L’image de l’armée russe dans la presse française en 1805-1814
p. 153-162
Texte intégral
1Au cours du xviiie siècle, la vitesse de la transmission de l’information augmenta considérablement. Les services réguliers de poste apparurent, la correspondance privée était désormais acheminée de manière plus régulière mais rumeurs et informations, pas toujours fiables, continuaient à jouer un rôle non négligeable, y compris pour la prise de décision des monarques et des diplomates. Dans ce contexte, l’importance des périodiques en tant que source régulière d’information à destination de personnes relevant de couches sociales différentes ne cessa de croître. Pour de nombreuses personnes, les journaux constituaient une source très importante d’information sur les événements dans le monde comme à l’intérieur du pays.
L’importance de la presse comme moyen de contrôle de l’opinion publique
2Dès les débuts de la Révolution française, la presse a connu un essor sans précédent. Le nombre de périodiques parus dans la capitale et en province augmenta considérablement, ainsi que leurs tirages. En parallèle, la popularité des journaux français s’accroissait beaucoup en Europe puisque les lecteurs voulaient recevoir des informations de première main, et non par l’intermédiaire des éditions allemandes ou hollandaises1. Dans plusieurs villes, des journaux locaux disposaient d’une édition régulière. Ainsi les journaux firent désormais partie de la vie quotidienne de nombreux Français. Certains journaux nationaux comptaient entre 10000 et 20000 abonnés. Grâce à la pratique de la lecture collective, par exemple dans les cafés, l’auditoire réel de la presse pouvait être bien supérieur à ces chiffres.
3Dans un contexte d’influence accrue des médias sur l’opinion publique, le gouvernement tenta de contrôler le contenu des journaux pour influencer l’opinion. Le marquis de Lafayette fut le premier militaire qui tenta d’utiliser les médias pour créer et maintenir son propre culte. Ainsi, c’est lui qui fut derrière la publication du journal La Cocarde nationale, qui s’adressait à la garde nationale2. À partir de la campagne d’Italie de 1796-1797, Napoléon Bonaparte attacha beaucoup d’importance à la gestion de l’opinion publique dans les territoires soumis et la presse constitua dès lors un outil indispensable, placé sous le contrôle étroit du pouvoir central.
4Au lendemain du coup d’État du 18 brumaire, la politique de Napoléon Bonaparte en matière de presse consista à instituer un système et un fonctionnement bien précis. Le nombre de journaux fut considérablement réduit, toutes les publications furent placées sous un contrôle strict, en même temps que le Premier Consul exigea des éditeurs qu’ils rendent compte des événements avec « impartialité3 ». Pendant le règne de Napoléon, la presse parisienne était la plus influente. Il s’agissait en premier lieu de journaux tels que Le Moniteur universel, Le Journal des débats (sous le titre de Journal de l’Empire de 1805 à 1814), La Gazette de France et quelques autres. Le Moniteur universel fut un des journaux les plus influents en France à la fin du xviiie et jusqu’au début du xixe siècle. Cet ascendant fut acquis grâce aux relations personnelles du premier rédacteur et propriétaire du journal, Charles-Joseph Panckouke. Les rédacteurs les plus connus du Moniteur dans les années 1790, Hugues-Bernard Maret et Claude-Joseph Trouvé, avaient accès au pouvoir à l’époque napoléonienne et sous la Restauration. Le journal devait une partie de son influence à la tonalité tranquille des articles qui semblaient impartiaux4. C’est pour cette raison que Le Moniteur fut choisi par les gouvernements français successifs comme l’organe qui publiait les rapports des réunions des assemblées, les documents officiels et reflétait la position du gouvernement à l’époque de la Révolution5. Sous le Directoire, Le Moniteur devint le seul journal officiel, dans lequel des documents en tout genre furent publiés pour la première fois. Le Moniteur ne fut pas le premier journal à publier les nouvelles de l’étranger à l’époque impériale. En règle générale, il réimprimait les renseignements sur le monde extérieur qui figuraient dans les journaux tels que la Gazette de France, La Gazette du commerce, le Journal de l’Empire, le Journal de Paris, etc. Mais certaines informations étaient également publiées d’abord dans Le Moniteur puis réimprimées par d’autres journaux : par exemple, les bulletins de l’armée en guerre.
