Les Russes à la conquête des ateliers parisiens en 18141
p. 129-140
Texte intégral
1Le portrait est une création artistique bien souvent commandée et livrée en un laps de temps réduit au cours duquel a lieu la pose quasi obligée du modèle. Né d’une rencontre chronologiquement et géographiquement circonscrite, il présente donc une très forte valeur de témoignage historique. En 1814, l’école française de peinture domine la scène internationale et ses portraitistes sont aussi réputés que leurs homologues anglais et même italiens ; des Russes en profitent ainsi pour immortaliser sur la toile leur séjour parisien. Les productions qui sortent des ateliers sont bien souvent signées et datées et facilitent donc notre appréhension de cet épisode. Ils en sont peut-être l’un des témoignages les plus sensibles, avec deux autres peintures à sujet allégorique dont il convient aussi de tenir compte ici car elles furent brossées ou transformées à la hâte pour répondre à l’inattendue présence à Paris du souverain russe. Enfin, l’inaction de certains grands portraitistes et surtout les témoignages écrits de quelques-uns de ces artistes face aux Russes nous révèlent parfois que l’événement les a poussés à une remise en cause personnelle et professionnelle.
David et Alexandre le Magnanime
2Le portraitiste alors le plus réputé est sans nul doute le peintre de l’Empereur déchu, Jacques-Louis David2. Or, cet ancien révolutionnaire est séduit par Alexandre Ier. Le31 mai 1814, n’ayant pas conservé la composition de l’unique peinture mythologique qu’il a réalisée sous l’Empire, Sapho, Phaon et l’Amour (Ermitage3), il mande « M. le baron Pillar4 et […] M. Louguel5 qui sont [ses] hôtes depuis deux mois6 » et qui retournent alors en Russie, de demander à Nikolaï Borissovitch Youssoupov7, le commanditaire et propriétaire de l’œuvre, de lui en envoyer une copie en réduction. Il avoue aussi aux officiers qu’ils lui « ont fait oublier la présence d’un ennemi pour ne voir en eux qu’un allié, qu’un ami8 ». Il regrette néanmoins qu’Alexandre « le Magnanime9 » n’ait pas visité son atelier comme l’ont fait les autres souverains et ajoute plus loin : « Au surplus, nous ne nous plaignons point, puisque depuis que le monde est monde, on n’a jamais vu depuis que les hommes se battent entre eux un exemple de modération comme celui qu’a fait voir de nos jours Alexandre de Russie qui éclipsera l’ancien dans les Annales du monde10. »
3Dès lors David affirme « [qu’] Alexandre a fait la conquête de tous les hommes d’Art et [il] ne doute pas que beaucoup se disposent à aller vivre dans ses États11 ». Toutefois, aucun artiste français d’importance n’entreprendra, à notre connaissance, un tel voyage, si ce n’est Henri-François Riesener. David aurait-il eu la « tentation de la Russie » ? Mais le peut-il, lui, le régicide ? Il décidera finalement de rejoindre Bruxelles en 1816.
Gérard, portraitiste d’Alexandre victorieux
4En rappelant qu’Alexandre ne l’a pas visité dans son atelier, David peut paraître jaloux de ce que le souverain se soit, en revanche, rendu dans celui de son ancien élève François Gérard. Autre grand maître du portrait en France depuis la Révolution – au point que son talent en la matière fut reconnu par Napoléon et que les affidés de celui-ci se pressèrent dès lors chez lui –, Gérard est certainement celui par qui il est encore de meilleur ton de se faire portraiturer en France au printemps 1814.
5Néanmoins, ce fut dès 1805 que Gérard eut à représenter Alexandre, qui plus est en costume de sacre12. De cette effigie représentant le souverain debout devant son trône, paré et entouré des insignes du pouvoir impérial russe, un ricordo réalisé par l’atelier13 nous est conservé (musée de Versailles14). Gérard n’ayant alors pas encore rencontré le tsar, il est possible qu’il ait réalisé son portrait d’après une représentation qu’on lui a adressée de Russie. C’est aussi en cette année 1805 qu’il peint sa première effigie impériale de Napoléon, la plus connue de toutes, mais dont l’original n’est pas localisé à ce jour15.
