La mémoire politique de 1814. L’empire des tsars et les réécritures de la capitulation de Paris
p. 193-202
Texte intégral
1Au cours de ces réflexions consacrées au bicentenaire de la capitulation de Paris, je vous invite à vous tourner quelques instants vers la Russie contemporaine afin de nous interroger sur la façon dont les Russes ont commémoré ce bicentenaire. Les festivités du30 mars 2014, concentrées sur Saint-Pétersbourg, ont été marquées par une messe d’action de grâce à la cathédrale Saint-Isaac, suivie d’une reconstitution historique à grande échelle de cette bataille. Le 1er avril, l’ancienne capitale impériale fêtait les 200 ans du régiment des Dragons, formé le lendemain même de la reddition de Paris : défilés, parades et conférences venaient rythmer les festivités. Mais, en dépit de ces commémorations, Mikhaïl Degtariov, député de la fraction du LDPR (parti libéral-démocrate) de la douma d’État, s’alarme de la désaffection du grand public pour la capitulation de Paris et déplore la méconnaissance de cet événement historique par les Russes. Pour la troisième fois consécutive, il soumet au Parlement russe un projet de loi visant à ajouter la date du30 mars à la déjà longue liste des jours fériés en Russie1. Le député espère ainsi qu’une journée de fête nationale consacrée à la gloire militaire de l’Armée russe (Den slavy voinskoj) « entretiendra le sentiment de fierté et de patriotisme » parmi les jeunes générations2.
2Ce n’est pas tant cette proposition qui nous intéresse ici que le diagnostic posé d’un effacement de 1814 dans la mémoire collective russe, alors même que la « guerre patriotique3 » de 1812 – selon l’appellation donnée par les Russes – demeure très présente dans les mémoires en Russie. Pourtant, la victoire est hautement symbolique et a tout pour être le support de commémorations patriotiques ou de manifestations de nationalisme exacerbé. L’entrée des Russes à Paris peut être lue comme la revanche de la Russie, en contrepoint à l’entrée des Français à Moscou. Dans ces conditions, comment expliquer le relatif désintérêt, non seulement du grand public, mais aussi des politiques et des historiens russes, pour la prise de Paris en 1814 ? Notre enquête cherche à déterminer les raisons de cette apparente désaffection.
3On peut d’ores et déjà identifier trois grands facteurs, que nous détaillerons par la suite : la discontinuité de la partie en charge des événements par l’histoire ; la difficile intégration de l’épisode parisien dans la mémoire politique ; et les crispations politiques de l’empire des tsars tout au long du xixe siècle. Il s’agit, à travers ces trois éléments, d’interroger le rapport de l’histoire à la mémoire, ainsi que les motifs du choix qui a fait de 1812 – plutôt que de 1814 – le support d’une mémoire nationale et politique.
Discontinuités et ruptures d’une mémoire historique
4Premier matériau de cette mémoire historique, la relation officielle de la bataille de Paris et les réactions des contemporains tissent la trame de l’histoire vécue. Paris capitule le30 mars 1814, mais c’est seulement en avril que la nouvelle parvient à Saint-Pétersbourg. Aussitôt, les journaux relaient avec enthousiasme la victoire russe :
Paris est pris – sans verser de sang. Tout Moscou est en émoi. Tous les visages rayonnent de joie. C’est un événement important pour la Russie, pour l’Europe, pour le monde entier ! C’est un immense changement dans le destin des souverains et des peuples, et les conséquences en sont innombrables4.
5Ou encore : « C’est la joie à la seule vue de nos troupes. […] Quel bonheur, quelle minute solennelle pour les Russes5 ! » Les contemporains avaient parfaitement entrevu la portée de cette capitulation, qualifiée d’événement mondial : la reddition de Paris ne signifiait rien de moins que la chute de l’Empire napoléonien et la libération de l’Europe.
