Printemps des peuples
1848 et le « Printemps des peuples »
p. 265-267
Texte intégral
1Parmi les grandes révolutions du xixe siècle, celle de 1848 se prête sans doute mieux qu’aucune autre à l’approche comparatiste, tant la simultanéité des événements dans plusieurs territoires et les circulations à différentes échelles y furent nombreuses et modelèrent en profondeur le cours de l’histoire. Cette dimension internationale de la « plus européenne des révolutions du xixe siècle » a déjà été maintes fois soulignée, même si longtemps les récits prirent place dans un cadre essentiellement national. Le colloque consacré aux « mondes de 1848 », organisé en 2018 par la Société d’histoire de 1848 à Paris, à l’occasion du cent-soixante-dixième anniversaire de l’événement, a significativement choisi de dilater l’analyse à l’échelle mondiale. Alors qu’en 1998, lors des cent-cinquante ans de la Révolution, c’est la dimension européenne qui était soulignée, en 2018 l’analyse s’élargit désormais à l’échelle globale, signe parmi d’autres des mutations en cours de l’historiographie.
2Longtemps a dominé l’idée que la révolution de 1848 serait née en France, à la suite de l’interdiction d’un banquet réformateur, avant que la contagion révolutionnaire n’enflamme l’Europe. Mais la chute du gouvernement de Louis-Philippe et la proclamation de la IIe République ne constituent en réalité qu’un événement, certes majeur, dans une chaîne bien plus complexe.
3Dans l’Europe issue du congrès de Vienne, les aspirations nationales et démocratiques s’étendent tout en étant bridées par des régimes autocratiques. Les crises sociales et économiques s’intensifient dans les années 1840, en creusant les inégalités, en renforçant les protestations et les mouvements politiques radicaux et socialistes dans leurs diverses variantes. Beaucoup interrogent alors la souveraineté populaire, le sens de la propriété privée, l’accroissement des inégalités… Même si les situations sont très diverses, presque partout les transformations économiques préoccupent et rendent de plus en plus insupportable la domination des anciennes élites.
4Dans ces conditions, les mouvements sociaux et les émeutes s’étendent à l’ensemble du continent, à l’exception peut-être de la Russie et de l’Espagne. C’est dans le Sud, en Sicile, le 12 janvier 1848, qu’a lieu l’une des premières révoltes. Les Palermitains se soulèvent contre le pouvoir des Bourbons et leurs slogans annoncent ceux qui se développeront ensuite sur les barricades des grandes capitales européennes. Par la suite, les insurrections et révoltes éclatent partout sur le continent : alors que la monarchie de Juillet est renversée en France, l’agitation chartiste atteint son apogée à Londres tout en étant réprimée. Plus que la question sociale, dans l’Empire d’Autriche ce sont les aspirations nationales qui sont au centre des troubles et des revendications, les Tchèques et les Hongrois réclamant plus d’autonomie. Dans les États de la Confédération germanique, la révolution de mars donne naissance au Parlement de Francfort, première assemblée élue de cet espace. Ces événements révolutionnaires s’accompagnent de répertoires d’action originaux qui ont également fait l’objet d’études comparées, à l’image de la circulation du phénomène des barricades qui atteint son apogée en 1848.
5Mêlant revendications sociales et mouvements nationalistes, avec d’infinies et subtiles nuances selon les structures sociales locales, l’événement 1848 se prête bien aux approches comparées. L’Europe de 1848 est en effet très diverse, entre les suds ruraux et les régions septentrionales plus industrielles, déjà entrées de plain-pied dans l’âge de la question sociale. Dans son essai d’histoire comparée des intellectuels en Europe au xixe siècle, Christophe Charle proposait d’ailleurs une sociologie historique comparée des intellectuels en révolution au milieu du xixe siècle. Il soulignait combien, dans la plupart des pays européens, les mutations intellectuelles avaient préparé les révoltes. Partout les étudiants furent en première ligne de l’événement, si bien que l’échec des mouvements révolutionnaires contribua à disqualifier les clercs. Il insistait aussi sur les singularités nationales qui restent fortes en fonction du degré de libéralisme et des modes de structuration du champ intellectuel et des institutions.
