Comptabilité
Savoirs marchands du premier âge moderne : entre principes généraux et adaptations locales
p. 213-215
Texte intégral
1Les réflexions de Max Weber et de Werner Sombart sur le rapport entre le développement du capitalisme commercial – plus qu’industriel – et le potentiel de rationalité inhérent à l’usage de la comptabilité en partie double n’ont cessé d’alimenter les interrogations. Dans quelle mesure correspondait-elle à une mutation intellectuelle pour les opérateurs économiques, quel était son apport en termes d’efficacité pratique ?
2Revendiquée par la majeure partie des auteurs de manuels étrangers à la Péninsule, la tenue des comptes « à l’italienne » – en partie double – pourrait laisser supposer l’existence d’un type unique. Se référant de manière récurrente à la Summa de arithmetica de Luca Paccioli, certains historiens de la comptabilité ont ainsi érigé un modèle de savoir-faire comptable aux règles fixées très tôt et fonctionnant, dans le temps long et dans l’espace, comme arbitre de la bonne doctrine. Cette vision des choses peut être discutée.
3Ce qu’écrit le comptable des Fugger sur le sujet montre que même dans une très grande firme comme celle de ces Haut-Allemands, la partie double n’était pas utilisée dans les formes « classiques ». Si le caractère exceptionnel de cet exemple ne le rend pas assez convaincant, l’ampleur du corpus des savoirs commerciaux, imprimés pour l’essentiel en Europe, ouvre davantage d’opportunités. Les près de 3000 ouvrages recensés pour les seuls xvie et xviie siècles représentent une avancée documentaire décisive, propre à une analyse comparative par secteurs techniques et par aires éditoriales. Ce travail étant déjà accompli, on peut, au-delà des bilans chiffrés qui témoignent à très gros traits de l’avance italienne, interroger la notion de modèle en l’appliquant au secteur clé de la pratique marchande et de ses apprentissages : la comptabilité. Ce savoir était-il indépendant des conditions, économiques, sociales et institutionnelles dans lesquelles les marchands étaient conduits à opérer ? La question peut être examinée en mettant en perspective des modèles que proposaient les manuels, et en les confrontant à la pratique que les teneurs de livres mettaient en œuvre dans leurs registres.
4Dès le milieu du xvie siècle, certains de ces manuels apparaissent comme de véritables prototypes. Ainsi, pour les ouvrages en français, l’Instruction et manière de tenir livres de raison… de Pierre de Savonne, dédiée à un marchand anversois en 1567, où l’auteur revendique une expérience acquise sur le tas. Destiné au débutant, le manuel présente une structure – mémorial, journal et grand livre, livre de caisse –, que l’on retrouve presque à l’identique dans une série d’ouvrages parus aux Pays-Bas et en France. Un statut que l’on peut assigner au Quaderno doppio de Domenico Manzoni paru à Venise en 1540 et maintes fois réédité, dans un contexte éditorial italien moins fourni.
5 Ce n’est ni dans la mise en œuvre des principes fondamentaux d’écriture de la partie double et du « passage des parties » du journal au grand livre, ni dans l’articulation des différents livres que l’on peut observer des différences majeures entre ces manuels. Plutôt dans l’ampleur et la complexité de la matière informative et dans la qualité de leur approche pédagogique (paratexte plus ou moins développé, voire absent). Le procédé qui vise à instruire le lecteur, dès la mi-xvie siècle, à travers une comptabilité fictive, perdure jusqu’à l’extrême fin du xviiie siècle (voir l’Introduction to Merchandize… de Robert Hamilton). Il révèle un autre élément de différenciation. Par-delà l’instruction technique qu’elles délivrent, nombre de ces fictions informent sur la sociologie et sur les fonctionnalités des places. Aussi la mise en comparaison de textes édités autour de 1600 dans l’espace assez cohérent qui couvre la France du Nord-Ouest et les Pays-Bas du Sud montre-t-elle que, si les auteurs se plagient parfois, les types d’opérations ou de techniques qu’ils exposent s’inspirent d’une connaissance des acteurs et d’une expérience des pratiques locales.
