Le vécu des chiens lors des mutilations antirabiques au xixe siècle. Histoire et médecine vétérinaire autour de la table d’opération
p. 131-140
Texte intégral
1Dans la France du xixe siècle, la rage, propagée surtout par l’espèce canine, tue chaque année plusieurs milliers d’animaux et quelques dizaines d’humains. Cette maladie, atroce et incurable, est imputable à un virus présent dans la salive de l’individu malade. Lorsque l’animal enragé mord ou lèche un animal ou un humain sain, il arrive que sa salive virulente passe la barrière de la peau et entre en contact avec les cellules nerveuses de la victime. C’est par la voie nerveuse que monte ensuite lentement le virus rabique jusqu’au système nerveux central (moelle spinale puis cerveau) où il provoque une inflammation qui entraîne la mort au bout de quelques jours de souffrance1. Ce grave problème sanitaire a conduit des scientifiques du xixe siècle à proposer, parmi d’autres actions2, de mutiler la sphère buccale (dents et langue) des chiens, alors les principaux propagateurs de la rage3, afin d’empêcher ceux-ci de contracter la maladie et de la transmettre à leurs congénères et aux humains.
2Pour reconstituer le vécu des chiens face à ces mutilations antirabiques, l’historien dispose de sources nombreuses, en particulier les revues et les ouvrages vétérinaires du xixe siècle dans lesquels sont décrites et justifiées ces pratiques irréversibles. Dans un contexte de recrudescence de la rage, les publications consacrées à cette maladie et aux mesures préventives et curatives sont pléthoriques, en particulier dans les années 1860-1880. L’historien peut ainsi s’appuyer sur les monographies et les longs articles consacrés aux propositions de mutiler les dents et la langue des chiens ainsi que sur les retranscriptions des débats menés à ce sujet au sein des sociétés savantes. Des périodiques comme le Recueil de médecine vétérinaire, les Annales d’hygiène publique et de médecine légale ou encore le Bulletin de la Société centrale de médecine vétérinaire contiennent ainsi de nombreuses pages faisant état de ces pratiques mutilatrices et des controverses qu’elles suscitent. Toutefois, pour mieux comprendre ce qu’ont enduré les chiens ainsi mutilés, il est nécessaire de mettre en regard ce que ces sources anciennes apportent à la connaissance historique avec les sciences vétérinaires et l’éthologie canine actuelles. Ce croisement épistémologique peut se révéler fécond pour comprendre le vécu des chiens face aux mutilations antirabiques il y a plus d’un siècle en France.
3Voici déjà quelques années que François Vallat et Nicolas Baron ont entamé ce travail de croisement disciplinaire entre histoire et médecine vétérinaire. C’est en voulant à la fois mieux comprendre les effets de la rage sur les animaux et évaluer l’efficacité de certains traitements antirabiques que Nicolas Baron est entré en contact avec François Vallat qui a, depuis lors, apporté certains éclairages grâce à son expertise vétérinaire sur plusieurs articles d’histoire centrés sur le vécu des animaux, en particulier dans ce contexte de la rage4. Le présent article est le premier véritablement écrit à quatre mains par ces deux chercheurs.
Des chiens aux dents émoussées et à la langue éverrée
4Les sources vétérinaires du xixe siècle font apparaître que certains chiens vivant en France à cette époque sont confrontés à des mutilations à visée antirabique. Ces canidés subissent ainsi une transformation irréversible de la denture ou de la langue, ces organes étant considérés alors et à juste titre comme les instruments de la transmission du virus rabique.
