1814, les Russes à Paris : faits, impressions et Mémoires
p. 109-120
Texte intégral
1Le31 mars 1814 reste à jamais gravé dans l’histoire de Paris, de la France et dans l’esprit russe. Deux ans seulement après l’humiliation subie par les Russes en septembre 1812 quand Moscou se rendit à Napoléon, le tsar Alexandre Ier entre triomphalement dans Paris, le cœur même de l’Europe.
2Il n’est pas surprenant que les sentiments des Français fussent partagés entre l’angoisse de voir le sort de Moscou se répéter dans leur capitale, l’opprobre de la défaite et l’excitation de la foule qui accompagne tout changement politique radical. Ces sentiments confus et ambivalents de la population française sont très bien décrits dans le livre de Marie-Pierre Rey, 1814. Un tsar à Paris. Je voudrais ici me concentrer sur les impressions que la capitale de la France fit sur les Russes en recourant aux témoignages et aux mémoires.
Le printemps russe à Paris : les témoignages
3N’étant pas seulement le « terminus » de la conquête russe mais aussi son apogée, la plus belle capitale du monde suscita beaucoup d’émotions aussi bien parmi les officiers que parmi les simples soldats. Il est évident que les témoignages des cosaques et des soldats sont rarissimes, car ils étaient pour la plupart illettrés. Cependant, les Mémoires des aristocrates russes nous permettent de reconstituer l’atmosphère des mois de mars à juin 1814.
4Quand Alexandre Ier était enfant, on rapporte que sa grand-mère, Catherine II, lui demanda ce qu’il avait aimé le plus dans l’histoire d’Henri IV et qu’il répondit : « Quand le roi envoya du pain à Paris assiégé. »
5Dans ses Mémoires, le baron Pasquier (1767-1862), préfet de police, évoque le discours d’Alexandre la veille de son entrée à Paris :
Je n’ai qu’un ennemi en France, et cet ennemi c’est l’homme qui m’a trompé de la manière la plus indigne, qui a abusé de ma confiance, qui a trahi avec moi tous les serments, qui a porté dans mes États la guerre la plus inique, la plus odieuse. Toute réconciliation entre lui et moi est désormais impossible ; mais, je répète, je n’ai en France que cet ennemi. Tous les Français, hors lui, sont bien vus de moi… J’honore le courage et la gloire de tous les braves contre lesquels je combats depuis deux ans… Je serai toujours prêt à leur rendre la justice et les honneurs qui leur sont dus. Dites donc, messieurs, aux Parisiens, que je n’entre pas dans leurs murs en ennemi et qu’il ne tient qu’à eux de m’avoir pour ami1.
6Tandis que la population parisienne, inquiète malgré les promesses du tsar, attend l’arrivée imminente des « barbares du Nord », les troupes russes et alliées campent devant la ville. Tout comme Napoléon deux ans auparavant contemplant Moscou silencieuse et déserte, les officiers russes admirent les contours de Paris dominés par Notre-Dame et la coupole du Panthéon. Le toit doré des Invalides scintille sous le soleil accueillant du printemps parisien et paraît un point lumineux dans le paysage urbain gris-bleu. Telle était Paris vue et décrite par les officiers russes. Tout comme Napoléon, Alexandre s’impatientait d’arpenter les rues de la capitale vaincue sous les regards admiratifs de la population… À une seule différence majeure cependant : Napoléon trouva Moscou déserte et muette alors qu’Alexandre fut accueilli par les foules parisiennes enthousiastes et bruyantes. Ne serait-ce pas parce que Napoléon vint en ennemi alors qu’Alexandre se positionna comme ami, au point que les troupes russes, circonscrites à certains quartiers et restreintes dans leurs déplacements, se sentirent prisonnières dans la ville conquise ?
7La veille de la marche triomphale sur les Champs-Élysées, les Russes épient les moindres détails visibles de la capitale en essayant de reconnaître les endroits célèbres que les jeunes – en majorité – officiers russes ont si souvent visités à travers les livres et pendant leurs voyages imaginaires dans cette ville mythique.
Nous sentions que le moindre de nos mouvements serait historique, écrit le général russe Löwenstern. Pour le reste de notre vie, nous serions des êtres à part, qu’on ne regarderait qu’avec étonnement, qu’on n’écouterait qu’avec une curieuse admiration. Suprême bonheur de pouvoir dire toute sa vie : « J’étais de l’armée devant Paris2. »
8Le poids de la responsabilité était donc énorme, aussi bien pour Alexandre, qui voulait à tout prix se montrer en empereur bienveillant et chevaleresque, que pour les aristocrates, qui désiraient laisser une bonne image de leur patrie, et pour les soldats, qui devaient bien se tenir dans « la capitale mondiale de la politesse et des bonnes manières ».