5À l’époque napoléonienne, la presse régionale publiait assez rarement des informations sur les événements internationaux (y compris sur la Russie). Les auteurs et les rédacteurs privilégiaient les problèmes locaux et n’avaient que rarement leurs propres sources d’information en provenance de l’étranger. La plupart des articles portant sur les affaires internationales étaient des réimpressions de publications parisiennes et étrangères. À l’époque napoléonienne, la politique de l’information était la même dans toutes les parties du pays ; par conséquent, quand il s’agissait d’évaluer la situation internationale, la presse régionale suivait la ligne de la presse parisienne6.
6On constate que des nouvelles internationales furent réimprimées par la presse parisienne à partir de la Gazette du grand-duché de Francfort. Cela s’expliquait par le fait que, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, les gazettes de Francfort comptaient parmi les mieux informées et les plus lues en Europe.
Commentaires généraux sur la Russie dans les pages des journaux à l’époque napoléonienne
7Si on compare la Russie aux autres grandes puissances européennes, à l’époque napoléonienne, elle apparaît dans les pages des journaux presque autant que l’Autriche, un peu plus souvent que la Prusse, mais moins souvent que la Grande-Bretagne. Selon nos estimations, dans la presse, on dénombrait un article mentionnant la Russie tous les trois à cinq numéros. Les mentions eurent tendance à devenir plus régulières pendant les périodes de négociations étroites – comme en 1802-1803 quand la Russie tenta de jouer les médiateurs dans les négociations de la France avec l’Angleterre – mais plus rares pendant les phases d’accalmie diplomatique, souvent en hiver, ou au moment où les deux pays se préparaient à un brusque changement de relations, à la veille d’une guerre ou de la conclusion d’une alliance.
8Les bulletins de la Grande Armée, écrits par l’Empereur, relevaient d’un type spécifique de messages sur la Russie. Le premier numéro du bulletin a été publié en 1805 au début de la campagne contre la troisième coalition. Pendant cette guerre, du 7 octobre au 25 décembre, 37 bulletins furent publiés, tandis que durant les campagnes contre la quatrième coalition du 8 octobre 1806 au 12 juillet 1807, on en recensa 87. En période d’opérations militaires actives, les bulletins étaient publiés presque quotidiennement ; durant les phases d’accalmie, comme au printemps 1807, ils continuèrent à paraître assez souvent (8 fois en février et en mars ; 5 en avril ; 4 en mai). Durant la campagne contre l’Autriche en 1809, du 24 avril au30 juillet, 30 bulletins furent publiés alors que par la suite, pendant la campagne de 1812, le nombre de bulletins baissa fortement : du 20 juin au3 décembre, on recense seulement 29 éditions.
9En 1805, à l’heure de la troisième coalition, les bulletins rédigés par Napoléon étaient fréquents et les journaux prirent l’habitude d’en publier plusieurs dans le même numéro, sans en respecter toujours l’ordre chronologique. Par exemple, le 19e bulletin daté du 15 brumaire (6 novembre 1805) fut publié dans le Moniteur no 53, avant le 18e bulletin, accompagné d’une note mentionnant que le 18e n’était pas encore arrivé. Et dans le numéro suivant furent publiés le 18e (pour la première fois) et le 19e une seconde fois7.
10La réduction du nombre des bulletins pendant la campagne de Russie s’explique par plusieurs raisons. D’abord, au cours de la guerre de 1812, les succès des Français ne furent pas aussi probants qu’en 1805 et 1806 ; en outre, les difficultés de communication entre la Russie et la France jouèrent un rôle particulièrement important durant le plein hiver, deux bulletins seulement furent édités en novembre et deux en décembre. Mais une autre raison explique cette tendance. En 1805, le Premier Empire ne s’était pas encore imposé comme un État au pouvoir absolu, l’opposition restait forte et c’est pourquoi, dans la presse, Napoléon devait prouver constamment la force de ses armées et de son gouvernement. En 1806-1807, cette tendance persiste encore mais, après la guerre contre l’Autriche en 1809, Napoléon n’éprouve plus le besoin de prouver la légitimité et la stabilité de l’Empire. Les bulletins furent par conséquent en 1812 moins nombreux et plus courts que dans les campagnes précédentes.
