Une sociologie des chevaux est-elle possible ? Obser vations conjointes d’un sociologue et d’une éthologue
p. 103-114
Texte intégral
1Cette étude traite des populations équines, notre spécialité commune. Patrice Régnier est sociologue et s’intéresse aux interactions humaines et anthropoéquines. Hélène Roche est éthologue, spécialisée dans l’éthologie appliquée et la vulgarisation scientifique du comportement équin. Elle s’attache à apporter des connaissances qui restent le plus souvent inaccessibles tant sur la forme que sur le fond pour les profanes. Cette collaboration permet d’alimenter nos réflexions sur les spécificités d’une discipline et la manière de l’intégrer à un travail de médiation scientifique. Cet échange autorise également un pas de côté par rapport aux approches disciplinaires habituellement cloisonnées, voire hermétiques les unes aux autres, et offre de nouveaux horizons transdisciplinaires pour penser avec le cheval. Ce texte questionne le croisement des approches méthodologiques en sociologie et en éthologie dans l’analyse des relations entre chevaux. Pour cela, nous étudions des vidéos présentant des individus équins. La mise en regard des deux disciplines nous permet de comprendre les spécificités de chacune d’elles par la confrontation de nos observations des mêmes situations impliquant des chevaux. Cette contribution prend ainsi la forme d’un dialogue entre un sociologue et une éthologue. L’objectif de cet échange consiste à poser les bases d’une potentielle sociologie équine.
Constats
2Le travail de comparaison entre les méthodologies sociologique et éthologique dans l’étude des comportements animaux présenté ici est issu des développements récents de la sociologie. Yves Paugam considère ainsi :
Les sociologues peuvent facilement s’accorder, à un niveau général, sur le fait que leur discipline est la science des relations sociales telles qu’elles sont imposées et transmises par le milieu – les cadres de socialisation – et telles qu’elles sont également vécues et entretenues par les individus1.
3Sans plus de précisions, les individus et les relations sociales entre non-humains sont concernés. Depuis peu, la sociologie et l’anthropologie interrogent les relations humains-animaux : Jean-Pierre Digard s’est intéressé aux relations qu’entretiennent les Français avec leurs animaux2 ; Albert Piette a proposé une étude sur les chiens3 ; Emmanuel Gouabault et Claudine Burton-Jeangros ont fait un état des lieux des multiples plans sur lesquels des modifications se produisent4. L’association Ipraz (Imaginaires et pratiques des relations anthropozoologiques) a été constituée en 20105. Les études menées visent à « penser le comportement animal ». Éric Baratay a suggéré de mobiliser les outils d’autres disciplines pour permettre l’avancée des travaux6. Dominique Guillo traite, par exemple, des relations homme-chien, en articulant le « biologique, le social et le culturel7 ». Il cherche à mettre à mal la thèse du « chien-illusion » mésestimant les relations anthropo-zoologiques entretenues avec le chien. Citant le cas de « Hans, le cheval qui savait compter8 », il rappelle que le spectre de « l’anthropomorphisme d’interprétation9 », dont les éthologues se méfient, n’est jamais loin. Il défend l’existence d’un « groupe social mixte : la société anthropocanine10 ». Enfin, les travaux portant sur les relations chevaux-humain·e·s ont jusqu’ici pris l’éthologie comme un pré carré inaccessible aux sociologues11 et l’étude princeps de Patrice Régnier s’est intéressée entre autres aux interactions entre humain·e·s et équins12. L’étude présente nous permet de questionner la possibilité d’utiliser la sociologie, admise comme science portant spécifiquement sur les humain·es, à une autre espèce, ici les chevaux. Le sociologue tâchera d’appliquer les méthodes d’observation sociologiques pour cette expérience.
