Savoirs anciens sur la relation entre la poule et ses poussins. Dialogue d’un littéraire et d’un éthologue
p. 91-101
Texte intégral
1Comment organiser la rencontre d’un éthologue et d’un littéraire, qui s’intéressent tous deux aux oiseaux de basse-cour ? Un premier échange nous a permis d’identifier un objet qui nous semblait pertinent pour chacune de nos approches : la relation entre la poule et ses poussins, relation qui a fait, au cours des dernières décennies, l’objet de diverses recherches en éthologie et qui, du point de vue de l’histoire littéraire, éveille les souvenirs d’une riche matière narrative ou poétique (fables, contes, images, symboles…). À partir de ce constat, le littéraire a proposé à l’éthologue un corpus emprunté à un ouvrage classique de l’histoire de l’ornithologie : l’Ornithologiae latine du naturaliste bolonais Ulisse Aldrovandi (1522-1605), publiée à partir de 1599. Le projet de ce livre consistait à réunir et à organiser la totalité des savoirs concernant les oiseaux, de l’observation anatomique ou comportementale jusqu’aux mythes et aux symboles, en passant par les divers usages que les hommes font de ces animaux (élevage, chasse, alimentation…). Considérée par Buffon comme un « fatras d’écritures1 » et constituant à ce titre un exemple éloquent de ce qu’a pu être la zoologie « pré-moderne », une telle entreprise encyclopédique nous a semblé pouvoir se prêter à notre exercice de croisement disciplinaire. La lecture d’un tel ouvrage confronte nécessairement le lecteur d’aujourd’hui à un état ancien du savoir, qu’il pourra, selon sa perspective, rejeter comme entièrement caduc ou explorer comme un matériau historique. Un historien de la zoologie sera soucieux de situer le livre d’Aldrovandi dans l’histoire de la zoologie. Mais que peuvent y découvrir aujourd’hui un éthologue, qui étudie au présent le comportement des oiseaux, et un littéraire, qui étudie la place des animaux dans les arts du discours ?
2Cette question nous a naturellement orientés vers le chapitre intitulé « Le coq et la poule » (« De gallo gallinaceo et gallina »), publié en 1600 dans le deuxième tome2, et l’un des plus célèbres, à cause de son ampleur inégalée pour un animal qui n’était pas censé éveiller une curiosité particulière : il occupe plus de 120 pages in-folio dans l’édition originale et a fait l’objet de deux traductions en anglais3. Lorsque Buffon imagine Aldrovandi au travail « dans sa bibliothèque li[sant] successivement les Anciens, les Modernes, les Philosophes, les Théologiens, les Jurisconsultes, les Historiens, les Voyageurs, les Poëtes, et li[sant] sans autre but que de saisir tous les mots, toutes les phrases qui de près ou de loin ont rapport à son objet », il prend d’ailleurs précisément l’exemple de ce chapitre ainsi que de celui consacré au bœuf, comme si le caractère familier de ces animaux expliquait, tout en la rendant particulièrement vaine à ses yeux, l’abondance sans limite de la matière réunie, qui s’étend ici de l’histoire des religions à « tous les contes que les bonnes femmes en ont faits4 ».
La couvaison et les différences interindividuelles
3L’éthologue remarque d’abord, en lisant ces pages, que l’aptitude des poules à couver les œufs, ce qui permet le développement des embryons puis l’éclosion des poussins, a retenu l’attention de l’auteur. Ainsi Aldrovandi relève-t-il que certaines poules égyptiennes d’Alexandrie ne sont capables de couver qu’une seule fois après avoir pondu alors que d’autres peuvent couver de façon réitérée, pour peu que l’on retire les poussins dès l’éclosion, permettant l’incubation immédiate d’une nouvelle série d’œufs5. Aldrovandi, relayant les dires d’auteurs anciens, prétend qu’une seule poule pourrait ainsi couver et faire éclore, en une séquence continue, quarante à soixante œufs, voire plus.
4Cette affirmation appelle plusieurs remarques à la lumière des connaissances acquises depuis les xvie et xviie siècles. Tout d’abord, la poule, originaire de l’Asie du Sud-Est, pourrait avoir été introduite assez tôt en Égypte et sa présence être attestée dès le règne de Thoutmosis III (autour de 1450 av. J.-C.), ainsi que le souligne Jean Capart6. Pour sa part, Howard Carter, dans un article daté de 19237, décrit un ostracon découvert lors de fouilles effectuées dans la vallée des rois et sur lequel est peint un coq, représenté de manière très réaliste. Carter situe la réalisation de ce dessin entre 1580 et 1090 av. J.-C.
