Comparatisme
Comparatisme historique et histoire transnationale : choisir ou combiner ?
p. 23-25
Texte intégral
1Le comparatisme historique et l’histoire transnationale sont-ils des méthodes incompatibles de la science historique ? Depuis l’article fondamental de Marc Bloch il y a quatre-vingt-dix ans, le comparatisme historique a juxtaposé les sociétés et examiné les différences, les similitudes et les interdépendances ; tandis que l’histoire transnationale s’intéresse aux mouvements des personnes, du savoir, des marchandises et des capitaux à travers des frontières. Longtemps, les deux méthodes ont semblé incompatibles : la comparaison historique des premiers temps, des années 1970 aux années 1990, a souvent fait peu de recherche sur les interdépendances. L’histoire transnationale des années 1990 et 2000, de son côté, a complètement laissé de côté la comparaison historique. En même temps, cependant, les deux approchent restaient étroitement liées. L’histoire transnationale a été conçue par réaction au comparatisme historique classique et le comparatisme historique actuel ne peut être compris sans l’histoire transnationale.
2L’histoire transnationale a présenté trois objections contre le comparatisme historique. Tout d’abord, elle l’accusait de construire artificiellement ses cas comparatifs, principalement des États-nations, et de mettre en évidence des différences rigides qui n’existent pas dans la réalité historique. Les énormes différences à l’intérieur de chaque société comparée seraient mises de côté. Par conséquent le comparatisme historique était classé comme une branche de l’historiographique nationale classique et non pas comme une méthode de l’histoire transnationale.
3En outre, la comparaison historique a été accusée d’ignorer le problème de Galton : la comparaison historique prétendait que les sociétés comparées existaient indépendamment les unes des autres et que, par conséquent, les différences et les similitudes, les divergences et les rapprochements pouvaient être examinés à volonté. En réalité, cependant, toutes les sociétés sont plus ou moins étroitement imbriquées. Ces interdépendances influencent également les différences et les similitudes que le comparatisme historique examine. Sans l’étude des interdépendances, il n’y aurait pas de comparatisme solide.
4Enfin, la comparaison historique présenterait une anomalie congénitale difficile à guérir. Elle serait eurocentrique. Même en Europe, elle ne compare généralement que de grands pays, et dans les rares comparaisons avec des sociétés non européennes, elle agit sous l’interprétation trompeuse de l’européanisation du monde.
5Inversement, les comparatistes ont trouvé l’histoire transnationale trop étroitement conçue pour diverses raisons. Premièrement, ils ont constaté qu’une histoire transnationale sans comparatisme équivaut à une amputation hâtive. L’histoire transnationale, qui examinait les mouvements de personnes, de savoirs, de marchandises ou de capitaux d’un point de la terre à un autre et traitait également des changements pendant ces transferts, devrait en quelque sorte définir la situation de départ et la situation d’arrivée des transferts et donc ne peut se passer de la comparaison entre origine et arrivée. Par conséquent, les études de transfert et l’histoire transnationale ne peuvent se passer d’un certain comparatisme volontaire ou involontaire. Comme le comparatisme historique, elles risquent de devoir construire la situation d’arrivée et la situation d’origine.
6Certaines approches de l’histoire transnationale publiées dans les années 1990 et marquées par la dissolution des frontières à l’époque, ont également témoigné d’une étude de transferts transnationaux trop optimiste ou même naïve. De plus, la circulation des personnes et des idées était généralement considérée comme un mouvement entre nations de rang égal, comme la France et l’Allemagne. Ces études ont été accusées par des comparatistes du fait que les transferts ont généralement lieu entre pays hégémoniques et pays dépendants et qu’ils sont alors souvent forcés, parfois refusés, ou du moins façonnés par des stratégies hégémoniques ou des résistances contre des hégémonies. De plus, les transferts ne doivent pas toujours être positifs, mais ils peuvent aussi être nuisibles s’ils impliquent un trafic criminel de drogue ou de personnes, s’ils impliquent l’élimination d’économies locales par le commerce ou la finance internationale, ou s’ils sont utilisés à dessein comme destruction, comme dans les guerres informatiques.
