Les troupes russes à Paris selon George Sand
p. 181-191
Texte intégral
1George Sand s’est beaucoup intéressée aux guerres napoléoniennes, aux personnages principaux de la confrontation franco-russe et aux événements tragiques de 1814. Elle a consacré des dizaines de pages à ce sujet dans son Histoire de ma vie (1847-1855) et a écrit le roman Francia (1871) qui, dans la traduction russe (1871), a reçu le titre éloquent Kazaki v Parizhe (Les cosaques à Paris).
La représentation de la campagne de Russie dans l’Histoire de ma vie
2La conception sandienne de la campagne russe de 1814 s’est formée sous l’influence de deux facteurs essentiels : d’une part, l’opinion de son père et de sa mère sur Napoléon et ses propres souvenirs d’enfance de la période 1812-1814 et, d’autre part, ses liens avec des Polonais (Frédéric Chopin et Adam Mickiewicz) pour qui la Russie était le pays du despotisme et de l’esclavage.
3Son père, Maurice Dupin, officier dans l’armée de Napoléon, participa à la campagne italienne et à d’autres campagnes militaires ; il aurait pu sans doute devenir général de brigade ou de division. À cause d’une chute malheureuse de cheval, il mourut tout jeune, en 1808, et ne put aller en Russie avec la garde de Napoléon alors que cette campagne aurait été inévitable pour lui à cause de son dévouement à l’empereur, comme elle le fut par exemple dans la vie de Henri Beyle (Stendhal).
4Aurore, la future George Sand, avait huit ans quand l’empereur des Français commença la guerre avec la Russie. Dans son Histoire de ma vie, elle cite des lettres de son père, qu’elle utilise pour recréer l’atmosphère de cette époque héroïque de l’histoire de France et représenter l’image symbolique et typique d’un jeune militaire enthousiaste, romantique, épris d’idéaux de liberté et de justice.
5En parallèle, elle introduit dans cette représentation ses propres souvenirs, rêves et réflexions. C’est en tant que petite fille très impressionnable, dotée d’une vive imagination, qu’elle décrit ses émotions et ses craintes. Mais l’auteur de l’Histoire de ma vie donne ses commentaires et corrige parfois ses impressions d’enfance. Il y a encore des sources qui permettent de reproduire la diversité des opinions sur Napoléon, sa campagne russe et l’entrée de l’armée de la coalition en France : les récits de sa mère qui se trouvait dans la foule observant en silence l’apparition à Paris d’Alexandre Ier à la tête de l’armée russe et les réflexions de sa grand-mère royaliste.
6Enfin, George Sand elle-même tenta aussi d’évaluer de manière objective cet épisode historique. C’est ainsi qu’on peut parler du polyphonisme de la narration qui se compose des deux voix de la narratrice – lyrique et épique – et du chœur des voix des témoins de l’événement tragique de 1814.
7Avant de représenter la situation de la chute de l’empereur des Français, George Sand dresse un tableau du triomphe du pays avant la campagne de Russie et analyse les fautes de Napoléon :
C’était la dernière, la plus brillante phase du règne de l’individualité. Napoléon était dans toute sa gloire, dans toute sa puissance, dans toute la plénitude de son influence sur le monde. Le flambeau du génie allait décroître. Il jetait sa plus vive lueur, sa clarté la plus éblouissante sur la France ivre et prosternée. Des exploits grandioses avaient conquis une paix opulente, glorieuse, mais fictive1.
8Elle considérait comme sa faute personnelle la restauration du régime monarchique. Selon elle :
L’homme du prodige, l’homme du destin, malgré l’intelligence, prodigieuse en effet, qui, plus d’une fois en effet lui fit accidentellement pressentir et seconder l’ordre de la destinée, ne comprit point le parti qu’il pouvait tirer d’une société ainsi disposée par rapport à la vérité morale. Il l’exploita merveilleusement au profit de sa théorie, qui était des plus terrestres, puisqu’elle se concentrait dans sa propre action. Il ne vit pas qu’une nation si profondément remuée par des idées nouvelles était capable de produire quelque chose de plus grand que l’empire d’un seul homme2.