6Il serait hasardeux de lire et d’interpréter ici la composition du portrait russe, car si les contours nous sont certes assez clairement connus par le ricordo, celui-ci renvoie à un tableau dont aucune source russe n’étaye à notre connaissance l’existence et la commande. Il faudrait en outre l’inscrire plus généralement dans une étude globale des représentations en costume impérial des Romanov qui reste encore à mener, sans écarter la possibilité qu’il puisse s’agir d’une œuvre pour un tiers. Or, c’est entre le Consulat et le début de l’Empire que Gérard peint pour la première fois pour des Russes, en l’occurrence les portraits des princesses polono-russes Starzinska (1802) et Sophie Zamoyska née Czartoryska (1805)16 et l’on peut se demander si ces commandes authentiques ont un lien avec son premier portrait impérial.
7En revanche, c’est bien dès son séjour parisien de 1814 qu’Alexandre pose devant Gérard17. L’artiste est en fait chargé d’exécuter deux portraits de l’empereur. Celui-ci, alors âgé de37 ans, a une silhouette élégante, une chevelure blonde et frisée, bien que son front soit maintenant dégarni. Gérard le peint à chaque fois dans la même pose, debout, de face, la tête tournée vers sa droite, dans un paysage sans trace de présence humaine. Toutefois, dans l’un des tableaux, il est « en petit uniforme18 » d’officier de la cavalerie de la garde impériale (Ermitage)19 et dans l’autre en « grand uniforme20 » vert et blanc de maréchal en chef russe21 – œuvre non localisée, dont une bonne version se trouve cependant au musée national de La Malmaison et dont on peut se demander s’il ne s’agirait pas de l’original22 –, selon les notices du catalogue manuscrit de la galerie qui enregistre les œuvres à leur entrée23. Il est possible qu’il soit représenté dans la première sur les Buttes Chaumont, relief autour duquel les troupes alliées sont entrées dans Paris. Dans ce tableau, il tient également le pommeau de son épée de sa main gauche et a le bras droit le long du corps, avec le poing fermé. Son bicorne, orné des plumes blanches du maréchalat en chef, repose à sa droite, sur une pierre. Dans le second portrait – plus connu –, il tient un de ses gants blancs et le pommeau de son épée dans sa main gauche, et son bicorne à plumes dans la droite. Sur les deux portraits, sa poitrine est décorée du ruban et de la plaque de l’ordre russe de Saint-André, des croix de l’ordre russe de Saint-Georges, de la médaille russe commémorant la campagne de 1812, de l’ordre autrichien de Marie-Thérèse, de la Croix de fer prussienne et, plus bas, de l’Épée de Suède. Les deux représentations renvoient l’image d’un souverain à la vertueuse simplicité, qui porte son regard au loin, comme pour commander l’avenir. Leur dépouillement leur donne même une sorte de caractère atemporel.
8Pour réaliser une telle œuvre, Gérard choisit une posture de contrapposto24 – la jambe en effort se situant sur le côté opposé du bras en tension. Il dessina préalablement à sa peinture le visage du personnage, partie essentielle de l’œuvre qui permit sans doute une première validation de la commande auprès du modèle. Ce dessin pourrait être celui, inédit, conservé aujourd’hui à la Fondation Thiers25. La façon dont il est exécuté correspond bien à la manière de François Gérard, jusqu’au trait entourant la figure. Toutefois, la tête est dans une position différente et Alexandre semble plus jeune.
9En 1814, Gérard fut aussi chargé des portraits des autres vainqueurs alliés ou représentants des vainqueurs que sont le roi Frédéric-Guillaume III de Prusse, le prince Charles Philippe de Schwarzenberg et Arthur Wellesley, duc de Wellington26. Il aurait même reçu en un jour dans son atelier, pour des séances de pose, Alexandre, Frédéric-Guillaume III et Louis XVIII. Une situation qui lui vaut le titre de « peintre des rois, roi des peintres27 ». Certains des alliés voulurent même s’échanger leurs portraits et c’est ainsi que Gérard dut notamment peindre avec ses collaborateurs une réplique du portrait d’Alexandre pour le duc de Wellington, qui est aujourd’hui encore conservée à Aspley House, résidence londonienne du duc28. Alexandre reçut lui aussi un portrait de Wellington, accroché dans la galerie impériale de l’Ermitage en 1821 (aujourd’hui non localisé). En effet, s’il ne figure pas dans les inventaires de l’époque, une description contemporaine des lieux le signale comme représentant le duc « de grandeur naturelle, parfaitement ressemblant29 ».