11En 1813, aucun bulletin de la Grande Armée ne fut publié ; les seules informations venant de l’armée provenaient des lettres que recevait Marie-Louise promue au rang d’impératrice et de régente. De cette manière, Napoléon tentait d’élever le statut de Marie-Louise. Alors qu’auparavant, elle apparaissait dans les journaux seulement comme un sujet des messages d’information, maintenant elle en était la source. Peut-être faut-il voir dans ce changement une réponse à la conspiration du général Claude-François de Malet. En 1813-1814, les messages en provenance de l’armée furent publiés à un rythme fréquent, deux ou trois par semaine, ce qui est comparable au nombre de bulletins de la campagne de 1805.
12Un trait caractéristique de la propagande française à l’époque napoléonienne fut de taire les mauvaises nouvelles. On peut illustrer cette tendance par les avis publiés dans les journaux à propos de l’armée russe. Pendant la guerre russo-suédoise de 1808-1809, c’est-à-dire alors que l’alliance franco-russe était déjà conclue, les journaux français racontaient sans cesse les succès des Russes, réimprimant les bulletins publiés dans les journaux saint-pétersbourgeois. Aucun échec russe ne fut jamais mentionné.
13Les événements de la guerre russo-turque de 1806-1812 furent narrés par les journaux de manière assez détaillée. Tant que la Russie fut l’alliée de la France, ses échecs ne furent pas mentionnés, mais en 1811, alors que la guerre avec la Russie devint imminente, on cessa d’évoquer les succès des armées russes. La campagne de Rusçuk à l’été 1811, pas très heureuse pour les Russes, fut racontée avec force détails8 ; mais la presse française resta silencieuse en automne 1811 quand les Russes remportèrent une victoire décisive à Rusçuk et en mai 1812, lorsque la Russie et l’Empire ottoman conclurent un traité de paix.
14Pendant un an et demi, à partir du début de 1811, le pouvoir impérial prépara les Français au futur conflit avec la Russie, en leur expliquant que Saint-Pétersbourg menait une politique néfaste pour les intérêts économiques et politiques français. Des articles portèrent sur la description de l’armée russe. Des textes consacrés à la construction de nouveaux bateaux sur la mer Baltique9, aux manœuvres de l’armée de terre russe et, enfin, au fait qu’un nouveau recrutement était décrété pour 181210, devaient prouver que la Russie s’armait aussi et qu’elle commençait déjà à se préparer à la guerre.
15En même temps, la propagande napoléonienne tentait de remettre en cause l’idée de la puissance russe. Ainsi, le Moniteur essaya de démontrer la faiblesse d’alors de l’armée russe en soulignant qu’elle était de plus en plus incapable de vaincre ses adversaires, même réputés plus faibles. En outre, les journaux cherchaient à convaincre leurs lecteurs que la Russie ne disposait pas de grands généraux. Le message sur la fin du major général comte Alexandre Vassilievitch Souvorov, le fils du feld-maréchal décédé, devint le symbole de la faiblesse de l’armée moderne russe. Cet événement eut lieu au bord de la rivière de Rymnik, « à l’endroit où son père avait remporté une bonne victoire11 ».
L’image de l’armée russe en 1805-1807
16Parmi les sujets exposés par la presse, une place imposante fut occupée par des avis de tout genre et des articles sur l’armée russe. Pendant le règne de Napoléon, la France et la Russie furent plus d’une fois adversaires sur le plan diplomatique et sur le champ de bataille. C’est pourquoi la société française ainsi que le gouvernement de la France s’intéressaient beaucoup aux capacités militaires de l’adversaire éventuel. La tonalité des articles dépendait de la phase de relations franco-russes : pendant la paix, on décrivait la Russie en général et l’armée russe en particulier de manière positive, soulignant les succès de cette dernière dans les guerres contre les autres pays, la Suède et la Turquie par exemple. Lorsqu’un nouveau conflit entre la France et la Russie se préparait, un nombre croissant d’articles relatait les difficultés et petits insuccès de l’armée russe. En temps de guerre, les journaux regorgeaient d’avis humiliants pour l’armée de l’adversaire, démontrant la faiblesse des Russes, leur manque de valeur militaire et leur cruauté. Les vêtements, la nourriture, les mœurs – avidité et fanatisme – des soldats russes semblaient, aux yeux des Français, non civilisés, barbares, énigmatiques. Toutes ces caractéristiques soulignaient l’altérité de l’ennemi et en même temps visaient à démontrer la faiblesse des Russes et la supériorité des troupes françaises.