4Raymond Campan et Felicita Scapini définissent d’une part l’éthologie comme la science qui étudie le comportement des animaux (y compris l’homme) ainsi que ses déterminants physiologiques, psychologiques et environnementaux, et d’autre part le comportement comme l’ensemble des manifestations motrices observables d’un individu à un moment et dans un lieu particuliers13. En éthologie, la façon d’observer les animaux a évolué depuis des prises de notes que l’on pourrait qualifier d’« opportunistes », saisissant ce qui se présente à l’œil, à des protocoles réfléchis. Même pour des observations en pleine nature, sans manipuler les animaux, la réflexion est menée en amont sur le moment de l’observation, ce qui conditionne son début, sa fin, la récurrence des sessions, le choix des individus. Il est en effet impossible de noter tous les comportements, tout le temps. Il faut choisir, une fois pour toutes, un type d’enregistrement, forcément partial. L’article de 1974 de Jeanne Altmann, mathématicienne de formation et versée dans l’éthologie des primates avec son mari, a conduit à une réflexion sur les biais d’observation qui étaient fréquents avec des observations dites ad libitum (à volonté)14. Avant cette publication, les observateurs ne justifiaient pas leur choix d’échantillonnage et Jeanne Altmann se demande même s’ils étaient conscients de ces arbitrages. Exposer clairement ces choix a pour but de pouvoir comparer les résultats au sein d’une étude, puis cette étude à d’autres travaux. L’observation ad libitum, qu’Hélène Roche qualifie volontiers d’« opportuniste » sans que cela soit péjoratif, conserve toutefois son utilité pour engranger des informations avant de se lancer dans une étude ou pour relever des comportements rares. Selon le type de question posé au départ, le chercheur adopte une des quatre règles d’échantillonnage (ad libitum, focal, par scan ou par comportement) et une des deux règles de notation (en continu, dite aussi « toute occurrence », ou par période). Ces principes sont enseignés à tout étudiant qui suit un cursus en éthologie et clairement énoncés dans l’ouvrage de Paul Martin et Patrick Bateson15. En éthologie équine, le comportement social est un des premiers sujets qui a intéressé les chercheurs. Ils se sont centrés sur la dynamique des populations vivant en liberté (par exemple, aux États-Unis, les mustangs16) ou sur des chevaux laissés en pâturage extensif toute l’année (par exemple les poneys New Forest en Angleterre17). Bien que les chevaux aient été identifiés individuellement et parfois suivis pendant une dizaine d’années18, aucune étude ne s’est intéressée à l’histoire de vie des chevaux. La sociologie pourrait porter un regard neuf sur les interactions équines.
Mise à l’épreuve
5Nous avons entrepris de commenter chacun de son côté des vidéos d’interactions sociales entre chevaux. Nous n’avons pas posé de question au préalable, et sommes restés descriptifs sur la base de notre propre discipline. Nous avons ensuite mis en commun nos observations suivies de nos interprétations puis discuté de nos points de convergence et de divergence.
6Plusieurs raisons président à ce choix. Nous voulions observer la même chose pour confronter nos points de vue. Nous espérions faire ressortir nos manières respectives de fonctionner et ainsi générer de la matière pour discuter. L’éloignement géographique rendait plus commode ce fonctionnement à partir de vidéos partagées via internet plutôt que par observation directe. De plus, nous pouvions nous repasser à loisir la séquence choisie alors qu’une observation de terrain ne l’aurait pas permis, sauf à filmer, et aurait été chronophage.
7Hélène Roche a initialement sélectionné une demi-douzaine de vidéos issues de sa vidéothèque personnelle. Elles servent habituellement de support pédagogique dans le cadre d’enseignements sur le comportement équin. D’expérience, l’éthologue sait que les gens distinguent facilement les animaux qui interagissent, qu’ils soient familiers ou non des chevaux, et que ces vidéos suscitent facilement des commentaires. Que ces supports soient déjà connus pour leur valeur pédagogique a fait gagner du temps. Hélène Roche a choisi en priorité deux vidéos à analyser. Nous n’étions pas sûrs d’avoir assez de matière à partir de cette sélection pour entamer notre croisement méthodologique, mais, in fine, nous avons constaté que ces séquences étaient suffisantes. Nous avons toutefois souhaité conserver deux vidéos afin de nous assurer que nos discussions ne soient pas trop influencées par le type de situation observé. Nous n’évoquons ici qu’une des deux vidéos par souci de concision, mais la seconde fut très utile car elle a confirmé nos points d’achoppement. La vidéo-support de ce texte concerne des chevaux de Przewlaski vivant en semi-liberté à l’association Takh, en Lozère, et dure 1 minute 24 secondes19.
