Construire un point de vue animal ? Réflexions d’un éthologue et d’un anthropologue
p. 51-59
Texte intégral
1Sans que nous en soyons toujours conscients, il est fréquent que nous nous projetions dans l’univers mental des animaux1. Irrépressiblement et sans guère de circonspection, nous leur prêtons des représentations, des intentions, des motivations. Et quand il s’agit de nos animaux familiers ou d’animaux vivant dans notre proximité, nous leur adressons la parole comme si l’on pouvait dialoguer avec eux. Récemment, l’anthropologue Philippe Descola ne déclarait-il pas : « Je suis devenu un peu animiste, il m’arrive de dialoguer avec des oiseaux2… » Cette déclaration nous a ramené en mémoire le titre d’un ouvrage de l’éthologue Konrad Lorenz (1903-1989) paru voilà cinquante ans : Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons3. Doit-on en conclure que ces deux auteurs auraient « un point de vue » similaire sur notre compréhension des animaux et notre capacité à communiquer avec eux ? Ce n’est pas certain. Voyons donc ce qu’on peut déduire de l’analyse comparative des propos de l’anthropologue et de l’éthologue.
2En sciences, quelles que soient les disciplines, l’usage d’inférences est monnaie courante. Les analogies ont notamment souvent permis d’argumenter en faveur de continuités entre les animaux et l’homme. Ainsi, le philosophe empiriste Condillac (1714-1780) considère que si la parole institue une rupture entre les humains et les animaux, il n’en est pas moins vrai que « les bêtes ne sont pas des automates4 », que si elles « sentent, elles sentent comme nous », et que si elles « comparent, jugent, […] elles ont des idées et de la mémoire5 ». Le sociologue Alfred Espinas (1844-1922) affirme pour sa part :
[…] un mode d’intelligence, quel qu’il soit, ne peut être compris de nous que si nous trouvons l’analogue dans notre propre intelligence. C’est là une condition de la psychologie animale qu’il nous faut accepter résolument. Ou la conscience animale ne nous est pas accessible, ou si elle l’est, elle ne nous est connue qu’en fonction de la nôtre6.
3Quant au naturaliste Charles Darwin (1809-1882), estimant sa théorie de la sélection naturelle insuffisante pour rendre compte de tous les faits de l’évolution, il lui adjoint une théorie dite de « la sélection sexuelle », dans laquelle il dote les femelles d’un « goût pour le beau ». À cet effet, il va jusqu’à se projeter dans la tête d’une femelle choisissant un partenaire :
Lorsque nous apercevons un oiseau mâle déployer soigneusement ses plumes gracieuses ou ses couleurs splendides devant la femelle, tandis que d’autres oiseaux, dépourvus d’une coloration comparable, ne se livrent pas à un tel déploiement, il est impossible de douter que la femelle n’admire pas la beauté de son partenaire mâle7.
4Selon ces trois auteurs, qui ne figurent pas parmi les moindres, il serait donc loisible d’attribuer aux animaux des processus mentaux similaires aux nôtres et de les comprendre. Cet anthropomorphisme présente un avantage « économique », puisqu’il permet de substituer notre monde propre à celui de l’animal, et donc d’éviter de concevoir ce que peut être ce dernier. Quoique cette conception ait été maintes fois dénoncée par les éthologues, on constate que les anthropologues la valorisent aujourd’hui. Ainsi, Pascal Picq s’intéresse aux travaux de primatologues japonais dont l’approche animiste serait, selon lui, à l’origine des découvertes les plus intéressantes de ces dernières années en éthologie8. Et Florent Kohler, de son côté, s’appuie sur l’« observation participante9 » et sur notre appréhension des émotions des bovidés pour en déduire, après consultation des éleveurs, ce que peut être la vie sociale d’un troupeau.