17Au début de la guerre de 1805, les journaux suivirent le déplacement des armées russes dans l’Empire russe avec des données très précises. Ainsi, le Journal de l’Empire des 23-24 septembre annonce qu’un corps de30000 hommes a été envoyé à Revel pour s’embarquer par bateau et parvenir en Poméranie suédoise12. Plus tard, les journaux suivirent les avancées de l’armée principale russe en terre polonaise. Les chefs des armées russes étaient aussi nommés avec une grande précision et on peut penser que ces renseignements étaient puisés dans la presse européenne, même si la source n’est pas toujours précisément indiquée. En 1812, il y eut moins d’informations et les journaux publiés cette année-là ne permirent pas de suivre les mouvements des armées russes à l’intérieur de l’empire. Cela peut être expliqué par deux raisons : premièrement, le service russe de contre-espionnage fonctionnait mieux pendant la préparation de la guerre de 1812 qu’auparavant ; deuxièmement, comme en 1812, la politique de l’État à l’égard de la presse était devenue plus rigoureuse, les journaux publièrent moins de renseignements sur l’ennemi éventuel pour ne pas faire peur aux Français. Cette même tendance s’observe lors des campagnes de 1813 et 1814.
18Pendant les campagnes de 1805-1807, la propagande française opposa délibérément les alliés aux Russes. En 1805, les bulletins étaient éloquents sur la soif de pillage des troupes russes et évoquaient le mécontentement des Autrichiens à l’égard de l’empereur François puisque c’est lui qui avait fait le choix de tels alliés, néfastes pour les terres des États germaniques : car aux dires des bulletins, les soldats russes volaient constamment, brûlaient et tuaient. En octobre 1805, le neuvième bulletin déclara ainsi que les officiers autrichiens étaient mécontents du voisinage avec les troupes russes. « Ils blâmaient cette politique aveugle pour attirer au cœur de l’Europe un peuple accoutumé à vivre dans un pays inculte et agreste13. » Le quatorzième bulletin s’en prenait aux pillages commis à l’encontre de la population civile par les troupes russes14, et le dix-septième affirma que dans la région de Lambach, les Russes avaient tout dévasté et que, dans certains villages, ils avaient tué 80 % des paysans15. Quand les Autrichiens tentèrent de se plaindre à l’empereur François de la conduite des troupes russes, ce dernier fit seulement remarquer qu’il n’avait pas à répondre pour eux et que ses propres troupes se comportaient tranquillement16.
19Le mécontentement à l’égard des Russes se reflétait non seulement chez les paysans, qui souffraient des réquisitions de toutes les armées, mais aussi dans toutes les classes aisées. En novembre 1805, une rumeur sur les victoires des armées russes provoqua la panique à Vienne qui était déjà occupée par les Français17. Après la bataille d’Austerlitz, il fut signalé que les paysans moraves tuaient partout les Russes s’ils les rencontraient, d’où la nécessité pour l’empereur des Français d’expédier rapidement des détachements de cavaliers pour empêcher ces assassinats18.
20En 1806, les messages sur les pillages se raréfièrent. Les journaux mentionnaient surtout les différends entre les officiers et les généraux alliés. Le bulletin no 44 du 14 décembre 1806 signalait :
Un bataillon prussien de Klock a déserté tout entier du village de Brock. Il est composé en partie de Prussiens et de Polonais. Tous sont indignés du traitement qu’ils reçoivent des Russes. « Notre prince nous a vendus aux Russes », disent-ils, « nous ne voulons pas aller avec eux »19.
21L’article ne précisait pas toutefois en quoi consistait la mauvaise attitude des alliés russes, mais la présence de Polonais dans ce bataillon devait témoigner du soutien des Français à la cause polonaise. L’idée que la Russie était le principal inspirateur des guerres des troisième et quatrième coalitions fut répétée en 181220.
Les troupes irrégulières russes dans les pages des journaux français
22Les journalistes français étaient très intéressés par la présence dans l’armée russe d’un nombre important de soldats irréguliers. En 1802-1807, ils décrivaient d’une façon pittoresque les particularités de l’équipement de l’armée russe, sa composition multiethnique et offraient à leurs lecteurs des généalogies absolument incroyables de Tatars, de Polonais, de Lituaniens et de Cosaques qui en faisaient partie21. Quand l’apparence des Cosaques était décrite, plusieurs éléments suggéraient aux Français un rapprochement de ces guerriers avec des barbares archétypaux. D’une part, ils étaient présentés comme ridicules, quasiment absurdes : les Cosaques portaient une barbe longue et épaisse, combinaient un pantalon de marin avec un manteau de capucin. Mais, d’autre part, ils étaient perçus comme dangereux parce que sachant très bien manier leurs armes un peu désuètes, les lances avant tout. Le fait qu’ils traversaient tous les cours d’eau sans descendre de cheval devait aussi établir un lien indissoluble entre le cosaque et les terribles nomades22 du passé.