9Il pouvait, croyait George Sand, mener à bien une réforme morale et contribuer à la fondation de l’État le plus progressiste de son époque. Mais, malheureusement, il ne le fit pas :
Sa grandeur cachait son vice originel, cette profonde vanité aristocratique du parvenu qui lui fit commettre toutes ses fautes et rendit de plus en plus inutile au salut de la France la beauté du génie et du caractère de l’homme en qui la France se personnifiait3.
10Ensuite, George Sand donne un portrait psychologique intéressant de Napoléon, insistant sur « son admirable caractère d’homme » :
Puisque la vanité même, le plus mesquin, le plus pleutre des travers, n’avait pu altérer en lui la loyauté, la confiance, la magnanimité naturelles. Hypocrite dans les petites choses, il était naïf dans les grandes. Orgueilleux dans les détails, exigeant sur des misères d’étiquette et follement fier du chemin que lui avait fait faire la Fortune, il ne connaissait pas son propre mérite, sa vraie grandeur. Il était modeste à l’égard de son vrai génie4.
11Dans ce portrait, on sent déjà une sympathie profonde :
Toutes ses fautes qui ont précipité sa chute, comme homme de guerre et comme homme d’État, sont venues d’une trop grande confiance dans le talent ou dans la probité des autres. Il ne méprisait pas l’espèce humaine, comme on l’a dit, pour n’estimer que lui-même […]. Il s’est confié toute sa vie à des traîtres. Toute sa vie, il a compté sur la foi des traités, sur la reconnaissance de ses obligés, sur le patriotisme de ses créatures. Toute sa vie, il a été joué ou trahi5.
12George Sand décrit ensuite la joie du peuple à la naissance de l’enfant roi et ce, malgré sa critique du divorce d’avec Joséphine :
Il n’y avait pas une maison, riche ou pauvre, palais ou cabane, où le portrait du marmot impérial ne fût inauguré avec une vénération feinte ou sincère. Mais les masses étaient sincères, elles le sont toujours6.
13Assez tôt, George Sand détermina sa propre attitude envers Napoléon en la comparant à celle de ses parents. « Ma grand-mère n’avait point d’enthousiasme pour l’empereur », écrivait-elle. Quant à son père, celui-ci désapprouvait Bonaparte qui s’était proclamé empereur. Pourtant, dans les dernières années de sa vie, Maurice Dupin le prit en affection. Il disait souvent à sa femme, selon George Sand :
[…] Je me plains de lui parce qu’il aime les courtisans et que ce n’est pas digne d’un homme de sa taille. Pourtant, malgré ses torts envers la Révolution et envers lui-même, je l’aime. Il y a en lui quelque chose, je ne sais quoi, son génie à part, qui me force à être ému quand mon regard rencontre le sien. Il ne me fait pas peur du tout, et c’est à cela que je sens qu’il vaut mieux que les airs qu’il se donne7.
14Et ce dévouement de Maurice Dupin à Napoléon était si grand et irréprochable que Madame Dupin, toute royaliste qu’elle fût, disait en soupirant, après la campagne de France :
Ah ! Si mon pauvre Maurice avait vécu, il ne m’en faudrait pas moins le pleurer à présent ! Il se serait fait tuer à Waterloo ou sous les murs de Paris, ou bien il se serait brûlé la cervelle en voyant entrer les Cosaques8.
15« Et ma mère disait la même chose de son côté », affirmait George Sand9.
16Cette position – partager l’amour du peuple et de sa mère pour Napoléon –, est propre à la petite Aurore ainsi qu’à George Sand adulte :
Ma mère était comme le peuple, elle admirait et adorait l’empereur à cette époque. Moi, j’étais comme ma mère et comme le peuple10.