9Un jeune officier russe, I. M. Kazakov, se souvient dans ses Mémoires qu’avant d’entrer dans Paris, le tsar déclara qu’un nouvel uniforme serait en usage pour l’armée : un pantalon aux bandes rouges. Les officiers partirent à Paris pour acheter du tissu rouge et les soldats furent obligés de laver leurs uniformes, de se raser et de coudre leurs bandes durant la nuit. L’armée russe devait être impeccable et exemplaire.
10Évidemment, il y eut quelques incidents. Ainsi Sergeï Maievski, général-lieutenant de l’armée russe, raconte dans ses Mémoires3 :
Les Prussiens apprirent très bien la leçon de leurs professeurs français, ils cambriolaient les habitants, pénétraient dans les caves, perçaient les tonneaux et, incapables de boire davantage, marchaient dans le vin qui leur arrivait aux genoux. Nous résistâmes plus longtemps à cause de l’ordre d’Alexandre Ier mais la tentation fut plus forte que la peur… et le lendemain nos soldats étaient ivres4.
11Cependant, les ordres d’Alexandre furent intransigeants quant à la discipline et au comportement des soldats alliés envers la population civile de la ville de Paris. Les cas de pillage furent sévèrement punis. Ivan Kazakov se souvient : craignant les pillages de la population, le général lui donna l’ordre d’arrêter les maraudeurs qui tiraient dans la rue. Quand il passa dans la rue, il entendit les Parisiens dire5 : « Chien de Russe ». Il s’arrêta pour leur parler :
Messieurs, que vous ai-je fait que vous me traitiez de la sorte – je remplis mon devoir, étant envoyé par mon général pour chasser ces maraudeurs qui font la honte de l’armée.
— Tiens ! Il parle français — vous n’êtes donc pas russe ?
— Si, russe, jusqu’au bout des ongles.
— Excusez, monsieur l’officier, cet homme qui se permet d’outrager sans rime ni raison – est une brute ou un ivrogne6.
12En dehors de ces quelques incidents, les préparatifs pour le défilé triomphal de l’armée des alliés se déroulèrent dans une ambiance quasi festive. Après dix-huit mois de combats en Europe, tout le monde espérait la fin de la guerre ainsi que la rencontre avec « la plus belle ville du monde ».
13La France étant l’une des étapes principales des « grands tours » des aristocrates russes, Paris n’était pas une ville inconnue pour les Russes avant 1814. Cependant, le voyage en Europe n’était possible que pour les riches. En revanche, la marche à travers l’Europe de l’armée russe fut un gigantesque « voyage organisé » pour les officiers moins aisés et surtout pour les soldats, représentant toutes les nationalités du vaste Empire russe. Les officiers coururent d’un monument à l’autre et décrivirent tous les lieux chargés d’histoire et les chefs-d’œuvre qu’ils virent dans les musées parisiens.
14Il faut replacer les impressions et les sentiments que la France a laissés sur les officiers russes dans le contexte historique. Certains parmi eux, comme Fiodor Glinka (1776-1847), historien et écrivain russe, étaient hostiles à l’influence culturelle française en Russie qui, à son avis, ne pouvait que nuire à la morale du peuple.
15Avant de décrire Paris, les Mémoires des années 1813-1814 comparent les pays traversés entre eux avec la Russie. Les aristocrates russes, futurs décembristes, apprécièrent la Prusse et l’Autriche, la propreté de leurs villages, l’éducation des gens. En revanche, ils arrivèrent en France non seulement avec des préjugés négatifs forgés pendant la guerre qui sera appelée plus tard « patriotique », mais également avec des idées reçues sur la « douce France » nourries par les récits de leurs précepteurs français ou par la littérature et la philosophie du pays des Lumières. Et ils furent de fait partagés entre l’amour pour la culture française et la haine que tout soldat doit ressentir face à l’ennemi qui anéantit sa patrie.
16On note que l’engouement pour la langue et la civilisation françaises en Russie donna lieu à quelques anecdotes amusantes. Un général demanda à l’un de ses soldats d’origine paysanne s’il n’était pas trop difficile pour lui de communiquer avec les Français sans parler leur langue. À quoi le soldat répondit :
Oh que oui, mon général ! Je ne parle pas le français et les Français ne connaissent pas un mot de russe. Quoique, ajoute-il après réflexion, je vous mens, tous les Français, même les plus petits, ne cessent de répéter deux mots russes – Et là le soldat dit en français : BONJOUR et MERCI !