5Face à la recrudescence de la rage dans la seconde moitié du xixe siècle, certains chiens ont affaire à la technique de l’« émoussement », puisque c’est ainsi que le vétérinaire parisien Jean-Aimé Bourrel a nommé la méthode qu’il a élaborée en 1862 dans son cabinet spécialisé en médecine canine5. L’objectif est, selon le praticien, de faire en sorte que les dents des chiens soient aussi plates que celles des herbivores et donc de rendre inoffensives les canines considérées, du point de vue humain, comme « superflues dans la vie domestique6 ». Le chien passe entre les mains du vétérinaire quand « les dents de remplacement sont bien sorties7 », soit pas avant l’âge de 7 mois. Le chien est saisi et maintenu par un ou deux assistants puis, après qu’un billot a été installé en travers de sa gueule pour tenir celle-ci entrouverte, il doit supporter la mise en place d’un bâillon qui lui immobilise les mâchoires. Le chien se fait ensuite briser, à l’aide d’une pince, les pointes de ses quatre canines. Ensuite, celles-ci et les douze incisives sont érodées, à l’aide d’une lime (fig. 1). Les chiens subissent cette opération initialement pendant 8 minutes mais l’épreuve ne dure plus que de 3 à 5 minutes en 1874 grâce à la dextérité acquise par Jean-Aimé Bourrel sur les chiens ainsi (mal) traités dans son cabinet ou lors de démonstrations qu’il mène à l’École vétérinaire d’Alfort8. Selon lui, les chiens ne ressentent pas de douleur au cours de l’émoussement, et mangent et boivent comme avant, à peine l’opération finie9. Les chiens sont ensuite censés passer un contrôle annuel pour vérifier que leurs dents ne présentent pas de nouvelles aspérités à la suite d’un choc10. Des chiens dont les dents ont été émoussées présentent une mâchoire inoffensive encore six ans après l’opération, le professeur Henri Bouley se faisant même volontairement mordre la main par un de ces chiens sans être blessé11. Seul bémol, le chien du vétérinaire Camille Leblanc a subi l’émoussement et, selon son maître qui s’est fâché entre-temps avec Jean-Aimé Bourrel, « depuis l’opération, il bave beaucoup12 ».
6Jean-Aimé Bourrel, « l’abolitionniste de cette pointe de dent13 », affirme : « Tous les maîtres des chiens sur lesquels j’ai pratiqué la résection m’ont complimenté sur le succès de l’opération14. » Selon lui, les chiens aux dents émoussées ont moins de caries et se montrent moins agressifs15. Un chien vivant à Meaux serait ainsi devenu « très doux, après avoir essayé de chercher querelle et être sorti fort maltraité de la lutte, faute de dents16 ». En réalité, malgré cette réussite supposée et en dépit du soutien de vétérinaires et d’épidémiologistes réputés et de l’approbation de la Société protectrice des animaux17, les sources vétérinaires font apparaître que très peu de chiens ont enduré l’opération. Entre les patients de Jean-Aimé Bourrel et ceux de quelques rares collègues, on peut estimer à seulement quelques centaines les individus de la gent canine qui ont perdu l’intégrité de leur denture par cette méthode. La quasi-totalité des chiens a ainsi échappé à cette pratique en raison des réticences financières ou affectives de leurs maîtres, surtout si les dents de l’animal sont une garantie pour surveiller leurs biens18. C’est encore plus vrai pour les chiens errants ou divagants qui sont les plus impliqués dans l’enzootie rabique, mais qui n’ont pas de propriétaire suffisamment consciencieux ou fortuné pour payer l’opération puis les visites de contrôle annuelles.