8Nous avons rédigé nos observations et nos interprétations, chacun à sa manière. En voici un court extrait :
Observation de l’éthologue : […] il s’agit d’une situation de tension entre deux étalons adultes. Ils ont recours à l’intimidation sans en venir au contact physique, le conflit s’arrête. L’un des deux, celui de gauche, est nettement plus agité.
Interprétation : […] une étape importante dans la vie à l’état naturel d’un étalon et des jeunes femelles : l’acquisition par le premier des secondes.
Observation du sociologue : […] Celui de gauche […] se dirige un peu hésitant vers celui de droite, puis se retourne en couchant ses oreilles. Apparemment, celui de droite ne s’en rend pas compte et retourne renifler le crottin.
Interprétation : […] Les mouvements autour des crottins laissent penser à une démonstration de pouvoir de l’un et l’autre des individus cherchant en quelque sorte à marquer un territoire.
9Dans les croisements disciplinaires, l’éthologie figure souvent comme la porte d’entrée à la compréhension des comportements, une sorte d’interprète. L’éthologue vient éclairer le profane.
10Ce mode de fonctionnement à sens unique est tentant et confortable pour l’éthologue qui reste dans son domaine d’expertise mais n’apporte aucune réflexivité. Les légères dissonances que nous avons rencontrées à l’issue du travail descriptif nous ont menés à un constat simple : nous fonctionnons chacun avec des modes opératoires qui nous semblent aller de soi alors que notre collègue, novice, ne les appréhende pas et peine à comprendre notre point de vue. Il semblerait même que les éthologues éprouvent une difficulté à se rattacher à un cadre théorique20. Avant d’essayer de prendre le point de vue du cheval, nous allons tenter d’envisager celui d’une personne étrangère à notre discipline pour l’amener à se familiariser à notre raisonnement. Nous pourrons ainsi rééquilibrer l’échange et le sociologue pourra interroger les concepts de l’éthologue, au bénéfice d’une meilleure prise en compte du point de vue animal et plus spécifiquement des relations sociales entre les chevaux. Le travail que nous menons relève de l’épistémologie par la comparaison méthodologique de nos deux disciplines, ainsi que des questionnements en didactique des sciences21. Ce travail engagé révèle ainsi les particularités des deux disciplines et, partant, le dialogue instauré afin de faire avancer l’une et l’autre, ainsi que le proposait déjà Norbert Elias22.
11Ensuite, il semble important de souligner l’intérêt de nos choix méthodologiques. Nous avons travaillé en deux étapes : la première, descriptive et factuelle, l’observation, atteste que nous avons vu certains comportements. La seconde, l’interprétation, éclaire les cadres théoriques par la manière de penser la situation et d’en parler. Si l’on omettait l’observation, nous pourrions nous reprocher mutuellement de ne pas avoir mentionné un comportement alors qu’il a été vu. Ces deux étapes fonctionnent comme un double contrôle de la description.
12Du point de vue sociologique, l’usage des mots est directement issu de l’expérience sociale. Au titre de spécialiste équestre, les mots que Patrice Régnier emploie sont directement liés aux expériences menées et aux lectures parcourues23 en thèse : avoir enquêté en centre d’équitation dite « éthologique » n’est pas anodin. Ainsi, il traduirait la difficulté de vocabulaire par la nécessité de définir les termes employés avant l’enquête, de manière à autoriser la discussion scientifique. La stratégie méthodologique employée repose largement sur les écrits de Jean-Pierre Olivier de Sardan24. Rappelons avec l’auteur que la neutralité axiologique recherchée par le sociologue est moins une objectivité de fait qui serait irréalisable qu’un horizon d’objectivité25. En cela, le positionnement de la sociologie peut sembler totalement hérétique à l’éthologue. Le travail entrepris ici, au travers des choix initiaux de notre éthologue, constitue pour son collègue sociologue des études de cas26. Ainsi, la démarche socio-anthropologique proposée consiste en une description au sens restreint, « comme une forme de compte rendu de l’observation dans le processus de production de données sur le terrain, [et] d’un autre côté comme un mode d’écriture final faisant partie d’une stratégie argumentaire27 ».