17Quelles furent alors les premières impressions que la France tant fantasmée laissa sur le peuple du Nord ?
18Les officiers russes voient la France anéantie par la guerre, les paysans pauvres, leurs maisons sales. Ils ne peuvent que comparer au désavantage de la France l’état délabré de sa campagne et de ses villes à l’ordre régnant dans les terres allemandes. Alexandre Tchertkov (1789-1858), futur numismate et bibliophile et l’un des plus grands collectionneurs russes de son temps, est surpris par le fait que les Français, qui avaient dédaigné le pain noir en Russie, n’ont pas du tout de bon pain blanc chez eux. En revanche, il remarque qu’ils ont tous plusieurs pots de nuit pour chaque membre de la famille dans leur maison, contrairement aux paysans russes qui n’en voient pas l’utilité.
19N. Mouraviov-Karsski (1794-1866) décrit ainsi les Français dans ses Mémoires :
Je n’ai pas rencontré en France ce à quoi je m’attendais en étudiant la géographie du pays dans ma jeunesse. Les habitants étaient pauvres, peu aimables, fainéants et surtout désagréables. Je me demandais où se trouvait cette charmante France chantée par mes professeurs et on me rassurait que bientôt je la verrais. Mais on avançait et c’était partout pareil7.
20Mentionnons que l’auteur réécrit ses Mémoires après avoir participé à la guerre de Crimée pendant laquelle les Français soutinrent les Turcs. Un autre passage venant des Lettres d’un officier russe de Glinka n’est pas plus élogieux :
« La belle France ! Ravissante France ! » s’exclament sans cesse les précepteurs français. Voilà le paradis terrestre ! Traversez le Rhin et vous verrez une terre fleurie, un peuple heureux, sur chaque colline du raisin, dans chaque vallée un village ! Où que vous posiez les yeux, tout vous étonne, vous réconforte et vous ravit. Et voilà ce à quoi, pour leur malheur, croient les Russes ! Ils traversent le Rhin – et où est-elle, « votre belle France » ?! Les villages horriblement vides, terre dépouillée, arbres morts et universelle dépopulation. « Pourquoi tout est-il à ce point dévasté et désert ? »« Où ça ? », disent les Français qui s’étonnent : il leur semble que leur terre est fleurie et prospère. En même temps, le meilleur de leurs écrivains, Delille, déplore le déclin de l’agriculture, regrette les désastreuses conséquences de la guerre et désapprouve la corruption des mœurs. « La France, dit-il, est semblable à un bateau que la tempête conduit vers des mers inconnues et que les vents tourmentent de toutes parts. » Parfois, il compare sa patrie à un tombeau couronné de lauriers : du dehors la trompeuse verdure, à l’intérieur le pourrissement et la pestilence8 !
Paris et les Parisiens dans les Mémoires
21Et voilà que le rêve se réalise ! « Voir Paris et mourir », dit un proverbe russe. Telle fut sans doute la pensée des milliers de cosaques et officiers qui chevauchent sur la route vers Paris ce matin ensoleillé du31 mars 1814. Les cosaques eurent l’honneur d’ouvrir le cortège victorieux, suivis par les hussards et les cuirassiers prussiens.
22Alexandre, sur le cheval Éclipse, cadeau de Napoléon, arrive ensuite, accompagné par le roi de Prusse et le représentant de l’empereur d’Autriche, Schwarzenberg. Les généraux et le reste de l’armée des alliés ferment le défilé. Tous les témoignages russes insistent sur le fait que l’accueil fut tellement chaleureux que les militaires n’ont pas eu l’impression d’être dans une ville ennemie. Alexandre 1er fut suivi par la foule.
23Konstantin Batiouchkov (1787-1855), poète et aide de camp du général Raïevski, dans une lettre à son ami Gneditch du 27 mars 1814 (calendrier russe) raconte quelques épisodes curieux de ses premières rencontres avec la population parisienne.