10La première séance de pose du tsar pour Gérard a lieu en juin 1814 ; les deux œuvres sont achevées en novembre 1815 et elles sont enregistrées dans le catalogue de l’Ermitage le31 juillet 181730. Leur réception critique ne se fait pas attendre. Bien que le visage puisse être jugé trop idéal, les œuvres séduisent et deviennent des modèles, comme le prouvent ces lignes publiées en 1821, alors que les effigies sont accrochées dans la galerie du pont couvert donnant accès au théâtre de l’Ermitage :
On remarque ici deux portraits de l’Empereur Alexandre, ils sont de grandeur naturelle et ont été peints à Paris par Gérard, célèbre artiste français, lors du séjour que fit l’Empereur dans cette capitale, à des époques différentes31 ; dans l’un, il est représenté en habit brodé, dans l’autre, en simple uniforme de général. Quoique la ressemblance ne soit point parfaite, l’artiste a heureusement rendu le port majestueux et l’air martial du héros libérateur de l’Europe. Le paysage du dernier portrait, et les nuages foncés qui en font ressortir le fond, sont d’un grand effet. Ces portraits de l’Empereur, qui passent pour les meilleurs qui aient été faits, sont visités journellement par des peintres qui en tirent des copies32.
Gros, Girodet, Robert Lefèvre et les Russes, entre commande, possible réserve et fascination
11Pendant que Gérard peint ses effigies d’Alexandre qui deviendront les références pour les représentations ultérieures de l’empereur, le portraitiste Robert Lefèvre se contente de portraiturer le général Piotr Tchitcherine (Ermitage)33. Quant à Gros et Girodet, les confrères et anciens camarades d’atelier de Gérard chez David, ils ne semblent avoir ni recherché ni accepté de commandes russes. Pourtant, le pinceau de Gros pouvait être connu, voire prisé, par une partie de l’aristocratie pétersbourgo-moscovite, car en 1808 le prince Youssoupov lui avait demandé un portrait équestre de son fils Boris que le peintre avait achevé dès 1809 (Moscou, musée Pouchkine). Concernant Girodet, l’un des deux seuls Russes qu’il aurait représentés est le comte Johann Joachim Georg (ou Egor Karlovitch) von Sievers (dessin sur le marché de l’art34), mais encore faut-il attendre la seconde occupation de Paris. Comme son dessin est daté précisément du 27 septembre 1815, peut-être est-ce de ce « prince » dont Girodet parle en novembre 1815 :
Dernièrement un Prince russe tout plaqué de crachats et bariolé de cordons m’a fait l’honneur de visiter mon atelier et m’a témoigné un grand empressement d’avoir un de mes ouvrages qu’il voulait emporter sur le champ avec lui tant il en était enthousiasmé. Il me dit en regardant le Déluge35 qu’il ne le voudrait pas tout à fait aussi grand que cela. Pour abréger il me demanda de lui peindre un dessus de boîte. Je lui fis sans m’émouvoir une réponse fort polie. Dites après cela que je ne sais pas vivre. Notez, je vous prie, que cette demande est la seule qui m’ait était faite par les étrangers, les hautes puissances, nos illustres alliés, depuis leur première invasion en France, je compte majestés, les princes Royaux, les généraux, les amiraux jusqu’aux simples sous-lieutenants dont j’ai eu l’honneur d’être visit[é]. Mais aussi et comme pour vous prouver la vérité du système des compensations de M. Azaïs36, nos magnanimes amis ont amplement et sans aucun trouble épuisé et ravag[é] nos campagnes à mon père et à moi et à bien d’autres. Vous voyez bien que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles37.
12Quant au second Russe croqué lui aussi de profil, il l’a sans doute été dès 1814, car il s’agit d’Alexandre (collection particulière38) qu’il a pu étudier lors de son entrée à Paris, dont il a été le témoin. L’œuvre a souffert d’une surexposition, mais le portrait est à la fois ressemblant et gracieux. Girodet semble donc lui aussi, après David et Gérard, conquis par la figure du « nouvel » Alexandre.
13Surtout, dans ses souvenirs, Boucher de Perthes rapporte ce qui suit le jour de l’entrée des troupes dans Paris :
Quand tout eut défilé, je descendis le boulevard, et je rencontrai Girodet qui retournait chez lui, rue Neuve-des-Augustins. Il paraissait fort agité ; il m’aborda en me disant : « Avez-vous vu ? – Quoi lui dis-je. – Le véritable casque grec ». Il parlait des casques des Russes. Dans toute sa journée, c’est ce qui l’avait le plus frappé, peut-être tout ce qu’il avait remarqué39.