13Spécialisée dans la vulgarisation scientifique, Hélène Roche constate un problème récurrent dans le partage de connaissances, commun à toutes les disciplines : nos mots revêtent souvent un autre sens dans le langage courant. En physique par exemple, la notion d’énergie est différente de celle de nos conversations quotidiennes. De fait, un non-spécialiste parle d’un sujet avec ses propres mots en ignorant leur polysémie. Dans une discussion entre le néophyte et le spécialiste, il s’ensuit des incompréhensions, voire l’impossibilité d’échanger28. Dans notre expérience, Hélène Roche l’a relevé à plusieurs reprises. Patrice Régnier pense notamment que chaque étalon tente de « marquer son territoire ». Or, si en éthologie on parle bien du marquage des étalons par leurs défécations, il n’est pas question de territorialité car les chevaux ne sont pas reconnus comme défenseurs de zones précises. Ils défendent des ressources limitées mais pas des lieux. Il paraît donc crucial que le spécialiste relève les mots du non-spécialiste lorsque ceux-ci sont rattachés à des concepts et énonce leur définition. Ils pourront ainsi éviter les quiproquos. Ces différences de sémantique constituent une base idéale pour révéler les concepts de chacun et donnent un point de départ pour envisager une autre manière de se représenter la situation observée.
14Le choix des mots opère un glissement vers l’interprétation que chacun se fait de la situation observée. Notre sociologue parle de marquer un territoire, ce qui suggère une intention de l’animal. Notre éthologue emploie le verbe « s’interposer » et le mot « intimidation », suggérant aussi une volonté de la part de l’un des étalons. Le sociologue déclare également que l’un des étalons ne se rend pas compte du comportement de l’autre. L’éthologue mentionne pour sa part un étalon « agité ». Dans ces deux cas, ni l’un ni l’autre ne sont factuels. Chacun projette sur l’animal ce qu’il pense comprendre de la situation. Ils auraient pu s’en tenir à « l’étalon ne modifie pas son comportement » pour le sociologue et « il a des comportements variés et des mouvements rapides qui se succèdent en peu de temps » pour l’éthologue. Le risque de ces glissements de langage est de s’écarter de la réalité de l’animal. Il est par exemple possible que l’étalon choisisse délibérément de ne pas modifier son comportement, qu’il ait vu ou non son congénère. Le piège est ici l’anthropomorphisme d’interprétation, celui qui nous éloigne du sens vécu par l’animal. L’anthropomorphisme est la bête noire des éthologues29 ; il est le constat du sociologue30. La règle que Patrice Régnier adopte est de décrire de façon factuelle un comportement, comme le fait Hélène Roche dans sa position d’éthologue. Néanmoins, le sociologue essaye de donner du sens à ce qu’il voit. Nous ne pouvons faire autrement qu’interpréter avec nos filtres d’êtres humains et notre bagage culturel, émotionnel, notre propre représentation du monde. Ici commence à apparaître un terrain favorable au sociologue, celui de l’ethnométhodologie31. Une manière consciente d’assumer notre point de vue pour faire parler celui de l’animal est d’employer la notion, séduisante, d’anthropomorphisme de questionnement32. Il s’agit d’admettre que nous ne pourrons jamais accéder au monde propre d’un animal, l’Umwelt de Jakob von Uexküll33, mais que nous pouvons essayer de nous en approcher en connaissant notre propre manière de penser et en nous appuyant sur des connaissances en éthologie, pour s’approcher au plus près de la réalité de l’animal.
Concepts et partis pris pour aller vers une sociologie des chevaux
15Malgré le travail d’observation puis d’interprétation, notre sociologue ne parle que de deux chevaux sur les deux vidéos alors que notre éthologue en mentionne quatre. Est-ce que le sociologue ne les voit pas ou est-ce qu’il les omet délibérément ?
