Religions
L’histoire comparée des religions au fondement de la République
p. 236-238
Texte intégral
1Sous la Révolution française, la méthode comparative héritée de l’histoire philosophique des Lumières prend une dimension nouvelle. Le député Charles-François Dupuis, professeur d’éloquence latine au Collège de France, peut être considéré comme l’un des fondateurs de l’histoire comparée des religions. Dupuis choisit un moment particulièrement opportun pour publier son grand ouvrage sur L’origine de tous les cultes, sur lequel il travaille alors depuis une quinzaine d’années. Depuis le 10 août 1792 et la chute de la monarchie, le pays traverse une profonde crise morale et religieuse marquée par une politique de déchristianisation. Après Thermidor (le 27 juillet 1794), la Convention sépare l’Église de l’État et instaure la liberté religieuse, tandis que la République définit un nouveau projet de régénération par l’éducation. C’est dans ce contexte que le député présente son ouvrage à ses collègues de la Convention, le 7 septembre 1795.
2L’ouvrage en quatre volumes, dont un atlas, impressionne par son érudition. La thèse qui y est affirmée n’en est pas moins tranchante et radicale. Selon Dupuis, toutes les religions trouvent une même origine. Cette origine, c’est le spectacle des astres et des saisons, dont les récits fondateurs ne sont que l’exposition allégorique des observations astronomiques faites autrefois par les Égyptiens. En mettant au centre de la Fête de l’unité et de l’indivisibilité de la République, le 10 août 1793, une statue de la Nature figurée par la déesse Isis, le peintre David n’a fait qu’inscrire dans une tradition multimillénaire cette liturgie républicaine encore balbutiante.
3Afin de démontrer cette thèse générale, l’ouvrage passe en revue les principales mythologies anciennes et modernes, de l’Égypte ancienne à la religion chrétienne en passant par les Hébreux, les Syriens, les Arabes, les Indiens, les Francs ou encore les peuples nordiques. Pour élaborer sa comparaison, le député fait feu de tout bois. Utilisant la découverte à Notre-Dame, en 1726, d’un monument ancien montrant la version gauloise d’Isis, il montre par exemple que la Vierge qui orne le portail de Notre-Dame de Paris, entourée des douze figures du zodiaque, n’est que la version chrétienne de l’ancienne déesse égyptienne, déesse tutélaire de Paris (Par-isis). Mais un aspect central de la démonstration découle d’une étude astronomique, élaborée des années auparavant, en association avec son collègue au Collège de France Jérôme Lalande. Dupuis rapporte chaque récit mythologique à un état donné du ciel, tel qu’il pouvait être observé à chaque époque, en chaque partie du monde considérée. Son histoire comparée de la religion est donc en même temps une histoire comparée de l’astronomie. Afin de permettre au lecteur de reconstituer lui-même cette double comparaison, le député propose deux aide-mémoire. Le premier est un impressionnant tableau dépliable des mois et des noms des planètes, dans dix-neuf langues et traditions différentes. Le second, encore plus spectaculaire, est un globe céleste mobile de 53 cm de hauteur, dessiné par le cartographe Loysel. L’objet, richement décoré, représente les constellations accompagnées de leurs figurations animales, et des différentes dénominations (reprises du tableau) dont elles ont fait l’objet d’une religion à l’autre. Conçu de façon à montrer comment on percevait le ciel en différents endroits de la terre, à différentes époques (le cycle complet de l’année céleste étant de 2592 ans), le globe permet au lecteur suffisamment privilégié pour se l’offrir de cheminer d’une religion à l’autre pour en constater l’origine astrale commune. L’histoire comparée est donc une expérience de lecture fort singulière dans laquelle il s’agit de tourner les yeux vers le ciel en même temps qu’en soi-même. Voyage intérieur autant que dans le temps et dans l’espace, et ponctué d’étapes, la comparaison est une conversion.
4Dans l’analyse détaillée qu’il propose de l’ouvrage dès l’an III (mais qu’il publie seulement en 1804), Destutt de Tracy souligne d’ailleurs l’importance de la démarche comparée pour fonder une nouvelle spiritualité républicaine. Selon lui, l’ouvrage de Dupuis démontre que l’histoire des croyances religieuses suit partout un même cheminement. Ce cheminement, ajoute Destutt de Tracy, se retrouve récapitulé en accéléré dans l’expérience de tout petit enfant et dévoile une partie fondamentale de la genèse des facultés intellectuelles et morales. Pour le fondateur de l’Idéologie, le comparatisme en histoire est d’abord un outil permettant de révéler les lois universelles de la perfectibilité humaine. La démonstration de Dupuis doit, selon lui, permettre à la République à la fois de mieux comprendre son propre héritage religieux, en situant le christianisme dans une généalogie plus large, et de mieux s’affranchir des superstitions qu’il contient.
5Avec Dupuis, l’histoire comparée s’impose comme une méthode privilégiée pour mener le combat intellectuel en faveur de la République. Instrument de mise en équivalence entre toutes les religions, elle permet de déboulonner le christianisme. Mais l’histoire comparée est aussi une palingénésie, qui ne détruit que pour faire revivre. En se définissant comme historien comparé des religions et de l’astronomie, Dupuis se fait dans le même temps astronome et prêtre d’une religion républicaine qui n’existe pas encore. En octobre 1793, il a d’ailleurs participé à l’élaboration du calendrier républicain. Membre de l’Institut national des sciences et des lettres, à partir de 1795, son exemple illustre bien l’affirmation d’une nouvelle catégorie de savants, désormais pourvus de la tâche immense de régénérer la nation. À ce titre, sa position n’est pas sans évoquer celle des élites intellectuelles anglicanes, à la même époque, en Angleterre. Si Dupuis reste une référence fondamentale des athées et des républicains tout au long du xixe siècle, ce n’est pas seulement parce qu’il démontre le caractère superstitieux de toutes les religions. Le geste qui consiste à fonder un nouveau pouvoir spirituel sur la comparaison se retrouve chez plusieurs républicains du xixe siècle, de Comte à Durkheim.
Indications bibliographiques
Bibliographie
Jurgis Baltrušaitis, La quête d’Isis. Essai sur la légende d’un mythe, Paris,
Flammarion, 1985.
Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au xixe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil (L’univers historique), 1996.
Julien Pasteur, Les héritiers contrariés. Essai sur le spirituel républicain au xixe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2018.
Céline Pauvros, La Raison et la Nation. Charles-François Dupuis (1742-1809), historien des religions et républicain : itinéraire social, politique et intellectuel d’un philosophe à la fin des Lumières, thèse sous la direction de Philippe Boutry, EHESS, 2013.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, IHMC
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