5Ces études font souvent usage du mot « parcimonie » pour définir leur approche, mais de nombreux spécialistes du comportement, qu’ils soient éthologues ou psychologues, ne l’utilisent pas dans ce sens, mais dans celui du fameux « canon » de Llyod Morgan (1852-1936), qui est ainsi conçu : « En aucun cas nous ne devons interpréter une action comme l’expression d’une faculté complexe et supérieure si cette action peut être expliquée par des processus psychologiques d’un niveau simple ou inférieur10 . » Notons ici que l’application à la lettre de ce principe a conduit des éthologues soit vers un réductionnisme neurophysiologique, neuronal ou génétique, soit vers une théorie selon laquelle les animaux auraient pour but ultime de se reproduire et de survivre. Nous avons présenté et critiqué dans un ouvrage récent certaines de ces approches11. Et nous avons appelé l’éthologie à élargir ces conceptions et à voir également les animaux comme des êtres hédoniques.
6En définitive, la démarche des anthropologues est-elle plus pertinente que celle des éthologues ? Deux exemples suffiront à montrer que la parcimonie des anthropologues n’est pas à même de rendre compte de l’univers dans lequel vit un animal. Comme tous les oiseaux chanteurs, les mésanges bleues disposent de quatre types de cellule rétinienne en cône pour coder les couleurs. Contrairement à nous, qui ne possédons que trois types de ces cellules, elles voient dans l’ultraviolet. Mais nous sommes incapables de déterminer s’il s’agit d’une capacité à percevoir des nuances ou à construire une autre couleur, inconcevable pour nous. Quoi qu’il en soit, cette compétence a une conséquence non négligeable sur la vie sociale de ces oiseaux : alors que le plumage de toutes les mésanges bleues, femelles et mâles, est identique pour la vision humaine, ces passereaux distinguent immédiatement le sexe de leurs congénères grâce à la réflectance de leur plumage12. Ainsi, n’en déplaise à Condillac et consorts, les propriétés de notre vision ne nous permettent pas des inférences concernant la capacité des passereaux à identifier des congénères. Les chauves-souris utilisent un sens particulier, l’écholocation, pour communiquer, s’orienter et repérer des proies. Comment pourrait-on imaginer leur monde mental à partir de la sensibilité humaine ? Un philosophe contemporain, Thomas Nagel (né en 1937)13, a pris cet exemple pour souligner l’importance des qualia14 que chaque espèce animale construit. On ne peut, au mieux, qu’interpréter la vie subjective des chauves-souris à partir de ce qu’il nous est donné d’observer. Ce qui est d’ailleurs le cas, selon nous, pour tous les animaux.
7De ces deux exemples, nous retiendrons que c’est seulement grâce à des travaux de neurophysiologie que des éthologues ont pu reconsidérer le monde propre des animaux, un monde certainement bien éloigné de celui qu’on élabore spontanément sur la base d’inférences anthropomorphiques. On pourrait objecter qu’il doit en aller autrement dans le cas des mammifères, qui nous sont proches du point de vue évolutif. Mais l’éthologue Heini Hediger15 (1908-1992) écarte cette éventualité. Cet auteur appelle « assimilation » la propension humaine à humaniser les « bêtes » : « Cette tendance réside au fond de tout homme. Le biologiste lui-même doit prêter grande attention à ce qu’aucun anthropomorphisme ne se glisse en lui16. » Et il dénonce les erreurs auxquelles peuvent conduire des inférences spontanées :
Plus on possède d’expérience, plus on découvre chez l’animal de signes caractéristiques, et plus riche apparaît le domaine de ses possibilités d’expression. Mais nous avons souvent, au zoo, des exemples réellement stupéfiants de la manière dont un profane peut se tromper au sujet de l’expression d’un animal17.