17La première impression sandienne de la campagne de Russie, assez vague encore, provient de son enfance. À l’âge de huit ans, la fillette éprouve de fortes émotions et craintes qui ont été sublimées dans ses rêves et ses fantaisies. Elle voyait dans cet événement « quelque chose d’immense et de fabuleux comme les expéditions d’Alexandre dans l’Inde11 ». Aux nouvelles sinistres de la débâcle et de la retraite, l’enfant se représentait « des images effrayantes et douloureuses12 ». Ce qui la frappa surtout, « c’est que pendant quinze jours […], on fut sans nouvelles de l’empereur et de l’armée » :
Qu’une masse de trois cent mille hommes, que Napoléon, l’homme qui remplissait l’univers de son nom et l’Europe de sa présence, eussent ainsi disparu comme un pèlerin que la neige engloutit, et dont on ne retrouve pas même un cadavre, c’était pour moi un fait incompréhensible13.
18Son imagination exaltée ne pouvait concevoir ce qui se passait. Aurore se figurait dans sa rêverie qu’elle avait des ailes, qu’elle franchissait l’espace et que, sa vue plongeant sur les abîmes de l’horizon, elle « découvrait les vastes neiges, les steppes sans fin de la Russie blanche ». Elle « planait », s’orientait dans les airs et découvrait enfin « les colonnes errantes » des malheureuses légions et « les guidait vers la France », en leur montrant le chemin. Ce qui la tourmentait le plus :
[C’était la pensée] qu’elles ne savaient où elles étaient et qu’elles s’en allaient vers l’Asie, s’enfonçant de plus en plus dans les déserts, en tournant le dos à l’Occident14.
19George Sand comparait les deux empereurs – Alexandre Ier et Napoléon. Dès son enfance, elle fut déçue par le portrait du souverain russe qu’elle avait vu :
[…] j’entendais dire tant de choses que je ne savais plus que penser. L’empereur Alexandre était le grand législateur, le philosophe des temps modernes, le nouveau Frédéric le Grand, l’homme de génie par excellence. On envoyait son portrait à ma grand-mère et elle me le donnait à encadrer. Sa figure que j’examinais avec attention, puisqu’on disait que Bonaparte n’était qu’un petit garçon auprès de lui, ne me toucha point. Il avait la tête lourde, la face molle, le regard faux, le sourire niais. Je ne l’ai jamais vu qu’en peinture, mais je présume que parmi tant de portraits répandus alors en France à profusion, quelques-uns ressemblaient. Aucun ne m’inspira de sympathie et, malgré moi, je me rappelais toujours les beaux yeux clairs de « mon empereur »15.
20Dans ce cas, l’écrivaine reproduisit l’opinion sur l’empereur russe propre aux critiques littéraires français de l’époque. A. de Custine, par exemple, en comparant les deux monarques russes, Alexandre Ier et Nicolas Ier, affirmait que le premier « toujours charmant, avait quelquefois l’air faux » et était beaucoup moins sincère que son frère cadet16.
21Toujours dans son enfance, Aurore commença à réfléchir sur les faits connus de la campagne de Russie. L’incendie de Moscou la frappa comme « un grand acte de patriotisme ». Mais en 1855, l’auteur de l’Histoire de ma vie appréciait différemment cet événement. Son image mythologique du tsar russe créée sous l’influence de ses amis polonais personnifiait les manifestations les plus extrêmes du pouvoir autocratique :
La manière dont les Russes nous faisaient la guerre est, à coup sûr, quelque chose d’inhumain et de farouche qui ne peut rien avoir de semblable dans les nations libres. Dévaster ses propres champs, brûler ses maisons, affamer de vastes contrées pour livrer au froid et à la faim une armée d’invasion serait héroïque de la part d’une population qui agirait ainsi de son propre mouvement ; mais le czar [sic] russe, qui ose dire, comme Louis XIV, « l’État c’est moi », ne consultait pas les populations esclaves de la Russie. Il les arrachait de leurs demeures, il dévastait leurs terres, il les faisait chasser devant ses armées comme de misérables troupeaux, sans les consulter, sans s’inquiéter de leur laisser un asile, et ces malheureux eussent été infiniment moins opprimés, moins ruinés et moins désespérés par notre armée victorieuse, qu’ils ne le furent par leur propre armée obéissant aux ordres sauvages d’une autorité sans merci, sans entrailles, sans notion aucune du droit humain17.