La foule, les femmes, les enfants crient9 : Vive Alexandre, vivent les Russes ! Vive Guillaume, vive l’Empereur d’Autriche ! Vive Louis, vive le Roi, vive la paix ! La foule est en extase. « Montrez-nous le beau, le magnanime Alexandre ! », « Messieurs, le voilà en habit vert avec le roi de Prusse. »« Vive Alexandre, à bas le tyran ! »« Ah, qu’ils sont beaux ces Russes ! Mais Monsieur, on vous prendrait pour un Français. » « Beaucoup d’honneur pour moi, je ne le mérite pas. »« Mais c’est que vous n’avez pas d’accent. » Et ensuite « Vive Alexandre, vivent les Russes, les héros du Nord10 ! »
24Paris rencontre les troupes victorieuses avec des cris de joie. Batiouchkov évoque un autre épisode. Il eut des vertiges pendant le défilé du31 mars et descendit de cheval. À ce moment-là, une foule de gens l’entoura. L’officier se sentit comme un animal exotique. Les femmes touchaient ses cheveux blonds et lui posaient des questions qu’il trouva étranges :
« Pourquoi vos cheveux sont si blonds ? »« Parce qu’il y a de la neige en Russie », répondit un vieillard. « Pourquoi vos cheveux sont si longs. Il faudrait les couper un peu. Je peux vous conseiller un bon coiffeur Dulong. Il vous fera la coupe selon la dernière mode ! »« Il a une bague à son doigt ! Apparemment on porte aussi des bagues en Russie ! »« Son uniforme est trop simple ! »« Le cheval est trop long11 ! »
25En même temps, nombre de témoins s’étonnent que les Français ignorent tout ce qui concerne la Russie. Nikolaï Bestoujev (1791-1855), capitaine-lieutenant, historien et décembriste, dit que si les Hollandais s’étonnaient de ce que les officiers n’avaient pas de barbe comme les cosaques, les Français pensaient leur faire un compliment en disant qu’ils ressemblaient aux Français. D’ailleurs, en parlant des barbes, quand un Français fit une blague sur les barbes des Russes, Glinka rétorqua : « Savez-vous qu’Henri IV portait une barbe ? Elle ne l’empêchait pas d’être aimable. » Bestoujev continue :
Les Parisiens n’en croyaient pas leurs yeux en voyant les grands beaux soldats très élégants et galants. On entendait dire : « Sont-ils Autrichiens ? Non, Russes ! » Et ils étaient encore plus étonnés quand les Russes répondaient à leurs questions dans un français parfait tandis que les Prussiens et les Autrichiens ne cessaient de répéter en allemand « Ich kann nicht verstehen ! » (« Je ne comprends pas »)12.
26Ivan Kazakov évoque les mêmes sentiments :
Les Français ne connaissaient rien sur la Russie et par ignorance la considéraient en tant que pays sauvage et barbare. Ils étaient vraiment étonnés qu’un grand nombre de Russes parlent français. Parfois, en marchant vers Paris, on demandait à un villageois13 : « Combien y a-t-il de lieues jusqu’à telle ou telle ville ? » Et on nous répondait : « Combien de lieues ? » en montrant avec les doigts 2 ou3. Alors on disait : « Mais mon ami, on vous parle, et vous répondez par signe. »« Tiens ! Il parle français, celui-là14. »
27Il ajoute cependant que les Français aimaient bien les Russes mais détestaient les Prussiens et les Autrichiens. Les Français furent surpris par la posture des soldats russes.
On les entendait dire : ils doivent porter des cuirasses sous leurs tuniques. Dans ce cas, on déboutonnait nos tuniques et on leur montrait qu’il n’y avait rien de cela. Tiens ! Il parle français ! entendait-on alors15.
28Ou encore, les souvenirs d’un officier russe, Ilya Radojitski (1784-1861) :
Les Parisiens croyaient que les Russes étaient cannibales et mangeaient la chair humaine et que les cosaques étaient des cyclopes barbus. Ils étaient surpris en voyant de beaux officiers russes qui étaient très élégants et parlaient un français parfait16.
29Il est vrai que, sur ordre de Napoléon, on a accroché dans toute la ville des affiches représentant les cosaques comme des géants sales avec des chapkas en fourrure décorées d’oreilles humaines. Sur ces affiches, les cosaques, sans doute ivres, se roulent dans la boue ou incendient les maisons. On raconte une anecdote concernant le célèbre et redoutable chef des cosaques, M. Platov. Dans une des maisons où il fut hébergé, le cosaque, attendri par un joli bébé, le prit dans ses bras. Sa mère éclata en sanglots, se mit à genoux devant lui en le priant de ne pas manger l’enfant. Quelle fut la surprise des Parisiens quand ils virent les officiers élégants de l’armée russe et les cosaques qui étaient certes extravagants dans leur comportement mais pas pour autant barbares. Les seules pratiques qui laissèrent les Parisiens perplexes étaient leur habitude de se baigner nus et de laver leurs chevaux dans la Seine ou de rôtir la viande dans les jardins publics.