8De plus, nous ne sommes pas les seuls à faire des erreurs. Heini Hediger montre qu’il arrive aux animaux de mal interpréter les comportements d’autres espèces : « Bien que les animaux, et surtout les animaux sauvages, soient en général d’excellents observateurs, bien supérieurs à l’homme, il arrive parfois qu’ils se méprennent les uns sur les autres, c’est-à-dire qu’ils interprètent mal les expressions d’autres animaux18. »
9Afin de mieux appréhender l’univers mental des animaux, il faut sans doute revenir à Jakob von Uexküll (1864-1944). Cet éthologue a introduit la notion d’Umwelt19 pour désigner le « monde propre » et singulier que chaque espèce construit au sein de son environnement. Un monde qui s’élabore sur la base des sensibilités particulières à chacune et des modes d’action que sa structure lui permet d’organiser. Cet auteur refuse de s’appuyer sur l’existence d’universaux perceptifs qui seraient communs aux espèces animales et à l’humain. Konrad Lorenz n’est pas éloigné de ce point de vue quand il parle du « compagnon » dans l’environnement propre de l’oiseau20. S’il a pu dire qu’il communiquait avec les animaux, c’est parce qu’il a su s’installer dans leurs univers propres en les stimulant avec des leurres auxquels ils étaient réceptifs. Les dialogues de Konrad Lorenz ne sont donc pas comparables à ceux de Philippe Descola. Le point de vue de Konrad Lorenz ne repose pas sur l’animisme, il s’étaye sur la compréhension de l’Umwelt d’un animal.
10Mais quoi qu’il en soit des considérations théoriques, il ne s’ensuit pas pour autant que l’« ontologie animiste » des anthropologues et l’« ontologie naturaliste » des éthologues soient fondamentalement incompatibles. Nous avons vu en effet que pour communiquer et interagir avec un animal l’éthologue est amené à élaborer un « univers composite » supposant une certaine intrication de leur Umwelt. Cette méthode a du reste été utilisée de manière empirique depuis longtemps par nos ancêtres pour chasser et braconner le gibier à l’aide d’appeaux, ainsi que pour domestiquer les animaux. Les travaux de l’anthropologue Charles Stépanoff, qui décrit avec minutie les interactions complexes qu’entretiennent rennes et humains en Sibérie21, illustrent avec pertinence ce dernier point. Ce qui nous amène à constater que l’entendement scientifique n’est pas une condition nécessaire à l’efficience des interactions.
11La notion d’« univers hybrides22 », utilisée par des anthropologues, pourrait rallier ces deux approches. Elle rend en effet compte des différentes formes d’interaction des humains avec les animaux, telles que les relèvent d’une part les éthologues, et d’autre part les anthropologues. Les confrontations interdisciplinaires peuvent de fait se révéler fertiles en collaborations prometteuses.
Réponse et réflexions d’un anthropologue : Florent Kohler
12Plusieurs années de dialogue avec Michel Kreutzer n’ont pas permis de dissiper un malentendu concernant la prétention des anthropologues (et plus globalement des sciences humaines et sociales) à apporter quelque chose aux études animales. Les questions posées dans sa contribution tournent autour de deux qualités propres à l’enquête scientifique : d’abord la rigueur par opposition au dilettantisme ; puis l’identification des biais – ici, le biais anthropomorphique, qui selon lui est insurmontable. Nos commentaires tournent donc autour de ces deux aspects. Mais un petit détour par les tenants et les aboutissants de l’anthropologie est nécessaire à la clarté de notre propos.
13L’anthropologie a pour objectif de restituer les systèmes de pensée (les structures mentales) propres à des communautés humaines, systèmes sous-jacents aux pratiques et aux représentations, et cela en se focalisant sur les particularités plutôt que sur les généralités. Il s’agit d’appréhender, comme l’a dit Malinowski23, « le point de vue de l’indigène ». L’observation participante, c’est-à-dire la coexistence sur un temps plus ou moins long (qui se compte en mois ou en années) permet de se fondre dans une communauté, de voir s’effacer progressivement la distance provoquée par l’irruption d’un étranger. La présence d’un observateur n’est jamais neutre, mais l’enquêteur tient compte du biais que peut provoquer sa présence lors de l’observation. Notons que la participation aux gestes du quotidien est une manière de perdre son étrangéité, au même titre que l’habituation utilisée par les éthologues de terrain.