7La langue des chiens est une autre partie de l’organisme canin visée par des mutilations antirabiques. Depuis l’Antiquité19, des chiens ont eu à subir les conséquences de la croyance de certains auteurs selon laquelle la langue des canidés contiendrait un « ver de la rage », également nommé lyssa20. Selon eux, il serait nécessaire de l’extirper pour éviter que l’animal ne développe la maladie, la Prusse ayant même rendu cette pratique obligatoire en 175321. Immédiatement après son extirpation de la langue, cette lyssa conserve un temps son élasticité et sa contractilité, ce qui lui donne l’apparence d’un ver en reptation22. Jusque fort tard dans le xixe siècle, en France, des chiens sont victimes de cette théorie malgré un scepticisme grandissant au sein de la communauté scientifique qui tend à la considérer de plus en plus comme un nerf ou un tendon23. Ainsi, en 1884, un dogue se voit retirer cette prétendue lyssa qui est ensuite envoyée dans un bocal par un industriel du nord de la France au vétérinaire Pierre Mégnin, lequel rejette l’idée du ver de la rage24. Dans les faits, le chien subit cette opération, nommée « éverration », lorsqu’il est encore jeune. Le dessous de la langue du chien est incisé dans le sens de la longueur et la lyssa est extraite, ainsi que le montre un ouvrage britannique (fig. 2). À en croire certains praticiens, l’opération n’entraînerait que des difficultés passagères : « L’extirpation amène un ralentissement dans la préhension des aliments et des boissons ; pendant les premiers jours qui suivent l’opération, les chiens cessent de laper et de ronger ; la langue aussi est plus rarement protractée. Ultérieurement l’absence de la lyssa ne se fait plus sentir25. »
8Au xixe siècle, certains chiens subissent également une autre mutilation justifiée cette fois par la prétendue découverte de lésions rabiques, sortes d’aphtes ou de vésicules qui apparaîtraient sous la langue des chiens (et des humains) contaminés par la rage. Marochetti, médecin piémontais installé en Russie, présente en 1820 à Moscou cette théorie inspirée par des pratiques de paysans ukrainiens. Selon lui, ces « lysses26 » ou « pustules lyssiques27 » ne se montrent sous la langue des chiens que pendant quelques heures, entre le troisième et le neuvième jour de la maladie, et il faut les détruire pour éviter que le virus rabique, qui y serait contenu, ne monte au cerveau et provoque la rage (fig. 3). Après la prétendue découverte de Marochetti, des cadavres de chiens enragés sont examinés et des « lysses » sont découvertes sous leur langue. À Alfort, en 1835, un chien mort de la rage présenterait ainsi des « ulcérations […] du diamètre d’une lentille28 » tandis qu’à l’Académie de médecine, en 1866, c’est « la langue d’un chien offrant une lysse ou vésicule rabique intacte et des mieux caractérisées » qui est mise « sous les yeux de la docte assemblée29 ». À Hanvec dans le Finistère, en 1877, un chien suspect abattu au fusil présenterait lui aussi des « lysses de Marochetti » sous la langue si on en croit le vétérinaire30. Une description précise de ces prétendues pustules est donnée en 1868 :
Prenez un gros grain de millet, coupez-le en deux, appliquez la plus grosse moitié sur la muqueuse de la face inférieure de la langue, et vous aurez une idée de la lysse : même couleur jaunâtre, même forme hémisphérique, à peine une légère auréole inflammatoire, sans base indurée, liquide purulent au moins en apparence et vu à travers l’épithélium31.
9Le chien est maintenu et sa gueule est ouverte en grand, puis les aphtes sont incisés avec une lame pour en évacuer le liquide avant d’être cautérisés au feu32. C’est ce type d’opération que doit endurer, au début des années 1870, un jeune chien qui meurt cependant de la rage : « Les saignées locales sur les gencives, sur le frein de la langue, suivies de cautérisations au fer rouge, n’ont produit aucun bon effet. Ce traitement, inspiré par le souvenir des lysses introuvables de Marochetti, n’est pas facile à pratiquer33 », ce qu’on veut bien croire.