22Cette conclusion n’a été inspirée ni par la mère d’Aurore, ni par les souvenirs de son enfance, mais par l’influence des émigrés slaves, polonais au premier chef. George Sand supposait sans doute que Napoléon avait l’intention de donner au peuple russe la liberté, c’est-à-dire de le libérer de l’esclavage. Mais elle se trompait, car aujourd’hui nous savons que l’empereur français n’avait dans ses plans aucune réforme politique de cette nature. Marie-Pierre Rey affirme que son objectif essentiel était d’affaiblir la puissance diplomatique et géostratégique de l’Empire russe, pas de la déstabiliser en appelant à l’abolition du servage18. La deuxième erreur de George Sand consistait à minimiser l’élan patriotique des paysans et du peuple russes. Elle déniait toute initiative populaire dans la résistance contre Napoléon et dans la politique de la « terre brûlée ». En particulier, l’écrivaine accusait Rostopchine, gouverneur militaire de Moscou, du gigantesque incendie qui ravagea la ville quand, le 14 septembre 1812, les troupes françaises y entrèrent :
En supposant que Rostopchine eût pris conseil, avant de brûler Moscou, de quelques riches et puissantes familles, la population de cette vaste cité n’en eut pas moins l’obligation de subir le sacrifice de ses maisons et de ses biens, et il est permis de douter qu’elle y eût consenti unanimement, si elle eût pu être consultée, si elle eût eu des réclamations à faire entendre, des droits à faire valoir19.
23Et l’écrivaine de créer une image symbolique et gigantesque :
La guerre de Russie, c’est le navire battu de l’orage qui jette à l’eau sa cargaison pour alléger son lest. Le czar [sic], c’est le capitaine ; les ballots qu’on submerge, c’est le peuple, le navire qu’on sauve, c’est la politique du souverain20.
24L’origine de cette métaphore est due au credo démocratique de George Sand qui détestait toutes les formes de despotisme et d’esclavage. Par opposition à la monarchie absolue de la Russie qui était personnifiée par le tsar russe, elle idéalisait Napoléon, dont l’autorité, selon elle, représentait « l’individualité, l’indépendance et la dignité de la France21 ».
25Sand a laissé plusieurs réflexions sur la Russie comme rempart du despotisme et de l’esclavage. Dans une lettre à Luc Desages (1837), elle écrivait : « En Asie, en Russie, etc. il y a des esclaves blancs. En Amérique, des esclaves noirs22. » Un peu plus tard, elle affirmait dans une lettre à Charles Duvernet du 20 février 1844 :
On nous empêche de naître, on nous étouffe sans savoir seulement ce que nous voulons faire, tout comme on ferait en Russie ou dans les États du pape23.
26Surtout, la Russie suscita en elle beaucoup d’émotions négatives pendant la répression de l’insurrection polonaise. Dans une lettre à l’Américain George Sumner qui connaissait bien la Russie, elle affirmait en avril 1846 :
Voyez donc ce que font maintenant les gouvernements de l’Autriche et de la Russie, et dites-moi, si, au lieu de profiter des avantages et des douceurs de la paix, toutes les nations généreuses et civilisées ne devraient pas se lever pour les renverser. Nous, nous sommes trop près de la malheureuse Pologne […]24.
27On repère chez elle un détail très curieux : George Sand appelait souvent les Russes « cosaques » ce qui pour elle était un terme péjoratif qui renvoyait à l’idée de subordination, de soumission et de médiocrité. Proposant une loge à Alexandre Dumas fils pour sa future femme, la princesse Narychkine, en janvier 1864 – il s’agissait de la représentation d’une pièce d’Alexandre Manceau –, elle la définit comme « russe », mais « très peu cosaque25 », ce qui était dans sa bouche un compliment. Dans l’Histoire de ma vie, elle se souvient qu’on « avait peur de ces bons messiers les Cosaques, et beaucoup de gens riches se sauvaient26 ».