14L’approche anthropologique (et souvent sociologique) est principalement qualitative, au sens où l’on ne saurait quantifier les propos d’un chamane ou les étapes d’un rituel. Il existe, rappelle Jean-Pierre Olivier de Sardan24, une « rigueur du qualitatif » qui repose sur l’expérience acquise par l’anthropologue dans l’observation des dits et gestes du quotidien, et sur la familiarité avec les systèmes de représentation qu’il étudie. Bien qu’il se focalise sur une communauté donnée, l’anthropologue repose, dans son interprétation, sur une ample littérature ethnographique qui lui propose des parallèles ou des symétries. Rares sont les peuples ou communautés qui n’ont pas été étudiés à un moment ou un autre de leur histoire, parfois à plusieurs reprises. Comme dans toute discipline, les anthropologues sont des nains perchés sur des épaules de géants – les membres de la profession qui les ont précédés depuis le milieu du xixe siècle. L’étude d’une société appartenant à un ensemble culturel jamais étudié entraînerait une démarche faite d’hypothèses dont l’affirmation ou la confirmation reviendrait aux successeurs. Ce qui faciliterait la tâche, dans un tel contexte, c’est que toute la palette d’expressions d’un humain (visage, corps, gestuelle, voix) est relativement intelligible, du simple fait que nous sommes des humains.
15Lorsque l’anthropologue prétend s’intéresser aux sociétés animales, objet nouveau pour la discipline, il se heurte à plusieurs difficultés. La première est le faible nombre d’études consacrées à cet objet25. La plupart des travaux portent en effet sur les représentations culturelles des animaux au sein d’une société, les pratiques dont ils sont l’objet et leur place dans les cosmologies, une approche « inéquitable » comme la qualifiait Marion Vicart26. Rares sont celles et ceux qui tentent de redresser ce biais anthropocentrique, ce qui explique pourquoi, en fin de compte, nous citons quasiment toujours les mêmes chercheurs27. Il est souvent plus enrichissant de lire les mémoires écrites par les ethnologues de terrains, plus subjectives et riches d’enseignement que leurs articles scientifiques.
16La deuxième difficulté est l’hostilité d’une majeure partie de la corporation, qui considère l’opposition homme/animal, culture/nature, comme structurant les sciences humaines et sociales. C’est ainsi que notre article portant sur les Blondes d’Aquitaine28 nous a valu des commentaires ironiques de la part d’un chercheur retraité29, peu au fait des récents développements de la discipline. S’intéresser aux sociétés animales, pour un anthropologue, signifie maintes fois affronter la commisération, les railleries et la disqualification en termes de carrière et d’avancement. Il est donc réconfortant de voir des éthologues comme Michel Kreutzer, Dalila Bovet, Léa Lansade et quelques autres s’intéresser à nos efforts. Reste à démontrer que ces efforts ne sont pas vains.
17Il importe de mentionner quelques biais, à propos desquels Michel Kreutzer semble suggérer qu’ils sont inhérents à l’approche anthropologique, alors que tout l’effort de l’enquêteur consiste à s’en prémunir. C’est d’abord le biais dit « ethnocentrique », équivalent au biais anthropomorphique, qui consiste à juger d’une pratique en fonction de son propre système de valeur. Nombre de profanes perçoivent les indigènes comme le visiteur du zoo évoqué par Heini Hediger. Parmi ces perceptions persiste l’idée qu’un indigène est forcément plus heureux que nous, que par sa vie simple il n’est pas corrompu par la société occidentale, mais qu’il le sera fatalement, hélas, car il n’est plus possible de vivre nu de nos jours. Mais précisément, ces profanes ne sont pas formés à l’anthropologie. Tout anthropologue est soumis à la tentation de l’ethnocentrisme. C’est souvent le cas devant des scènes que l’anthropologue jugera cruelles, cependant que les intéressés attribuent une tout autre valeur à leurs actes ou ne se posent absolument pas la question de leur cruauté. L’anthropologue devra garder ses jugements par-devers lui et rendre compte de la signification de cette cruauté au sein du système de représentation étudié30.
