Mai 68
« Spectres de Mai ». 1968 et la comparaison historique
p. 262-264
Texte intégral
1« 1968-2018. Ils commémorent, on recommence. » Tel est le slogan qu’on pouvait lire au printemps 2018 sur le mur des locaux occupés de Tolbiac (université Paris 1). Depuis cinquante ans, l’événement 1968 ne cesse d’être un point de comparaison lorsque surgissent des mouvements sociaux ponctués de grèves et de manifestations. Toutes proportions historiques gardées, le phénomène est lui-même comparable à un « tremblement de terre initial » qui produirait ensuite d’« autres répliques » : c’est en ces termes que Christophe Charle, dans Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité (2011), évoque la Révolution française et les soulèvements qui non seulement l’ont suivie mais s’en sont inspirés.
21968 est une référence obsédante. Mais la comparaison s’affirme en général pour disqualifier ce qui vient après, en particulier les mouvements lycéens et étudiants. « Même pas dignes des utopies de Mai », s’exclame sèchement le géographe Jean-Robert Pitte, alors président de l’université Paris-Sorbonne, à propos des étudiants mobilisés contre le Contrat première embauche (CPE), en mai 2006. Les engagements des générations « d’après » n’échappent pas à ce rapprochement récurrent : ils sont évalués – et souvent dévalués – à l’aune de « Mai ». Comme si, depuis lors, il ne pouvait y avoir qu’un affaissement par rapport à ce moment imposant. Devant ces comparaisons, on est surtout frappé par le recours fréquent à l’aphorisme de Marx qui ouvre le Dix-huit Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851) : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié de dire : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Pour exemple, François Furet fustige en 1986 une « parodie », « dix-huit ans après la pièce originelle », assimilant le mouvement lycéen et étudiant contre le projet de loi Devaquet à une « farce lycéenne substituée au théâtre de l’histoire révolutionnaire ». En 2006, Jean Baudrillard reprend la métaphore marxienne en caractérisant la lutte anti-CPE comme un « événement farce ». Or, ces rapprochements ne contribuent pas seulement à dénigrer le présent. Ils forcent à l’idéalisation paradoxale du passé, paradoxale en ce qu’elle provient souvent de contempteurs de Mai. Par là, ils rabattent le sens de 1968 sur le principe de plaisir, la fête, la joie, au regard desquels les mouvements sociaux plus récents sont toujours placés sous le signe de l’esprit de sérieux, de l’anxiété, bref du principe de réalité.
3Mais 1968, dans la puissance de sa grève générale et le grand ébranlement de l’ordre établi, est aussi une matrice de comparaison à la manière d’un spectre qu’il faudrait conjurer. « Les esprits malins de 1968 se seraient-ils réveillés à l’appel du printemps ? », se demande le journaliste et écrivain Jacques Duquesne, en avril 1976, lorsque les étudiantes et étudiants recommencent à se mobiliser. À cette date, il s’agit pour le gouvernement de dissocier le mouvement étudiant des autres conflits sociaux en cours au même moment ; Edgar Faure en conclut : « Nous n’avons pas commis les mêmes gaffes qu’en 1968. » En décembre 1986, une éditorialiste de L’Événement du jeudi, Catherine Salès, peut pousser un soupir de soulagement : « Ouf, le “syndrome du 13 mai 1968” est écarté » ; en effet, la CGT n’appelle pas à la grève générale, tandis qu’Edmond Maire, secrétaire confédéral de la CFDT, déclare : « Nous ne voulons pas revivre les événements du 13 Mai. » Tout se passe comme s’il y avait là un fantôme à exorciser. Car une inquiétude pointe, exprimée notamment par Alain-Gérard Slama et la question qu’il pose dans Le Figaro le 13 mars 2006 : « La France est-elle dans une situation révolutionnaire ? », elle-même prolongée par un constat tourmenté : « Le spectre d’une nouvelle crise de Mai 1968, en pire, hante les esprits. »
4En fait, l’utilisation des comparaisons sert surtout à disqualifier l’événement en cours : c’est la gloire de l’histoire contre le dénigrement du présent. La désignation opère par l’insistance sur la déperdition. Commentant le mouvement étudiant de 1976, l’éditorialiste de L’Aurore Dominique Jamet s’insurge : « Comme en 1848 on répétait “À genoux devant l’ouvrier”, depuis 1968 nous sommes à plat ventre devant l’étudiant », tandis que l’écrivain Gilbert Cesbron use d’une autre allusion historique et sermonne à distance les étudiants manifestants : « Mai 68 est pour eux ce que la Commune de 1871 est pour les communistes. Ils ne savent pas encore que toute fidélité qui ne demeure pas une blessure béante tourne en banquets, discours et couronnes. »
