Séminaire
Le séminaire et la fabrique de la comparaison
p. 292-294
Texte intégral
1Le séminaire comme institution académique et pratique scientifique est un bel objet d’histoire transnationale. D’abord en raison des circulations de la forme même du séminaire (et des transformations qui y sont liées) depuis les premières fondations de Seminar dans les universités allemandes au xviiie siècle, en passant par le transfert de cette forme horizontale d’enseignement dans les universités américaines à la fin xixe du siècle et par son acclimatation en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans des institutions d’abord para-universitaires (à l’EPHE notamment). Ensuite, parce que son oralité constitutive et la discussion collective qui l’accompagne (tranchant, en France, avec la verticalité du cours magistral consacrée par la traditionnelle leçon d’agrégation) sont des conditions favorables à la réflexion comparative, notamment entre des participants potentiellement spécialistes de sujets et de pays différents. Enfin, parce que la possibilité d’inviter des intervenants extérieurs est une des voies privilégiées de constitution et d’entretien d’un réseau scientifique, qui peut être international. Ces caractéristiques propres au séminaire ont été analysées par différents chercheurs en histoire ou en sciences politiques, notamment par le biais de l’oralité dans le développement des sciences ou par des études de cas portant sur des séminaires renommés en France (tels que celui de Pierre Bourdieu) ou à l’étranger.
2Christophe Charle a abordé ce sujet dans plusieurs de ses travaux sur l’histoire européenne comparée des intellectuels et en particulier des professions universitaires. Il a notamment étudié la forme du séminaire entre la France et l’Allemagne au xixe siècle et rejoint sur ce point les travaux de Michel Espagne et de Michael Werner sur la construction d’une référence allemande dans l’université française au cours de ce siècle. On peut se demander comment Christophe Charle, en tant que professeur et promoteur de l’histoire comparée dans l’université en France, a constitué son propre séminaire doctoral et de master comme lieu et pratique de la comparaison dans les années 1990. La petite étude statistique qui suit analyse les dix dernières années de ce séminaire mensuel entre 2009 et 2019, dont les programmes sont archivés en ligne par l’Institut d’histoire moderne et contemporaine qui l’a abrité à partir de 2010. On applique ici une méthode simple de comptage, très prisée par Christophe Charle lui-même quand il mène des comparaisons en histoire culturelle.
3Le séminaire de Christophe Charle fonctionne tout d’abord comme lieu d’affichage et de promotion de l’histoire comparée européenne : cette ambition est présente dans son titre, ses textes programmatiques et ses bibliographies d’accompagnement. Intitulé « Pour une histoire culturelle de l’Europe, xixe-xxe siècles » en 2009, le séminaire se poursuit sous l’appellation « Histoire des cultures en Europe, xixe-xxe siècles » en 2012, puis « La fabrique des cultures en Europe, xixe-xxe siècles » en 2014, « Les figures de l’intellectuel en France et en Europe » en 2015, « La vie intellectuelle en France et en Europe » en 2017 et, dernièrement, « France, Europe, monde, quelle histoire ? » en 2018. Notons cependant que les brefs textes d’en-tête de ces programmes ne contiennent pas explicitement la mention méthodologique de la comparaison comme outil d’histoire. La référence à une histoire transnationale, devenue à la mode dans la décennie 2010 en France, apparaît en 2013-2015 dans la mention de l’étude des « formes culturelles transnationales sinon européennes ». En 2018, un changement d’échelle est annoncé : le texte d’accompagnement du programme présente les « défis d’une histoire plus globale, plus connectée ou “transnationale” ». La bibliographie, qui figure à partir de 2011 et comprend entre 6 et 19 titres par an (réunissant les lectures libres conseillées et les ouvrages commentés au cours des séances), est constituée le plus souvent de livres situant leur objet à une échelle européenne. Peu d’ouvrages en langue étrangère sont toutefois proposés à ce stade préliminaire : 10 sur 84 ouvrages cités en dix ans. Cette surreprésentation de livres en français s’explique par le fait que les ouvrages sont aussi ceux que les étudiants de master peuvent traiter sous forme de note de lecture pour valider leur participation. Le nombre total de références aux travaux de Christophe Charle s’élève, lui, à 18 sur 84. La place du professeur est donc évidente tout en restant modérée.