14Cet enthousiasme pour l’originalité est certes un trait de caractère de Girodet, mais il est aussi, selon nous, à mettre plus généralement en relation avec l’une des conséquences indirectes de l’embrigadement des artistes sous l’Empire à des fins d’élaboration d’une geste napoléonienne. Certes, en 1807, le peintre ne cache pas à son amie intime Julie Candeille souffrir du « désagrément bien senti de [sa] part de travaille » (sic) en devant « finir à une époque fixée ce [qu’on lui] demande40 », une peinture de propagande pour les Tuileries, Napoléon reçoit les clefs de la ville de Vienne, 13 novembre 1805 (1808, Versailles41), ajoutant même, désabusé, qu’il se croit lui et ses consorts « tous enrégimentés quoique nous ne portions point l’uniforme pinceau à droite, crayon à gauche, en avant marche42 ». Néanmoins, dans un passage que son élève et biographe Coupin rédige sous la Restauration après son décès, passage en lien avec cette autre grande commande pour les Tuileries qu’est la Révolte du Caire (1810, Versailles43), il affirme que « Girodet n’a fait aucune autre peinture avec autant de verve, de promptitude et de sûreté ; son humeur était enjouée ; il était entouré de Mameloucks (sic) qui étaient pour ainsi dire à demeure chez lui et dont la beauté l’électrisait44 ». Girodet ne s’est donc pas plaint lorsqu’il devait représenter des Orientaux et il y aurait fort à parier qu’il s’est aussi intéressé à cet autre exotisme que devaient déjà représenter pour lui en 1807 les habitants autrichiens de la Reddition de Vienne, puisqu’il les a représentés avec un même souci ethnologique. En outre, en pensant découvrir dans les coiffes des cosaques bachkirs les formes du costume, sinon des Grecs anciens, du moins des Scythes, il ressent une excitation d’autant plus forte qu’il semble penser qu’il est face à une survivance de l’Antiquité, référence suprême. Ainsi, avant même que Delacroix croie toucher des yeux Rome ou Athènes en parcourant le Maroc, Girodet pense voir des soldats antiques parmi les troupes russes défilant dans Paris. En 1974, Robert Rosenblum affirmait à juste titre – en ne prenant néanmoins pas totalement en compte que l’exotisme d’alors puisse n’être « que » d’outre-Rhin et d’outre-Vistule comme d’outre-monts :
Vers la fin de l’ère impériale, la peinture française devient plus complexe et plus diversifiée qu’en aucune autre période de son histoire. À lui seul, le choix des sujets couvre un champ immense. L’histoire napoléonienne […] n’a cessé de promouvoir une insatiable curiosité envers les peuples exotiques, leurs conditions de vie, leur architecture, les paysages les plus éloignés du monde parisien moderne45.
15Une sensibilité majeure de l’époque romantique se cristallise alors, notamment à la rencontre des peuples russes.
Deux faux « portraits allégoriques » de circonstance
16Autre portraitiste français de premier plan, Pierre Paul Prud’hon ne semble pas non plus avoir été approché par des Russes46, mais il permit néanmoins à son confrère Louis-Léopold Boilly de rendre hommage au tsar. En effet, pour réaliser en 1814 une œuvre de circonstance, le Triomphe du tsar Alexandre Ier(Louvre47), Boilly reprend un dessin du peintre Prud’hon, le Triomphe de Bonaparte (Louvre48). Cherchant à peindre un tsar victorieux et pacificateur, il réalise une allégorie en grisaille, un peu à la façon du bas-relief antique d’où sont tirés quadrige et figures allégoriques de la composition. Alexandre apparaît ainsi conduit en triomphe par la Victoire et accompagné de la Paix à la porte d’une ville ou devant un arc triomphal (symbolisant Paris ?). Des putti introduisent le cortège en dansant et en portant une branche d’olivier en guise d’étendard, tandis que les Muses entourent son char. Sur celui-ci est représenté un combat mené par un cavalier, qui renvoie aux événements guerriers passés. Parmi la foule à l’arrière-plan, des jeunes filles dansent, une femme admire le héros à son passage et deux personnes semblent deviser sur ses hauts faits. Le dessin de Prud’hon fêtait le retour à la paix consécutive à la signature du traité de Lunéville avec l’Autriche (9 février 1801) et devait être gravé en grand, mais la reprise des hostilités rendit sans doute le sujet rapidement obsolète, et il ne servit qu’à illustrer sous forme réduite l’ouvrage du Danois Bruun-Neergaard Sur la situation des Beaux-Arts en France (1801). En 1814, Boilly achève en quelque sorte le projet de Prud’hon en peignant, à la manière d’une gravure, le nouveau héros fêté pour avoir définitivement mis fin aux guerres de la Révolution et de l’Empire. Pour tout changement, il intègre une figure plus grande d’Alexandre. Cette œuvre pourrait être la preuve qu’un tel triomphe n’était pas attendu à Paris et qu’il semble que Boilly, s’il a jugé nécessaire de glorifier le nouvel héros, ait été pris de court…