L’indispensable recours aux vétérinaires et aux éthologues
10Pour qui veut reconstituer le vécu des chiens face aux mutilations antirabiques, les périodiques et les ouvrages vétérinaires du xixe siècle constituent une source incontournable mais imparfaite. Écrites par des praticiens et des savants à destination de leurs pairs, ces publications privilégient la description des modalités pratiques et la justification des fondements théoriques de ces mutilations au détriment du ressenti, des émotions et des réactions des canidés mutilés qui restent dans l’ombre. Un tel silence pourrait s’expliquer par le fait que ces questionnements ne sont pas la priorité des vétérinaires, qui sont avant tout soucieux d’asseoir leurs hypothèses auprès de leurs collègues et de leur expliquer comment procéder à l’opération. Ce pourrait aussi être lié au fait que, pour ces professionnels, les réactions des chiens face à telle ou telle pratique sont évidentes puisqu’ils les voient au quotidien dans leur cabinet. Mais ces non-dits pourraient peut-être aussi s’expliquer par le fait que l’agentivité, voire la sensibilité, des animaux est minorée. Pourtant, décrire et expliquer le ressenti et les réactions des chiens dans ce contexte serait fort utile pour les vétérinaires eux-mêmes afin de pouvoir anticiper les difficultés qui pourraient survenir avant, pendant ou après l’opération. Aujourd’hui, les zones d’ombre des sources vétérinaires du xixe siècle par rapport au vécu des chiens mutilés peuvent être en partie éclairées par le croisement de ces documents avec les découvertes réalisées dans les sciences étudiant la santé et le comportement des animaux en général et des chiens en particulier. Les progrès de la recherche dans les sciences vétérinaires et en éthologie canine, liés autant aux avancées technologiques qu’au nouveau regard porté sur l’animal, permettent dorénavant de mieux comprendre certains symptômes34 et, surtout, de nous éclairer quant au vécu des chiens face à ces mutilations antirabiques.
11Le premier angle mort des sources anciennes au sujet du vécu des chiens mutilés concerne ce que ces animaux éprouvent et extériorisent pendant la période qui précède l’opération proprement dite. Pour les animaux, tout commence, en effet, par l’entrée dans le cabinet ou l’école vétérinaire où ils sont censés subir le traitement. Les canidés sont donc conduits dans des salles, d’abord d’attente puis d’opération, qu’ils n’ont pas l’habitude de fréquenter, les visites de chiens chez les vétérinaires étant encore rares au xixe siècle. De plus, la présence dans ces lieux d’humains inconnus et la proximité d’autres animaux, ou tout au moins leurs traces olfactives ou leurs cris, peuvent provoquer du stress chez l’animal35. Une étude menée sur quatre cents chiens a ainsi montré que 60 % d’entre eux manifestaient des signes de crainte lors d’un examen en cabinet vétérinaire et 23 % cherchaient même à mordre36. Une autre étude a démontré que les chiens qui ont eu une précédente expérience négative chez un vétérinaire manifestent davantage de peur au sein du cabinet37. La grande majorité des chiens ressentent donc du stress qui s’exprime, chez cette espèce, par certaines postures (courbure du dos, queue entre les jambes, oreilles rabattues…), par des modifications physiologiques (accélération des rythmes cardiaque et respiratoire, hausse du taux de cortisol dans le sang ou les urines…) et par des troubles du comportement (refus de manger ou de jouer, difficulté à obéir au maître, agressivité… )38. Toutefois, les interactions physiques et vocales entre le chien et son maître sont à même d’améliorer le bien-être de l’animal au cours de l’examen mais, évidemment, cela dépend de la qualité de la relation qui s’est nouée entre les deux individus39.
12Les sources vétérinaires du xixe siècle jettent également un voile pudique sur ce que peuvent ressentir les chiens au cours de ces opérations ou s’en désintéressent. Rien n’y transparaît sur ce que manifestent les patients à quatre pattes quand ils subissent une contention, pas plus lorsqu’ils se font briser puis limer les dents ou que leur langue est incisée ou cautérisée. Étant donné ce qu’ils vont endurer, à savoir l’introduction d’instruments métalliques abrasifs, coupants ou brûlants dans la gueule puis la destruction de certains tissus organiques, les chiens sont sans aucun doute maintenus vigoureusement afin que le praticien puisse achever son œuvre de manière efficace et sécurisée. La contention, mal documentée pour cette époque, se révèle d’autant plus indispensable que les chiens opérés ne bénéficient que très rarement de l’anesthésie malgré les quelques expériences menées par des vétérinaires avec de l’éther puis du chloroforme40. En ce qui concerne la douleur, le savoir vétérinaire actuel permet d’affirmer que, pour l’émoussement des dents des chiens, l’absence de douleur mise en avant par Jean-Aimé Bourrel pour vanter sa méthode est, en partie, justifiée. En effet, les parties des dents qui sont épointées et limées, à savoir l’émail et la dentine, sont peu voire pas innervées41. Toutefois, le fait de se faire briser la pointe des canines peut être problématique si la cassure est trop large et qu’elle touche les parties centrales et inférieures de la dent qui sont, elles, très innervées. L’incision de la langue et l’exérèse de la prétendue lyssa ainsi que la cautérisation des pustules rabiques sublinguales sont sans doute bien plus douloureuses mais, heureusement pour le chien, ces opérations ne durent pas plus de quelques minutes. En réaction à la vive douleur qu’il ressent, le chien risque alors de se débattre, de chercher à fuir, voire de mordre la ou les personnes à proximité de lui. Cette agression dite d’« irritation42 » se produit sans même que le chien ait exprimé la phase d’avertissement (grognements, babines retroussées, piloérection… )43 qui est normalement une étape préalable à toute morsure44.
