Russes et Français au temps des occupations étrangères, 1814 et 1815-1818. Un reflet des heurts et contacts à travers les sources judiciaires
p. 79-88
Texte intégral
1« Trois officiers lorgnent insolemment deux élégantes, qui leur tournent le dos. » Tel est le sous-titre d’une estampe anonyme, intitulée « Costumes russes », qui figure parmi les nombreuses gravures imprimées dès le printemps 1814 pour évoquer la rencontre forcée entre Russes et Français au temps de l’occupation. Si le titre de la gravure renvoie a priori à un répertoire folklorique, celle-ci tend à représenter l’intérêt réciproque qu’ont nourri troupes russes et population française.
2Dans la lithographie, cet intérêt prend la forme du désir exprimé par des officiers russes, auquel les élégantes françaises répondent, l’une en tournant discrètement la tête vers eux, l’autre en les ignorant délibérément. Ce n’est néanmoins pas à l’iconographie produite à l’occasion de cette rencontre franco-russe aux temps de l’occupation étrangère de 1814 que nous nous consacrerons ici, mais aux indices qu’offrent sur celle-ci les archives judiciaires françaises. Ce choix s’explique par la volonté d’exhumer des sources traditionnellement peu utilisées tant pour faire l’histoire de la première occupation d’avril-mai 1814 que celle de la seconde, entre l’été 1815 et l’automne 1818, qui ont toutes deux davantage été étudiées à partir d’une exploitation des archives militaires, policières et diplomatiques. En éclairant les deux occupations étrangères subies par la France de la fin de l’Empire et de la Restauration par le biais des sources judiciaires, il s’agit d’interroger les contacts établis entre les troupes russes et la population occupée. Contrairement aux fonds privés, les archives judiciaires ne permettent pas de mener une histoire « intime » de l’occupation. Elles apportent en revanche nombre d’informations sur les conditions dans lesquelles les troupes russes se sont logées en France, se sont comportées vis-à-vis de leurs hôtes, ont pratiqué le pillage, se sont adonnées à des formes plus symboliques de vexation ou même à des actes de violence à l’encontre des Français occupés. Inversement, ce sont aussi les réactions des populations françaises face aux occupants qui, grâce à ces sources, peuvent être analysées.
3Parmi les fonds mobilisés, la correspondance générale de la « division criminelle », deuxième grande direction du ministère de la Justice après la direction des affaires civiles, et baptisée dès la Première Restauration « direction des affaires criminelles et des grâces1 » s’avère d’une grande richesse. Il en est de même de la correspondance sur les grâces accordées par cette dernière direction2, ou de celle portant sur les grâces collectives et politiques attribuées par le « bureau des grâces » du ministère de la Justice3. Outre les fonds d’origine ministérielle, la consultation d’archives privées, comme le fonds Bournel, émanant d’une étude notariale, conservé aux Archives nationales de France, permet d’entrer dans l’intimité d’une famille ardennaise dont la maison a été occupée par des officiers et de soldats russes durant plusieurs mois4. L’occupation russe ou plutôt les occupations russes en France – celle de 1814, mais aussi celle de 1815-1818 – peuvent ainsi être analysées comme des formes de rencontre, certes complexes, et parfois manquées, entre Français et étrangers. Au-delà des faits précis que donnent à voir les fonds judiciaires conservés en France, ils projettent un éclairage, certes partiel, sur les représentations variées dont l’occupation russe a fait l’objet. Le fait que le militaire russe parle une autre langue, porte un uniforme étranger, ait d’autres mœurs, constitue-t-il un facteur aggravant dans la perception de l’occupant ? Tout en tentant de répondre à ces questions, on gardera à l’esprit que les sources judiciaires soumettent ces faits et ces représentations à un miroir déformant : par nature, elles tendent à mettre au jour les tensions et les conflits, au détriment des situations d’entente cordiale ou de connivence, qui ont elles aussi existé. Toutefois, pour reprendre la formule de Jean-Claude Farcy, la source judiciaire a pour intérêt de porter un « éclairage essentiel sur l’ensemble des rapports sociaux, des plus élémentaires aux oppositions de classes5 ». En l’occurrence, elle révèle beaucoup de la complexité des rapports entre Français et étrangers durant les deux occupations qu’a subies le territoire entre 1814 et 1818. L’examen des fonds judiciaires conduit ainsi à relativiser une idée souvent relayée par l’historiographie selon laquelle les troupes russes, accueillies avec enthousiasme par les Parisiens, auraient eu un comportement exemplaire durant l’occupation. S’il faut rappeler pourquoi ce tableau irénique des relations entre occupants et occupés en 1814 a souvent été dépeint, des nuances pourront y être apportées.