6Dès lors, les préparatifs pour accueillir dignement les soldats et l’Empereur vont bon train. L’été 1814 fut consacré aux festivités, puisqu’Alexandre devait repartir pour le congrès de Vienne dans les premiers jours du mois de septembre, mais celles-ci furent relativement modestes. Dès le 7 juillet, en route vers Pavlovsk, Alexandre envoie une missive au général S. K. Viazmitinov, gouverneur de Saint-Pétersbourg, pour annuler certaines célébrations en cours de préparation. Le 14 juillet 1814, après un Te Deum officiel célébré en la cathédrale Notre-Dame de Kazan, Alexandre et le tsarévitch Konstantin Pavlovitch défilent à cheval, suivis du carrosse de cérémonie de l’impératrice Maria Feodorovna et de la grande-duchesse Anna Pavlovna. Les cérémonies officielles ont lieu fin juillet : le 27 juillet, Maria Feodorovna organise une fête à Pavlovsk en l’honneur des troupes de la 1re division d’infanterie de la garde, arrivée de Cherbourg par la mer. Devant la foule en liesse, les troupes paradent triomphalement le 30 juillet à Saint-Pétersbourg, menées par l’Empereur jusqu’au Palais d’Hiver par les arcs de triomphe de Narva, édifiés pour l’occasion. L’Empereur reçoit ensuite les gouverneurs chargés de lui présenter les hommages de la nation, en provenance des régions occidentales de l’Empire, directement concernées par les invasions napoléoniennes. Par la suite, à trois reprises, les troupes de retour de France devaient franchir les arcs de triomphe de Narva, suscitant à chaque fois des scènes de liesse populaire : le 6 septembre 1814, Saint-Pétersbourg accueillit le 2e division du régiment d’infanterie, ainsi que le régiment de Finlande et le régiment de Pavlovsk ; le 18 octobre, les régiments de cavalerie et de l’artillerie à cheval franchirent les arcs de triomphe de Narva ; enfin, le 25 octobre, les régiments des Cosaques furent à leur tour accueillis avec les honneurs dus à une armée victorieuse.
7Mais Alexandre refusa les honneurs personnels que le Sénat, le Conseil d’État et le Saint Synode souhaitaient lui accorder. Il ne donna son autorisation que pour l’édition d’une médaille dédiée à la prise de Paris. Et jamais l’Empereur « libérateur de l’Europe » ne manifesta la volonté de commémorer de façon particulière la prise de Paris durant tout le restant de son règne.
8Cette attitude, qui ne lasse pas de surprendre, fournit sans doute un premier élément de réponse à la question soulevée au début de cette intervention : si le tsar lui-même n’a pas éprouvé le besoin impératif d’ordonner que soit régulièrement commémorée la victoire, on conçoit aisément que la capitulation de Paris n’ait pas fait particulièrement l’objet de représentations ou de mises en scène susceptibles d’en faire un événement fondateur de la mémoire collective russe. Si les contemporains nous livrent l’image harmonieuse d’un peuple en union avec son souverain, l’image s’efface lorsque l’Empereur disparaît, au point que la postérité n’accordera que peu d’importance à ce triomphe majeur du règne d’Alexandre. Davantage même : au cours du xixe siècle, les événements liés à la capitulation de Paris sont traités de manière très inconstante, comme pris dans des cycles qui font succéder aux épisodes de commémoration officielle de longues périodes de désaffection, voire d’oubli.
9Ce n’est bien entendu pas le lieu ici de dresser un tableau exhaustif de l’historiographie sur le sujet. On préférera insister sur les moments de discontinuité dans le traitement de 1814 – moments où 1814 s’absente en quelque sorte de la mémoire historique de l’Empire russe.
