Révoltes
Actualité du xixe siècle
p. 268-270
Texte intégral
1À la fin des années 2000, j’avais entendu avec étonnement Christophe Charle parler du retour de notre pays au xixe siècle. Je m’interrogeai sur le sens de cette remarque à la fois caustique et un peu désabusée, selon sa manière. Difficile pourtant d’imaginer pure coquetterie de la part de l’éminent spécialiste du xixe siècle français et européen et de leurs élites. Certes, les couloirs en bois de la vieille Sorbonne nous incitent à penser la fixité du temps. Ils sont l’héritage d’une époque où l’État construisait des bâtiments de prestige en matériaux nobles au cœur de Paris, pour abriter la réflexion des petits groupes de prestigieux professeurs et de leurs étudiants triés sur le volet. La Sorbonne avait été rebâtie pour 5000 étudiants, elle en possède plus de 200000 en ce début de xxie siècle. C’était avant 1914, sous la IIIe République, quand le savoir académique avait besoin de temples pour la pensée et les sciences, de dorures et du travail de nombreux artistes et artisans pour fabriquer l’écrin destiné à élaborer des savoirs, quand se déployaient les Humanités dégagées de toute rentabilité. Un autre temps…
2Alors quel était ce retour au xixe siècle dont parlait Christophe Charle, en ce temps où de nouveaux temples clinquants sont édifiés pour les grands médias audiovisuels de masse, où la vie politique et les médias sont pris en main par des milliardaires sans culture ni scrupules, où les savoirs ont presque été bannis de la sphère collective publique, et où le ricanement médiatique a rejeté l’élaboration intellectuelle dans nos tours d’ivoire ? Où l’on est passé en un siècle de la République des universitaires à la République des communicants, et du souverain mépris pour le pharmacien Homais à son triomphe ?
3La crise des Gilets jaunes de l’hiver 2018-2019 a confirmé les fortes présomptions que je m’étais faites à la suite à cette conversation. Première révolte de masse violente et spontanée des Français du peuple depuis l’avènement de la IIIe République, même violence de classe des bourgeoisies à leur encontre, remugle d’envoi de la garde nationale pour abattre les insurgés du samedi, appelé de leurs vœux par plusieurs intellectuels comme Luc Ferry (« Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois », demandait-il en direct à la télévision aux policiers). L’article « Lutte des classes en France » de Serge Halimi et Pierre Rimbert, publié en février 2019 dans Le Monde diplomatique, est lumineux, en ce qu’il place en regard la haine et les peurs des bourgeoises du xixe siècle face au peuple insurgé, avec le retour éruptif des violences sociales qui ont caractérisé ce moment de notre histoire.
4La République avait fini par étouffer les contradictions de classes et les aspirations révolutionnaires : d’une part en encadrant les fureurs sociales par tout un appareil politique et syndical qui a permis à l’ordre et à la négociation collective de l’emporter en 1936 comme en 1968, dans le cadre légal et encadré de la grève (« il faut savoir finir une grève ») ; et d’autre part en répondant au long cours à la question sociale par une politique d’augmentation des salaires, et par la construction d’un gigantesque appareil de redistribution sociale.
5Seulement voilà, comme toute construction humaine et historique, le système s’épuise et se délite progressivement. Le retour des « traîne-misère » et des sans domicile qui hantent les métros parisiens en journée, et les rues de Paris la nuit. Le retour d’une paysannerie crève-la-faim avec ses revenus mensuels à 300 euros une fois payées toutes les traites aux banquiers et aux sociétés de crédit. Le retour des millions d’inactifs (6,5 millions de personnes sans emploi ou à temps partiel subi en France en 2019) dont le stock gonfle lentement mais sûrement depuis des décennies. Le retour des pauvres récemment pointés à 9 millions en France, et notamment celui des étudiants pauvres et des diplômés chômeurs. Le retour de la misère des femmes seules et de leurs enfants, de certains vieillards, des travailleurs pauvres, des isolés et des oisifs et inactifs de toute espèce (3 millions de jeunes Français de 15 à 35 ans vivent en dehors des études, des stages et de l’emploi en France, selon une étude de l’OCDE publiée en 2019). Tout un petit peuple abandonné et de plus abrasé par ses élites. Car ce retour au xixe siècle porte aussi ses saillies haineuses et sans tabou de la grande bourgeoisie d’État et plus encore financière, qui raille en privé les « sans-dents », et en public les « analphabètes de Gad », ou « Jojo le gilet jaune ». « Le canon seul peut régler les questions [du] siècle », écrivait Tocqueville à propos des journées de juin 1848. Nous n’en sommes pas là, mais les estropiés et les éborgnés des journées de janvier ou février 2019 savent ce qu’il en coûte de profaner la belle vitrine parisienne de la France.
6L’historien Christophe Charle, observateur lucide des mécanismes de la domination sociale, conscient de l’impuissance des intellectuels qui ne font ni les révolutions ni les transformations sociales, mais qui les observent, les analysent, les commentent, leur donnent un sens et les révèlent parfois à elles-mêmes – non sans d’éventuelles interactions dans les champs politiques ou sociaux –, sait que ce sont les peuples qui font l’histoire, parfois leurs dominants ou certaines minorités. Les « clercs », qu’ils soient cléricaux ou laïcs, hommes d’Église ou intellectuels, ont au moins cette capacité d’anticipation due à leur observation silencieuse, à leur connaissance de l’histoire et du temps long, à leur conscience que le temps et les phénomènes sociaux passent et se transforment. Qui aurait dit, dans les années 1970 ou 1980, que les projets de libération et d’émancipation qui foisonnaient dans la société française nous ramèneraient à de durs et violents antagonismes sociaux ?
7De libéralisation financière en fin des monopoles publics, de dérégulation douanière en déréglementation, de décentralisation en privatisation, de déconcentration en communication, les mots sont devenus des maux, et les réalités sociales du xixe siècle se sont progressivement réinstallées. Marginalement d’abord, puis structurellement. Les travailleurs pauvres, la précarité, l’usure, le crédit, l’ostentation, le mépris social, l’exploitation des travailleurs sans statut, la déqualification, le chômage de masse, la déculturation, l’exploitation des jeunes filles pauvres, la prostitution et la marchandisation des corps, les taudis, les marchands de sommeil, les expulsions, la prison, la faiblesse des syndicats et des corps intermédiaires, la haute banque, les croisières, l’extrême richesse, les tabassages, les diverses formes de violence… voilà quelques traits saillants de notre société de ce début de xxie siècle. Cela ressemble à s’y méprendre à certains traits caractéristiques de la société du xixe siècle. Effectivement, Christophe Charle avait vu ce qui était en train d’advenir. Tout cela pour ça. L’histoire nous enseigne que rien n’est jamais acquis ni préservé, que l’histoire qui est oubliée sera à revivre, et que tandis que nous étions obsédés par le « IIIe Reich » et ses dérives mortelles, de bonnes vieilles logiques sociales de domination se reconstruisaient dans l’ombre. La République est à reprendre sinon son avenir sera compromis. Il reste du travail pour les historiens.
Indications bibliographiques
Bibliographie
Christophe Charle, Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 2006 [1987].
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« La modernité dure longtemps »
Penser les discordances des temps avec Christophe Charle
François Jarrige et Julien Vincent (dir.)
2020
Faire société
La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900
Thomas David et Alix Heiniger
2019
Les Russes en France en 1814
Des faits, des imaginaires et des mémoires
Marie-Pierre Rey (dir.)
2019
Dictionnaire historique de la comparaison
Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et al. (dir.)
2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022