Après-guerres
Les après-guerres en Europe au xxe siècle
p. 249-251
Texte intégral
1L’intérêt de l’historiographie pour les après-guerres date des années 1990- 2000. La fin de la guerre froide a alors conduit à une réflexion plus aboutie sur les temporalités et la durée des conflits contemporains, ce qui a, en outre, amené les historiens à interroger la sortie effective des épisodes guerriers. Il s’agit, dans un premier temps, d’explorer les effets à long terme de la Seconde Guerre mondiale, aussi bien sur le plan politico-économique que culturel, avec une tendance à repousser l’horizon événementiel jusqu’en 1989. Cette relecture rétrospective du passé récent, proposée par Tony Judt, voit dans le séisme politique provoqué dans toute l’Europe par la chute du mur de Berlin le véritable épilogue de 1945. La période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale est en conséquence réduite à une période de transition. Elle n’est plus envisagée comme le début d’une nouvelle ère, plutôt comme une parenthèse.
2Le renouveau s’est poursuivi par l’historiographie de la Première Guerre mondiale qui, dans le prolongement des travaux de Jean-Jacques Becker sur l’entrée en guerre, s’est engagée dans une réflexion davantage dynamique et évolutive de la fin des conflits, centrée sur les sorties de guerre des sociétés européennes après 1918. L’objectif consistait à approfondir les étapes intermédiaires qu’implique l’installation définitive des anciens belligérants dans la paix, après la suspension des hostilités et la signature de l’armistice. Par ailleurs, cette nouvelle approche a coïncidé avec le tournant culturel de l’historiographie de la Grande Guerre et notamment avec l’intérêt grandissant des historiens pour les cultures de guerre. Dans cette perspective, l’après-guerre est redéfini à travers le prisme de la guerre totale. Les sorties de guerre sont rythmées par les enjeux de la démobilisation totale : à la montée des passions et des violences qui caractérise la fin des opérations militaires succèdent le lent désengagement des hommes et des armes et le retour compliqué à la vie civile, puis vient le temps de la démobilisation des esprits, autrement dit du détachement, à la fois des sociétés et des individus, vis-à-vis des représentations collectives bellicistes qui ont forgé l’expérience antérieure du conflit. Ces problématiques sont reprises par les historiens travaillant sur la Seconde Guerre mondiale et les guerres civiles européennes. En termes généraux, les lendemains des conflits européens constituent des moments forts et particulièrement mouvementés, marqués par un déchaînement de violence à l’égard des combattants et aussi des civils, par des déplacements de populations et des règlements de comptes de toute sorte allant des violences physiques aux épurations administratives, mais aussi par une volonté de retour à l’ordre, qui peut s’exprimer par la réintégration des soldats et des mutilés et par la mise en place des institutions internationales visant à garantir la prévention des futurs conflits et le maintien de la paix.
3Approcher les sorties de guerre de manière comparative exige alors d’examiner les difficultés du processus de démobilisation à l’échelle européenne, en prenant en compte toute une série de facteurs propres aux sociétés impliquées dans le conflit, tels que les traditions politiques, les structures sociales ou les enjeux géopolitiques, mais aussi des problématiques liées au déroulement et à l’issue de la guerre. Il existe ainsi des cas différents, selon que l’on sort de la guerre du côté des vainqueurs ou des vaincus, du côté des pays neutres, des pays libérés, ou bien de ceux qui poursuivent les hostilités sur d’autres fronts. Cette diversité se voit, entre autres, dans la façon dont vaincus et vainqueurs ont tenté, à la fin des hostilités, d’intégrer l’épisode de la guerre dans leur histoire nationale. Outre les différences, la comparaison des politiques de mémoire et des littératures de guerre révèle aussi des similarités entre nations dues notamment à la mort de masse et à l’exacerbation de la violence des tranchées. Les différentes variantes nationales du terme « génération perdue », ou « génération du feu », au lendemain de la Première Guerre mondiale, en sont la preuve. La comparaison porte également sur les acteurs du souvenir, les hommages aux morts et les représentations collectives des combats, ou encore de l’occupation, à l’échelle nationale. La question est de savoir comment, à l’intérieur de chaque pays, des groupes et des entités collectives ont cherché à négocier ou à renégocier leur passé, comment ils ont évoqué, sous le prisme du présent, le souvenir de leur mort ou leurs propres souffrances, et, conjointement, comment ils ont envisagé leur avenir commun.