Une première occupation pacifique en 1814 ?
4Bien qu’aucune des armées coalisées n’ait été dirigée par des Russes, la campagne militaire du printemps 1814, suivie de l’occupation du territoire français, a mobilisé des troupes russes fort nombreuses, placées sous l’autorité de Schwarzenberg ou de Blücher :
Arrivés en envahisseurs par l’est et le nord et convergeant vers Paris, des milliers de sujets de l’Empire russe séjournèrent en France durant plusieurs mois, parcourant le pays et y côtoyant les populations locales […]. Par ses origines, son déroulement et ses conséquences, la campagne de 1814 constitua donc de part et d’autre une aventure militaire et diplomatique autant que sociétale et culturelle6.
5Cette première occupation russe a longtemps été vue au prisme des relations cordiales mais aussi des échanges humains et intellectuels parfois riches qui se sont tissés entre Russes et Français à cette occasion. Dans sa description historique et statistique de la ville de Reims parue en 1817, Jean-Baptiste Geruzez évoquait par exemple l’occupation de la ville par 2000 à3000 soldats russes, en insistant sur la parfaite discipline maintenue parmi les troupes russes tout au long de cet épisode :
Je terminerai ce morceau par une réflexion honorable pour les Russes, c’est que les généraux et les officiers ont constamment maintenu la discipline parmi les soldats, qu’ils n’ont jamais fait la moindre réquisition en argent et en habillements, qu’ils se sont contentés de leur nourriture et de celle des soldats, et que, pendant leur long séjour à Reims, il n’y a eu d’autres malheurs que ceux qui sont inséparables de la guerre7.
6Si les Russes ont été perçus comme exemplaires dans la mémoire presque immédiate de cette occupation, c’est aussi par comparaison avec les autres troupes étrangères qui y ont pris part, censées avoir été moins disciplinées que les Russes et réputées avoir reçu un accueil moins favorable de la part des Français. Dans son histoire de Dijon et de l’occupation de 1814 parue à la fin du xixe siècle, l’historien Paul Gaffarel soulignait que les occupés avaient offert un bien meilleur traitement aux troupes russes qu’aux troupes autrichiennes et anglaises. Les négociants dijonnais, qui n’avaient « pas trop à se plaindre de l’occupation […] accueillaient avec politesse les officiers étrangers, surtout les Autrichiens et les Russes ; mais en général, ils ne cachaient pas les sentiments de haine qu’ils portaient aux Prussiens pour leur brutalité et aux Anglais pour leur arrogance8 ». De même, l’occupation russe à Paris a laissé un souvenir globalement positif sur le comportement des troupes. Dans le Précis historique de la campagne de 1814, publié dès 1814 à Paris par François-Hector Arnaud et Antoine Caillot, les auteurs écrivent que les troupes russes ont donné
[…] le spectacle de la plus sévère discipline et de la conduite la plus amicale envers les Parisiens. […] Les Russes viennent de partir pour retourner dans leurs foyers. Ce n’est pas sans regret que le plus grand nombre d’entre eux ont quitté une ville dont les habitants n’ont cessé de les traiter avec l’amitié et les égards qui étaient dus à des troupes libératrices9.
7D’autres voix apportent un témoignage différent, en relatant les exactions commises par les troupes russes lors de la première occupation du sol français : elles viennent ainsi nuancer ce tableau d’une occupation apaisée et amicale. Rappelons que les Russes comptent au printemps 1814 environ 115000 hommes sur le sol français et que l’occupation ne s’est faite ni sans heurts, ni sans manifestations d’appréhension et de mécontentement de la part des occupés.