10Tout d’abord, sous le règne conservateur de Nicolas Ier, la capitulation et l’occupation de Paris sont comme frappées d’un tabou. Il faut voir là un effet induit de l’insurrection décembriste, encore présente dans les esprits : l’interdiction d’évoquer les noms des proscrits a pesé sur le travail des historiens et a rendu très difficile l’évocation d’une campagne dans laquelle toute une génération de futurs insurgés était partie prenante. Peu enclin aux commémorations, Nicolas Ier fait néanmoins ériger, durant son règne, la colonne Alexandre sur la place du Palais : face au double arc de triomphe surmonté d’un quadrige, érigé par Alexandre Ier en mémoire de la victoire des troupes russes sur Napoléon, la colonne Alexandre venait rappeler la reconnaissance de la Russie pour le vainqueur de Napoléon. Construite par Auguste de Montferrand de 1829 à 1834, haute de plus de 45 mètres, elle est munie d’un piédestal en bronze avec des bas-reliefs, sur lequel figurent les dates de 1812, 1813 et 1814. La colonne Alexandre fut inaugurée le30 août 1834 au cours d’une cérémonie destinée à manifester la suprématie de l’armée impériale et la cohésion de la nation.
11Seuls les témoins directs de 1814 peuvent, à cette époque, se permettre d’écrire sur les événements. C’est en 1836 que les Russes reviennent sur la capitulation de Paris, à travers deux ouvrages fondamentaux : les mémoires de M.F. Orlov6, qui négocia la reddition de Napoléon pour le compte d’Alexandre, et la Description de la campagne de France de 18147 de Mikhaïlovski-Danilevski, lui-même acteur et témoin de la bataille de Paris. Les auteurs, qui soulignent le rôle stratégique des troupes russes dans l’armée de coalition, s’attachent tous deux, en tant que témoins, à établir la chronologie de cette bataille stratégique et à fournir des données chiffrées précises permettant d’évaluer, par exemple, les forces en présence (60000 Russes, 40000 Français) et les pertes alliées (8000 tués, dont 6000 Russes). Ces textes, aux accents patriotiques exacerbés, servent une reconstitution historique des événements qui deviendra le récit officiel de la victoire de l’armée russe.
12Mais curieusement, leur succès reste sans lendemain, et il faut attendre le cinquantenaire de 1814, en 1865, pour voir paraître à nouveau des ouvrages consacrés à l’occupation de Paris. Les circonstances sont plus favorables : le nouvel empereur, Alexandre II, a conclu la paix en Crimée ; il a proclamé une amnistie qui lève certains tabous historiques – notamment sur les conséquences du séjour parisien des officiers et soldats russes. L’Histoire de la guerre de 1814 en France et de la chute de Napoléon, d’après des sources historiques du général Bogdanovitch8 est emblématique des récits de cette période. Il s’agit, cette fois, de mener une véritable enquête historique sur 1814. L’auteur présente une étude détaillée de la bataille de Paris, mais là encore il a recours à des données chiffrées : les troupes russes comprennent 100 officiers et 6000 soldats, alors que les Prussiens ne sont que 2000 soldats. Le gros des troupes est fourni par les armées russes. Outre ces données chiffrées, l’auteur s’attache par ailleurs à dresser le plan précis de la bataille de Paris. La prise de Paris est envisagée sous l’angle stratégique d’une bataille militaire de grande ampleur.
13Pourtant, cette fois encore, des événements contemporains font retomber l’élan : l’assassinat d’Alexandre II, les vagues de terrorisme ainsi que le conservatisme d’Alexandre III ont rendu les historiens russes de la seconde moitié du xixe siècle plus prudents et plus circonspects. Le centenaire de la guerre patriotique, fêté en 1912, à la veille de la Première Guerre mondiale, fait lui aussi la part belle à Borodino et aux combats sur le sol russe : en témoigne l’ambitieux ouvrage La guerre patriotique et la société russe9. Mais le déclenchement du conflit mondial éclipse l’occupation de Paris et ses conséquences pour les soldats.
La nation : entre mémoire et histoire
14Un deuxième facteur semble devoir être pris en compte : la difficile intégration de l’épisode parisien dans la mémoire populaire russe. En effet, la campagne menée par les armées localisées sur le sol français appartient, aux yeux de beaucoup, plus à l’histoire de France qu’à l’histoire de l’Empire russe, plus à la mémoire militaire qu’à la mémoire nationale, plus à l’identité d’une élite d’officiers qu’à l’identité collective d’un peuple.