13D’après les auteurs du xixe siècle, au sortir de ces opérations, les chiens n’ont que des troubles transitoires dont ils se remettent très rapidement et les animaux retrouvent leur mode de vie, à l’exception d’une agressivité qui est moindre chez les chiens aux dents aplanies. Il est vrai que le chien se rétablit assez promptement des suites d’une opération de la langue étant donné que la muqueuse de la bouche cicatrise rapidement, environ trois plus vite que la peau45. Cependant, l’optimisme des Bourrel et consorts est à relativiser. En effet, ni l’émoussement ni, surtout, l’éverration ou la cautérisation des lysses rabiques ne sont à même de garantir les chiens contre le fait de contracter le virus. De même, l’argument avancé par Jean-Aimé Bourrel d’une diminution de la fréquence des caries n’est pas des plus convaincants puisque l’espèce canine n’y est qu’exceptionnellement sujette46. Par ailleurs, le chien opéré risque de souffrir d’une complication post-opératoire. Il peut en être ainsi si la cassure de la pointe de la canine est trop proche du collet, car il se peut alors qu’elle fende la dent longitudinalement jusqu’à sa racine, provoquant sa chute après la maturation d’un douloureux abcès. Enfin, la douleur que peut ressentir le chien mutilé dans les jours qui suivent l’opération peut avoir une influence sur sa relation avec ses maîtres et ses congénères. Les chiens récemment opérés peuvent, en effet, se montrer agressifs avec leur entourage si des contacts se produisent sur la zone douloureuse47.
14Pour conclure, il apparaît donc que le croisement de l’histoire avec les savoirs vétérinaires et éthologiques actuels permet de reconstituer plus précisément le vécu des chiens mutilés contre la rage, en particulier de mieux cerner le ressenti des animaux au cours des opérations et de mesurer les effets de celles-ci sur la santé et le comportement de ces animaux à court et à plus long terme. Si les mutilations subies par les chiens apparaissent aujourd’hui infondées, voire barbares, elles sont toutefois à comparer aux souffrances horribles et sans espoir qui attendaient les animaux et les humains qui avaient le malheur d’être contaminés à une époque où le virus de la rage était encore bien présent sur notre territoire. Ce n’est finalement qu’au tournant des xixe et xxe siècles que les chiens furent délivrés de ces pratiques mutilantes en raison de la priorité donnée à la lutte contre les chiens errants qui a permis de préserver l’espèce canine de la rage au milieu du xxe siècle en France48. L’intérêt du croisement entre histoire et médecine vétérinaire ne se limite toutefois pas à la seule étude du vécu des chiens mutilés face à la rage. Des travaux à mener concernant le vécu d’autres espèces dans d’autres contextes historiques tireraient ainsi un grand profit de ce double regard. Des recherches zoocentrées portant, par exemple, sur les mutilations endurées par les animaux de rente dans les élevages de l’Antiquité à nos jours ou encore sur les blessures subies par les chevaux de trait en France au xixe siècle pourraient bénéficier d’un partenariat disciplinaire qui se révèle donc prometteur.