28Mais si George Sand n’était pas tout à fait juste dans sa réception de la Russie, des Russes et d’Alexandre Ier, son mérite se situe dans un autre axe. Elle a réussi à représenter un tableau authentique de la France avant et après la campagne russe. Le chœur des opinions différentes dont elle fut le témoin est particulièrement intéressant :
La pensée que Napoléon pût être vaincu ne se présenta jamais qu’à l’esprit de ceux qui le trahissaient. Ils savaient que c’était le seul moyen de le vaincre. Les gens prévenus, mais honnêtes, avaient en lui, tout en le maudissant, la confiance la plus absolue, et j’entendais dire à une des amies de ma grand-mère : « Eh bien, quand nous aurons pris la Russie, qu’est-ce que nous en ferons ? » D’autres disaient qu’il méditait la conquête de l’Asie ; et que la campagne de Russie n’était qu’un premier pas vers la Chine. « Il veut être le maître du monde, s’écriait-on, et il ne respecte les droits d’aucune nation. Où s’arrêtera-t-il ? Quand se trouvera-t-il satisfait ? C’est intolérable, tout lui réussit27. »
29« Et personne ne disait qu’il pouvait éprouver des revers et faire payer cher à la France la gloire dont il l’avait enivrée », résume George Sand28.
La représentation romanesque de l’invasion des troupes russes à Paris (Francia)
30George Sand donne dans le roman Francia (1871) sa version romanesque de la chute de Napoléon et de l’entrée de l’armée russe à Paris en 1814. Jouant sur deux plans, celui du temps de la fiction pendant la Première Restauration et celui du temps de l’écriture en 1871, le silence populaire vis-à-vis de la première occupation de 1814 est comparé à la résistance héroïque de 1870-1871. L’action commence et finit par des dates historiques : la première – le jeudi 31 mars 1814 – le jour de l’entrée des armées alliées dans Paris ; la deuxième – le 21 mars 1815, quand Paris est en fête à cause du retour de Napoléon pour ses « cent jours ».
31Le roman Francia a été traduit en russe en 1871 sous le titre Kazaki v Parizhe [Les cosaques à Paris]. L’exposition du roman sandien commence par l’entrée des troupes russes à Paris. Dès les premières lignes, l’auteure exprime toute son affliction pour le Paris humilié et sa malveillance envers le monarque russe et son armée. Dans la version russe, on a fait beaucoup de coupes et les accents ironiques, politiques et moraux de l’original ont disparu :
Le jeudi31 mars 1814, la population de Paris s’entassait sur le passage d’un étrange cortège. Le tsar Alexandre, ayant à sa droite le roi de Prusse et à sa gauche le prince de Schwarzenberg, représentant de l’empereur d’Autriche, s’avançait lentement à cheval, suivi d’un brillant état-major et d’une escorte de cinquante mille hommes d’élite, à travers le faubourg Saint-Martin. Le tsar était calme en apparence. Il jouait un grand rôle, celui du vainqueur magnanime, et il le jouait bien. Son escorte était grave, ses soldats majestueux. La foule était muette29.
32Cette réaction découragea l’empereur russe qui s’attendait à de l’enthousiasme puisqu’il « voulait entrer dans Paris comme l’ange sauveur des nations30 ». Mais George Sand insiste sur le silence du peuple : « Son silence fut donc sa seule protestation, sa tristesse fut sa seule gloire. Au moins celle-là reste pure dans le souvenir de ceux qui ont vu ces choses31. »
33L’écrivaine décrit même la conduite presque menaçante de la foule :
La foule devenait si compacte que si elle fût resserrée sur les vainqueurs (l’un deux l’a raconté textuellement), ils eussent été étouffés sans pouvoir faire usage de leurs armes32.