Les heurts entre Français et Russes
8Avant même de brosser, à partir des sources judiciaires, le tableau de la première occupation russe commencée dès janvier-février 1814, notons que ces archives sont néanmoins moins nombreuses et instructives que celles qui concernent la seconde occupation du territoire français par les troupes alliées, entamée en juillet 1815. Différence qui n’est guère étonnante en réalité : d’abord parce que la première occupation a duré moins longtemps que la seconde, et parce qu’en se pérennisant, en se « normalisant » en quelque sorte jusqu’en novembre 1818, la seconde occupation est aussi devenue une situation de moins en moins tolérable aux yeux des occupés. Ce n’est donc pas forcément le signe que les tensions et les heurts entre Français et troupes russes n’ont pas existé en 1814. Comme l’écrivent Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert : « La comparaison généralement entretenue par certains historiens, qui ne se souviennent étrangement que de la conduite exemplaire des troupes alliées à Paris en avril 1814, entre une “occupation correcte” en 1814, hostile en 1815, est difficilement soutenable10. »
9Pour tenter de faire la part du mythe et de la réalité, les seize affaires mentionnées dans les fonds judiciaires des Archives nationales et traitant des relations franco-russes entre 1814 et 1818 ont fait l’objet d’un examen à la fois quantitatif et qualitatif. Si un tel chiffre peut sembler peu élevé entre ces deux dates, il est toutefois loin de refléter avec fidélité l’ensemble des heurts qui ont opposé Russes et Français dans cet intervalle. Les épisodes de tension ou de violence ont fait l’objet soit d’une occultation rapide de la part de leurs acteurs, soit de règlements à l’amiable, grâce à l’intervention des autorités françaises auprès des généraux russes, ou grâce au rétablissement de la discipline militaire par l’état-major russe lui-même.
10Malgré cette réserve de taille, ces seize affaires offrent néanmoins un témoignage précieux sur le rythme des heurts mais aussi sur les motifs d’opposition entre Russes et Français au temps des occupations. Sur ce total de seize affaires, deux seulement concernent la première occupation, les quatorze autres ayant lieu au cours de la seconde, dont six durant la seule année 1817. La géographie est également différenciée selon les deux occupations étrangères : tandis que les deux premières affaires sont relatives à des faits qui se sont produits à Paris, les quatorze autres ont lieu dans le département du Nord (pour huit d’entre elles), dans les Ardennes (pour trois d’entre elles), dans l’Aisne (une affaire), en Moselle (une affaire) et enfin dans le Doubs (en l’espèce, une affaire liée au vagabondage d’un soldat déserteur russe).
11Avant de renfermer des informations sur les litiges franco-russes, les sources judiciaires révèlent l’existence de motifs d’incompréhension, notamment d’origine linguistique entre occupants et occupés. Après l’arrestation de Lavran et Ticmafé pour vol en août 1814, leur défense souligne ainsi que ces deux soldats russes n’auraient pas compris la cause même de leur arrestation : « Ils n’ont pu savoir de quel crime ils étaient accusés et prouver leur innocence parce qu’ils ignoraient absolument la langue française11. » L’incompréhension qui marque assurément les relations entre Français et Russes – mais surtout les rapports entretenus par les occupés avec les simples soldats, les officiers s’illustrant quant à eux par leur bonne maîtrise de la langue – ne suffit pourtant pas à expliquer la survenue de heurts ou de phénomènes d’opposition plus frontale entre les deux groupes. Plusieurs raisons conduisent les particuliers français à recourir à la hiérarchie militaire russe ou aux tribunaux nationaux pour régler leurs différends avec les occupants. Le premier motif d’opposition entre Français et troupes russes tient d’abord aux vols ou aux pillages exercés par ces dernières, et ce aussi bien durant l’occupation de 1814 que durant celle de 1815-1818. À la fin du mois d’août 1814, au terme de la première occupation étrangère, une affaire oppose ainsi les Russes Lavran et Ticmafé au cordonnier parisien Vincheneux, qui leur a donné du travail tout en les logeant à son domicile. Après la découverte de la perte d’une somme d’argent de 1500 francs et d’une montre à son domicile, Vincheneux demande le concours de la justice : la cour d’assises condamne les deux anciens soldats à une peine de dix ans de réclusion. Ceux-ci obtiendront par la suite leur extradition vers la Russie grâce à une intervention de l’ambassadeur russe Pozzo di Borgo auprès du ministre français de la Justice.