15D’un point de vue militaire et politique, il est difficile de séparer 1812 de 1814 : Alexandre Ier lui-même considérait que la victoire des forces coalisées à Paris n’était pas le fait des seuls soldats et officiers, mais du pays tout entier. En témoigne le Manifeste10 publié par l’Empereur le30 août 1814 pour remercier la nation entière – noblesse, marchands enrichis, clergé, soldats, sans omettre les paysans-serfs – de son engagement et de son abnégation. La célébration de la victoire fut marquée par des allégements d’impôts et une amnistie générale.
16Mais la résistance de 1812 est un événement historique bien plus fondateur sur le plan de l’identité nationale que l’occupation de 1814. C’est en effet la totalité de la nation qui est engagée dans l’épreuve du combat contre l’envahisseur français pour libérer la terre russe : l’armée impériale compte dans ses rangs des paysans qui se battent aux côtés d’officiers parfois très jeunes (S. Volkonski n’a même pas 16 ans) ; les « milices vertes » (ou bataillons de partisans, parti-zanskie otrjady), troupes de paysans-serfs armées par Koutouzov contre la volonté d’Alexandre Ier, jouèrent un rôle fondamental dans l’épuisement des troupes françaises. Cette dimension fondatrice de la résistance victorieuse à la Grande Armée sera bien entendu régulièrement instrumentalisée après 1814 pour en appeler au sursaut patriotique dès que la cohésion nationale est en jeu.
17La charge symbolique et l’effet identificatoire sont d’autant plus puissants que la participation des paysans à la guerre a engendré un imaginaire collectif profondément ancré dans la mémoire populaire. Acteurs des batailles, remarqués par les élites pour leur courage, les soldats-paysans se sont appropriés les événements de 1812. On ne compte plus les témoignages émus sur la bravoure des paysans et, parfois même, de leurs épouses : « Même les femmes se battent ! », s’exclame F. N. Glinka avec enthousiasme11 – ni les récits d’actes héroïques accomplis par des paysans préférant se livrer mutilés ou se donner la mort plutôt que de se laisser enrôler par l’armée française12. Des vignettes circulent représentant des paysans aux dimensions gigantesques en train de rosser des Français : c’est ainsi que naît le mythe de l’Hercule russe. Devenu un enjeu de représentation, le peuple est une thématique courante des chansons des régiments. Ainsi, dans ses chansons de soldats, F.N. Glinka trace le portrait du partisan Davydov, qui mena des régiments cosaques aux portes de Paris :
Son esprit et sa plume sont aiguisés, comme ceux des Français, / Mais son sabre est la terreur des Français. […] / La nuit, comme un esprit de la forêt, / Il inquiète les rangs ennemis13 !
18Ainsi est née l’image du paysan russe profondément lié à la nature, à la main vengeresse et l’esprit plein de ruse. 1812 est le temps de l’invention du « peuple russe », figure théorique qui envahira la littérature russe du xixe siècle.