17La même conclusion peut découler de l’étude de l’œuvre sans doute la plus emblématique de cette période : un portrait allégorique intitulé le Génie d’Alexandre (Ermitage49), peint en 1814 à Paris par la plus royaliste des grands portraitistes français, Élisabeth Vigée-Lebrun. Elle éprouve, elle aussi, le besoin de marquer le retour de la paix en France et la fin de l’Empire grâce à un tsar qu’elle connaissait, quant à elle, depuis son séjour en Russie. Quand l’œuvre entre à l’Ermitage, le 12 octobre 1814, elle est cataloguée de la manière suivante : « Ce tableau, qui fut composé à l’occasion de l’entrée à Paris de S.M. l’Empereur Alexandre, représente un génie ailé, celui de la victoire sans doute, gravant sur un bouclier d’airain cette brillante époque ; on y lit ces mots : Alexandre le magnanime. Paris,31 mars 181450. »
18Mais il est possible que l’auteur de ce catalogue en français, Auguste Planat, secrétaire du conservateur de l’Ermitage, ait manqué d’informations et qu’il ait dès lors établi sa notice selon sa lecture personnelle de l’œuvre. En effet, en 1838, le catalogue qu’il publie avec le conservateur, Xavier Labenski, est bien plus précis : « Portrait du jeune prince Lubomirski, recomposé en sujet allégorique, à l’occasion de l’entrée à Paris de l’Empereur Alexandre d’immortelle mémoire51. »
19Il s’agit du prince kievien Henri Lubomirski, réputé pour sa beauté angélique, que Vigée-Lebrun a représenté aussi avec grand succès en Amour tenant une couronne de myrte & de laurier (Berlin, Gemäldegalerie)52. Ce dernier tableau est commandé par la mère adoptive du modèle, Izabela Lubomirska, et est exposé au Salon du Louvre de 1789. Or, l’œuvre de l’Ermitage a subi des retouches pour être transformée en peinture à la gloire d’Alexandre Ier : un bouclier portant une inscription est peint sur une couronne végétale. Stylistiquement, elle semble aussi une création de Vigée-Lebrun des années 1788-1789. Il est donc probable que la toile ait été reprise en 1814 pour l’occasion53 et l’on peut même avancer qu’elle pourrait être au départ une première version du tableau du Salon de 1789 – qui aurait peut-être déplu.
20À l’Ermitage, sous Alexandre et au début du règne de Nicolas Ier, l’œuvre est conservée dans un cabinet servant de vestibule à la Galerie française créée par Alexandre au début de son règne54. Or, peu après l’installation du tableau, le cabinet prend le nom de « Lebrun ». Soulignons que le nom du peintre est aussi rattaché à la salle attenante, formant le grand Salon central du pavillon nord de l’Ermitage. Y trône en effet son grand portrait d’Élisabeth Alexeevna, l’épouse d’Alexandre Ier (Ermitage)55. L’œuvre, commandée par Catherine II et peinte en 1795, aurait été déposée au Palais d’Hiver, avant d’être accrochée à l’Ermitage, sans doute sous Alexandre, et ce, au moins jusqu’en 183856. C’est toutefois par un autre portrait, présent en ces lieux au moins dès le règne de Paul Ier, que Vigée-Lebrun établit sa réputation jusqu’à Paris comme peintre ayant l’honneur d’être exposée à l’Ermitage. En effet, dans un « état des beaux-arts à Saint-Pétersbourg » qu’Aubin-Louis Millin publie en 1799, il indique que « Mme Lebrun a eu un grand succès en Russie ; elle a peint les grandes duchesses, et ces portraits sont placés à l’Hermitage, parmi les chefs-d’œuvre de Rubens, de Rembrandt, et de plusieurs autres maîtres de l’école flamande : on ne peut se dissimuler qu’un pareil voisinage leur est plus nuisible qu’avantageux57 ». Néanmoins, ce Portrait des filles de Paul Ier, les grandes-duchesses Alexandra Pavlovna (1783-1801) et élena Pavlovna (1784-1803) (Ermitage)58 peint, en 1796, est certes aujourd’hui encore conservé à l’Ermitage, mais il n’y est plus exposé depuis le décès de Paul Ier.