18Il existe également un biais linguistique qui consiste pour l’anthropologue à user de concepts qui n’existent pas dans l’univers mental de la population étudiée. Ainsi, un immense malentendu a été dissipé lorsqu’on a admis que les indigènes amazoniens ne concevaient pas la « nature » comme distincte de la « culture », qu’ils n’avaient même pas de terme désignant ce que nous appelons « nature », et donc que les descriptions fondées sur cette distinction étaient erronées. De ce point de vue, les propos d’Alfred Espinas31 cités par Michel Kreutzer s’appliquent tout aussi bien à l’étude des sociétés humaines.
19Concernant l’« ontologie animiste », il s’agit d’un concept descriptif traduisant une pensée complexe. Ce biais ne préjuge pas que l’anthropologue serait lui-même « animiste », et peut-être les populations concernées seraient-elles les premières surprises d’apprendre qu’elles sont animistes. Ce concept est utile car il contient une idée simple : différentes espèces cohabitant entretiennent des relations sociales, en d’autres termes les relations sociales ne sont pas uniquement intraspécifiques, pas plus chez les humains que chez d’autres espèces. Un humain entretient une relation sociale – qu’elle soit amicale, familiale, de travail ou d’exploitation – avec ses animaux familiers ou domestiques, mais ne s’en rend tout simplement pas compte32. Une fois cette hypothèse admise, on peut mettre le concept d’« ontologie animiste » de côté et parler uniquement du fait que différentes espèces peuvent entretenir des liens affectifs qui élargissent le cercle de leurs relations.
20Passons au cœur du débat : dans quelle mesure l’anthropologie (on peut préférer le terme « sociologie », dont le radical est « société », plutôt qu’anthropologie, dont le radical renvoie à l’humain) peut-elle s’emparer d’un objet que les éthologues considèrent comme leur pré carré ? Il s’agit d’abord de ce qu’on appelle l’incommensurabilité, d’où dérive le procès en anthropomorphisme toujours réalimenté. Cette incommensurabilité fait aussi débat en anthropologie. C’est la fameuse hypothèse Sapir-Whorf, fondée sur le constat que les multiples langues humaines recèlent des concepts et traduisent des perceptions indéchiffrables car intraduisibles, ce qui rendrait les sociétés humaines irréductibles les unes aux autres.
21Cette hypothèse n’a pas été retenue car, en admettant que de tels concepts existent, il est toujours possible de s’en approcher au plus près, ne serait-ce que de manière asymptotique. C’est ce que Lévi-Strauss appelle une « moyenne dialectique », un terrain d’entente ou plus précisément d’« entendement ». Les anthropologues ou « sociozoologues » ont évidemment conscience d’un tel obstacle, et ne prétendent pas, à ce stade balbutiant, restituer intégralement des cosmologies animales, faute d’outils et d’arrière-plan scientifique. Nous ne pouvons prétendre que cet entendement s’étendrait aux poulpes ou aux abeilles, qui vivent dans des réalités physiques très éloignées des nôtres, du fait de leur taille ou de leur milieu. En revanche, en partant du principe que la vie sociale, en particulier celle des mammifères qui nous sont proches, répond aux mêmes contraintes, il est possible d’envisager que certaines pratiques et représentations soient transpécifiques, en particulier celles qui s’expriment dans l’échange. Le procès en anthropomorphisme devrait être mesuré à l’aune des évidences : on peut discuter de l’exemple donné par Jakob von Uexküll d’un chien qui fait la distinction entre un bâton servant de canne d’un bâton levé de manière menaçante. Il faut bien admettre, à un certain point, que nous ne « projetons » pas nos propres représentations dans l’esprit du chien, mais que nous pouvons inférer qu’il fait effectivement la distinction entre un bâton posé et un bâton levé. Si nous n’admettons pas cela, nous tombons dans une spirale sans fin d’inférence/ non-inférence, projection/non-projection, anthropomorphisme/non-anthropomorphisme. Pour trancher le nœud gordien, il faut opter pour la parcimonie qui consiste à dire que la représentation du bâton que nous attribuons au chien est adéquate.