30Il y eut bien sûr des incidents, drôles ou fâcheux, pour les hôtes. Par exemple, les cosaques attrapèrent et mangèrent toutes les carpes du lac de Fontainebleau. Ces carpes, énormes, mesuraient, pour certaines, 1,50 m, étaient élevées depuis le xvie siècle, et faisaient la fierté de la ville. Ou encore une autre anecdote amusante racontée par Marie-Pierre Rey :
Amateurs de rapine et de trafics en tout genre, les cosaques arrivent en outre à Paris avec les faux roubles que Napoléon avait pris soin de faire fabriquer pour sa campagne de 1812, ce qui ne manque pas de saveur ! Le 25 mai, un bulletin de police affirme qu’il circule un grand nombre de faux billets russes. Un changeur qui en avait reçu hier pour 450 francs ayant porté plainte à un général russe chez lequel il les a déposés, le général a répondu que c’était Bonaparte qui les avait fait fabriquer’17.
31Tout comme la France, Paris suscite beaucoup d’émotion chez les aristocrates russes, bien que leurs opinions concernant la ville ne soient pas toujours unanimes. Alors que la majorité des officiers profitent du printemps magnifique dans « la plus belle capitale du monde », certains regardent Paris d’un œil réprobateur : cette même population qui adule le tsar ce jour-là a permis l’ascension de Bonaparte quelques années plutôt. Alors, Paris déçoit.
C’est cela donc Paris ?, pensais-je en voyant les rues étroites sales, les anciennes maisons hautes et délabrées et en sentant, je ne sais pourquoi, la même odeur insupportable, comme en dehors de la ville, des corps d’hommes et d’animaux en décomposition. C’est donc cela, cette ville magnifique qui a reçu tant d’éloges18.
32Alexandre Krasnokoutski (1781-1841), dans Regard d’un officier russe sur Paris en 1814, décrit la richesse architecturale et la pauvreté de la population, les foules de garçons qui font la manche et se battent à sang pour une petite pièce19. Nombreux sont ceux parmi les soldats et les officiers russes qui ont perdu leurs proches ou leurs biens pendant la guerre de 1812-1814. Leur ressentiment est compréhensible. Cependant, que l’on soit épuisé ou blessé, jeune ou âgé, simple soldat ou de grande noblesse, Paris ne laisse personne indifférent. Batiouchkov adora Paris. Il se promena sur les boulevards parisiens mais il visita aussi les musées, les théâtres et les monuments historiques. Selon lui, tout respire l’histoire ici : « Chaque jour je visite une nouvelle époque », dit-il. Il fut logé dans le château qui appartenait à Mme de Pompadour et dormit dans le lit de Louis XIV. Il admira les œuvres du Louvre et remarqua que même les soldats regardant la statue de l’Apollon du Belvédère étaient émus ! « C’est la force du génie » fut sa conclusion. Il compare Paris et Saint-Pétersbourg. Pour lui, la capitale de la Russie est plus belle que la ville française.
33Pavel Pouschine se souvient :
Je suis allé visiter le Louvre et le musée. L’un et l’autre doivent beaucoup à Napoléon. L’architecture du Louvre sera un monument éternel à cet incroyable homme, et les objets étonnants rapportés récemment de tous les pays de l’Europe représentent toutes les merveilles du monde. J’aurais pu passer ici toute la journée si je n’avais pas rencontré mes amis […] qui m’ont entraîné au Port-Royal, un endroit plus simple et charmant et aussi intéressant20.
34Les Russes furent absolument enchantés par les théâtres parisiens et par les restaurants – qui apparaissaient à peine en Russie. Le Palais-Royal fut décrit aussi souvent que le Louvre dans les Mémoires. Les uns déplorèrent les mœurs des Français, d’autres firent l’éloge de cet endroit. Nikolaï Karamzine écrit :
Tout ce que vous pouvez trouver à Paris (et qu’est-ce que l’on ne pourra pas trouver à Paris) s’est concentré au Palais-Royal. On peut passer ici toute une longue vie comme dans un rêve et dire en mourant : « J’ai tout vu, j’ai tout connu !21 »
35Fiodor Glinka garde une autre impression. Selon lui, le Palais-Royal montre que Paris est pire que Sodome et Gomorrhe :
Les Français d’aujourd’hui ressemblent aux compagnons d’Ulysse transformés en porcs : ils se baignent dans la boue de la débauche et se plaignent que l’on veut les rendre humains encore22.