5La comparaison avec la Commune est intéressante. De fait, au cours des deux mois qu’a duré la mobilisation intense de mai-juin 1968 en France, la référence est venue de nombreuses fois à l’esprit, comme une évidence. Aux premiers jours du mouvement, le 10 mai 1968, on entend ce cri : « C’est la revanche de la Commune ! » Une femme, interrogée en direct durant cette « nuit des barricades », confie : « Il y en a qui sont autour de moi et qui parlent de la Commune. »« Vive la Commune », dit un mur de la Sorbonne. « Renouer avec la Commune de Paris » est l’objectif que se fixe notamment le mouvement du 22 Mars en visant l’occupation de l’Hôtel de Ville. Des tracts annoncent pièces de théâtre et représentations en plein air, à Saint-Séverin, Ménilmontant ou Maubert. Ces tracts émanent d’un regroupement, La Commune vivante, qui appelle à « venir revivre l’histoire de la Commune ». Les soixante-cinq numéros en fac-similé du Cri du peuple sont réédités. À Marseille, des élèves occupent le lycée Thiers, désormais « ex-lycée Thiers » : il devient le « lycée de la Commune ». À la Faculté des lettres de Saint-Étienne, un film sur la Commune est projeté et la séance, ouverte aux grévistes, est collectivement commentée. La prégnance de la comparaison se comprend au regard d’une démocratie directe et auto-organisée. On prête à la « commune » de Nantes certains traits de la Commune de Paris, près de cent ans auparavant. L’analogie a évidemment ses limites. Il n’empêche, une tout autre gestion s’y met en place : le comité central de grève se charge d’éditer et de distribuer des bons d’essence et d’alimentation ; les bons de carburant sont détaxés pour les agriculteurs, en accord avec les organisations syndicales ouvrières. Le mouvement du 22 Mars s’y réfère souvent et en appelle à ce qu’il y ait bien d’autres « Nantes », « comme une véritable COMMUNE aux mains des travailleurs », en miroir de 1871. Le journal Action, qui chaque jour restitue les débats et combats du mouvement, mentionne sans cesse la Commune, et la comparaison avec les « Versaillais » est indéfiniment déclinée, en juin, quand s’organisent les élections qui vont mettre un terme au mouvement : « À l’heure des secousses, le capitalisme français se montre le digne héritier des Versaillais qui assassinèrent les communards. » Le sociologue Alain Touraine note dans une tribune publiée par Le Monde le 30 juin : « Le parti des Versaillais n’a pas le droit de parler de réforme et de progrès. » Ce détour par l’histoire n’a rien de décoratif ; il fait sentir mieux que la description factuelle les enjeux politiques qui clivent la société.
6« Le spectre de Mai parlera. » Ce sont les mots de Louise Michel, brandis pour évoquer la Commune sans cesse surgie hors des méandres de l’oubli. « Tous ces braves au cœur tendre que Versailles appelait des bandits, leur cendre est à tous vents, les os furent rongés par la chaux vive ; ils sont la Commune, ils sont le spectre de mai ! », écrit-elle. La formule, « spectre de Mai », s’entend aujourd’hui à double sens, tant le fantôme de 1968 hante lui aussi les mémoires. Comparaison n’est pas raison et en histoire pas davantage. Mais elle sert du moins à comprendre les obsessions, les tourments et les espoirs du temps.
Indications bibliographiques
Bibliographie
Ludivine Bantigny, 1968, de grands soirs en petits matins, Paris, Seuil, 2020 [2018].
Éric Fournier, La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé, de 1871 à nos jours, Paris, Libertalia, 2013.
Ingrid Gilcher-Holtey, « Die Phantasie an die Macht ». Mai 68 in Frankreich, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Taschenbuch Verlag, 1995.
Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique, 2015 [Communal Luxury : The Political Imaginary of the Paris Commune, 2015].
Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68. Une histoire contestée, Paris, Seuil, 2008.
Auteur
Université de Rouen
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