5Le texte d’Aldrovandi ne le précise pas, mais il est plus que probable que ces couveuses « de compétition » n’avaient pas pondu elles-mêmes les œufs qu’elles couvaient mais servaient, en quelque sorte, de mères porteuses ou plutôt de mères couveuses pour les œufs de leurs congénères. Bien longtemps après les anciens Égyptiens, des auteurs ont réitéré l’expérience de faire couver à des poules deux nichées successives8 et constaté que cela fonctionnait : la poule peut même s’occuper pendant un jour ou deux de ses poussins et se remettre à couver ensuite tant que certaines hormones hypophysaires comme la prolactine n’ont pas trop décru. Les Égyptiens avaient donc raison.
6Cependant un point ne manque pas de susciter l’interrogation, voire le scepticisme : pour couver soixante œufs en un seul épisode de couvaison étendu, une poule devrait s’y reprendre à plusieurs fois. En effet, si des auteurs relatent que certaines poules se montrent capables couver vingt œufs en même temps9, pour d’autres, les tailles moyennes des couvées se situent plutôt entre cinq et quinze œufs10. Puisqu’il lui est impossible de couver les soixante œufs en même temps, la poule doit donc les couver par lots et attendre l’éclosion d’un lot avant de couver le lot subséquent. Sachant que l’incubation dure vingt à vingt et un jours, la poule devrait donc passer soixante jours d’affilée sur son nid, à condition de pouvoir couver vingt œufs en même temps ; pour une taille de couvée moindre, elle y passerait un temps encore plus long. Brave Egyptian Hens ! On sait, en effet, qu’une poule qui couve devient littéralement anorexique et jeûne en perdant entre 9 et 22 % de son poids durant la période d’incubation11 ; jeûner si longtemps paraît peu réaliste. Il faut sans doute ici faire la part de l’exagération des exégètes des Égyptiens.
7Ulisse Aldrovandi aborde ensuite la question du caractère ou tempérament des poules ; bien sûr, précise-t-il, il existe des poules domestiques et des poules sauvages qui ont des mœurs un peu différentes, mais, même parmi les poules domestiques, tous les individus ne se comportent pas de la même façon. Certaines sont tellement douces qu’elles ne peuvent se passer de compagnie humaine. L’auteur décrit ainsi une poule qui ne fréquente pas ses congénères mais lui est attachée, à tel point qu’elle ne peut, même la nuit, se passer de sa présence, se réfugiant dans la maison, parmi ses livres. Ce « cas clinique » fait fortement penser à un phénomène d’empreinte tel que Konrad Lorenz le décrit en 194112. Les jeunes oisons comme les jeunes poussins présentent un attachement filial, voire sexuel, au premier objet mobile qu’ils perçoivent dans leur environnement. À l’inverse, écrit Aldrovandi, d’autres poules évitent farouchement la présence humaine.
8Toujours à propos des différences entre les individus, Aldrovandi remarque que certaines poules maltraitent leur nichée et que d’autres mangent leurs œufs. De tels manquements à la règle commune nous indiquent que tous les individus ne montrent pas les mêmes aptitudes en matière de soins parentaux ; on pourrait dire qu’il y a de « bonnes » mères et de « mauvaises » mères. Des expériences valident ces observations. En effet, en testant le comportement maternel des poules, on peut ranger les individus selon leurs compétences parentales, des bonnes aux moins bonnes. De plus, si on teste les mêmes individus plusieurs fois de suite, à quelques semaines d’intervalle, on constate une permanence des compétences parentales ; l’aptitude maternelle semble donc constituer une caractéristique comportementale stable13, autrement dit un trait de personnalité. On sait, par ailleurs, que la tendance à couver et l’aptitude maternelle sont deux traits indépendants l’un de l’autre14.
9Pour le littéraire, ces commentaires soulèvent d’abord la question des sources d’Aldrovandi, de leur sélection et de leur fiabilité : dans le passage consacré aux poules égyptiennes, Aldrovandi se réfère à des sources latines antiques, qu’il a lues dans les travaux de son prédécesseur Conrad Gesner. Le savoir sur l’Égypte ancienne n’a pas encore été soumis à un tri rigoureux des sources15 et l’objectif d’Aldrovandi est moins de trier les données plus ou moins fiables – même s’il lui arrive ponctuellement de critiquer ses sources – que de réunir le plus possible de ces données, afin d’enrichir l’histoire de l’animal dont il parle.