16Hélène Roche lui reproche la focalisation sur les interactions spectaculaires, laissant de côté certains individus. Les recherches de Patrice Régnier sont marquées du sceau de l’ethnométhodologie depuis l’origine de sa thèse. Dans ce cadre, le social n’est pas extérieur aux individus, il est constitué et reconstruit en permanence par les relations et l’interaction sociale. De ce point de vue, le social n’est pas proprement humain, il est vivant. L’interaction est pour l’ethnométhodologue la source et le support du contrat social. L’attrait pour le travail d’Erving Goffman34, lui-même fondé sur le travail des éthologues, conditionne la manière dont les observations ont été menées ici. Or, Erving Goffman se focalise sur les éléments spectaculaires pour observer le social, ceux-ci permettant de mettre au jour ce qui n’apparaît pas lors d’un fonctionnement « normal ».
17Raymond Campan et Felicita Scapini35 considèrent que l’éthologie aujourd’hui se réduit à deux domaines : l’étude de la causalité proximale (les mécanismes nerveux et les processus cognitifs liés au déclenchement du comportement, sa physiologie, sa génétique et son développement) et la recherche de la causalité ultime (la fonction et l’évolution du comportement). Le second point est rattaché à l’évolution. Il est admis alors que la théorie darwinienne prévaut ou, plus exactement, la théorie néo-darwinienne aujourd’hui36. Un comportement confère un avantage à l’individu ou bénéficie à un groupe (altruisme) au regard de l’évolution, au point que les individus ne seraient que les avatars de leurs gènes, pour reprendre le titre d’un ouvrage37. Les gènes seraient comme des entités égoïstes, représentées par un individu, animal, plante, champignon ou autre être vivant, leur « avatar », et dont le seul but serait d’exister à la génération suivante. L’individu serait ainsi gouverné par ses gènes. Certains chercheurs adhèrent à cette théorie, d’autres la questionnent. Dans le cadre de l’infanticide par des équidés mâles, l’hypothèse retenue pendant plusieurs décennies était celle d’étalons qui élimineraient en quelque sorte leurs futurs concurrents38. Claudia Feh et Byamba Munkhtuya39 l’ont récemment réfutée. Après onze années d’observation et d’analyses génétiques sur un troupeau de chevaux de Przewalski vivant en semi-liberté, elles concluent que ce comportement est une aberration probablement causée par un développement social inapproprié doublé d’une réaction au stress40. On voit dans cet exemple que la sélection naturelle mérite d’être questionnée. Par défaut, l’éthologue réfléchit en ces termes, et il est important que le sociologue le sache.
18De même, la position du mâle alpha qui régit la meute de loups41 a longtemps constitué un modèle de référence pour l’étude d’animaux vivant en groupe. Or ce présupposé a été remis en cause, parfois par les personnes qui ont elles-mêmes contribué à le répandre42. Vinciane Despret43 pointe du doigt ce parti pris qui pourrait même tordre la réalité dès lors qu’on l’adopte. Autrement dit, on souffre du biais de confirmation en voyant ce que l’on était venu chercher. Pour les chevaux à l’état naturel ou en groupes captifs, la majorité des études cherche à révéler la hiérarchie de dominance. Les comportements d’affinité, les proximités, les alliances entre étalons44 ou les rituels qui semblent émerger d’une expérience sociale (il semble qu’ils contribuent à diminuer les conflits physiques) sont bien plus rarement étudiés. Pire, lorsqu’ils sont observés à la loupe, les chercheurs remettent en cause leur existence45. L’intérêt d’étudier la hiérarchie de dominance n’est pas à évacuer, mais il semble réducteur de cantonner les relations sociales à ce concept. En sociologie, les rites d’interaction, pour Erving Goffman, ont principalement pour rôle de permettre aux individus de conserver la face, en évitant le conflit frontal. Jonathan Bresson confirme la ritualisation de la bagarre, comment elle est le plus souvent évitée, ainsi que sa différenciation genrée dans les actes et les représentations46. Nos vidéos montrent une altercation entre des individus. Celle-ci s’achève lorsqu’un des deux intervenants a conservé la face, c’est-à-dire qu’il a obtenu le résultat escompté par sa stratégie. En tout état de cause, il paraît important de dépasser la simple application d’une théorie de l’évolution darwinienne très prégnante en éthologie pour embrasser une sociologie des animaux (fig. 2, 3 et 4).