34L’opposition intérieure du peuple contraste avec la conduite lâche, selon George Sand, des royalistes français. Son indignation à ce propos a déjà été exprimée dans Histoire de ma vie, quand elle décrit les impressions de sa mère :
[Elle avait vu] avec la foule consternée et stupéfaite, l’entrée des barbares que de belles dames couraient embrasser et couronner de fleurs33.
35Dans le roman, elle montre d’une manière encore plus précise la trahison des royalistes :
Quand le défilé ennemi déboucha sur le boulevard, la scène changea comme par magie. […] L’élément royaliste jetait le masque et se précipitait dans les bras du vainqueur. L’émotion avait gagné la masse ; on n’y songeait pas aux Bourbons, on n’y croyait pas encore, on ne les connaissait pas ; mais on aimait Alexandre, et les femmes sans cœur qui se jetaient sous ses pieds en lui demandant un roi ne furent ni repoussées, ni insultées par la garde nationale qui regardait tristement, croyant qu’on remerciait simplement l’étranger de n’avoir pas saccagé Paris. […] Ils ne voyaient pas encore que cette joie folle applaudissait à l’abaissement de la France34.
36Dans ce fragment, il est à noter encore un détail historique authentique : Alexandre Ier a utilisé toute son influence sur ses alliés pour prévenir le pillage possible de Paris et surtout la destruction des monuments culturels. Tous les faits de maraude ont été punis. Dans Histoire de ma vie, Sand a donné la même information à travers une lettre que Madame Dupin, sa grand-mère, avait reçue de Paris : « Les alliés sont entrés dans Paris. Ils n’y ont pas fait de mal. On n’a point pillé35. »
37Il y a donc dans le roman des analogies constantes avec les faits, les opinions, les images présentées dans Histoire de ma vie. George Sand exprimait une conception mûre sur la Russie, les Russes et l’entrée des cosaques à Paris.
38L’opposition de la France et de la Russie est exprimée dans le roman sandien par la liaison d’une jeune fille française portant le nom symbolique de Francia avec un officier russe qui personnifie la force écrasant la civilisation. Le grossier barbare russe qui n’éprouve que des besoins physiques ne peut pas selon l’auteur comprendre l’âme noble de la Française éprise de liberté. Leur relation connaît une issue tragique. Le héros principal, le prince Mourzakine, est identifié par George Sand au Russe typique qui vit sous le régime despotique. D’origine rurale, il est le résultat hybride du croisement de « races » de pasteurs nomades, évoquant l’Antiquité dans ce qu’elle a de plus primitif. Il a la grâce et la beauté d’un animal. Sa vie et la description de sa personne vont de pair avec celles de son cheval36. Le qualificatif « sauvage » lui est appliqué à plusieurs reprises :
[…] il était à beaucoup d’égards sauvage lui-même37 ; il se trouva lui-même en proie à l’enivrement des instincts sauvages38 ; désirant faire sa cour à la marquise, il lui adressa des instances de sauvage39 ; une idée sauvage lui entra dans l’esprit40.
39Il y a dans le texte beaucoup de comparaisons de ce prince avec un animal :
Proche de l’animal, presque l’animal lui-même, il couva des yeux sensuellement la belle marquise comme une proie qui lui était dévolue41 ; […] tout au désir farouche, à la soif des jouissances, il traversa Paris, l’œil enflammé, la narine frémissante42, etc.
40Ce sauvage et barbare Russe qui est riche et noble est opposé à la pauvre grisette qui, de l’avis de George Sand, est beaucoup plus cultivée que lui parce qu’elle est Française et Parisienne. Et Paris est présenté comme une Ville avec un V majuscule : Francia qui en est « le pur produit » est « baignée de l’aura parisienne, du souffle chaud et vivifiant de Paris artiste43 ». Quant à Mourzakine, il a fait ses études à Dorpat, mais :
L’essentiel de son éducation à Moscou, douteux foyer de civilisation : ce qu’on appelle en Russie la civilisation n’étant que le culte aveugle de la puissance absolue44.