10Le « scepticisme » de l’éthologue permet de souligner un autre aspect de la démarche d’Aldrovandi : l’absence de discrimination, dans sa description, entre les comportements communs de l’animal et tel ou tel comportement enregistré comme exceptionnel. Encore fidèle en cela à la tradition zoologique de Pline ou d’Élien, il cherche à enregistrer les faits les plus « singuliers » concernant un animal, et ces singularités peuvent concerner l’espèce entière ou un spécimen16.
Le comportement maternel
11L’éthologue est frappé par le fait qu’Ulisse Aldrovandi livre des pages très belles et très imagées sur le comportement maternel de la poule17. Il décrit ainsi comment la poule gonfle son plumage pour offrir un refuge à ses poussins, les protégeant ainsi de la chaleur ou du froid. La description du comportement de la poule défendant fièrement sa progéniture face à une martre ou tout autre prédateur est, en même temps, lyrique et remarquablement exacte :
Elles suivent leurs poussins avec un amour si grand que, à supposer qu’elles voient un animal nuisible […] en train de guetter leurs petits […], elles commenceront par les réunir pour les mettre à l’ombre ou à l’abri de leurs ailes et, comme les plus ardentes des protectrices, elles feront face en inspirant la peur aux ennemis par un très grand cri, se défendant elles-mêmes du bec et des ailes, à tel point qu’elles mourraient en défendant leurs poussins plutôt que de chercher le salut dans la fuite en les abandonnant à leurs ennemis.
12Le « très grand cri » (cum maximo clamore) est sans doute un composite de gloussement maternel et de trilles d’évitement.
13L’auteur rapproche « l’abnégation », dont la poule fait part en de telles circonstances, du dévouement dont elle faire preuve lorsqu’en explorant son environnement elle n’ingère pas les graines qu’elle découvre mais les laisse à ses poussins après les leur avoir montrées de manière ostensible, ce qui décrit très fidèlement le comportement d’« offrande alimentaire ». Une longue description de ce comportement est livrée par l’auteur qui cite Homère, comparant le dévouement désintéressé d’Achille à l’égard de ses compatriotes au comportement que la poule manifeste à l’égard de ses poussins.
14Le littéraire souligne ici le niveau d’imbrication que présente le texte d’Aldrovandi entre la description, la narration et l’interprétation : une citation d’Homère (Iliade, IX, 323-324), dans laquelle le valeureux Achille se compare à un oiseau protégeant et nourrissant des petits, vient à l’appui de la description de la poule, conformément à l’usage fait de cette citation par le discours zoologique depuis Plutarque ; le discours descriptif s’enrichit ainsi constamment d’éléments symboliques.
Le comportement paternel
15Que le comportement paternel ait été abordé par Ulisse Aldrovandi n’a pas manqué d’attirer l’attention de l’éthologue, tant il est communément admis que les soins aux jeunes relèvent des prérogatives des femelles. Le coq est ici présenté comme un chef de famille attentionné, appelant les siens au repas18. La vérité oblige à préciser que le comportement d’offrande alimentaire du coq, s’il est attesté dans la littérature récente, est souvent considéré également comme un comportement de cour, permettant au coq de s’accoupler ensuite avec les femelles qu’il a si gentiment invitées19. Il ne s’agit sans doute pas de la meilleure preuve d’un engagement gratuit et désintéressé. D’autres observations indiquent également que de jeunes coqs d’un an peuvent s’associer avec une poule pour l’élevage des poussins dont ils ne sont pas les pères. Ce comportement, grâce auquel ils acquièrent une certaine expérience sociale, leur permet l’année suivante de s’apparier plus facilement avec la poule dont ils auront été le « chevalier servant20 ».
16Ulisse Aldrovandi mentionne également le fait que des chapons21, voire des coqs, peuvent parfaitement remplacer la poule pour élever des poussins22. S’il ne fait aucun doute que les chapons peuvent s’occuper des poussins, ainsi qu’on va le voir, l’affirmation est sans doute plus incertaine s’agissant d’animaux non stérilisés.