Notes de bas de page
1 Barbara Dufour et al., La rage, Lyon, Écoles nationales vétérinaires françaises/Mérial, 2017, p. 78.
2 De multiples actions furent mises en place contre la rage au xixe siècle en France tant dans le domaine médical, avec la création du vaccin contre la rage par Louis Pasteur dans les années 1880, qu’en matière de police sanitaire, les chiens errants étant la cible de mesures radicales (empoisonnement, capture par la fourrière…).
3 Entre 1850 et 1878, les chiens sont à l’origine de 707 cas de rage humaine sur les 770, toutes espèces confondues : Henri Bouley, Adrien Proust, « Rapport sur les cas de rage observés en France pendant les années 1869 à 1876 », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 2, 50, 1878, p. 550.
4 Nicolas Baron, « Être un ovin malade en Bas-Berry (fin xviiie-milieu xxe s.) », Anthropozoologica, 50/2, 2015, p. 87-99 ; Id., « La rage de Monsieur Chéri-Montigny et de son chien », Bulletin de la Société française d’histoire de la médecine et des sciences vétérinaires, 17, 2017, p. 59-69 ; Id., « Les derniers jours des condamnés. Retracer le vécu de bovins enragés à partir d’une revue vétérinaire de 1885 », dans Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 117-123.
5 Roland Rosset, « Pasteur et les vétérinaires », Bulletin de la Société française d’histoire de la médecine et des sciences vétérinaires, 2/2, 2003, p. 10-15.
6 Jean Reynal, Police sanitaire des animaux domestiques, Paris, Asselin, 1873, p. 885.
7 Jean-Aimé Bourrel, De la rage. Moyens de l’éviter, Paris, Auteur, 1867, p. 13.
8 Id., Traité complet de la rage chez le chien et le chat. Moyen de s’en préserver, Paris, Barba-Asselin, 1874, p. 107.
9 Id., De la rage, op. cit., p. 13.
10 Id., Traité complet de la rage chez le chien et le chat, op. cit., p. 109.
11 Id., Réponse à quelques objections faites à la méthode de l’émoussement de la pointe des dents des chiens comme moyen préventif de l’inoculation du virus rabique. Lettre à Monsieur X***. Réponse aux dernières objections formulées contre la méthode de l’émoussement, Paris, Renou/Maulde/Cock, 1876, p. 17.
12 Camille Leblanc, « Discussion sur la rage », Bulletin de la Société centrale de médecine vétérinaire, 1874, p. 116.
13 Jean-Aimé Bourrel, À propos de la rage. Lettre à messieurs les membres de la Société de médecine vétérinaire pratique, Saint-Omer, Fleury-Lemaire, 1881, p. 8.
14 Id., Réponse, op. cit., p. 20.
15 Id., De la rage, op. cit., p. 14.
16 M. Salle, « Discussion sur la rage », Bulletin de la Société centrale de médecine vétérinaire, 1874, p. 94.
17 Henry Blatin, De la rage chez les chiens et les mesures préservatrices, Paris, Dentu, 1863, p. 45. Les amis des chiens se disent favorables à cette pratique présentée comme sans douleur et qui, surtout, rendrait la muselière, la fourrière et l’abattage inutiles.
18 Henri Bouley, « Discussion sur la rage », Bulletin de la Société centrale de médecine vétérinaire, 1874,p. 89 ; Victor Galtier, La rage envisagée chez les animaux et chez l’homme au point de vue de ses caractères et de sa prophylaxie, Lyon, Bourgeon, 1886, p. 259 ; Victor Babès, Traité de la rage, Paris, Baillière, 1912, p. 58.
19 Pline, Histoire naturelle, 29, 32, 3. L’auteur prétend ainsi qu’il existe un ver dans la langue du chien (Est vermiculus in lingua canum).
20 Giovanni Ercolani, « Sur le prétendu ver de la langue du chien », Recueil de médecine vétérinaire, 1856, p. 897-900.
21 M. Marc, « Rapport sur la proposition du Sieur Ko…, d’empêcher les chiens de propager la rage en leur enlevant un ver qu’ils auraient sous la langue », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1, 1829, p. 327.
