Moyen-Orient
Modernité : à l’ouest d’Aden
p. 192-194
Remerciements
* L’auteur remercie Marc Aymes pour sa relecture et ses corrections.
Texte intégral
1En histoire contemporaine des mondes musulmans méditerranéens, il n’est plus désormais question de faire dériver les changements socioculturels des seuls processus de la modernisation et de l’occidentalisation. À rebours d’une bifurcation culturelle imposant deux trajectoires opposées (le progrès/la réaction), il s’agit de chercher ailleurs et autrement les signes d’une pensée de la nouveauté, hybride, et de l’innovation, progressive. Qu’il soit entendu qu’en architecture comme en poésie, l’expérience de la modernité organise son vocabulaire et forge ses cadres au contact de dynamiques propres. Elle requiert d’être étudiée au plus près des transformations matérielles et des données du milieu, pour autant qu’on sache en décliner les variations locales : immeubles en pierre, chauffage au gaz, lecture de romans, diffusion des langues européennes ou nouvelles manières de table sont autant de marqueurs d’un modernity package qui ne se déballe pas de la même façon sur les quais de Smyrne ou sur les contreforts du Taurus.
2La prise en compte de cette modernité postmodernisatrice par un nombre croissant d’historiens n’a pas pour autant bouleversé le champ des propositions paradigmatiques. Elle reste associée à des figures admises (les trajectoires incertaines de la transformation institutionnelle) et à des points d’arrivée connus (la centralisation de l’État à marche forcée, au débouché de successives « crises d’Orient »). Les sociétés proche-orientales modernes sont encore décrites comme des sociétés industrielles ou urbaines en formation. Les ruraux et les femmes sont maintenus à l’écart des temps nouveaux.
3Néanmoins, des études engagent un nouveau rapport à l’espace et au temps, reconnectant le Moyen-Orient aux mondes qui l’entourent. Les soufis venus d’Asie centrale et les marchands indiens qui transitent par Aden sont aussi des modernes. Les intériorités du Maghreb révèlent, dans leurs particularités mais aussi dans leurs mises en liaison, les productions écrites d’un islam autre que périphérique. Partout les notabilités connaissent des reconversions, jouent de la diversité fonctionnelle des langues de culture et assimilent des savoirs d’État. Nul ne se trouve un jour mis en situation d’être « face à l’Occident » (Eldem, 2018) – ça ne s’est jamais présenté ainsi. Des mondes sont à délimiter qui ne s’arrêtent plus seulement aux géographies des pays. Ce sont des univers sociologiques, marqués par d’infinies variations stylistiques, entre statuts assignés et statuts acquis, dans la variation des comportements et de multiples « distances au rôle ». La modernité est une épreuve : elle exige d’harmoniser l’ensemble des rôles alternatifs ou cumulatifs endossés par les hommes et les femmes en société.
4L’idée a été avancée : une nouvelle approche de la modernité se devait de rebattre les cartes de la périodisation disciplinaire. Elle n’a pas été poussée très loin. Au contraire, l’intégrité des siècles comme cadres d’observation a été préservée, voire renforcée, au moyen d’une mise en interdépendance des xviiie et xixe siècles. Le premier voyait jadis se cumuler le temps court du déclin politico-militaire ottoman et le temps long du déclin islamique engagé à la fin de l’âge « post-classique ». Il est désormais acquis que l’administration ottomane de ce temps renouvela ses procédures ; impériale et moderne, elle engagea, à la veille de la formation des cadres nationaux, la territorialisation des espaces méditerranéens. Déjà, hors d’Istanbul, avant le règne de la vapeur, le cœur impérial trouvait ses pulsations au Caire, à Sarajevo et à Adana. Le xviiie siècle aussi eut ses expérimentations et ses générations de crise. Le voici redoré en siècle d’une Aufklärung islamique ; et une république des lettres vient fleurir jusqu’aux abords du xixe siècle.
5Investi par les transformations plus profondes d’un âge de la mondialisation parvenu à pleine puissance, le xixe siècle est ancré dans la continuité du précédent siècle : les constructions étatiques ne renversent pas complètement l’ordre ancien mais aménagent des transitions. Laboratoire d’innovations techniques (imprimerie, télégraphe, photographie) et de nouveautés politiques (le principe de liberté), le xixe siècle porte en lui les germes des prolongements des premières (les enjeux de l’exploitation pétrolifère, la diversification des modes de transport) et des contestations des secondes (mobilisations révolutionnaires, idéologies nationalistes, islam politique). Il inaugure le moment colonial. Il annonce les nouveautés du xxe siècle : système économique capitaliste, mode de pensée relativiste, laïcisation.
6L’éclatement sémantique du concept de modernisation n’a débouché ni sur l’exploration d’une « discordance des temps », ni sur la proposition d’une conception moyen-orientale arrêtée de la modernité, constituée autour de nouvelles catégories analytiques ou normatives. Il a néanmoins affranchi les recherches à venir d’une partie des paradigmes et des idéologies du changement social forgés au xxe siècle – en histoire culturelle et politique principalement, car l’histoire sociale reste secondaire et l’histoire économique a notablement régressé. La domination de la langue anglo-américaine aidant, la modernité est devenue l’agent principal, individu collectif aux mille visages mais très peu incarné, d’une modern history du Moyen-Orient.
Indications bibliographiques
Bibliographie
Olivier Bouquet, « Faut-il en finir avec la modernisation ? », dans Marc Aymes et al. (dir.), L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Paris, Karthala, 2013, p. 53-73.
Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011.
Edhem Eldem, L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident, Paris, Collège de France/Fayard, 2018.
Konrad Hirschler, Sarah Bowen Savant, « Introduction – What is a Period ? Arabic Historiography and Periodization », Der Islam, 91/1, 2014, p. 6-19.
Iris Seri-Hersch, « La modernité dans l’historiographie du Soudan. Usages convenus d’un concept nébuleux ? », Cahiers d’études africaines, LII (4)/208, 2012, p. 905-935.
Auteur
Université de Paris, CESSMA
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« La modernité dure longtemps »
Penser les discordances des temps avec Christophe Charle
François Jarrige et Julien Vincent (dir.)
2020
Faire société
La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900
Thomas David et Alix Heiniger
2019
Les Russes en France en 1814
Des faits, des imaginaires et des mémoires
Marie-Pierre Rey (dir.)
2019
Dictionnaire historique de la comparaison
Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et al. (dir.)
2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022