17Le comportement paternel du coq a intéressé un certain nombre d’auteurs dès la première moitié du siècle dernier. À cette époque, le développement de l’élevage industriel des poules pondeuses a amené les éleveurs à considérer la couvaison comme un comportement indésirable puisqu’il provoquait une interruption durable de la production des œufs. Des chercheurs ayant mis en évidence un soubassement génétique à la tendance à la couvaison, il devenait pertinent d’étudier l’aptitude à la couvaison et au comportement parental (les deux, pensait-on, étant liés), chez les coqs aussi bien que chez les poules de différentes souches, afin de détecter les souches dont l’élevage industriel risquait d’être peu rentable. Notons ainsi les travaux de Hubert Goodale qui, en 1916, publie ses observations effectuées sur des chapons de différentes souches auxquels il procure des poussins23. Il décrit la mise en place d’un comportement parental plus ou moins ressemblant à celui de la femelle, cri d’offrande alimentaire et gloussement compris. Il signale cependant que chez un individu (peut-être imparfaitement stérilisé ?) des comportements sexuels dirigés vers les poussins viennent interférer avec les activités parentales. Une telle ambivalence comportementale a pu être observée ultérieurement chez des coqs non stérilisés24. D’autres auteurs ont tenté de rendre des coqs paternels en leur injectant de la prolactine ce qui, dans l’ensemble, est efficace25 dans la mesure où la prolactine exerce un effet inhibiteur sur la fonction testiculaire. Des expériences plus récentes montrent, en effet, que la maturation sexuelle contrarie l’avènement des conduites parentales du coq26. Signalons, pour finir, ce travail, publié en 1967 par Joseph K. Kovach qui, reprenant une pratique traditionnelle de fermiers hongrois, enivra des coqs de façon à ce qu’ils adoptent des poussins, ce qui, semble-t-il, fonctionna au moins durant quelques jours27. Aldrovandi n’avait, semble-t-il, pas relevé une telle pratique.
18Du point de vue du littéraire, les passages d’Aldrovandi concernant le comportement paternel des coqs appellent d’abord une remarque sur la structuration d’ensemble du discours : contrairement à la pratique postérieure des naturalistes, qui tendront à choisir le nom du mâle pour définir l’espèce, Aldrovandi prend soin de mentionner dans le titre de son chapitre « le coq et la poule », tout en précisant aussitôt que, dans chaque rubrique, il décrira successivement ce qui concerne l’animal en général, puis ce qui concerne le mâle, enfin ce qui concerne la femelle28. Ce dispositif le conduit à enregistrer des faits concernant le comportement parental des mâles mais il suscite aussi des mises en parallèle et des échanges entre les valeurs du masculin et du féminin : les vertus guerrières du héros sont mobilisées pour décrire l’attitude de la poule tandis que le coq pourra être loué pour sa capacité à faire « comme la poule ». On note aussi que la poule et le coq sont pour Aldrovandi deux emblèmes chrétiens de la « vigilance », mais dans des contextes bien différenciés, celui des vertus martiales pour le coq et celui de l’amour maternel pour la poule29.
Sur l’évaluation du comportement des poules
19À montrer tant de dévouement, la poule déjà portée aux nues par Homère et Plutarque a fini par s’imposer comme un symbole chrétien de l’attention portée par le Créateur à ses enfants, rien que cela ! « Ainsi, faible lui-même, Il nourrit les faibles, comme la poule ses poussins » (saint Augustin parlant du Christ, cité par Aldrovandi30).
20Parler d’amour et d’intelligence à propos des poules et de leurs poussins est sans doute devenu moins hérétique pour un éthologue du xxie siècle débutant que cela ne l’était au xxe siècle finissant, Larry Young et Frans de Waal ayant permis l’évolution des mentalités31. D’ailleurs, on ne saurait trop conseiller la lecture attentive de l’excellent article de Lori Marino paru en 2017 dans la revue Animal Cognition, « Thinking Chickens : A Review of Cognition, Emotion, and Behavior in the Domestic Chicken » :
Ma conclusion générale est que, dans de nombreux domaines, les poulets sont tout aussi complexes sur le plan cognitif, émotionnel et social que la plupart des autres oiseaux et mammifères et qu’il est nécessaire de poursuivre des recherches comportementales comparatives, non invasives, avec les poulets ainsi que de reconsidérer leur intelligence32.
21Ulisse Aldrovandi aurait sans doute approuvé une telle conclusion.
22Que peut penser le littéraire de ces échos que perçoit l’éthologue entre tel passage de saint Augustin cité par Aldrovandi et les perspectives qui s’ouvrent aujourd’hui à la recherche en éthologie ? La distance semble pourtant infinie : d’un côté, une approche symbolique du comportement de la poule, pleinement inscrite dans la tradition chrétienne33 ; de l’autre, une approche qui fonde sa méthodologie sur la critique des préjugés anthropocentriques et des biais interprétatifs. Peut-être doit-on considérer cependant que ces deux attitudes intellectuelles ont en commun une manière d’inscrire l’humain dans un cadre plus large qui inclut le monde animal non humain : d’un côté, celui des « créatures » et de la Création divine elle-même ; de l’autre, celui des processus cognitifs et des comportements partagés par l’ensemble des êtres vivants.