22 Delabere P. Blaine, Pathologie canine ou Traité des maladies des chiens, Paris, Raynal, 1828, p. 145.
23 Léon Moulé, « Histoire de la médecine vétérinaire », Bulletin de la Société centrale de médecine vétérinaire, 1890, p. 576 ; Archives municipales de Lyon, 1 I 261, lettre du maire de Lyon au directeur de l’école vétérinaire de Lyon, 17 avril 1818.
24 Pierre Mégnin, « Note sur le prétendu ver de la langue du chien », Bulletin de la Société centrale de médecine vétérinaire, 1884, p. 290-291.
25 Rudolf Virchow, « Le ver de la langue du chien », Recueil de médecine vétérinaire, novembre 1856, p. 840.
26 « Lettre du professeur Koreff au baron Dupuytren », Le Moniteur, 16 août 1824. Les termes « lysse » (pustule rabique) ou « lyssa » (ver de la rage) ont été repris du grec ancien, langue dans laquelle la rage se dit « lyssa ».
27 Fulgence Fiévée, Considérations sur la rage suivies de Une observation clinique, Paris, Crevot, 1824, p. 5.
28 Louis Maillet, « Observation sur un chien enragé à l’ouverture duquel on a trouvé des lysses sur la muqueuse de la langue », Recueil de médecine vétérinaire, 1835, p. 77.
29 Eugène Serres, « Chronique. Revue scientifique mensuelle », La clinique vétérinaire, 1867, p. 87.
30 Archives départementales du Finistère, 5 M 62.
31 Émile-François Decroix, De la rage. Curabilité, traitement, Lille, Lefebvre-Ducrocq, 1868, p. 38.
32 Ambroise Tardieu, « Enquête sur la rage. Rapports faits au comité consultatif d’hygiène publique sur les cas de rage observés en France pendant les années 1853, 1854, 1855, 1856, 1857, 1858. Rapport pour les années 1855, 1856, 1857, 1858 », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 13, 1860, p. 209.
33 M. Dupont, « Rage », Recueil de médecine vétérinaire, mars 1873, p. 191.
34 Il est prouvé aujourd’hui que les lysses (ou pustules) rabiques ne sont en fait que des glandes salivaires hypertrophiées ou des blessures provoquées par des objets non alimentaires (Victor Galtier, La rage, op. cit., 1886, p. 69 ; Victor Babès, Traité de la rage, op. cit., p. 96). De même, on sait maintenant que « le ver de la rage » n’existe pas et que cette « lyssa » n’est qu’une formation anatomique ténue, dont la palpation, dans le frein de la langue, évoque un petit cylindre. Il s’agit d’une dépendance du septum lingual (la lame fibreuse médiane de l’organe) qui joue un rôle négligeable dans la mobilité de la langue : Robert Barone, Anatomie comparée des Mammifères domestiques, 3, Splanchnologie, fœtus et annexes, fascicule 1er : appareil digestif-appareil respiratoire, Lyon, ENVL, 1976, p. 61-63 et 87.
35 Olivier Glardon et al., « Analyse du comportement des chiens et des chats pendant l’examen physique en cabinet vétérinaire », Schweizer Archiv für Tierheilkunde, 152, 2010, p. 69.
36 Terry L. Stanford, « Behavior of Dogs Entering a Veterinary Clinic », Applied Animal Ethology, 7, 1981, p. 271-280.
37 Dorothea Döring et al., « Fear-Related Behaviour of Dogs in Veterinary Practice », The Veterinary Journal, 182/1, 2009, p. 38-43.
38 Ann-Kristina Lind et al., « Assessing Stress in Dogs During a Visit to the Veterinary Clinic. Correlations Between Dog Behavior in Standardized Tests and Assessments by Veterinary Staff and Owners », Journal of Veterinary Behavior, 17, 2017, p. 24-31 ; Elsa Lapeyrade, Manifestations cliniques et endocrines liées au stress chez le chien et le chat. Étude bibliographique comparative, thèse vétérinaire, Toulouse, 2014, p. 25-28 ; Marie Fairon, L’anxiété chez les animaux de compagnie. Approches conceptuelle, clinique et thérapeutique, thèse vétérinaire, Alfort, 2006.