36Ce rendez-vous unique et parfois très pittoresque entre deux civilisations qui eut lieu à Paris en 1814 laissa des traces aussi bien dans la culture russe que dans la culture française. Les cosaques, leur apparence, leurs traditions sont omniprésents dans les récits français de cette époque. Les Mémoires des Russes, eux aussi, consacrent une grande partie à la description du peuple français. Si les Russes se montrent admiratifs devant les monuments historiques et l’architecture de Paris, ils sont souvent moqueurs quand il s’agit des mœurs des Parisiens. La première chose que la plupart des officiers décrivent dans leurs Mémoires est une scène qui se déroula place Vendôme. Alors que les troupes des alliés traversaient la place, ils virent un rassemblement :
La place est bondée, deux paires de bœufs tirent le câble auquel fut attachée la statue de bronze de Napoléon, érigée sur la colonne Vendôme. Ils tiraient et tiraient cette statue mais, malgré tous leurs efforts, ne parvinrent pas à la faire tomber. Alors, un spectateur monta sur la colonne et couvrit la statue avec un sac et ainsi satisfit le désir irraisonnable de la foule qui ne sait pas ce qu’elle veut. La foule est une arme dans les mains des agitateurs et bergers qui dirigent les foules pour leurs propres profits. J’étais admirateur de Napoléon Ier, de son esprit et de tous ses immenses et nombreux talents, alors que la France, comme une femme frivole et coquette, le trahit, oubliant ses mérites, oubliant qu’il en finit avec l’anarchie et ressuscita la nation, la glorifia grâce à ses victoires incroyables et à la réorganisation de l’administration. Ce qui lui a valu le titre : « Le Grand Empereur23 ».
37Tous les officiers russes font les mêmes remarques en observant la scène pendant laquelle la foule déchaînée essaie de faire tomber la statue de Napoléon de la colonne Vendôme.
C’est le même peuple qui criait quelques années auparavant « Étranglez le Roi avec les intestins des prêtres » et qui hurle maintenant « Les Russes, nos sauveurs, rendez-nous les Bourbons ! » Ô, le merveilleux peuple français, digne de pitié et de rires24 !
38En même temps, il faut noter que les Russes parlent toujours avec admiration de Napoléon. Malgré l’incendie de Moscou, malgré les ruines après le passage de l’armée napoléonienne, malgré les pertes humaines colossales, les Russes rendent hommage à son génie. Ainsi Alexandre Krasnokoutski remarque-t-il :
Le Consulat a rendu Bonaparte grand. Tout le monde le reconnaît. Il réussit à mettre fin aux troubles dans le pays, à rétablir l’ordre […]. Bref, il étonna le monde entier avec son génie25.
39La seule erreur de Bonaparte, selon l’auteur, fut qu’il ne sut pas résister aux tentations de la gloire et du pouvoir absolu. Et pourquoi cette chute vertigineuse ? Selon plusieurs auteurs, il faut chercher la réponse dans les mœurs des Français :
Les sciences, sans la vertu, sont le déclin de l’État ! Les esprits qui s’éloignent des lois chrétiennes ouvrent le précipice qui engloutit les peuples26 !
40Parfois, les descriptions que les officiers donnent sont particulièrement détaillées. Alexandre Krasnokoutski rend compte à la manière d’un anthropologue.
Ils sont assez agréables, gentils et obéissants quand on les force. Ils admirent tout sans mesure, rendent tout immoral et sont très volages. Dans les malheurs, ils sont indifférents, dans la prison – joyeux. Curieux et excessivement nonchalants. Ils sont passionnés par la bonne cuisine, les femmes et les spectacles publics. La fidélité en amour est considérée comme des chaînes insupportables. Ils sont trop délicats car corrompus par le luxe. Ils sont polis et plaisants avec les étrangers. Ils aiment passer leur temps en compagnie de charmantes nymphes ou assister aux fêtes populaires. Parfois, ils accrochent des boucles aux oreilles. Il n’y a pas d’ivrognes parmi eux mais ils apprécient le bon vin. Ils mettent beaucoup de poudre et de parfum. Ils se plaignent souvent des maladies en vogue [une note de l’auteur en bas de la page : En Russie avant on ne savait rien sur les maladies en vogue ou les maladies chroniques, malheureusement elles ont envahi notre pays aussi. Et voilà où nous mènent les fruits de la science sans morale !]27.
