et description du Daulphin et de plusieurs autres de son espèce, Paris, Chaudière, 1551, fol. 24v.
9 Sur ces questions sémantiques, voir Fabrice Guizard, « Delfines nec non et ballenae… », art. cité.
10 Ibid., p. 121.
11 Si par le passé une distinction a pu être faite entre les travaux menés sur des espèces sauvages et ceux visant des individus captifs, il existe aujourd’hui une relative porosité entre les deux. En effet, grâce à des études réalisées sur plusieurs décennies, et grâce à des dispositifs collecteurs de données biologiques et écologiques embarqués par les animaux, les chercheurs « de terrain » individualisent les animaux qu’ils observent et élaborent de nouveaux paradigmes.
12 Le changement récent du statut de l’animal favorise cette évolution de la recherche. Ainsi, le 16 février 2015, le Parlement a modifié l’article 515-4 du Code civil et les animaux sont désormais considérés comme des « êtres doués de sensibilité ».
13 Albert le Grand, qui donne une notice assez nourrie sur le dauphin, évoque sa capacité à l’empathie pour ceux de son espèce, la sympathie envers les hommes mais aussi son esprit rancunier.
14 Voir notamment le programme ambitieux achevé en 2019 de la Western Carolina University : « Assessing the Distribution and Variability of Marine Mammals through Archaeology, Ancient DNA, and History in the North Atlantic ».
15 Ana S. Rodrigues et al., « Ancient Whale Exploitation in the Mediterranean : Species Matters », Antiquity, 90, 2016, p. 928-938 ; Camilla F. Speller et al., « Barcoding the Largest Animals on Earth Ongoing Challenges and Molecular Solutions in the Taxonomic Identification of Ancient Cetaceans », Philosophical Transaction of the Royal Society of London Serie Biological Sciences, 371, 2016, DOI : 10.1098/ rstb. 2015. 0332, consulté le 26 juin 2019.
16 Ana S. Rodrigues et al., « Forgotten Mediterranean Calving Grounds of Grey and North Atlantic Right Whales. Evidence from Roman Archaeological Records », Proceedings the Royal Society, 285/1882, 2018, DOI : 10.1098/rspb.2018.0961, consulté le 26 juin 2019.
17 L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a érigé des catégories qui recensent les espèces dont le risque d’extinction est évalué allant de « éteint » à « préoccupation mineure ».
18 La petite taille du marsouin le distingue du grand dauphin pélagique ; le corps bicolore des orques ou celui des céphalorhynques de Commerson (Cephalorhynchus commersonii, Lacépède, 1804), la constellation de taches des dauphins tachetés, le rostre fin et long et les petits yeux des cétacés d’eau douce, etc.
19 Janet Mann et al., « Social Networks Reveal Cultural Behaviour in Tool-using Dolphins », Nature Communications, 3, 2012, p. 980.
20 A. R. Martin et al., « Object Carrying as Socio-sexual Display in an Aquatic Mammal », Biology Letters, 4/3, 2008, p. 243-245.
21 Wilhelm Levison, Vita Filiberti abbatis Gemeticensis et Heriensis (version ixe s. par Ermentaire), c. 39, dans Bruno Krusch, Wilhelm Levison (éd.), Scriptores rerum merovingicarum, 5, Passionnes vitaeque sanctorum aevi merovingici, Hanovre, Monumenta Germaniae Historica, 1910, p. 603.
22 Guillaume Rondelet, L’histoire entière des poissons, composée premièrement en latin par maistre Guillaume Rondelet… maintenant traduite en françois… Avec leurs pourtraits au naïf…, Lyon, Bonhome, 1558, p. 348-349.
23 Ruth H. Leeney et al., « Spatio-temporal Analysis of Cetacean Strandings and Bycatch in a UK Fisheries Hotspot », Biodiversity and Conservation, 17/10, 2008, p. 2323-2338.
24 Kylie Zirbel et al., « Navy Sonar, Cetaceans and the US Supreme Court. A Review of Cetacean Mitigation and Litigation in the US », Marine Pollution Bulletin, 63/1-4, 2011, p. 40-48.
25 Sandro Mazzariol et al., « Dolphin Morbillivirus Associated with a Mass Stranding of Sperm Whales, Italy », Emerging Infectious Diseases, 23/1, 2017, p. 144.
26 Voir https://blog.defi-ecologique.com/nager-avec-des-dauphins/, consulté le 26 juin 2019.
Auteurs
Docteur et habilitée à diriger des recherches en éthologie, chercheuse associée au laboratoire Éthologie expérimentale et comparée, université Sorbonne Paris-Nord, directrice de l’organisme Animaux et compagnies dédié au comportement et à la cognition des mammifères marins. Elle a dernièrement publié, en collaboration : « Applying Welfare Science to Bottlenose Dolphins (Tursiops truncatus) », Animal Welfare, 26, 2017, p. 165-176 ; « Environmental Changes and Anthropogenic Factors Modulate Social Play in Captive Bottlenose Dolphins (Tursiops truncatus) », Zoo Biology, 999, 2017, p. 1-13.
Doctorante en histoire, université de Rouen-Normandie, pour une thèse, La nature au foyer : les animaux apprivoisés au xviiie siècle et au début du xixe siècle. Elle a publié : « La gent emplumée à la une ! Les oiseaux dans la presse d’annonce (1750-1815) », dans Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, p. 151-163 (Éditions de la Sorbonne, 2019) ; « Compagnons privés, des animaux captifs au temps des Lumières », dans Corinne Beck, Fabrice Guizard (dir.), Les animaux sont dans la place, p. 227-248 (Encrage, 2019) ; « La question de l’animal de compagnie au travers de la pratique de l’apprivoisement au xviiie siècle », dans L’animal et l’homme, 141e congrès du CTHS, 2016 (à paraître).
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