19Rien de tel en 1814 : les campagnes dites « de libération » de 1813-1814 ont emmené loin de leurs terres des soldats parfois déracinés. Situées hors des frontières de l’Empire, la bataille et l’occupation de Paris échappent à la mémoire populaire et sont captées par les élites militaires. La victoire de 1814 est une victoire stratégique et militaire, et non un moment de construction du peuple et de l’unité de la nation. Le héros de 1812, c’est le peuple russe, tandis que les héros de 1814 sont les officiers de l’armée impériale. Plus encore : si 1812 célébrait la victoire d’une peuple, 1814 célèbre la victoire d’un souverain. À la surprise de certains officiers russes, les Français accueillent Alexandre Ier comme le libérateur de la France, à qui ils attribuent la victoire de l’Armée de coalition : « Le peuple ne cessait de crier : “Vive Alexandre le Magnanime, notre délibérateur !” [sic]. » Ou encore : « Les Français ne connaissent plus personne que l’empereur Alexandre et le regardent comme une divinité14. »
20De plus, 1814 révèle les fractures à l’œuvre au sein de la société russe. Les élites militaires russes, formées à la culture européenne et maniant parfaitement la langue française, retrouvent, lors des campagnes de libération, des paysages culturels et intellectuels qui leur sont familiers. Dans ses lettres à son frère, N. I. Tourgueniev décrit l’ambiance de liesse qui accompagne la revue des troupes russes ; à son tour la société française découvre une élite russe très européenne, rompue à la culture mondaine : « Les Français s’étonnent des bonnes manières de nos officiers15. » Certains officiers russes se retrouvent même en terre d’enfance : c’est notamment le cas des frères Mouraviov-Apostol, qui passèrent leurs jeunes années avec leur mère à Paris. D’autres officiers goûtent la culture française : ainsi, N. I. Lorer se rend au théâtre tous les jours et vit des amours platoniques avec une comtesse16. Les officiers russes adoptent bien vite le mode de vie parisien. Ainsi en est-il de Batiouchkov, qui séjourne deux mois à Paris après la reddition de la ville17. L’officier passe beaucoup de temps dans les musées, fasciné par la statuaire antique et par la peinture. Il se rend au Palais-Royal, au théâtre, et assiste même à une séance de l’Académie française – toutes activités très éloignées des centres d’intérêts de la petite bourgeoisie et de la classe marchande. On est ici aux antipodes de l’unité nationale et de l’imaginaire populaire suscités par 1812.
21En définitive, les élites militaires font de leur séjour parisien un bilan en demi-teinte. Fascinés par la culture française, ils sont parfois déçus par les Français eux-mêmes, ce « peuple faible et volage18 ». Batiouchkov ira même jusqu’à dire : « Pour rien au monde je ne pourrais vivre en France. » Mais tous ceux qui sont présents à Paris en 1815, au moment de la restauration des Bourbons, assistent à ces soubresauts politiques avec le sentiment de vivre un moment crucial au sein d’un laboratoire d’idées politiques. Ces expérimentations intellectuelles rendent l’épisode parisien inaudibles à la mémoire populaire, mais elles s’avéreront déterminantes dans la formation intellectuelle des élites peu à peu gagnées par la « contagion libérale ».
Crispations de la mémoire politique
22Il faut ajouter à tout cela qu’à l’heure du retour au pays, les plus jeunes parmi les officiers entrevoient avec inquiétude le jour où il faudra « rentrer en Russie, le pays du servage19 ». Les champs de bataille et l’occupation de Paris leur avaient en effet permis de rencontrer d’autres cultures et avaient été l’occasion de leur initiation politique. Alexandre l’avait lui-même parfaitement compris : la portée politique des événements était si considérable qu’elle risquait d’avoir pour conséquence la remise en cause des pratiques politiques et sociales de la Russie autocratique. L’Empire préféra donc toujours mettre l’accent sur l’histoire militaire plutôt que sur l’histoire politique. On tient là un troisième facteur expliquant la désaffection générale pour 1814 dans l’historiographie : elle relève d’une posture intellectuelle spécifique qui découle des crispations politiques de l’empire des tsars tout au long du xixe siècle, et tout particulièrement après l’insurrection décembriste de 1825. Si la bataille de Paris est souvent réduite à n’être qu’un épisode militaire des campagnes de libération, c’est entre autres pour minimiser l’impact que l’occupation de Paris et le séjour parisien pouvaient avoir sur la formation de jeunes esprits.