21Si le Génie d’Alexandre peut passer pour un paradigme des échanges artistiques franco-russes aux alentours de 1814, cette œuvre renoue, de manière symbolique, davantage avec les relations d’avant la Révolution française qu’elle ne préfigure l’avenir. Quant aux portraits de Russes peints en 1814, ils peuvent certes être parfois de première importance, mais somme toute rares, et afin de développer leur interprétation, il nous paraît nécessaire d’inclure également l’étude des autres portraits d’alliés. L’élargissement du champ de recherche à l’attitude générale des peintres français vis-à-vis des troupes victorieuses étrangères serait d’autant plus intéressant que la situation politique entrave alors fortement le cours habituel de la production artistique française centrée sur un Salon qui s’ouvre en 1814 sous un Bourbon, alors que les pinceaux et les ciseaux avaient œuvré sous, et parfois pour, Napoléon. On pourrait enfin prendre en compte une œuvre emblématique comportant au premier plan un portrait de groupe où Alexandre est en bonne place : la Remise des drapeaux aux troupes russes sur le champ de Mars en 1814 de Carle Vernet (Berlin)59. Si cette toile est datée de 1822, on peut en faire remonter la commande aux visites des familles souveraines prussienne et russe dans les ateliers de Carle et de son fils Horace à Paris en 1814.
22Cette peinture méconnue est d’autant plus emblématique de la période qu’elle inaugure un genre quasi paradigmatique de l’Europe de la Sainte Alliance qu’est la peinture de parade – en transformant en quelque sorte le Serment de l’armée fait à l’Empereur après la distribution des aigles, 5 décembre 1804 (1810, Versailles60) en un défilé, une composition reprise et transposée ultérieurement à Berlin par Franz Krüger – tout autant qu’elle annonce la carrière internationale d’Horace Vernet, qui représentera l’école française jusqu’à Berlin et surtout Saint-Pétersbourg61.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier chaleureusement Marie-Pierre Rey pour son aide constante dans mes recherches sur Alexandre et la France.
2 Il n’a néanmoins jamais réussi à peindre pour Napoléon une représentation de lui en costume impérial.
3 Huile sur toile, H. 2,25 × L. 2,62 m, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, inv. ГЭ-5668.
4 Karl Magnus Pilar von Pilchau (1791-1861) ou Egor Maksimovitch Pillar (1767-1830), tous deux majors-généraux dans l’armée russe.
5 Personnage non identifié.
6 Serge Ernst, La galerie Iousoupov à Saint-Petersbourg, Leningrad, 1924, p. 269-270, cité d’après Daniel Wildenstein et Guy Wildenstein, Documents complémentaires au catalogue de l’œuvre de Louis David, Paris, Fondation Wildenstein (La Bibliothèque des arts, 1689), 1973, p. 195.
7 Sur les collections de ce prince, voir les publications d’Elena Sharnova et en premier lieu « Un vrai musée de la peinture française : la collection française de Nikolaï Borissovitch Youssoupov », dans Monica Preti-Hamard et Philippe Sénéchal (dir.), Collections et marché de l’art en France 1789-1848, [actes du colloque de Paris, INHA, 4-6 décembre 2003], Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 359-374.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Charles Lenormant, François Gérard, peintre d’histoire, Paris, Impr. A. René et Compagnie, 1847 (2de éd.), p. 182.
13 Soit une copie de petite dimension, comme peut-être David aurait aimé en conserver une de son tableau pour Youssoupov.
14 Huile sur toile, H. 0,32 × L. 0,24 m, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. MV 4907.
15 Offert par l’Empereur à Talleyrand, sa dernière localisation figure dans le Catalogue des tableaux anciens et objets d’art et d’ameublement, tapisseries, tapis, dépendant de la succession du duc de Talleyrand, Valençay et Sagan et provenant du château de Valençay, les 29-31 mai et 1er juin 1899 (reprod.).