L’organisation du savoir
23Alors que l’éthologue, on l’a vu, procède en repérant dans le chapitre d’Aldrovandi une série d’éléments pertinents du point de vue de sa discipline, le littéraire interroge d’abord un phénomène de structure : afin de repérer dans ces 120 pages ce qui pouvait concerner la relation entre la poule et ses poussins, il a fallu identifier dix-huit passages, de longueur très inégale, situés dans quinze rubriques différentes. Cette mise en rubriques, dont Aldrovandi a trouvé le modèle dans l’encyclopédie zoologique de Conrad Gesner (1516-1565), a d’abord pour fonction de distinguer différents types de savoirs sur l’animal34 : les premières concernent la manière dont l’animal est nommé dans les différentes langues ; une rubrique est ensuite consacrée au « genre » de l’animal et à ses « différences », tandis que les suivantes offrent différents types de description (externe, interne et comportementale) ; les dernières rubriques concernent la présence de l’animal dans différents domaines de la culture (les manières de parler, l’histoire, les religions, les emblèmes, les fables, les monnaies…). Cependant, ces rubriques n’ont rien d’étanche : elles sont censées permettre de trouver plus facilement telle ou telle information (ce que permet encore mieux le vaste index placé en fin de volume), mais elles ne visent pas une stricte complémentarité entre ces différentes entrées.
24Le comportement maternel de la poule se trouve ainsi abordé dans des rubriques concernant successivement : les différences parmi les poules ; la description extérieure de la poule (avec l’aptitude aux combats) ; sa production vocale (qui est modifiée par sa relation aux poussins) ; sa reproduction (avec la mention des coqs et des chapons qui peuvent suppléer une poule pour la couvaison) ; l’alimentation (avec des recommandations pour l’élevage) ; le caractère et l’intelligence (la poule est une tutrice attentive et courageuse) ; les « sympathies » et « antipathies » (les poules identifient les ennemis qui menacent leurs poussins et savent les combattre) ; les présages (le comportement de la poule avec ses poussins permet aux paysans de prévoir les changements de temps) ; les rituels païens (la séparation des poussins mâles et femelles dans les temples d’Hercule et d’Hébé) ; la mystique (la poule comme symbole chrétien) ; les emblèmes (un emblème de la vigilance) ; les fables (la poule aux œufs d’or) ; les objets d’art (description d’une pièce d’orfèvrerie médiévale conservée à la basilique de Monza, représentant une poule et ses sept poussins).
25Entre ces différentes rubriques, des segments textuels peuvent se répéter et des réseaux se tissent, construisant la figure universelle d’une poule « bonne mère » : l’évocation d’un poème latin, d’une fable ou d’un objet d’art vient témoigner, à l’échelle de toute la culture humaine, d’une attention au comportement animal, dont le livre se veut lui-même le plus ample témoignage. Ce principe de juxtaposition exerce une forme de séduction sur le lecteur d’aujourd’hui parce qu’il évoque une circulation sociale des connaissances sur l’animal, une mise en commun, qui prend sens, pour Aldrovandi, dans un cadre chrétien : il s’agit de témoigner des efforts faits par toutes sortes d’hommes et de femmes pour connaître les animaux qui sont aussi des créatures de Dieu et qui peuvent donc, à ce titre, enseigner des choses aux hommes, en même temps qu’ils les nourrissent. Mais cette coexistence a aussi des inconvénients, qui susciteront les reproches des générations suivantes : non seulement elle empêche de faire le tri entre les faits les mieux constatés et les faits douteux ou les croyances, mais les éléments de description sont très vite recouverts par leur interprétation morale au point de paraître parfois dépendre entièrement d’elle.
26C’est pourquoi, pour l’éthologue, élevé dans les principes de l’evidence based science et peu aguerri à l’étude des textes anciens, la plongée dans les écrits d’Ulisse Aldrovandi constitue une expérience déroutante. À dire vrai, Ulisse Aldrovandi semble se comporter un peu comme un collectionneur qui recueille de façon compulsive tous les objets ayant trait à sa passion depuis l’œuf à repriser jusqu’aux plaques émaillées vantant un consommé de poule au pot. À ceci près que les collections d’Aldrovandi concernent les textes d’auteurs anciens reconnus à son époque comme les piliers de la sagesse et du savoir ; la différence est notable.