4En deuxième lieu, ce séminaire peut être vu comme un lieu de constitution d’un réseau de chercheurs en histoire comparée. Le séminaire comptant annuellement 14 séances, la part des séances avec invités extérieurs (français ou étrangers) s’élève à 5 en 2009-2011, 6 en 2011-2014, 7 en 2014-2016, avant de redescendre à 3 en 2016-2018 et 2 en 2018-2019. Sur dix ans, 49 séances sur un total de 140 (soit 35 %) ont ainsi été dédiées à la discussion avec des « extérieurs ». Parmi ces invités, le nombre cumulé de chercheurs étrangers sur dix ans s’élève à 11 : le pays le plus représenté est de loin l’Italie avec 7 invitations, tandis qu’arrivent ensuite les États-Unis (2 invités) et la Finlande (1 invitée). Si l’on considère le séminaire comme lieu de constitution et d’entretien d’un réseau scientifique, force est de constater que celui-ci est principalement formé de chercheurs travaillant en France (il faudrait bien entendu compléter par une analyse du réseau plus large de Christophe Charle que traduisent ses invitations dans les colloques et les universités à l’étranger, ses collaborations éditoriales avec des partenaires non français et sa participation à des projets collectifs associant plusieurs universités étrangères).
5En dernier lieu, le séminaire de Christophe Charle apparaît comme une pratique parmi d’autres de la comparaison, étant entendu qu’il existe plusieurs manières de comparer, comme l’a exposé Hartmut Kaelble (1999). Dans le séminaire, la comparaison terme à terme est moins souvent pratiquée que l’analyse de convergences ou de tendances (ouest-) européennes. De fait, le terme « Europe » ou l’adjectif « européen » apparaissent dans le titre de 41 séances sur 140 au total en dix ans (soit 29 %). On peut observer ici une décroissance : l’un ou l’autre terme figure dans le titre de 4 à 9 séances par an de 2009 à 2015, contre 0 à 2 de 2015 à 2018. La dernière année (2018-2019) est différente, puisqu’une attention est portée aux jeux d’échelle entre la France, l’Europe et le monde (avec 5 fois le terme Europe dans le titre des séances). Par ailleurs, sur les dix ans, 26 séances sur 140 (soit 19 %) ont été explicitement dédiées à l’analyse d’un pays étranger (qu’il s’agisse de séances avec invités, de commentaires d’ouvrages ou d’exposés généraux) : par ordre décroissant, il s’agit de l’Allemagne (7 séances), de l’Italie et de l’Angleterre (4 séances à chaque fois), des États-Unis (3 séances) et de l’Espagne (2 séances). On relève ponctuellement une séance consacrée à la Russie, une sur la Hongrie, et une sur Prague. Finalement, l’intérêt pour l’Allemagne l’emporte nettement et les pays ouest-européens (auxquels sont adjoints les États-Unis) restent l’aune à partir de laquelle le cas français est comparé dans une période privilégiant le long xixe siècle.
6En somme, le séminaire de Christophe Charle dans la décennie 2010 peut s’analyser non seulement comme un lieu dédié à l’étude comparée de l’histoire des intellectuels et de la vie culturelle en Europe aux xixe et xxe siècles, mais aussi comme une forme située (parmi d’autres) de la pratique de ce type d’histoire en France, dans un contexte institutionnel donné (les échanges universitaires privilégiant l’Italie et l’Allemagne) et à un moment historiographique (l’Europe occidentale comme principale échelle de comparaison avant la primauté du « tournant global »). Il appartient au réseau scientifique constitué en dix ans et à la génération des élèves formée par ce séminaire de poursuivre et d’élargir ce vaste chantier.
Indications bibliographiques
Bibliographie
Marc Aymes, « Du Seminar au séminaire », Labyrinthe, 27/2, 2007, p. 37-58.
Sébastien Care, Gwendal Châton, « Pratiques du séminaire », Raisons politiques, 71/3, 2018, p. 5-16.
Michel Espagne, Michaël Werner, « La construction d’une référence culturelle allemande en France : genèse et histoire (1750-1914) », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 42/4, 1987, p. 969-992.
Hartmut Kaelble, Der historische Vergleich. Eine Einführung zum 19. und 20. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1999.
Françoise Waquet, Parler comme un livre : l’oralité et le savoir, Paris, Albin Michel, 2003.
Auteur
Université de Franche-Comté, Centre Lucien Febvre
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