41Le jugement de George Sand était sévère et injuste :
Rien ne ressemblait à un Français qu’un Russe de cette époque. C’est à cause de leur facilité à parler notre langue, à se plier à nos usages, qu’on les appela chez nous les Français du Nord, mais jamais l’identification ne fut plus lointaine et plus impossible. Ils ne pouvaient prendre de nous que ce qui faisait la moins d’honneur alors, l’amabilité45.
42George Sand développait dans ce cas la pensée d’A. de Custine qui parlait, plus grossièrement qu’elle, de « la singerie » de la noblesse russe.
43Mais un autre trait important transformait Mourzakine en un être amoral : il aimait à la fois deux femmes en les trompant sans aucun scrupule. Francia humiliée par le prince représente la France elle-même bafouée par le barbare. La jeune femme tue son amant, mais reste malheureuse et devient folle. G. Sand a montré d’une manière symbolique la synthèse complexe des sentiments d’attraction et de répulsion entre les représentants de deux nations. Mais la caractéristique de l’officier grossier et sauvage concerne l’image de la Russie et de la mentalité russe en général, parce qu’on ne peut pas, selon G. Sand, être civilisé dans le pays de la contrainte et de l’esclavage.
44Varvara Komarova-Stasova, qui écrivait sous le pseudonyme de Wladimir Karénine, premier biographe de George Sand en Russie, fut indignée par ce roman, n’y voyant qu’une caricature de l’officier russe. L’écrivaine française, selon elle,
fait preuve de cette même incapacité que parfois les auteurs éprouvent à rendre d’une manière vraie des types étrangers […]. Les Russes ne feront que rire en voyant comment George Sand avait portraituré en guignols grotesques nos héros de 1812-181546.
45Gustave Flaubert en 1872 croyait que le Russe créé par George Sand était « un simple, un homme naturel, ce qui n’est pas facile à faire ». L’écrivain a donné ses impressions dans une lettre à George Sand du 26 novembre1872 :
Quand j’ai vu Francia lui enfoncer son poignard dans le cœur, j’ai d’abord froncé le sourcil, craignant que ce ne fût une vengeance classique qui dénaturât le charmant caractère de cette bonne fille. Mais pas du tout ! Je me trompais. Cet assassinat inconscient complète votre héroïne. Ce qui me frappe dans ce livre, c’est qu’il est spirituel et très juste. On est en plein dans l’époque47.
46On peut conclure que la Russie attirait sans doute George Sand : elle profitait de chaque occasion pour recevoir des renseignements authentiques sur ce pays. Il est connu, par exemple, qu’elle parla de la Russie avec Honoré de Balzac pendant le dîner du 29 janvier 184448. Elle interrogeait constamment ses amis artistes – Pauline et Louis Viardot, Liszt – qui avaient visité le pays lors de tournées. L’écrivaine s’intéressait beaucoup à l’histoire russe des xviiie et xixe siècles. Et à en juger par les réminiscences dans ses différentes œuvres, elle la représentait à travers l’idéogème du despotisme russe qui admettait n’importe quel crime de l’autocrate. Alexandre Ier et Nicolas Ier étaient pour elle les pires exemples de l’autocratie et de la tyrannie, tandis qu’elle représentait Alexandre II comme un homme léger n’aimant que les cotillons et les cartes49. Le mythe de la Russie ne s’est pas transformé en réalité pour George Sand. Mais dans son œuvre autobiographique et romanesque, elle a pu ressusciter le passé et représenter les événements de l’année 1814 avec des détails précis, authentiques et pittoresques.
Notes de bas de page
1 George Sand, Histoire de ma vie, dans George Sand, Œuvres autobiographiques, texte établi, présenté et annoté par Georges Lubin, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1970, t. I, p. 690.