27Dans ce « fatras d’écritures » dénoncé par Buffon, il demeure possible, en additionnant, dans une démarche « archéologique », différents fragments, picorés ici et là parmi les scories, de reconstituer une description, somme toute assez fidèle, du comportement de la poule et du coq, notamment dans leurs œuvres parentales. Une telle démarche, qui consiste à reconnaître tel ou tel comportement dans un texte aussi ancien fondé essentiellement sur un ensemble de connaissances empiriques et étranger à nos pratiques d’observation scientifique, a l’inconvénient de décontextualiser les faits observés : la perspective « encyclopédique » d’Aldrovandi n’est assurément pas la meilleure pour nous donner accès, par exemple, à une histoire précise des conditions d’élevage. Mais le fait même qu’une telle lecture rétrospective soit possible permet de s’interroger sur le partage, dans l’histoire des animaux, entre ce que les Anciens appelaient leur « nature » et la variété des situations que les hommes leur font vivre.
Connexion des savoirs, croisements disciplinaires : hier et aujourd’hui
28Cette expérience de croisement disciplinaire crée donc un effet de miroir entre deux situations historiques pourtant très différentes. D’un côté, la démarche d’Aldrovandi repose sur un principe de connexion des savoirs sur l’animal, connexion assurée par une confiance dans le discours humain : tout ce que les hommes ont pu dire de la relation entre la poule et ses poussins est intéressant à connaître et à rapporter. Dans le tissu discursif ainsi constitué, il n’y a donc pas de véritable solution de continuité entre le lexique le plus technique, qui reprend ou développe celui des zoologues de l’Antiquité, et les diverses « manières de parler », savantes ou familières, qui concernent l’animal. Le savant Aldrovandi aime se mettre en scène enquêtant auprès des « pauvres femmes de chez nous » (nostrae mulieres, nostrae mulierculae) – puisque l’élevage des volailles était l’affaire des femmes –, par exemple pour leur demander comment elles savent repérer une poule qui s’occupe mal de ses poussins, ou comment elles désignent tel ou tel comportement. Aucun privilège n’est ici accordé à ce qui serait une « langue scientifique », qui contrasterait par principe avec des manières erronées de nommer ou de décrire les objets naturels. De l’autre côté, notre démarche a reposé non pas sur l’idée que les savoirs communiquent nécessairement entre eux, mais sur le désir de faire s’enrichir mutuellement deux savoirs disciplinaires : le littéraire a pu, grâce à l’éthologue, relire un texte zoologique ancien en éclairant sa lecture par les données actuelles de l’éthologie, ce qui lui a permis de réinterroger la relation d’Aldrovandi à ses sources ou sa manière de les présenter, tandis que l’éthologue a eu l’heureuse surprise, rendue possible par la collaboration avec le littéraire qui avait sélectionné, mis en lumière et en perspective ce corpus, de constater que des faits aujourd’hui scientifiquement décrits avaient précédemment fait l’objet d’observations parfois précises et pertinentes. Mais cette démarche n’a pas remis en question le partage entre ces différentes légitimités disciplinaires, telles qu’elles se sont construites et affirmées depuis l’âge d’Aldrovandi. De ce point de vue, le latin d’Aldrovandi et l’anglais des éthologues d’aujourd’hui ne sauraient être considérés comme deux états comparables de la langue de la science. Alors que la tendance actuelle à l’unification de la langue scientifique est corrélée à un mode de légitimation du savoir qui permet un progrès des connaissances, le latin était pour Aldrovandi un cadre linguistique transnational qui permettait les échanges savants européens, mais un cadre dans lequel toutes les autres langues avaient leur place, étaient appelées à circuler et à apporter leurs propres ressources. Aldrovandi prend ainsi plaisir à remarquer, au début de son chapitre, que les étoiles nommées en grec Pléiades sont appelées « les poules » par « les paysans », et cela dans plusieurs langues, l’italien comme l’hébreu, l’anglais ou le français (on désignait la plus brillante des sept étoiles comme « l’étoile poussinière » – la poule entourée de ses poussins – ou bien la constellation elle-même comme « la Poussinière »)35. Le sérieux et l’amplitude de son enquête linguistique expriment la certitude que la capacité d’observer et de nommer les choses naturelles (de la basse-cour au ciel) est partagée par les hommes dans le temps et dans l’espace et qu’elle constitue la couche la plus profonde de l’étude naturaliste, qui préexiste au discours latin des savants. La structuration disciplinaire du savoir dessine aujourd’hui un tout autre contexte pour une expérience comme la nôtre. Mais un croisement plus approfondi entre sciences du vivant et sciences humaines, visant à la connaissance des animaux dans l’histoire, ne pourrait sans doute pas faire l’économie d’une interrogation sur les choix de langue(s) du discours savant : les transactions linguistiques qui ont rendu possible notre petite expérimentation – à partir d’un texte latin incluant de multiples autres langues, rendu plus accessible par une traduction anglaise et confronté à un état actuel du savoir essentiellement anglophone, le tout rédigé en français – montrent peut-être qu’une telle connaissance ne pourrait pas se satisfaire du monolinguisme scientifique qui nous est devenu familier.