23Très souvent, les cosaques et les autres troupes irrégulières symbolisaient la menace russe. La plupart des mentions de pillages et de violences imputées aux troupes russes dans les États germaniques en 1805-1807 puis 1813-1814 était souvent liée aux cosaques. Pendant la campagne de 1812, les journaux soulignaient qu’ils pouvaient être cruels contre la population de leur propre pays. « Les cosaques, avant de partir [de Viazma] ont exercé le plus affreux pillage, ce qui a fait dire aux habitants que les Russes pensent que Viazma ne doit plus revenir sous leur domination, puisqu’ils la traitent d’une manière si barbare23. »
24L’idée que les « Russes » appartenaient au monde nomade entra profondément dans les esprits. L’image stéréotypée des immenses « déserts non peuplés » de la Russie joua aussi son rôle dans cette représentation. Ces notions reflètent encore une fois l’idée d’une Russie située aux marges du monde civilisé, avec un territoire peu peuplé24. Après la conclusion de la paix à Tilsit en 1807, les descriptions anthropologiques pittoresques de l’armée russe disparaissent de la presse française avant de revenir durant la guerre de 1812-1814, mais à une échelle bien plus limitée. Les vêtements et l’armement des cosaques des unités militaires régulières étaient dérangeants pour les Européens, c’est pourquoi à leurs yeux, les troupes russes irrégulières relevaient du monde barbare.
25Pendant les campagnes de 1806-1807 qui se déroulèrent sur le territoire prussien, les Français rencontrèrent pour la première fois d’importants détachements cosaques. Ils n’y étaient pas préparés. Les cosaques s’illustraient particulièrement dans la reconnaissance et les avant-postes ; leurs attaques contre les colonnes d’infanterie furent aussi une nouveauté majeure de l’art de la guerre russe. Napoléon réagit en publiant dans le 44e Bulletin de la Grande Armée une série de caractéristiques péjoratives des cosaques, où il affirmait que ceux-ci n’étaient pas habiles et qu’il n’était pas difficile pour les Français de les affronter25. L’éloignement du théâtre des hostilités permit à Napoléon de nier toute influence cosaque sur le déroulement de la campagne en Prusse orientale. Des observations de ce genre se retrouvèrent dans la presse de 1812.
26En 1812, la représentation des cosaques, que les Français essayaient de décrire comme dérangeants plutôt que comme dangereux, comme pilleurs plutôt que comme guerriers26, avait encore une fois pour objet de prouver la barbarie des Russes. En parallèle, l’entraînement de la population civile, les paysans-partisans, dans la lutte armée était décrit comme contraire aux règles de la guerre, lesquelles devaient tracer une stricte limite entre les soldats qui s’entretuent et la population civile qui doit être protégée.
27Pendant toutes les campagnes, les Français ne cessèrent d’accentuer les traits orientaux dans l’apparence de la cavalerie irrégulière russe et dans sa manière de faire la guerre. Souvent, on comparait les Cosaques aux Arabes, aux Tatares et aux Scythes.
Les soldats russes et français face à face
28Pendant les hostilités, de nombreux articles furent consacrés à démontrer la supériorité de l’armée française sur l’adversaire. Quand les Français remportaient une victoire, les prouesses des petits détachements français sur un ennemi très supérieur en nombre étaient mises en avant. On trouve des articles de ce genre dans la description de toutes les campagnes franco-russes. Durant les guerres contre les troisième et quatrième coalitions, dans les pages des journaux, des incidents tout à fait minimes du point de vue tactique et stratégique se trouvaient parfois rapportés. Ainsi, au sujet de la rivière Wrka après un petit combat, on a pu lire :
Notre perte a été de peu d’hommes blessés. L’officier de génie Clouet, jeune homme de la plus grande espérance, a une balle dans la poitrine. Le 19 [décembre] un régiment de Cosaques, soutenu par des hussards russes, essaya d’enlever la grande garde de la brigade de cavalerie. L’ennemi fut culbuté. Nous avons eu dans cette petite affaire trois ou quatre blessés ; mais le colonel des Cosaques a été tué. Une trentaine d’hommes et 25 chevaux sont restés dans notre pouvoir27.