22Notons d’ores et déjà que de nombreuses limites que Michel Kreutzer assigne à l’anthropologie sont aussi celles de l’éthologie : un éthologue, pas plus qu’un ethnologue, ne pourrait se glisser dans la peau d’une chauve-souris ou d’une mésange. Disons que l’éthologue aborderait ces créatures avec des ambitions plus mesurées. Il n’est pas ici question de dire que l’anthropologie pourrait embrasser davantage d’objets, mais qu’elle peut apporter des concepts et des modes d’observation permettant d’élargir le champ d’investigation et d’analyse. C’est, dans la mesure de nos moyens, ce que nous essayons de faire en testant des concepts tels que « rituels d’interactions », « conformisme », « corporéité », « formalisme », ou en nous intéressant aux émotions que nous partageons avec d’autres espèces, sous l’angle de leur expression culturelle. Ajoutons que l’anthropologie cognitive existe également, qui comme la neuropsychologie s’intéresse de manière très pragmatique à l’« épidémiologie des représentations33 ».
23Un peu comme cela s’est produit avec les éleveurs qui nous voyant s’intéresser à leurs vaches, ont libéré leur parole pour évoquer leurs affects, il nous semble qu’un des premiers succès rencontrés par notre projet de sociozoologie est d’avoir désinhibé les éthologues, qui ne se privent plus de déroger à leur principe de non-inférence pour accepter qu’un comportement observé n’est pas forcément spécifique, mais peut être lié à un contexte social très particulier. C’est in fine le temps long de l’observation qui rend un anthropologue familier de la société humaine ou non-humaine qu’il étudie, observation faite d’immersion et d’interactions. Son approche comme son regard sont légitimes, ses outils conceptuels seuls dérogeant aux règles éthologiques. Rien en tous cas, pas même les objurgations de Michel Kreutzer, ne saurait cantonner notre approche aux « sociétés hybrides », lorsque ce terme est réservé aux relations entre les humains et leurs compagnons. L’anthropozoologie n’est donc pas l’unique option, et une discipline intitulée « sociozoologie » me paraît mieux apte à rendre compte de l’objet que nous embrassons.
24Enfin, si le débat autour de la notion d’anthropomorphisme est loin d’être clos, il me fait furieusement penser à la controverse de Valladolid (1550-1551), concluant après un demi-siècle d’âpres discussions, et autant de spoliations et de massacres, que les Indiens du Nouveau Monde avaient une âme.
Notes de bas de page
1 Nous remercions chaleureusement Annie et Gérard Dressay pour les remarques et corrections qu’ils ont apportées à la première version de ce texte. L’argumentation de cette première partie, qui n’engage que son auteur, doit beaucoup aux discussions animées avec Éric Baratay et Florent Kohler. Nous tenons à leur exprimer toute notre gratitude et notre amitié.
2 Philippe Descola dans Libération, 30 janvier 2019.
3 Édité chez Flammarion en 1968, traduction de l’ouvrage paru en allemand en 1949.
4 Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, suivi duTraité des animaux, Paris, Libraires associés, 1792, p. 30.
5 Ibid., p. 315.
6 Alfred Espinas, Des sociétés animales. Étude de psychologie comparée, Paris, Baillière, 1877, p. 49.
7 Charles Darwin, The Descent of Man and Selection in Relation to Sex, 1re éd., 1871, Londres, John Murray. La deuxième édition (1874) a servi pour la traduction de l’ouvrage en français, sous la direction de Patrick Tort, La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, trad. coord. par Michel Prum, Paris, Syllepse, 1999, p. 177.