Notes de bas de page
1 Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie royale, 1749, t. I, p. 28.
2 Ulisse Aldrovandi, Ornithologiae tomus alter. De avibus terrestris mensæ inservientibus et canoris, Bologne, Giovan Battista Bellagamba, 1600, p. 183-306.
3 Ulisse Aldrovandi, Aldrovandi on Chickens. The Ornithology of Ulisse Aldrovandi (1600), Volume II, Book XIV, trad. par Levi R. Lind, Norman, University of Oklahoma Press, 1963 ; Id., The Chicken of Ulisse Aldrovandi [Aldrogallus], éd. par Francesco Civardi, trad. par Elio Corti, 2009.
4 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., p. 27-28.
5 Ulisse Aldrovandi, Ornithologiae, op. cit., p. 195 ; Id., The Chicken, op. cit., p. 43.
6 Jean Capart, « Les poussins au tombeau de Ti », Chronique d’Égypte, 16, 1941, p. 208-212.
7 Howard Carter, « An Ostracon Depicting a Red Jungle-fowl (the Earliest Known Drawing of the Domestic Cock) », The Journal of Egyptian Archaeology, 9, 1923, p. 1-4.
8 Marie-Annick Richard-Yris et al., « Influence of the Presence of Chicks on the Ability to Resume Incubation Behavior in Domestic Hens (Gallus domesticus) », Hormones and Behavior, 29, 1995, p. 425- 441 ; Gérard Leboucher et al., « Influence of Nest Deprivation on Behaviour, Hormonal Concentrations and on the Ability to Resume Incubation in Domestic Hens (Gallus domesticus) », Ethology, 102, 1996, p. 660-671.
9 Johan B. Steen, Howard Parker, « The Egg-“numerostat”. A New Concept in the Regulation of Clutch-size », Ornis Scandinavica, 12, 1981, p. 109-110.
10 Fulbert Akouango et al., « Phénotypes et performances d’élevage chez des populations locales de volailles du genre Gallus gallus au Congo Brazzaville », Cahiers Agricultures, 13, 2004, p. 257-262 ; Maqsood Anwar et al., « Breeding Ecology of Red Jungle Fowl (Gallus gallus) in Deva Vatala National Park, Azad Jammu and Kashmir, Pakistan », Journal of Applied Agriculture and Biotechnology, 1, 2016, p. 59-65 ; Theo Meijer, « Importance of Tactile and Visual Stimuli of Eggs and Nest for Termination of Egg Laying of Red Junglefowl », The Auk, 112, 1995, p. 483-488.
11 David F. Sherry et al., « Weight Loss and Anorexia During Incubation in Birds », Journal of Comparative and Physiological Psychology, 94, 1980, p. 89-98.
12 Konrad Lorenz, « Vergleichende Bewegungsstudien an Anatiden », Journal für Ornithologie, 89, 1941, p. 194-293.
13 Marie-Annick Richard-Yris, Gérard Leboucher, « Responses to Successive Tests of Induction of Maternal Behaviour in Hens », Behavioural Processes, 15, 1987, p. 17-20.
14 Marie-Annick Richard-Yris et al., « Tendency to Display Spontaneous Incubation Does not Affect Maternal Responsiveness in the Domestic Hen », Behavioral and Neural Biology, 49, 1988, p. 165-173.
15 Brian A. Curran, The Egyptian Renaissance. The Afterlife of Ancient Egypt in Early Modern Italy, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
16 Arnaud Zucker, Les classes zoologiques en Grèce ancienne, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2005.
17 Ulisse Aldrovandi, Ornithologiae, op. cit., p. 234-235 ; Id., The Chicken, op. cit., p. 160-164.
18 Id., Ornithologiae, op. cit., p. 235 ; Id., The Chicken, op. cit., p. 163.
19 Allen W. Stokes, « Parental and Courtship Feeding in Red Jungle Fowl », The Auk, 88, 1971, p. 21-29 ; Christopher Evans, Peter Marler, « Food Calling and Audience Effects in Male Chickens Gallus gallus. Their Relationships to Food Availability, Courtship and Social Facilitation », Animal Behaviour, 47, 1994, p. 1159-1170.