6L’histoire sociale a depuis longtemps souligné que les insurrections de 1848 – contrairement à ce qu’on a longtemps cru – ne furent pas des soulèvements du prolétariat de la grande industrie moderne, encore restreinte et limitée à quelques territoires qui ne furent jamais au cœur des dynamiques révolutionnaires. Elles furent davantage le fait des populations artisanales et des métiers anciens, comme les travailleurs protoindustriels, qui s’insurgèrent, parfois jusqu’à briser des machines ou attaquer les marchands, accusés d’imposer de nouvelles pratiques de travail et des logiques de marché incompatibles avec les anciennes organisations collectives. Au-delà de la question sociale qui colore indéniablement ces événements révolutionnaires – Le manifeste du Parti communiste de Marx et Engels paraît de façon anonyme en février 1848, même s’il demeure à l’époque confidentiel –, les révolutions de 1848 furent aussi des mouvements nationaux, travaillés en profondeur par la question religieuse. Là encore, l’approche comparée a permis de mettre en exergue différences et points communs.
7Dépassant les comparaisons intraeuropéennes, les travaux actuels insistent de plus en plus sur les échos plus lointains de 1848, dans des territoires aux structures sociales et politiques très différentes ; et surtout dans les empires, puisque 1848 marque l’abolition de l’esclavage en France et un moment de bascule dans l’essor de l’impérialisme. L’influence des révolutions européennes de 1848, en particulier en France, est ainsi palpable en Amérique, où le vocabulaire démocratique et le symbolisme républicain s’étendent du Canada au Chili. Le moment 1848 connaît par ailleurs des soulèvements et des expériences révolutionnaires bien plus larges et longtemps peu visibles dans les approches centrées sur l’Europe, à l’image du soulèvement des Taiping en Chine à partir du début des années 1850 : si elle ne semble avoir entretenu aucun lien avec les événements européens, cette révolte fut au moins aussi révolutionnaire. Des historiens comme Christopher Bayly ont mis en lumière la conjoncture révolutionnaire et insurrectionnelle globale du milieu du xixe siècle, qui mit à mal les ordres sociopolitiques anciens, qu’il s’agisse de la guerre civile aux États-Unis ou des divers soulèvements en Asie du Sud-Est.
8La comparaison a également porté sur les stratégies de gestion et de répression des soulèvements par les États, puisque partout les aspirations démocratiques et égalitaires ont été résorbées et réprimées. Dans le cas britannique, l’historiographie a abondamment discuté des raisons qui expliquent l’absence de débouchés révolutionnaires du mouvement chartiste, en dépit de son ampleur. Les autorités surent alterner répression et compromis, jouant des possibilités offertes par l’espace élargi de ce que Christophe Charle appelait la société impériale, sous la forme des déportés et transportés outre-mer. Miles Taylor suggère même que ce processus de mise à l’écart vers l’Empire a permis de désamorcer les mouvements en métropole, tout en renforçant les forces contestataires dans les colonies, un processus qui serait à l’origine des réformes consenties dans les colonies de peuplement (comme l’extension du droit de vote) avant même que les changements aient eu lieu dans les îles Britanniques.
9Si la révolution de 1848 a parfois pu être « oubliée » dans les imaginaires politiques ultérieurs, elle n’a en revanche jamais cessé d’intéresser les historiens et d’être pensée au prisme de la comparaison. L’histoire de la révolution de 1848 a ainsi vu le passage d’une approche comparée, centrée sur des pays proches et possédant de nombreux points communs, à une analyse globale bien plus vaste. Mais la réflexion sur 1848 dépasse le seul cadre des débats historiques. Les révoltes arabes de 2011- 2012 furent ainsi présentées comme un nouveau « Printemps des peuples », ravivant le souvenir de celui de 1848 et permettant de relier le présent au passé, même si tout rapprochement entre les événements quarante-huitards et les révolutions politiques contemporaines serait évidemment forcé.
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Sylvie Aprile, Raymond Huard, Pierre Lévêque, Jean-Yves Mollier, La Révolution de 1848 en France et en Europe, Paris, Éditions sociales, 1998.
Christopher Bayly, La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, Éditions de l’Atelier, 2007 [2004], p. 255-271.
Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey, 1848. La révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2008.
Miles Taylor, « The 1848 Revolutions and the British Empire », Past & Present, 166, février 2000, p. 146-180.
10.1093/past/166.1.146 :Guy P. C. Thomson, The European Revolutions of 1848 and the Americas, Londres, Institute of Latin American Studies, 2002.
Auteur
Université de Bourgogne (LIR3S, UMR 7366), Institut universitaire de France
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