2 Ibid., p. 410.
3 Ibid., p. 690.
4 Ibid., p. 690-691.
5 Ibid., p. 691.
6 Ibid.
7 Ibid., p. 692.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 694.
11 Ibid., p. 737.
12 Ibid., p. 734.
13 Ibid., p. 737.
14 Ibid., p. 738.
15 Ibid., p. 782.
16 Astolphe de Custine, La Russie en 1839, Paris, Librairie d’Amyot, 1843, t. II, p. 10.
17 George Sand, Histoire de ma vie, op. cit., p. 734-735.
18 Marie-Pierre Rey, L’effroyable tragédie, op. cit., passim.
19 George Sand, Histoire de ma vie, op. cit., p. 735.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 George Sand, Correspondance, Textes réunis, classés et annotés par George Lubin en 24 vol., Paris, Garnier Frères, 1964-1990, t. IV, p. 10.
23 Ibid., t. VI, p. 453-454.
24 Ibid., t. VII, p. 307-308.
25 Ibid., t. XVIII, p. 212-213.
26 George Sand, Histoire de ma vie, op. cit., p. 747.
27 Ibid., p. 731.
28 Ibid.
29 George Sand, Francia, Paris, Michel Lévy, 1872, p. 1.
30 Ibid., p. 4.
31 Ibid., p. 2.
32 Ibid., p. 4.
33 George Sand, Histoire de ma vie, op. cit., p. 753.
34 George Sand, Francia, op. cit., p. 7.
35 George Sand, Histoire de ma vie, op. cit., p. 712.
36 Janine Neboit-Mombet, L’image de la Russie dans le roman français (1859-1900), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 359.
37 George Sand, Francia, op. cit., p. 8.
38 Ibid., p. 10.
39 Ibid., p. 77.
40 Ibid., p. 173.
41 Ibid., p. 24.
42 Ibid., p. 10.
43 Ibid., p. 164.
44 Ibid., p. 22.
45 Ibid., p. 22-23.
46 Wladimir Karénine, George Sand. Sa vie et ses œuvres 1848-1876, Paris, Plon-Nourrit, 1926, t. IV, p. 546-547.
47 Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), éd. per Jean Bruneau, 1973-1998, t. IV, p. 614-615.
48 George Sand, Correspondance, op. cit., t. VI, p. 335.
49 Voir Olga Kafanova, « Antimif o Rossii v pol’sko-francuzskom diskurse serediny xix veka » [Anti-mythe sur la Russie dans le discours franco-polonais au milieu du xixe siècle], dans Rossiâ – Pol’ša. Dva aspekta evropejskoj kul’tury. Sbornik naučnyh statej [La Russie et la Pologne. Deux aspects de la culture européenne. Recueil d’articles scientifiques], Saint-Pétersbourg, Serebryanyj vek, 2012, p. 247-258.
Auteur
Docteure ès lettres, est, depuis 2011, directrice du département de communications interculturelles à l’université de la Flotte fluviale et de la Marine de Saint-Pétersbourg (Russie). Ses domaines de recherches sont la littérature française du xviiie et du xixe siècle, la littérature comparée, l’histoire de la littérature russe du xviiie et du xixe siècle, l’œuvre de George Sand ; l’œuvre d’I. S. Tourgueniev. Auteur de plus de 230 publications, parmi lesquelles les monographies (en russe) : George Sand et la littérature russe du xixe siècle. Les mythes et la réalité. 1830-1860 (1998) ; George Sand en Russie. La bibliographie des traductions russes et des matériaux critiques en russe, 1832-1900 (éd. IMLI RAN, 2005) ; La littérature dans la synthèse des arts. La ville et le jardin comme texte (en collaboration avec V. Domanski, K. Charafadina, éd. USPTD, 2010) ; Les mondes artistiques d’Ivan Tourgueniev (en collaboration avec V. Domanski, éd. Flinta, 2018). Elle est membre de l’association « Les Amis de George Sand » (France), de la George Sand Association (États-Unis) et de l’Union des germanistes russes.
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