8 Pascal Picq, « Le roman des intelligences », Pour la science, 92, 2016, p. 6-8.
9 Florent Kohler, « Blondes d’Aquitaine. Essai de zooanthropologie », Études rurales, 189, 2012, p. 155-174.
10 Herbert L. Roitblat, Introduction to Comparative Cognition, New York, Freeman, 1985, p. 32.
11 Michel Kreutzer, L’éthologie, Paris, Puf (Que sais-je ?), 2017.
12 Sarah Hunt et al., « Preferences for Ultraviolet Partners in the Blue Tit », Animal Behaviour, 58/4, 1999, p. 809-815.
13 Thomas Nagel, « What is it Like to Be a Bat ? », The Philosophical Review, 83/4, 1974, p. 435-450.
14 Les qualia sont les qualités de certains états mentaux, telles qu’elles sont ressenties lors d’expériences conscientes.
15 Heini Hediger, Psychologie des animaux au zoo et au cirque, Paris, Julliard, 1955.
16 Ibid., p. 154-155.
17 Ibid., p. 252.
18 Ibid., p. 256.
19 Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Paris, Rivages, 2010 [éd.orig. Umwelt und Innenwelt des Tiere, Berlin, Springer, 1934].
20 Konrad Lorenz, « Le compagnon dans l’environnement propre de l’oiseau », Essais sur le comportement animal et humain, Paris, Seuil, 1970 [1935], p. 9-189.
21 Charles Stépanoff, « Comment les chasseurs de l’Arctique sont-ils devenus pasteurs nomades ? Le rôle du comportement animal dans la “révolution” du renne », dans Les systèmes de mobilité de la Préhistoire au Moyen Âge, Antibes, APDCA, 2015, p. 29-44.
22 Dominique Lestel, « L’innovation cognitive dans des communautés hybrides homme/animal de partage de sens, d’intérêts et d’affects », Intellectica, 26-27/1-2, 1998, p. 203-206.
23 Bronislaw Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental [1922], Paris, Gallimard, 1989. « Ce but est, en bref, de saisir le point de vue de l’indigène, ses rapports avec la vie, de comprendre sa vision de son monde. Nous avons à étudier l’homme et ce qui le touche au plus profond de lui-même, c’est-à-dire que nous devons étudier la prise que la vie a sur lui. Dans chaque culture, les valeurs divergent quelque peu ; les gens aspirent à des buts différents, suivent des impulsions différentes, souhaitent une forme différente de bonheur. […] Analyser les institutions, les coutumes et les codes ou se pencher sur le comportement ou la mentalité, sans le désir subjectif de prendre conscience de ce qui anime les gens, de saisir la raison profonde de leur joie de vivre – c’est, à mon avis, passer à côté de la récompense suprême que l’on peut espérer retirer de l’étude de l’homme. »
24 Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La rigueur du qualitatif. L’anthropologie comme science empirique », Espace Temps, 84/1, 2004, p. 38-50.
25 Pour ne citer que les principales : The American Beaver and his Works, Philadelphie, Lippincott, 1868 ; Jane Goodall, In the Shadow of Man, New York, Houghton/Mifflin/Harcourt, 1971 ; Elisabeth M. Thomas, The Hidden Life of Dogs, New York, Houghton/Mifflin/Harcourt, 1993 ; Marcus Baynes-Rock, Among the Bone Eaters. Encounters with Hyenas in Harar, Philadelphie, Pennsylvania State Press, 2015.
26 Il s’agit de la thèse de Marion Vicart, Des chiens auprès des hommes : ou comment penser la présence des animaux en sciences sociales, thèse de sociologie, EHESS, 2010, publiée sous le titre Des chiens auprès des hommes. Quand l’anthropologue observe aussi l’animal, Paris, Pétra, 2014. Marion Vicart a été particulièrement attaquée en raison de ses travaux, traitée d’hurluberlue durant des colloques et journées d’études, ce qui a probablement entravé sa production scientifique.