23Déjà en 1813, les officiers de l’armée impériale avaient remarqué l’engouement des jeunes gradés pour le Tugendbund allemand. Dans ses lettres à son frère, le jeune Tourgueniev identifie parfaitement cet « esprit du temps » et fustige le gouvernement prussien, qui cherche à étouffer le Tugendbund, c’est-à-dire à écraser ceux « qui ont appris à penser et à écrire librement20 ». Les séjours en Europe ont fait des jeunes officiers russes des témoins des bouleversements politiques : autorisé à retourner en Europe en 1814-1815 pour en observer l’évolution politique, S.G. Volkonski découvre les rouages de la monarchie constitutionnelle, de même en est-il pour N. Mouraviov, chez qui l’épisode parisien jouera un rôle fondamental dans la formation des idées libérales21. Mais l’initiation politique ne s’est pas limitée aux observations faites pendant les campagnes de « libération » en Europe. Certains officiers jouèrent un rôle politique de premier plan : M.F. Orlov fut envoyé en tant qu’ambassadeur auprès du roi du Danemark ; N.I. Tourgueniev prit une part active au congrès de Vienne, sous les ordres du baron de Stein, chef du Département central : il fut chargé d’établir un projet d’organisation conjointe des contributions des pays occupés et des alliés aux frais de guerre22.
24Dès le retour des troupes victorieuses de 1814, on observe une très forte politisation de l’armée. Les officiers ont pris goût aux analyses politiques et développent des cercles de réflexion : « Dans ces conversations sur l’histoire et la littérature, on parlait aussi des Jacobins, des Cortès, des Carbonari et du Tugendbund. Les jeunes faisaient tout leur possible pour participer à des cercles de ce genre23. » Mais cette contagion ne touche pas que les jeunes : P.A. Viazemski note qu’après son séjour parisien, Batiouchkov, qui s’occupait peu de questions politiques, avait rédigé un poème dans lequel il s’adressait à l’Empereur en affirmant que le libérateur de l’Europe devait désormais libérer la Russie du servage. L’Empereur lui-même confia au général Tormassov son agacement devant la publication, par le journal La poste du Nord, de son discours à la Diète de Pologne : « Tous veulent se mêler des affaires politiques24. »
25Cette politisation des élites militaires a rapidement contribué à faire émerger des mouvements de mécontentement à travers le territoire russe : la rigueur du service militaire, l’arbitraire envers les simples soldats, le coût humain très élevé des colonies militaires sont critiqués et dénoncés publiquement. La révolte, en 1820, du régiment Semenovski de la garde personnelle du tsar vint frapper l’Empereur de plein fouet. Face aux mauvais traitements et aux humiliations quotidiennes, les soldats et certains de leurs officiers firent savoir à l’Empereur qu’ils souhaitaient être commandés par un autre que le général Schwartz. Les soldats furent emprisonnés, certains officiers déportés dans le Caucase et le régiment fut dissous, mais des tracts circulèrent qui font directement allusion aux campagnes de libération : « Vous défendez la patrie contre les ennemis, mais quand l’ennemi se trouve à l’intérieur de la patrie, se dissimulant sous les traits du tsar et des nobles, alors vous devez sans délai mettre ces ennemis déclarés sous bonne garde25. » Les tracts liés à la mutinerie du régiment Semenovski revendiquaient même la possibilité de choisir un dirigeant légal, qui rendrait des comptes, et non plus un autocrate. La teneur politique de ces pamphlets laisse à penser qu’ils ont été rédigés par des officiers, et non par de simples soldats. Ces manifestations sporadiques de mécontentement, toujours politisées, montrent que la bataille et l’occupation de Paris furent aussi révélatrices des tensions internes aux élites russes : une partie de l’aile libérale de la noblesse progressiste aspirait à de profonds changements, tandis que l’aile conservatrice reprochait à Alexandre Ier sa politique d’ouverture. On comprend mieux, dès lors, comment l’ostracisme subi par 1814 dans l’historiographie relève d’une volonté d’occulter la portée politique de cet événement. En définitive, ces jours de triomphe de l’occupation de Paris ont souligné les fractures à l’œuvre au sein de la noblesse russe et mis au jour l’impossible cohésion de la société russe – ce que l’historiographie impériale s’est attachée à nier, en reléguant 1814 dans l’ombre de 1812.