7En outre, il est souligné que les mouvements transnationaux sont souvent difficiles à étudier parce qu’ils sont multilatéraux plutôt que bilatéraux. Jürgen Osterhammel a utilisé une image dans laquelle les transferts internationaux ne sont pas toujours des toiles d’araignées avec un acteur central, l’araignée, qui peut être facilement étudié, mais souvent des toiles sans araignées et sans centres. Donc il est souvent difficile d’étudier d’où viennent les transferts historiques et comment des résultats hybrides historiques se dégagent.
8Enfin, dans l’histoire transnationale, les possibilités de combiner la recherche de transfert et le comparatisme historique ont été sous-estimées. Il ne s’agit pas seulement de compléter le comparatisme historique par des études de transfert ou, le cas échéant, d’incorporer des comparaisons historiques dans les études de transfert, mais aussi de les relier étroitement, par exemple dans la comparaison historique des transferts comme Christophe Charle l’a fait de façon exemplaire, entre autres dans son livre sur les théâtres en capitales européennes au xixe siècle.
9Dans les années 2010, le comparatisme historique et l’histoire transnationale se sont rapprochés. D’une part, le comparatisme historique a considérablement changé après les années 1990. Trois changements sont particulièrement dignes de mention. Premièrement, le comparatisme historique ne se limite plus à l’étude des similitudes et des différences, des rapprochements et des divergences, mais il examine aussi les interdépendances entre les sociétés comparées, croisant une grande variété d’images de l’autre comparé et de transferts, des transferts denses comme des transferts refusés. En outre, l’attitude des comparatistes à l’égard du comparatisme a changé. Ils ont pris conscience du fait que la comparaison signifie aussi quitter son propre pays, entrer dans l’autre langue, l’autre état de la recherche, l’autre contexte du pays comparé, et que le comparatisme n’est pas un regard au télescope vers un autre pays, mais plutôt un va-et-vient intellectuel entre les pays comparés. Un comparatiste prend ainsi conscience du caractère changeant de ses propres concepts initiaux. Enfin, l’eurocentrisme de la comparaison historique s’est aussi affaibli en partie. Les comparaisons avec les sociétés non européennes et non occidentales ont augmenté, de même que la sensibilité au changement en Europe par les transferts de l’extérieur. Les synthèses de l’histoire mondiale, notamment les deux principales synthèses sur le xixe siècle de Christopher Bayly et Jürgen Osterhammel, montrent comment l’histoire globale et la comparaison historique peuvent être et sont liées. En même temps, l’histoire transnationale a également changé. Un certain nombre de représentants de l’histoire transnationale ont reconnu dans les années 2010 que le comparatisme historique, pour être de valeur, devait traverser les frontières d’un pays et qu’il était aussi une histoire transnationale.
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Christophe Charle, Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-1914, Paris, Albin Michel, 2008.
Heinz-Gerhard Haupt, Jürgen Kocka (dir.), Comparative and Transnational History : Central European Approaches and New Perspectives, New York/Oxford, Berghahn Books, 2009.
Akira Iriye, Pierre-Yves Saunier (dir.), The Palgrave Dictionary of Transnational History, New York, Palgrave Macmillan, 2009.
10.1007/978-1-349-74030-7 :Hartmut Kaelble, « Transnational and Comparative History », Ricerche di storia politica, octobre 2017, p. 15-24.
Jürgen Osterhammel, Transformation of the World : A Global History of the Nineteenth Century. America in the World, Princeton, Princeton University Press, 2015.
Michael Werner, Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, sciences sociales, 57, 2003, p. 7-34.
Auteur
Humboldt-Universität, Berlin
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