20 Allen W. Stokes, « Parental and Courtship Feeding », art. cité.
21 Le chapon est un coq castré.
22 Ulisse Aldrovandi, Ornithologiae, op. cit., p. 226-227 ; Id., The Chicken, op. cit., p. 133-135.
23 Hubert D. Goodale, « Notes on the Behavior of Capons When Brooding Chicks », Journal of Animal Behavior, 6, 1916, p. 319-324.
24 Marie-Annick Richard-Yris et al., « Développement des réponses parentales chez Gallus domesticus. Effet de l’âge et du sexe », Behaviour, 104, 1988, p. 126-151.
25 Andrew Nalbandov, Leslie E. Card, « Endocrine Identification of the Broody Genotype of Cocks », Journal of Heredity, 36, 1945, p. 35-39 ; Yoshimaro Yamashina, « Notes on Experimental Brooding Induced by Prolactin Injections in the Domestic Cock », Annotationes zoologicae japonenses, 25, 1952, p. 135-142.
26 Marie-Annick Richard-Yris et al., « Développement », art. cité.
27 Joseph K. Kovach, « Maternal Behavior in the Domestic Cock under the Influence of Alcohol », Science, 156, 1967, p. 835-837.
28 Ulisse Aldrovandi, Ornithologiae, op. cit., p. 183 ; Id., The Chicken, op. cit., p. 3.
29 Ibid., p. 270-271 ; p. 276-279.
30 Ibid., p. 160-164 ; p. 266.
31 Larry Young, « Love. Neuroscience Reveals All », Nature, 457, 2009, p. 148; Frans de Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016 [Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are ?, Londres,W. W. Nortonn 2016].
32 Lori Marino, « Thinking Chickens : A Review of Cognition, Emotion, and Behavior in the Domestic Chicken », Animal Cognition, 20,2017,p. 127-147. (My overall conclusion is that chickens are just as cognitively, emotionally and socially complex as most other birds and mammals in many areas, and that there is a need for further noninvasive comparative behavioral research with chickens as well as a re-framing of current views about their intelligence [nous traduisons].)
33 Marie Anne Polo de Beaulieu, « Poules et poulets entre métaphores et realia dans la prédication et les exempla du Moyen Âge », Revue d’ethnoécologie, 12, 2017, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnoecologie/3335.
34 Philippe Glardon, L’histoire naturelle au xvie siècle. Introduction, étude et édition critique de « La nature et diversité des poissons » de Pierre Belon (1555), Genève, Droz, 2011 ; Karl E. Enenkel, Paul J. Smith, Zoology in Early Modern Culture. Intersections of Science. Theology, Philology, and Political and Religious Education, Leyde, Brill, 2014.
35 Ulisse Aldrovandi, Ornithologiae, op. cit., p. 186 ; Id., The Chicken, op. cit., p. 12.
Auteurs
Maître de conférences en littérature, École normale supérieure de Lyon, UMR 5317, Ihrim. Il a publié en particulier : « Histoires naturelles : circulation et fonction des anecdotes animalières dans les livres du xvie siècle », dans Frédérique Aït-Touati, Anne Duprat (éd.), Histoires et savoirs. Anecdotes scientifiques et sérendipité aux xvie et xviie siècles, p. 37-57 (Peter Lang, 2012) ; « “Or voici que de ce monde quelqu’un surgit – un fantôme, une bête” : les écritures animalières de Jean-Christophe Bailly et l’histoire naturelle », dans Alain Romestaing, Alain Schaffner (dir.), Histoires naturelles des animaux xxe-xxie siècles, p. 263-272 (Presses Sorbonne nouvelle, 2016) ; « La littérature agronomique du xvie siècle vue par le xviiie : transformations, disparitions et redécouvertes », Revue française d’histoire du livre, 137, 2016, p. 153-170 ; « Le rossignol à l’étude : représentations, descriptions et techniques au début de l’époque moderne », dans Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, p. 93-101 (Éditions de la Sorbonne, 2019).
Professeur d’éthologie, université Paris-Nanterre, Éthologie Cognition Développement. Il a récemment publié : « Les oiseaux, acteurs sociaux », L’entre-deux, 3, 2018 ; en collaboration, « The Functions of Female Calls in Birds », Advances in the Study of Behavior, 50, 2018, p. 243-271.
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