41La cohabitation entre les troupes étrangères et la population de Paris, et surtout les vétérans de l’armée napoléonienne, ne fut pas toujours simple. Et si on trouve souvent des plaintes contre les soldats de l’armée du tsar dans les Mémoires des Français et même dans les bulletins de police, les Russes restent généralement euphoriques et bienveillants dans leurs descriptions des habitants de Paris et de la capitale française. Ivan Kazakov raconte que certains officiers – si nous regardons les dates de naissance des militaires qui nous laissèrent leurs impressions écrites, nous ne pouvons que remarquer leur jeune âge – trouvèrent parfois une nouvelle famille chez leurs hôtes français.
42Ainsi un jeune officier russe, très grand de taille mais âgé de 17 ans seulement, trouva-t-il en son hôte, le chirurgien Guillaume Dupuytren, un père bienveillant. Il raconte qu’un jour le chirurgien l’amena à l’hôpital Hôtel-Dieu. Il ne comprenait pas le but de cette visite jusqu’à ce que le docteur le fît entrer dans la chambre des malades de la syphilis. Le jeune officier fut tellement choqué qu’il voulut quitter ce lieu sur-le-champ mais Dupuytren le retint en disant28 :
Non, non, mon cher, il faut que vous sachiez que cela vous arrivera, si vous courez les lieux publics ; et voilà pourquoi je vous ai forcé à venir ici avec moi. Donnez-moi votre parole que vous n’irez pas dans ces bouges infâmes29 !
Après Paris
43Le grand déplacement des peuples de l’Oural jusqu’à Paris est un événement unique dans l’histoire européenne. Paris vit cette année-là un mélange étrange et pittoresque de gens venus du Nord et de l’Est : les traits asiatiques des Kalmouks à côté des visages plats et ronds des Tatares et des Bachkirs ; les Slaves blonds et grands en compagnie des Caucasiens à peau mate et à nez aquilin. Chaque nationalité apporta à Paris ses coutumes, sa langue et sa religion. Mais si le séjour de l’armée russe ne fut pas assez long pour avoir d’autre impact que le mot « bistro » dans la langue française, la marche épuisante mais aussi instructive, à travers toute l’Europe, de l’armée du tsar influença à jamais la culture russe, y compris la pensée politique.
44Paris ne séduisit pas les officiers russes seulement par son architecture ou ses restaurants. Paris pour eux est tout d’abord la capitale de la Liberté : des mœurs, de l’expression et surtout de l’esprit. La longue tradition des Lumières, qui trouve ses origines bien avant le xviiie siècle, aboutit, aux yeux des aristocrates russes, à la Révolution française. C’est aussi pour cette raison que Napoléon ne suscitait pas la haine mais la compassion. Cependant, certains auteurs, comme Glinka, déplorèrent cette « contagion française », allusion au libertinage des mœurs mais aussi – et surtout – à la liberté des opinions politiques car la plupart des aristocrates s’imprégnèrent des idées républicaines et démocratiques.
45La Russie après Paris est marquée par l’apparition des sociétés secrètes, par l’insurrection des décembristes le 14 (26) décembre 1825 et par le changement radical dans la culture et la conscience politique russes qui aboutit cent ans plus tard à la révolution d’Octobre.
46Il y eut d’autres conséquences, plus insolites et curieuses, de la guerre de 1812-1814. Par exemple, dans la région de Tcheliabinsk, dans l’Oural du Sud, plusieurs villes portent les noms de villes européennes : Varna, Leipzig, Berlin et Paris. Cette toponymie est liée à l’histoire des cosaques de l’Oural du Sud. Au xixe siècle, alors que la frontière fortifiée s’avance en direction des steppes habitées par les Kirghizes, une trentaine de villages fortifiés militaires furent fondés. Au départ, on leur attribuait un simple numéro mais en 1843 le général-gouverneur d’Orenbourg prit un oukaze selon lequel chaque village cosaque devait être nommé en mémoire d’événements glorieux de l’histoire militaire de la Russie dans lesquels les cosaques avaient été impliqués. Ainsi apparurent Borodino, Taroutino et Paris, qui fut fondé en 1842 par un peuple minoritaire nagaibak d’origine tatare, les Nagaibaks ayant combattu à La Fère-Champenoise d’où vient le nom du centre administratif actuel de leur région !
47Ainsi les souvenirs parisiens s’étendent-ils jusqu’à l’Oural, à 2000 km de Moscou et à 4500 km de la capitale française, même si ni Napoléon ni aucun autre envahisseur étranger n’a réussi à franchir la frontière entre l’Europe et l’Asie à cet endroit.