39 Erika Csoltova et al., « Behavioral and Physiological Reactions in Dogs to a Veterinary Examination. Owner-Dog Interactions Improve Canine Well-Being », Physiology & Behavior, 177, 2017, p. 270-281.
40 Julien Doniol-Valcroze, Histoire de la contention et de l’anesthésie vétérinaires, thèse vétérinaire, Alfort, 2001 ; Pierre-Juste Cadiot, François Breton, Médecine canine, Paris, Asselin et Houzeau, 1924, p. 336.
41 Robert Barone, Anatomie comparée, op. cit., p. 109-117 ; Philippe Hennet, Dentisterie et chirurgie maxillo-faciale canine et féline, Paris, Elsevier/Masson, 2006, p. 108-110.
42 Catherine Mège et al., Pathologie comportementale du chien, Paris, Masson, 2003, p. 24 ; Joël Dehasse, Le chien agressif, Saint-Denis, Publibook, 2005, p. 169 ; Claude Béata, La psychologie du chien. Stress, anxiété, agressivité, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 74.
43 Thierry Poitte, « Évaluation qualitative de la douleur : définition, objectifs et méthodologie », Le point vétérinaire, 330, 2012, p. 113-116.
44 Deborah Goodwin et al., « Paedomorphosis Affects Agonistic Visual Signals of Domestic Dogs », Animal Behaviour, 53/2, 1997, p. 297-304.
45 Ramiro Iglesias-Bartolome et al., « Transcriptional Signature Primes Human Oral Mucosa for Rapid Wound Healing », Science Translational Medicine, 10/451, 25 juillet 2018.
46 J. R. Annis, « Les dents », dans James Archibald (dir.), Chirurgie canine, Paris, Vigot Frères, 1973, p. 370.
47 Adam Miklosi, Dog Behaviour. Evolution, and Cognition, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 83 ; Tomas Camps et al., « Pain-related Aggression in Dogs.12 Clinical Cases », Journal of Veterinary Behavior. Clinical Applications and Research, 7, 2012, p. 99-102.
48 Le dernier cas de rage canine autochtone date de 1959, voir Robert Béquignon, Charles Vialat, « Les vaccinations antirabiques à l’Institut Pasteur en 1959 », Annales de l’Institut Pasteur, août 1960, p. 175.
Auteurs
Est agrégé et doctorant en histoire, université de Lyon, UMR 5190, Larhra, chargé de cours à l’université de Bretagne occidentale, Brest. Il a publié : « Être un ovin malade en Bas-Berry (fin xviiie-milieu xxe s.) », Anthropozoologica, 50/2, 2015, p. 87-99 ; « Les animaux de Benjamin Rabier s’en vont en guerre », Revue de l’Académie du Centre, 2016, p. 153-161 ; « Les renards face à la rage (France 1968-1998) », dans Rémi Luglia (dir.), Sales bêtes ! mauvaises herbes !, p. 219-231 (Presses universitaires de Rennes, 2018) ; « Les derniers jours des condamnés. Retracer le vécu de bovins enragés à partir d’une revue vétérinaire de 1885 », dans Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, p. 117-125 (Éditions de la Sorbonne, 2019).
Vétérinaire et docteur en histoire. Il a notamment publié Les bœufs malades de la peste. La peste bovine en France et en Europe, xviiie-xixe siècle (Presses universitaires de Rennes, 2009, grand prix Clément Bressou 2010 de l’Académie vétérinaire) ; « L’alimentation témoin de l’humanisation du chien ? », dans Fabrice Guizard, Corinne Beck (dir.), Une bête parmi les hommes : le chien, p. 185-204 (Encrage, 2014) ; « Épizooties anciennes et plus récentes : données d’ensemble et méthodes d’approche », dans François Clément (dir.), Épidémies et épizooties, p. 171-193 (Presses universitaires de Rennes, 2017).
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Enfermements. Volume II
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Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
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2012
Enfermements. Volume I
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2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011