29De semblables messages devaient démontrer la supériorité des forces napoléoniennes, ainsi que l’importance de chaque combattant français luttant pour la patrie.
30Des messages analogues furent publiés pendant les campagnes de 1812-1814, mais ils se firent un peu plus rares. Dans plusieurs récits de mémoires, on peut trouver l’exposé du message du 10e Bulletin de la Grande Armée selon lequel près de Vitebsk deux compagnies des chasseurs du 9e corps ont paré une attaque russe supérieure en nombre, raison pour laquelle tous les combattants reçurent la croix de la Légion d’honneur28.
31Le manque de valeur militaire des soldats russes était également souligné. On pointait ce défaut, en faisant remarquer que les soldats russes étaient d’anciens serfs et que le recrutement donnait la possibilité aux propriétaires terriens d’envoyer à l’armée ceux qui n’étaient pas de bons travailleurs.
32Pendant les guerres franco-russes de 1805-1814, à l’exception des bulletins, les descriptions détaillées des batailles ne furent presque jamais publiées dans la presse, contrairement au temps de la Convention, du Directoire et du Consulat. Les journalistes se bornèrent alors à mentionner les noms des généraux, les chiffres des pertes et le nombre de prisonniers.
La fin de l’époque napoléonienne
33En 1813-1814, le gouvernement travailla assidûment à créer une certaine image de l’« ennemi ». On utilisa les idées reçues à propos des Autrichiens, des Prussiens et des Cosaques qui, le plus souvent, devaient incarner toute l’armée russe. On attendait une horde orientale, disparate, parlant plusieurs langues, vêtue de costumes traditionnels. Il est à noter que cette façon de présenter les Russes qu’utilisèrent les publicistes et les peintres français – représentant par exemple les Cosaques, les Bachkirs et d’autres groupes ethniques spécifiques – fut assez proche de la stratégie des publicistes et des peintres russes montrant en 1812 l’armée de Napoléon comme un rassemblement de peuples différents et soulignant en particulier l’hétérogénéité linguistique des « autres29 ». Une exagération outrée de la mauvaise volonté de l’ennemi et de sa cruauté excessive fut de part et d’autre très commune dans la propagande.
34En janvier et février 1814, l’Empereur s’efforça pour la dernière fois d’utiliser la force de la propagande imprimée. Napoléon demanda au ministère de la Police de publier en premier lieu des histoires soulignant le courage des soldats français et la cruauté des soldats alliés, de citer les lettres des témoins oculaires pour que toute la France se lève contre les envahisseurs. Il s’agissait ainsi pour les pouvoirs français de tenter d’organiser un soulèvement patriotique à l’intérieur du pays en s’aidant des nombreuses nouvelles des départements mentionnant les atrocités des Russes et les exploits des soldats français et les personnes civiles30. Les traductions de journaux et de livres anglais, qui étaient souvent publiés dans la presse, devaient confirmer les orientations de la propagande française. En outre, de tels messages prouvaient l’objectivité des éditions parisiennes. C’est ainsi qu’en janvier, le Journal de Paris publia de vastes extraits du livre du voyageur anglais Grin consacrés à la vie quotidienne russe et riches en épisodes particulièrement sanglants et choquants de supplices et de tortures (coups de fouet, marquage au fer chauffé à blanc, arrachement des narines) en usage en Russie31.
35Néanmoins, la campagne de 1814 fut très brève et la propagande française n’eut pas le temps de mobiliser la population. En outre, à ce moment, on observait déjà dans la société une immense lassitude face à la guerre et c’est pourquoi si la propagande parvint à effrayer la population française, elle ne parvint pas à déclencher un mouvement de défense nationale.
36En conclusion, il convient de souligner que durant les conflits militaires entre la Russie et la France, la propagande napoléonienne eut largement recours à des stéréotypes anciens et bien ancrés au sujet de l’armée russe, mais que l’alliance des deux pays fut à l’origine d’une évolution en 1807 vers une vision modérément positive. C’est pourquoi, lors de la préparation d’une nouvelle campagne, on dut recommencer à dénoncer l’armée russe comme un adversaire fort et habile et retourner à l’idée traditionnelle des Russes dépeints comme des nomades sauvages, des barbares du nord et de l’est. Plus tard, en 1814 puis en 1815-1818, quand les forces russes d’occupation se trouvèrent en France, les autorités locales durent encore une fois démentir l’idée qui se répandit dans la société au sujet de la brutalité et de la sauvagerie présumées des Russes.