26La capitulation de Paris est-elle une « guerre oubliée26 » ? Sans forcer le trait, on constate qu’au cours du xixe siècle, elle a peu retenu l’attention des historiens de l’Empire. Est-ce si difficile d’écrire l’histoire d’une victoire ? En réalité, ce relatif « oubli » relève d’une conception instrumentaliste de l’histoire : si la bataille de Paris a été occultée de l’histoire officielle, c’est parce qu’elle correspondait mal au projet tsariste de créer un consensus national autour de la défense de la patrie et de l’identité du peuple russe. Limitée à une mémoire élitiste, absente de l’imaginaire populaire, la bataille de Paris est révélatrice du gouffre qui sépare les officiers de l’armée impériale, européens de formation et pétris de culture française, des paysans russes qui se battent pour défendre la terre qui les nourrit. La bataille de Paris souligne également les tensions internes aux élites russes, dont une fraction aspirait à de profonds changements dans la société russe : libérateur de la France assujettie au tyran napoléonien, le tsar Alexandre ne devait-il pas libérer la Russie de ses propres asservissements – du servage ? Face à ces fractures, le choix fut fait d’évacuer les événements de 1814, pour inventer, à l’ombre de 1812, une « nation en armes » qui verrait se côtoyer élites et paysans-serfs, dans une compréhension et un respect mutuels.
27Mais l’indifférence pour cette victoire s’explique sans doute aussi par les découpages et les pratiques des historiens des xixe et xxe siècles, très marqués par l’inscription de l’histoire dans les territoires nationaux. Car c’est en grande partie parce que la bataille de Paris s’est déroulée à l’étranger qu’elle ne semble pas retenir l’intérêt des historiens russes. Il faut attendre 1918 pour que l’historien Kornilov souligne que cette bataille « est un élément de l’histoire universelle, et non pas de l’histoire de Russie ou de France27 ».
28En contrepoint à cette conception de l’histoire nationale – parfois nationaliste, forte de protestations de patriotisme –, il est essentiel de proposer une histoire transnationale, qui tienne compte davantage des influences et des circulations d’idées, et qui mette au jour des héritages communs. Dans cette histoire commune de l’Europe, la Russie aurait toute sa place – à n’en pas douter.
Notes de bas de page
1 Information relayée par l’Agence russe d’informations (RIA) en date du 17 septembre 2014, consultable à l’adresse suivante : https://ria.ru/society/20140917/1024463328.html.
2 Ibid.
3 En russe : Velikaâ Otečestvennaâ vojna.
4 Vestnik Evropy [Le messager de l’Europe], 7, avril 1814, p. 233.
5 Syn otečestva [Le fils de la Patrie], IV, 1813, p. 192.
6 M. F. Orlov, Kapitulâciâ Pariža – Političeskie sočineniâ – Pis’ma [La capitulation de Paris. Écrits politiques. Lettres], Moscou, Nauka, 1963.
7 Aleksandr Mihajlovskij-Danilevskij, Opisanie pohoda vo Franciû v 1814 godu [Description de la campagne de France de 1814], Saint-Pétersbourg, Tipografiâ Departamenta vnešnej torgovli, 1836.
8 Modest Bogdanovič, Istoriâ vojny 1814 goda vo Francii i nizloženiâ Napoleona I, po dostovernym istočnikam [Histoire de la guerre de 1814 en France et de la chute de Napoléon Ier, d’après des sources historiques], Saint-Pétersbourg, Tipografiâ V. Spiridonova, 1865, 2 vol.
9 Otečestvennaâ vojna i russkoe obŝestvo [La guerre patriotique et la société russe], Moscou, I. D. Sytin, 1911.
10 « Manifest ot30 avgusta », dans Polnoe Sobranie Zakonov Rossijskoj Imperii [Recueil complet des lois de l’Empire russe], Saint-Pétersbourg, 1830, t. 32, doc. no 25671.
11 Fiodor Glinka, Dekabristy – Izbrannye sočineniâ v dvuh tomah [Les décembristes, œuvres choisies en deux tomes], Moscou, Pravda, 1987, t. 1, p. 128.