19Les publications en éthologie répondent au standard habituel qui déroule l’introduction, le matériel et la méthode, les résultats, la discussion, la conclusion et les références bibliographiques. L’auteur présente ses résultats sous la forme d’un traitement statistique. L’idée générale est de faire ressortir des tendances parmi un ensemble d’individus. Le raisonnement qui semble prévaloir est celui d’un effet sur une population. Cet angle de vue serait l’héritage de la synthèse néo-darwinienne47. La dimension individuelle a été en partie abordée avec les études portant sur le tempérament par exemple, mais d’autres études se sont aussi intéressées aux tendances qui caractérisent une population. Quelle que soit l’espèce, l’histoire de vie d’un individu, son ontogenèse, est le plus souvent ignorée48. La communauté scientifique relègue ces histoires au domaine de l’anecdotique, n’incitant pas à publier sur le sujet, et les chercheurs eux-mêmes peinent à valoriser ces informations. Raymond Campan et Felicita Scapini évoquent la nécessité d’élaborer une nouvelle grille philosophique pour étudier la dimension individuelle afin de construire l’éthologie future49. La sociologie pourrait-elle être la clé ?
20Quand Patrice Régnier évoque son travail et les concepts qu’il manie, jamais il ne parle d’extraire le sujet de son milieu. Au contraire, il le prend là où il est. En éthologie, la psychologie expérimentale a remporté un tel succès que les chercheurs coupent très souvent les animaux de leur contexte sous prétexte de maîtriser les facteurs en jeu, sous-entendant qu’à l’inverse il serait impossible d’expliquer les résultats des observations. Vinciane Despret le critique avec humour dans son livre au titre évocateur : Que diraient les animaux… si on leur posait les bonnes questions ?50. En tant qu’humains, nous avons aussi tendance à étudier ce qui nous est utile. Les recherches reproduisent donc des contextes fortement anthropisés et envisagent, par exemple, la personnalité animale sous cet angle. Chez le cheval, les éthologues définissent aujourd’hui le tempérament selon des caractéristiques liées à l’équitation : réaction de peur, grégarité, sensibilité tactile, réaction à l’homme51. Aucun protocole n’existe à ce jour pour caractériser un cheval à partir d’observations menées dans son groupe social, bien que cela ait été tenté dans le cadre de la thèse de Léa Lansade52 et sur le troupeau de chevaux de Przewalski de l’association Takh53. Pourrions-nous mettre en évidence des personnalités de chevaux à partir de leur contexte social, voire les caractériser autrement que sur le plan utilitaire ? Existe-t-il des négociateurs dans les conflits, d’autres belliqueux, des chevaux soucieux des poulains (pour leur sécurité, le jeu…), des réservés, etc.? En plus des observations directes, le chercheur pourrait gagner du temps en ayant connaissance des éléments remarquables de la vie de chaque individu. Pour collecter ces informations, convoquer les anecdotes des soigneurs ou des éleveurs est une piste à valoriser, comme le suggèrent Vinciane Despret et Jocelyne Porcher54, dans une approche sociologique.
21L’analyse de vidéos par les deux spécialistes de leur discipline permet une confrontation. Elle produit une situation initiale où l’éthologue et le sociologue constatent leurs divergences, leurs spécificités culturelles dont les spécialistes semblent parfois oublier qu’il s’agit de partis pris. Le débat autour de ces spécificités amène une intéressante épistémologie des méthodologies et des cadres théoriques respectifs. L’éthologie représente pour le sociologue un intérêt capital car elle lui apporte des éléments de contrôle de l’anthropocentrisme logique inhérent à la position d’humain·e observant une autre espèce. Le sociologue présente en miroir des éléments d’analyse des populations équines que l’éthologie, dans son état actuel, ne peut observer. De ces prolégomènes découle le fait qu’une étude sociologique animale, équine en l’occurrence, peut être tentée par le biais, dans un premier temps, de l’emploi des cadres conceptuels de l’ethnométhodologie. En tant qu’étude microsociologique, elle serait le moyen potentiel de mettre au jour des invariants sociaux des mondes équins. La nécessité de l’étude in situ et sur un temps suffisamment long pour multiplier les observations de cas y conduit logiquement.