Notes de bas de page
1 Jeremy D. Popkin, News and Politics in the Age of Revolution. Jean Luzac’s Gazette de Leyde, New York, Cornell University Press, 1989, p. 25-26.
2 Jean-Paul Bertaud, La presse et le pouvoir de Louis XIII à Napoléon Ier, Paris, Perrin, 2000, p. 188.
3 Napoléon à Reinhard, ministre des Affaires étrangères, 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), Napoléon Bonaparte, Correspondance générale publiée par la fondation Napoléon, t. 2, La campagne d’Égypte et l’avènement, 1798-1799, Paris, Fayard, 2005, p. 1091.
4 Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, t. 1, Des origines à 1814, Paris, Presses universitaires de France, 1969, p. 441 et 488-489.
5 Le Rédacteur (journal créé en décembre 1795) devint la première gazette officielle du pouvoir exécutif de la République.
6 André Cabanis, La presse sous le Consulat et l’Empire (1799-1814), Paris, Société des études robespierristes, 1975, p. 74.
7 Le Moniteur universel, 53-54, 13-14 brumaire an XIV (4-5 novembre 1805).
8 Le Moniteur universel, 216, 4 août 1811.
9 Le Moniteur universel, 169 et 188, 18 juin et 7 juillet 1811.
10 Le Moniteur universel, 339, 5 décembre 1811.
11 Le Moniteur universel, 165, 14 juin 1811.
12 Le Journal de l’Empire, 23-24 septembre 1805, p. 1.
13 Le Moniteur universel,34, 4 brumaire an XIV (26 octobre 1805).
14 Le Moniteur universel, 47, 14 brumaire an XIV (8 novembre 1805).
15 Le Moniteur universel, 50, 20 brumaire an XIV (11 novembre 1805).
16 Le Moniteur universel, 54, 24 brumaire an XIV (15 novembre 1805).
17 Le Moniteur universel, 67, 7 frimaire an XIV (28 novembre 1805).
18 Le Moniteur universel, 92, 2 nivôse an XIV (23 décembre 1805).
19 Le Moniteur universel, 359, 25 décembre 1806.
20 Le Moniteur universel, 221, 8 août 1812.
21 Le Compilateur, 11, 7 thermidor an VII.
22 Il s’agit des Scythes.
23 Le Moniteur universel, 259, 15 septembre 1812.
24 Voir par exemple : Charles de Peyssonnel, Situation politique de la France et ses rapports actuels avec toutes les puissances de l’Europe, Paris, Buisson, 1789, t. 1, p. 296.
25 Le Moniteur universel,3,3 janvier 1807.
26 [Charles-Louis Lesur], Des progrès de la puissance russe, op. cit., p. 414.
27 Le Moniteur universel, 3, 3 janvier 1807.
28 Le Moniteur universel, 228,15 août 1812.
29 Elena Аnatolievna Višlenkova, Vizual’noe narodovedenie imperii, ili « Uvidet’ russkogo dano ne každomu » [L’ethnologie visuelle de l’empire, ou « il n’est pas donné à tout le monde de voir le russe »], Мoscou, NLO, 2011, p. 169.
30 Voir, par exemple, Journal de Paris, 8, 8 janvier 1814.
31 Journal de Paris, 27, 27 janvier 1814.
Auteur
Vice-recteur de l’université des sciences humaines de l’État (GAUGN) et chercheur à l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie. Son domaine scientifique concerne l’histoire de la France des xviiie-xixe siècles, les guerres napoléoniennes, l’histoire de la presse européenne et les représentations mutuelles des peuples. Il a plus de 40 publications à son actif, notamment : « La guerre contre l’espace et le climat : les souvenirs français de la campagne de 1812 », Annuaire d’études françaises, 2012 (en russe) ; « La guerre et l’armée russe à travers la correspondance des participants français de la campagne de 1812 », Annales historiques de la Révolution française, 369, 2012 ; « The Image of Russia in French Public Opinion, 1811-1812 », Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History, 15/2, 2014 et L’opinion publique française sur la Russie à la veille et pendant la guerre de 1812, ROSSPEN, 2016 (en russe).
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2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022
Des histoires, des images
Mélanges offerts à Myriam Tsikounas
Sébastien Le Pajolec et Bertrand Tillier (dir.)
2021