16 Charles Lenormant, François Gérard…, op. cit., p. 182. Ajoutons enfin que c’est en 1809 qu’il peint le prince et la princesse Victor Kochubey (Ermitage), proches d’Alexandre.
17 Rappelons que Jean-Marc Nattier peint en France en 1717 un Portrait de Pierre Ier ainsi qu’un portrait de son épouse Catherine, la future impératrice Catherine Ire, conservés à l’Ermitage (huile sur toile, H. 1,425 × 1,110 m, inv. ЭРЖ-1856 ; huile sur toile, H. 1,425 × 1,110 m, inv. ЭРЖ-1857).
18 Catalogue descriptif des tableaux acquis sous le règne de Sa Majesté l’Empereur Alexandre Ier, Archives du musée de l’Ermitage, fonds 1, opis’6 A, delo 149 [ultérieurement cité comme Cat. Ms. Planat], no 4323.
19 Cat. Ms. Planat, no 4323.
20 Ibid., no 4324.
21 Ibid.
22 Huile sur toile, H. 2,44 × L. 1,64 m, Rueil-Malmaison, musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, inv. M.M.59.4.1.
23 Ibid.
24 Ou chiasme polyclétéen.
25 François Gérard, Alexandre Ier, 1814 (?), crayon noir, H. 0,296 × L. 0,234 m, Paris, Fondation Dosne-Thiers, inv. M 2098.
26 François Gérard, Lettres adressées au baron François Gérard, peintre d’histoire […], Henri Gérard (éd.), Paris, A. Quantin, 1888 (3e éd.), vol. 2, p. 406.
27 Étienne Jean Delécluze, Louis David. Son école et son temps. Souvenirs, Paris, Didier libraire-éditeur, 1855, p. 282.
28 Huile sur toile, H. 2,41 × L. 1,60 m, inv. WM 1462 – 1948 ; voir Claus Michael Kauffmann, Susan Jenkins, Catalogue of Paintings in the Wellington Museum, Apsley House, Londres, P. Holberton, no 49, 2009, p. 113-114.
29 Pavel Petrovitch Svinine, Description des objets les plus remarquables de St Pétersbourg et de ses environs/Dostopamâtnosti Sankt-Peterburga i ego okrestnostej, Saint-Pétersbourg, Plavilchtchikov, 1816-1828, vol. 4 (1821), p. 45.
30 Cat. Ms. Planat, no 4323 et 4324.
31 Fausse assertion.
32 Svinine, Description des objets…, op. cit., p. 75.
33 Huile sur toile, H. 0,73 × L. 0,60 m, inv. ГЭ-5750. Sous le Consulat, il peignait déjà Élisabeth Alexandrovna née Stroganov (vers 1804, Ermitage) ainsi que le comte André Bezborodko (1804, Ermitage), puis, sous la Restauration, Anatole Demidov (collection particulière) et la princesse Catherine Saltykov (1821, musée Pouchkine à Moscou).
34 Mine de plomb sur papier, H. 0,210 × L. 0,155 m.
35 Son chef d’œuvre, aujourd’hui au Louvre.
36 Zadig, de Voltaire ? Comme le texte le montre plus loin, Girodet renvoie en effet ici à la morale de Pangloss dans Candide.
37 Bruno Chenique, « La vie d’Anne-Louis Girodet de Roussy (1767-1824), dit Girodet-Trioson. Essai de biochronologie », dans Sylvain Bellenger (dir.), Girodet 1767-1824, [catalogue d’exposition, Paris, musée du Louvre, 22 septembre 2005-2 janvier 2006, Chicago, The Art Institute of Chicago, 11 février-30 avril 2006, New York, The Metropolitan Museum of Art, 22 mai-27 août 2006, Montréal, musée des Beaux-Arts de Montréal, 12 octobre 2006- 21 janvier 2007], Paris, Gallimard, 2005, p. 831.
38 Dimensions inconnues.
39 Jacques Boucher de Perthes, Correspondance de Jacques Boucher de Perthes, 1788-1868, témoin de dix règnes, H. et J. Perchellet (éd.), Le Raincy, les Éditions claires, 1947, p. 124.
40 Lettre à Julie Candeille, 1807, citée d’après Chenique, « La vie d’Anne-Louis Girodet de Roussy… », art. cité, p. 622.