Notes de bas de page
1 Yves Paugam, Les 100 mots de la sociologie, Paris, Puf (Que sais-je ?), 2010, p. 2.
2 Jean-Pierre Digard, Les Français et leurs animaux, Paris, Fayard, 1999.
3 Albert Piette, « Entre l’homme et le chien. Pour une ethnographie du fait socio-animal », Socio-anthropologie, 11, 2002, p. 87-104.
4 Emmanuel Gouabault, Claudine Burton-Jeangros, « L’ambivalence des relations humain-animal : une analyse sociologique du monde contemporain », Sociologie et sociétés, 452/1, 2010, p. 299-324.
5 Le bilan des premières rencontres de l’Ipraz est présenté dans Emmanuel Gouabault, Jérôme Michalon, « Avant-propos », Sociétés, 108/2, 2010, p. 5-8.
6 Éric Baratay, « Les socio-anthropo-logues et les animaux. Réflexions d’un historien pour un rapprochement des sciences », Sociétés, 108/2, 2010, p. 9-18.
7 Dominique Guillo, Des chiens et des humains, Paris, Le Pommier, 2011.
8 Vinciane Despret, Hans, le cheval qui savait compter, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2004.
9 Éric Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées, Paris, Seuil, 2017.
10 Dominique Guillo, Des chiens et des humains, op. cit., p. 296-311.
11 Patrice Régnier, Devenir cavalier : une expérience d’apprentissage par corps. Essai de socio-anthropo-zoologie des pratiques et techniques équestres, thèse de sociologie, université Rennes 2, 2014.
12 Patrice Régnier, Dans la peau d’un cavalier. Un acteur communicationnel par excellence ?, Paris, L’Harmattan (Des hauts et débats), 2016.
13 Raymond Campan, Felicita Scapini, Éthologie. Approche systémique du comportement, Bruxelles, De Boeck université, 2002.
14 Jeanne Altmann, « Observational Study of Behavior. Sampling Methods », Behaviour, 49, 1974, p. 227-267.
15 Paul Martin, Patrick Bateson, Measuring Behaviour. An Introductionary Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
16 Joel Berger, Wild Horses of the Great Basin. Social Competition and Population Size, Chicago, University of Chicago Press, 1986.
17 Stephanie Tyler, « The Behaviour and Social Organization of the New Forest Ponies », Animal Behaviour Monographs, 5, 1972, p. 87-196.
18 Patrick Duncan, Horses and Grasse. The Nutritional Ecology of Equids and their Impact on the Camargue, Berlin, Springer, 1992.
19 La seconde vidéo montre des chevaux domestiques au pré et dure 30 secondes.
20 Jean-Luc Renck, Véronique Servais, L’éthologie. Histoire naturelle du comportement, Paris, Seuil, 2002.
21 Michel Caillot, « Rapports aux savoirs et didactique des sciences », dans Philippe Jonnaert, Suzanne Laurin (éd.), Les didactiques en disciplines. Un débat contemporain, Sainte-Foix, Presses de l’université du Québec, 2001, p. 111-131.
22 Norbert Elias, La dynamique sociale de la conscience. Sociologie de la connaissance et des sciences, Paris, La Découverte, 2016, p. 131.
23 Hélène Roche, Comportements et postures. Que devez-vous savoir et observer ?, Paris, Belin, 2008.
24 Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Académia, 2008.
25 Ibid., p. 134.
26 Ibid., p. 137.
27 Ibid., p. 139.
28 Jacques Lautrey et al., Les connaissances naïves, Paris, Armand Colin, 2008.
29 Vinciane Despret, Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2002.
30 Jérôme Michalon, « Cause animale et sciences sociales. De l’anthropocentrisme au zoocentrisme », La vie des idées, novembre 2018, http://www.laviedesidees.fr/Cause-animale-et-sciences-sociales.html, consulté le 25 janvier 2019.