6Ce réalisme touche aussi la technique comptable : dès la première édition de son manuel à Anvers, Pierre de Savonne se différencie des auteurs néerlandais ou français sur la question des paiements en ouvrant des carnets et des comptes particuliers liés au système des foires. Une spécificité lyonnaise qui conditionne l’organisation des comptes, comme le montre encore, quelques années plus tard, la Briefve methode et instruction… de Claude Boyer, dont le titre évoque « l’ordre de tenir un carnet de payements avec son bilan ». Rien de tel, en revanche, dans les ouvrages des auteurs néerlandais ou français du Nord situés à Anvers, Middelbourg, Rouen ou Paris, où les paiements s’opèrent en continu au fil de l’année. Mise en perspective, la matière documentaire des manuels fait ainsi ressortir la spécificité de pratiques comptables qui attestent l’adaptation des principes généraux de la partie double aux conditions spécifiques d’organisation des marchés, bien moins en termes « nationaux » qu’en termes de places.
7L’exception lyonnaise est-elle unique ? Les comptes tenus par les acteurs commerciaux eux-mêmes confirment des processus de différenciation qui ne contredisent pas l’usage de la partie double. Ils témoignent de la coexistence de « cultures comptables » diversifiées et de la capacité d’adaptation des opérateurs aux conditions de fonctionnement du marché. Les archives des compagnies italiennes en fournissent une parfaite illustration. Là où la doxa recommande un enchaînement chronologique journal-grand livre, les comptabilités des firmes toscanes impliquées dans différents secteurs de l’économie s’organisent, dès le xive siècle, en systèmes complexes de livres plus ou moins spécialisés, articulés sur le mastro. Préfigurant ainsi l’évolution des pratiques comptables vers la multiplication des livres spécialisés et l’enregistrement plus analytique des affaires.
8La « surface » des compagnies italiennes, établies grâce à leur système d’agences sur différentes places européennes, permet d’affiner cette analyse. Centrée sur Florence, la firme Salviati fut, suivant les moments, implantée à Londres, à Lyon, à Pise, à Anvers, à Naples et à Venise. L’examen de ses livres magnifiquement conservés montre que si le principe qui faisait du mastro le livre central des comptes était partout appliqué, les usages n’étaient pas identiques pour les autres éléments de la comptabilité. Présent à Florence et à Anvers, le quaderno de cambi était ignoré dans l’agence de Lyon qui enregistrait les opérations de change dans les ricordanze. Présent dans toutes les agences, le journal n’y avait ni la même structure, ni le même contenu. Plus illustratifs encore, deux exemples permettent de souligner la capacité d’adaptation de ces grands opérateurs commerciaux aux évolutions fonctionnelles de l’entreprise comme aux spécificités institutionnelles de la place. En 1534, la croissance de leurs fonctions bancaires conduisit les Salviati de Lyon à créer un livre des commettants enregistrant leur activité de commission. Absent dans la firme de Florence, ce livre était bien présent un peu plus tard chez les Martelli de Lyon, qui exerçaient des fonctions comparables. En 1540, l’agence d’Anvers, tout juste créée, intégrait dans son schéma comptable le fonctionnement de la Bourse en ouvrant un « livre des assignations » afin d’enregistrer les mouvements favorisés par sa transmission légale du papier commercial.
9Resterait à s’interroger sur la portée de ces innovations comptables. Furent-elles un facteur de plus grande efficacité que les formes plus simples mises en œuvre par les Néerlandais ou les Français ? Rien n’est moins sûr. Opérant sur le même marché anversois quelques décennies plus tard, les marchands-banquiers flamands, qui s’en tenaient au schéma classique journal-grand livre, n’en faisaient pas moins preuve d’une parfaite maîtrise technique et d’un vrai succès.
Indications bibliographiques
Bibliographie
Michael F. Bywater, Basil S. Yamey, Historic Accounting Litterature : A Companion Guide, Londres, Scolar Press, 1982.
Kyoshi Inoue, « “Threefold Bookkeeping” by Mattäus Schwarz », The Accounting Historians Journal, 9/1, 1982, p. 39-51.
Pierre Jeannin, Jochen Hoock, Ars mercatoria. Handbücher und Traktate für den Gebrauch des Kaufmanns/Manuels et traités à l’usage des marchands 1470-1820, 1, 1470-1600 ; 2, 1600-1700 ; avec Wolfgang Kaiser, 3, Analysen 1470-1700, Paderborn/Munich/Vienne/Zurich, Schöningh, 1991-2001.
Domenico Manzoni, Quaderno doppio col suo giornale, novamente composto, e dilgentissimamente ordinato, secondo il costume di Venezia, Venise, Comin de Tridino [qui devient dans les éditions postérieures Libro mercantile, ordinato col suo giornale & alfabeto per tener conti doppi…].
Pierre de Savonne, Instruction et manière de tenir livres de comptes ou de raison par parties doubles…, Anvers/Paris, Christophe Plantin, 1567.
Auteur
Ihmc, cnrs
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