41 Huile sur toile, H.3,80 × L. 5,32 m, inv. MV 1549.
42 Bruno Chenique, « La vie d’Anne-Louis Girodet de Roussy… », art. cité, p. 622.
43 Huile sur toile, H.3,65 × L. 5,00 m, inv. MV 1497.
44 Pierre-Alexandre Coupin (éd.), Œuvres posthumes de Girodet-Trioson, peintre d’histoire, Paris, J. Renouard, 1829, t. 1, p. xviij.
45 Robert Rosenblum, « La peinture sous le Consulat et l’Empire », dans De David à Delacroix. La peinture française de 1774 à 1830, [catalogue d’exposition, Paris, Grand Palais, 16 novembre 1974-3 février 1975], Paris, Musées nationaux, 1974, p. 176.
46 Prud’hon avait lui aussi réalisé une commande pour la Russie en peignant une œuvre pour le prince Youssoupov, L’innocence préférant l’amour à la richesse, datée de 1804 (Ermitage).
47 Huile sur toile, H. 0,350 × 0,645 m, inv. INV. 20116.
48 Dessin à la plume et encre brune, mine de plomb et lavis brun, H. 0,93 × L. 1,55 m, inv. RF4633-recto.
49 Huile sur toile, H. 1,100 × L. 0,845 m, inv. ГЭ 1149.
50 Cat. Ms. Planat, no 4111.
51 [François Xavier Labenski et Auguste Planat], Livret de la Galerie impériale de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, contenant l’explication des tableaux qui la composent, avec de courtes notices sur les autres objets d’art ou de curiosité qui y sont exposés, Saint-Pétersbourg, Imprimerie Édouard Pratz, 1838, p. 164.
52 Huile sur bois (chêne), H. 1,055 × L. 1,830 m, inv. 74.4.
53 [Labenski et Planat], Livret de la Galerie impériale…, op. cit., p. 319 ; Inna Sergueevna Nemilova, French Painting : Eighteenth Century, The Hermitage, Catalogue of Western European Painting, Florence, Giunti, 1986, p. 423, qui ne mentionne toutefois pas sa présence à l’Ermitage durant la seconde moitié du xixe siècle.
54 [Labenski et Planat], Livret de la Galerie impériale…, op. cit., p. 164.
55 Huile sur toile, H. 2,625 × L. 2,00 m, Ermitage, inv. ГЭ 1283.
56 [Labenski et Planat], Livret de la Galerie impériale…, op. cit.
57 Magasin encyclopédique, IVe année, VII/24, Ier floréal an 6 (20 avril 1799), p. 540.
58 Huile sur toile, H. 0,99 × L. 0,99 m, Ermitage, inv. ГЭ 7747.
59 Huile sur toile de David, H. 1,95 × 2,93 m, Berlin, Fondation des châteaux et jardins de Berlin-Brandenbourg, château de Charlottenburg, inv. GK I 508.
60 Huile sur toile, H.6,10 × L. 9,70 m, inv. MV 2278.
61 Sur Vernet et la Russie, Guillaume Nicoud, « Horace Vernet, un moderne Rubens français à la cour de Nicolas Ier », dans Francine-Dominique Liechtenhan, Vladislav Rjéoutski (dir.), Francuzy v intellektual’noj i naučnoj žizni Rossii v 19 v., [Les Français dans la vie intellectuelle et scientifique en Russie au xixe siècle], Moscou, IVI RAN, 2013, p. 141-170.
Auteur
Historien de l’art, spécialisé dans l’histoire des relations et interactions culturelles internationales autour de 1800. Il est chercheur post-doctorant du FNS à l’Archivio del Moderno – Université de la Suisse italienne (Mendrisio, Suisse) au sein du programme « L’architecture du “style Empire moscovite” et la reconstruction de Moscou, 1813-1843 ». Sa thèse de doctorat, soutenue en 2016 à l’EPHE, s’intitule « Une galerie issue des Lumières : la Galerie impériale de l’Ermitage et la France, de Catherine II à Alexandre Ier, 1762-1825 ». Co-commissaire de l’exposition « Jérôme Napoléon » (château de Fontainebleau, 2008), il co-édite au Centre allemand d’histoire de l’art, où il est actuellement chercheur invité, un ouvrage sur L’art et la culture sous le règne de Jérôme Bonaparte (sous presse). Il participe parallèlement à l’édition du Premier catalogue de la galerie de tableaux de l’Ermitage (vol. I, Musée de l’Ermitage, 2018).
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