31 Alain Coulon, L’ethnométhodologie, Paris, Puf (Que sais-je ?), 2007.
32 Éric Baratay, Biographies, op. cit.
33 Jean-Luc Renck, Véronique Servais, L’éthologie, op. cit.
34 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1, La représentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 1973 ; Id., Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
35 Raymond Campan, Felicita Scapini, Éthologie, op. cit.
36 Ibid.
37 Pierre-Henri Gouyon et al., Les avatars du gène, Paris, Belin, 1997.
38 Patrick Duncan, « Foal Killing by Stallions », Applied Animal Ethology, 8, 1982, p. 567-570.
39 Claudia Feh, Byamba Munkhtuya, « Male Infanticide and Paternity Analyses in a Socially Natural Herd of Przewalski’s Horses. Sexual Selection ? », Behavioural Processes, 78, 2008, p. 335-339.
40 La réaction au stress traduite en agressivité dirigée vers les poulains n’est pas mentionnée dans l’article d’origine. C’est lors d’un entretien personnel avec Claudia Feh qu’elle a formulé cette hypothèse complémentaire à son travail de recherche publié avec Byamba Munkhtuya (ibid.).
41 Rudolf Schenkel, « Ausdrucks-Studien an Wölfen. Gefangenschafts-Beobachtungen », Behaviour, 1, 1947, p. 81-129 ; George Raab, « Social Relationships in a Group of Captive Wolves », American Zoologist, 7, 1967, p. 305-311.
42 David Mech, « Alpha Status. Dominance, and Division of Labor in Wolf Packs », Canadian Journal of Zoology, 77, 1999, p. 1196-1203.
43 Vinciane Despret, Quand le loup habitera avec l’agneau, op. cit.
44 Claudia Feh, « Alliances and Reproductive Success in Camargue Stallions », Animal Behaviour, 57, 1999, p. 705-713.
45 Wayne Linklater, Elisa Cameron, « Test for Cooperative Behavior Between Stallions », Animal Behaviour, 60, 2000, p. 731-743.
46 Jonathan Bresson, Le conflit, du face-à-face au corps à corps. Une immersion comme agent de sécurité en établissements de nuit, thèse de sociologie, université de Rennes, 2018.
47 Raymond Campan, Felicita Scapini, Éthologie, op. cit.
48 Ibid.
49 Ibid.
50 Vinciane Despret, Que diraient les animaux si… on leur posait les bonnes questions ?, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2012.
51 Léa Lansade, Le tempérament du cheval, étude théorique. Application à la sélection des chevaux destinés à l’équitation, thèse d’éthologie, université de Tours, 2005.
52 L’observation du comportement social des chevaux testés pour leur tempérament a été entrepris dans le cadre de la thèse de Léa Lansade, entre autres par Hélène Roche, mais les résultats n’ont pas été publiés.
53 Alice Baker, Personality Traits of Przewalski’s Horses (Equus Ferus Przewalskii), Le Villaret France, master d’éthologie, Nothingham Trent, 2014.
54 Vinciane Despret, Jocelyne Porcher, Être bête, Arles, Actes Sud, 2007.
Auteurs
Docteur en sociologie, avec une thèse intitulée Devenir cavalier : un apprentissage par corps. Essai de socio-anthropo-zoologique des pratiques et techniques équestres, université Rennes 2, 2014, chercheur associé au VIPS2, EA 4636, formateur EPS (MFR Loudéac) et chargé de cours (UFR STAPS Rennes 2, IFEPSA-UCO Vannes, IFSI Pontivy). Il a publié : Dans la peau d’un cavalier. Un acteur communicationnel par excellence ? (L’Harmattan [Des hauts et débats], 2016).
Est diplômée d’éthologie appliquée et vulgarisatrice en éthologie équine. Elle a publié : Comportements et postures (Belin, 2008) ; Motiver son cheval. Clicker, training et récompenses (Belin, 2013) ; Mon cheval est-il heureux à l’écurie ? (Belin, 2014) ; Les chevaux nous parlent… si on les écoute ! (Belin, 2018), et, en collaboration, « A Review of the Human-Horse Relationship », Applied Animal Behaviour Science, 109, 2008, p. 1-24.
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