27 Parmi ces chercheurs, on trouve des sociologues (Jocelyne Porcher, Tiphaine Schmitt, « Les vaches collaborent-elles au travail ? », Revue du MAUSS, 1, 2010, p. 235-261 ; Dominique Guillo, Des chiens et des humains, Paris, Le Pommier, 2009) et des philosophes (Vinciane Despret, Penser comme un rat, Versailles, Quæ, 2016 ; Dominique Lestel, Les amis de mes amis, Paris, Seuil, 2007). Dans le domaine anglo-saxon, voir par exemple Janet Alger, Steven Alger, « Cat Culture, Human Culture : An Ethnographic Study of a Cat Shelter », Society & Animals, 7/3, 1999, p. 199-218, et le récent livre de John Bradshaw, The Animals among Us.The New Science of Anthrozoology, Londres, Penguin/Allen Lane, 2017. C’est particulièrement la ligne éditoriale de la revue Society and Animals.
28 Florent Kohler, « Blondes d’Aquitaine », art. cité.
29 Jean-Pierre Digard (« Le tournant obscurantiste en anthropologie », L’Homme, 203-204, 2012, p. 567) écrit la chose suivante : « Dans la même veine, paraît également cette année 2012 dans Études rurales un numéro spécial, Sociabilités animales (189), comportant, entre autres morceaux de bravoure, une ethnographie d’un troupeau de vaches qui vaut son pesant de foin – ensemble concocté par Florent Kohler, de l’université de Tours, l’un des nouveaux chantres de l’“anthropologie des non-humains”. »
30 Voir Florent Kohler, « “Bon à manger” : réflexion sur la cruauté non rituelle envers les reptiles dans l’Uaçá, bassin de l’Oyapock, Brésil », dans Philippe Erikson (dir.), Trophées, Paris, Société d’ethnologie, 2015, p. 127-146.
31 « […] un mode d’intelligence, quel qu’il soit, ne peut être compris de nous que si nous en trouvons l’analogue dans notre propre intelligence. C’est là une condition de la psychologie animale qu’il nous faut accepter résolument. Ou la conscience animale ne nous est pas accessible, ou si elle l’est, elle ne nous est connue qu’en fonction de la nôtre ». Alfred Espinas, Des sociétés animales, op. cit., p. 49.
32 Voir les travaux de Jocelyne Porcher ou Dominique Guillo. On pourra également se référer à Éric Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées, Paris, Seuil, 2017.
33 Dan Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996 ; Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux, Paris, Gallimard, 2001.
Auteurs
Professeur émérite d’éthologie, université Paris Nanterre, EA 3456, Éthologie, Cognition, Développement. Il a récemment publié « Un demi siècle de chants d’oiseaux », dans Corinne Beck, Martine Clouzot (dir.), Les oiseaux chanteurs, p. 25-45 (Éditions universitaires de Dijon, 2014) ; « La captivité pour socialiser et éduquer l’oiseau chanteur ! De l’intérêt des traités d’élevage des xvie-xviiie siècles pour les éthologues actuels », dans Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, p. 103-113 (Éditions de la Sorbonne, 2019) ; L’éthologie (Puf [Que sais-je ?], 2017).
Anthropologue, maître de conférences à l’université de Tours. Il a dernièrement publié : L’animal qui n’en était pas un (Sang de la Terre, 2012) ; en collaboration, Réhabiliter la nature ordinaire (Presses universitaires de Rennes, 2016) ; « Le point de vue des vaches ou l’animisme pris au sérieux. Sources pour l’observation participante d’un troupeau », dans Éric Baratay (dir.), Aux sources de l’histoire animale, p. 239-250 (Éditions de la Sorbonne, 2019).
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Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011