Préface
p. 9-10
Texte intégral
1Comme souvent, c’est ici le sous-titre de ce livre qui en livre la clé. Le premier mot en est « exil », et c’est bien de cette déchirure initiale qu’Arthur Adamov va extraire l’énergie sombre qui nourrira son œuvre et, peut-on penser, détruira sa vie. Mais les deux autres mots résument ce pour quoi son nom peut encore demeurer dans la mémoire des historiens du théâtre et aussi, espérons-le, dans celle des spectateurs de demain. Il a appartenu à cette génération d’auteurs qui ont retenu l’attention non seulement d’un public mais, d’abord – c’est aussi là que le théâtre se distingue de la littérature – de metteurs en scène, de chefs de troupe et de directeurs de salle qui ont cru en lui, au lendemain d’une tragédie mondiale qui – on le découvre en lisant Nathalie Lempereur - l’éveilla, tardivement mais définitivement, au « théâtre » et à la « politique ».
2Je viens de parler de tragédie. Cette métaphore éminemment théâtrale convient dès qu’on s’arrête à considérer le destin de ce fils malheureux doublé d’un Arménien honteux qui fut ainsi sauvé du désespoir et de la stérilité. Mais on ne se sauve pas impunément. Ce fut déjà une belle conquête que de s’imposer comme dramaturge dans cet espace-temps exceptionnel où des « petits théâtres » façon Noctambules ou Babylone et des metteurs en scène façon Roger Blin ou Jean-Marie Serreau lançaient des auteurs dénommés Beckett, Ionesco, Pinget ou Schéhadé – tous d’origine étrangère, comme le « Caucasien » Adamov. L’importance historique de ce dernier se mesure à sa capacité à franchir ensuite le pas qui lui permit de faire monter ses pièces par une autre génération d’hommes de théâtre, issue, elle, de la « Décentralisation », de Roger Planchon à Gabriel Garran.
3Derrière ce glissement institutionnel l’enjeu, vous le verrez, est clairement idéologique : l’Adamov des petits théâtres est rattaché a posteriori par ses commentateurs – y compris Sartre – et par l’auteur lui-même à un « anarchisme » dont on sait qu’il est, par définition, une idéologie floue, celui de la seconde époque appartient, en revanche, à l’univers du « compagnonnage de route » avec le Parti communiste. Nathalie Lempereur ne manque pas de rappeler le lien qui apparaît dans la biographie de certains radicaux entre ladite radicalité et une culpabilité de n’avoir pas été à la hauteur de l’histoire dans un moment qui l’aurait requis – c’est là qu’Adamov rejoint un Althusser ou un Chris Marker. Pour celles et ceux qui s’interrogeraient sur la contribution de l’histoire culturelle à l’explicitation d’un destin artistique, cette homologie entre la logique des œuvres et celle des conditions de leur production est un exemple topique.
4Au-delà, la question reste posée de la possibilité de voir un jour exhumer ce répertoire. Le monde auquel Adamov s’est intégré pour finir – à contre-courant de l’évolution de tous ces communistes de la Libération qui, de crise en crise, ont quitté l’Église – a aujourd’hui totalement disparu, au point qu’on peut se demander si l’heure ne serait pas venue de lire ou relire ses premières pièces, avant ses dernières. Leur auteur a été très tenté de les renier, et l’a parfois fait, haut et fort. Il se pourrait que ces œuvres inconfortables fussent, plus que les néobrechtiennes, harmoniques du xxie siècle, ce temps si différent de ce qu’Arthur, son épouse Jackie ou le Parti avaient rêvé.
5« Sur la scène la Révolution reste encore à faire » est une des premières fortes affirmations du futur auteur de Tous contre tous comme de celui de Paolo Paoli. La Révolution eut, en effet, lieu sur scène, mais plus celle de Beckett que celle de Brecht, et plus encore, à l’arrivée, celle du metteur en scène, voire celle de l’acteur. Tout s’est passé comme si le théâtre, art de l’instant, avait insensiblement laissé une démiurgie absorber sa dramaturgie. Nathalie Lempereur ressuscite d’entre les morts un personnage qui avait réussi à conquérir l’attention de ses contemporains par une sorte d’impolitesse du désespoir qui pouvait susciter l’adhésion ou la répulsion. Elle a entendu ce qu’après la mort de son ami Bernard Dort, avec son autorité singulière, n’avait pas hésité à dire, à savoir qu’on n’avait pas « encore pris toute la mesure d’Arthur Adamov ». Elle essaie de lui rendre mesure pour mesure. Elle fait son travail d’historienne. À la société, ensuite, de faire le sien – ou pas.
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