Notes de bas de page
1 Mémoires du chancelier Pasquier, t. I, Révolution, Consulat, Empire, t. II, 1812-1814, publiés par M. le duc d’Audiffret-Pasquier, Paris, Plon (Histoire de mon temps), 1894.
2 Henri Troyat, Alexandre Ier, Paris, Flammarion, 2008, p. 256
3 Toutes les traductions des sources russes citées sont de l’auteur, sauf mention contraire.
4 Sergeï Maievski, « Moj vek, ili istoriâ generala Maevskogo. 1779-1848 » [Mon siècle, ou l’histoire du général Maievski, 1779-1848], Russkaâ Starina, 8 (p. 125-167), 9 (p. 253-305), 10 (p. 427-464), 11 (p. 754-781), 1873.
5 En français dans le texte original.
6 Ivan M. Kazakov, « Po neizdannym zapiskam praporŝika lejb-gvardii Semenovskogo polka Ivana Mihajloviča Kazakova » [Écrits inédits d’Ivan Kazakov, enseigne au régiment de la garde Semenovski], Russkaâ Starina, 5, 1908, p. 522-541.
7 Nikolaj Muraviev-Karsskij, « Zapiski » [Notes], Russkij Arhiv, 2, 1886, p. 401-432.
8 Fiodor N. Glinka, Pis’ma russkogo oficera o Pol’še, avstrijskih vladeniâh, Prussii i Francii s podrobnym opisaniem Otečestvennoj i zagraničnoj vojny s 1812 po 1815 god [Lettres d’un officier russe sur la Pologne, les possessions autrichiennes, la Prusse et la France avec la description détaillée de la guerre patriotique et des campagnes étrangères de 1812 à 1815], Moscou, 1870.
9 En français dans le texte original.
10 Konstantin Batiouchkov, Lettre à Gneditch, 27 mars 1814, www.histrf.ru.
11 Ibid.
12 Nikolaï Bestuzhev, « Un Russe à Paris. 1814 », dans Valérie Bachkirov, Russkaâ istoričeskaâ povest’ pervoi poloviny XIX veka, Moscou, Pravda, 1986, p. 531-716.
13 En français dans l’original.
14 Ivan Kazakov, « Po neizdannym zapiskam », art. cité.
15 Ibid.
16 Ilya Radožitskij, Pohodnye zapiski artillerista s 1812 po 1816 god [Carnets de campagne d’un artilleur, 1812-1816], Moscou, Tipografiâ Lazarevih instituta inostrannyh âzykov, 1835, t. 4.
17 Marie-Pierre Rey, 1814. Un tsar à Paris, op. cit., p. 237.
18 Fiodor Glinka, Pis’ma russkogo oficera o Pol’še, op. cit.
19 Aleksandr Krasnokutskij, Vzglâd russkogo oficera na Pariž vo vremâ vstupleniâ Gosudarâ Imperatora i Sojuznyh vojsk v 1814 gody [Regard d’un officier russe sur le Paris de 1814], Saint-Pétersbourg, Morskaâ Tipografiâ, 1819.
20 Pavel Puŝin, Dnevnik Pavla Puŝina, 1812-1814 [Journal de Pavel Pouschin], Leningrad, Izdatel’stvo Leningradskogo universiteta, 1987, p. 314.
21 Nikolaj Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika : Pariž. 27 marta 1790 [Lettres d’un voyageur russe, Paris, 27 mars 1790], Moscou, Pravda, 1980.
22 Fiodor Glinka, Pis’ma russkogo oficera o Pol’še, op. cit.
23 Ivan Kazakov, « Po neizdannym zapiskam », art. cité.
24 Konstantin Batiouchkov, Lettre à Gneditch, op. cit.
25 Aleksandr Krasnokutskij, Vzglâd russkogo oficera na Pariž, op. cit.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 En français dans le texte.
29 Ivan Kazakov, « Po neizdannym zapiskam », art. cité.
Auteur
Originaire de Tcheliabinsk, Russie. Docteure de l’université Pascal Paoli, professeure d’anglais, elle est l’auteure de plusieurs articles consacrés à Napoléon et à son mythe dans la culture russe. Co-auteure des livres Pascal Paoli et les femmes (éd. Colonna, 2015) et Une histoire érotique de Versailles (Payot, 2015), son domaine de recherche concerne principalement le xviiie et le xixe siècles et se trouve au croisement de l’histoire et de la littérature européenne (Russie, France, Grande-Bretagne).
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