4Enfin, une autre façon de procéder consiste à mettre en relation les trois après-guerres du court xxe siècle. La comparaison opère ici entre trois dates marquantes de l’histoire du continent européen : 1918, 1945 et, enfin, 1989, même si la guerre froide, contrairement aux deux guerres mondiales qui l’ont précédée, n’impliquait pas l’affrontement direct des parties en présence. Ainsi, les premiers travaux traitent la question sous l’angle de la stabilisation politique. Dans ce cadre, il est question des interactions entre, d’une part, les règlements internationaux pour l’organisation du monde d’après-guerre et, d’autre part, les pactes sociaux internes et les politiques de reconstruction ou de reprise économique suivies par les pays concernés. Il s’agit surtout de retracer, en étapes, la route des démocraties modernes vers la stabilité.
5D’autres historiens ont en revanche privilégié une analyse rétrospective des trois après-guerres à partir du présent. La singularité de cette approche, par rapport à celle de Tony Judt mettant en avant l’idée du tournant, est qu’elle considère 1989 comme une période de transition en soi, un nouvel après-guerre, qui a préparé l’approfondissement de l’intégration européenne et l’élargissement à l’est de l’Union européenne et de l’Otan. Cette démarche vise à établir les filiations, les continuités et les ruptures entre ces trois périodes distinctes et, plus largement, à saisir l’impact qu’elles ont eu sur les conduites sociales, les orientations politiques, la formation des États, la coopération internationale ou encore les structures économiques en Europe. Ainsi insiste-t-on davantage sur le retour d’expérience, la circulation des idées et la transmission des savoirs. Dans le domaine de la justice par exemple, la question porte sur les rapprochements faits par les contemporains et les leçons retenues des politiques judiciaires et des conceptions de justice qui avaient prévalu à la fin de la guerre précédente. Autrement dit, comment le débat concernant l’attribution des responsabilités de guerre, soulevé après 1918, a-t-il conduit en 1945 à la création du nouveau concept judiciaire de crimes contre l’humanité et au choix de mise en place d’une juridiction pénale internationale, puis, quelles répercussions cette attention particulière aux droits humains a-t-elle eues, à son tour, sur la généralisation de la justice transnationale au lendemain de la guerre froide ?
6La circulation des idées touche aussi le domaine de la mémoire. L’accent mis, après 1989, sur les effets psychiques que les conflits contemporains peuvent avoir sur les individus et les sociétés, a rétrospectivement changé notre regard sur le passé et, notamment, sur les liens que les sociétés précédentes ont entretenus avec leur propre passé. La notion de « traumatisme collectif », à l’origine liée à l’expérience et à la mémoire de la Shoah, connaît dans les années 1990 une forte percée à la fois dans l’espace public et dans la recherche académique, avant d’être employée pour aborder toute expérience de guerre, ou de violence politique, par exemple l’expérience du communisme en Europe de l’Est.
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Stéphane Audoin-Rouzeau, Christophe Prochasson (dir.), Sortir de la Grande Guerre : le monde et l’après 1918, Paris, Tallandier, 2008.
Bruno Cabanes, Guillaume Piketty, « Sortir de la guerre : jalons pour une histoire en chantier », Histoire@Politique, 3, 2007, en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revuehistoire-politique-2007-3-page-1.htm.
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10.1057/9780230294134 :Auteur
Université nationale et capodistrienne d’Athènes
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