12 C’est notamment le cas du paysan Scevola, qui se coupa les deux mains. Son histoire fut reprise dans le journal Syn otečestva [Le fils de la Patrie] et mis en images sous forme de vignette largement diffusée au sein des troupes de l’armée impériale.
13 Fiodor Glinka, « Partizan Davydov » [Davidov le partisan], chanson rédigée entre 1812 et 1815, dans Fiodor Glinka, Dekabristy…, op. cit., t. 1, p. 129-130.
14 Nikolaj I. Turgenev, Dekabrist N. I. Turgenev – pis’ma k bratu S. I. Turgenevu, 1811-1821 gg. [Le décembriste N. I. Tourgueniev, lettres à son frère S. I. Tourgueniev, 1811-1821], Moscou, Izdatel’stvo Akademii Nauk, 1936, année 1814, lettre no 20, p. 122.
15 Ibid., lettre no 22, p. 125.
16 Nikolaj I. Lorer, Zapiski dekabrista N. I. Lorera [Notes du décembriste N. I. Lorer], Moscou, Gosudarstvennoe social’no-èkonomičeskoe izdatel’stvo, 1931.
17 Konstantin Batûškov, Stranstviâ i strasti [Errances et passions], Moscou, Sovremmenik, 1987.
18 Nikolaj Turgenev, Dekabrist, op. cit., lettre no 20, p. 122.
19 Paroles tenues par la mère de S. Volkonskij à ce dernier, après leur séjour parisien dans la pension de Madame Hixe. Durant le voyage de retour, la mère parla à ses fils du servage, système inconnu de ses enfants.
20 Nikolaj Turgenev, Dekabrist, op. cit., lettre no 51 (1816), p. 155.
21 Nikita Družinin, Dekabrist Nikita Murav’ëv [Le décembriste Nikita Mouraviov], Moscou, Izdatel’stvo Politkatoržan, 1933.
22 Arhiv brat’ev Turgenevyh – Dnevniki Nikolaja Ivanoviča Turgeneva za 1811-1816 gg. [Archives des frères Tourgueniev. Journal intime de Nicolas, 1811-1816], Saint-Pétersbourg, Tipografiâ Imperatorskoj Akademii Nauk, 1913, t. II, p. 343-346.
23 Andrej Rozen, Zapiski dekabrista. Sočineniâ barona Andreâ Rozena [Notes d’un décembriste. Œuvres du baron André Rozen], Moscou, Tipo-litografiâ I. G. Čuksina, 1900, p. 63.
24 Remarque rapportée par le baron Štejngel’, dans V. I. Šteingel’ – sočineniâ i pis’ma [V. I. Steingel, œuvres et lettres], Irkoutsk, Vostočno-Sibirskoe knižnoe izdatel’stvo, 1985, t. 1, p. 118.
25 Izbrannye social’no-političeskie i filosofskie proizvedeniâ dekabristov [Œuvres socio-politiques et philosophiques choisies des décembristes], Moscou, Gosudarstvennoe izdatel’stvo političeskoj literatury, 1951, t. I, p. 589.
26 Affirmation d’Andreï Krasov, député de la fraction Russie unie, le 17 septembre 2014. Consultable sur le site du RIA, https://ria.ru/society/20140917/1024463328.html.
27 Aleksandr Kornilov, Kurs istorii Rossii XIX veka [Cours d’histoire de la Russie au xixe siècle], Moscou, Vysšaâ Škola, 1993.
Auteur
Professeure agrégée de russe, docteure en histoire et en études slaves, est enseignante à la Cité scolaire Ampère (Lyon). Après avoir travaillé sur les décembristes, elle s’est intéressée à l’histoire des constitutions russes et à la place de la république dans l’histoire des idées politiques en Russie. Publications : Les décembristes. Une génération républicaine en terre autocratique (Publications de la Sorbonne, 2011) ; Russie : la république interdite (Champ Vallon, 2012) ; « Les intellectuels français face au monde russe (première moitié du xixe siècle) », dans C. Charle (dir.), La vie intellectuelle en France (Le Seuil, 2016).
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