12La seconde occupation est quant à elle caractérisée par la floraison de litiges liés à des vols commis par les troupes russes chez des particuliers. Dans le département du Nord, deux affaires portées en justice à l’été 1816 concernent ainsi des vols de cerises sur des terrains appartenant à des Français : incidents qui peuvent sembler a priori anodins, mais qui suscitent protestations et même coups de feu de la part des propriétaires. Au-delà des vols de récoltes ou d’objets effectués au domicile de particuliers, c’est aussi la question du pillage économique à plus large échelle qui est mise au jour dans les sources judiciaires. L’unique affaire de ce type concerne le pillage d’un établissement artisanal, en l’occurrence d’une tannerie du département de la Meurthe, que le propriétaire avait laissée vacante du fait de son départ à Phalsbourg où il souhaitait mettre en sécurité sa famille, au tout début de la seconde occupation étrangère. À la fin du mois d’août 1815, plusieurs soldats russes pillent en plein jour la maison d’Étienne Faivre ainsi que son établissement. Ce qui est en cause dans cette affaire, ce n’est néanmoins pas tant le pillage, qui est considéré comme un dégât militaire classique en temps de guerre, que la collaboration d’un Français, le voiturier Jean-Paul Leyendecker. Si l’on en croit l’accusation, celui-ci se serait mis à la disposition des Russes pour évacuer et cacher les peaux et les cuirs volés dans la tannerie de Faivre. Leyendecker, condamné à cinq ans de bagne à Toulon pour ces faits, proteste tout au long de sa peine contre sa condamnation qui résulterait uniquement selon lui de la rumeur villageoise12 : ce serait en fait le maire de la commune qui aurait prêté main-forte aux pillards en août 1815, et comme le voiturier aurait à la suite de cet incident refusé de témoigner en faveur du maire, le second aurait réuni plusieurs faux témoignages à charge contre le premier. Cette affaire met en évidence le fait que la seconde occupation étrangère a pu réactiver des conflits villageois antérieurs et constituer le prétexte à des règlements de compte internes à la commune occupée.
13Après le motif du vol ou du pillage économique, qui permet d’expliquer plusieurs litiges, vient la tenue de propos injurieux. Dans cinq des affaires portées devant la justice française en 1814 et 1815-1818, les heurts franco-russes sont provoqués par des insultes proférées soit par les occupants, soit par les occupés. La première affaire de ce type concerne un fait survenu durant la première occupation. En mai 1814, deux anciens soldats français s’attaquent à un prince russe en pleine nuit au Palais-Royal, individu qu’ils prennent pour un simple militaire et qu’ils soupçonnent de mauvaises intentions en raison du port d’un sabre nu. La lettre qu’écrit pour étayer son pourvoi en cassation Claude Hervieu, principal suspect dans cette affaire et condamné dès août 1814 par la cour d’assises de la Seine à une peine d’un an d’emprisonnement, éclaire la volonté nourrie par certains Français de résister au triomphe russe :
Je ne pus voir sans indignation, Monseigneur, l’air triomphant des Russes dans la capitale, où ils ne seraient jamais entrés si la trahison ne leur en eût ouvert les portes. […] Le dix mai [1814] à minuit, je sortais du Palais-Royal avec Maurice, arrivés sur la place, il me fit remarquer un militaire russe qui la traversait à grand pas le sabre nu à la main. Supposant les mauvaises intentions à ce Russe, je courus avec impétuosité vers lui pour empêcher quelque action atroce, Maurice blessé alors à la jambe ne put me suivre. Je l’eus bientôt joint. Je lui observai avec honnêteté qu’il ne convenait pas à cette heure de marcher armé ainsi. Pour toute réponse, il me traita de « coquin de Français » et me porta un violent coup de sabre, que je parai heureusement avec ma canne, et au même instant je me précipitai sur lui et le désarmai13.
14L’indignation face aux troupes étrangères victorieuses constitue donc l’un des premiers motifs d’entrer en opposition frontale avec l’occupant russe. De même, au cours de la seconde occupation, c’est la fréquentation commune d’un lieu public, en l’occurrence la salle d’un cabaret à Larouillies, dans le département du Nord, qui est à l’origine de l’affrontement. Dans cette affaire, trois préposés aux douanes se retrouvent nez à nez avec quinze soldats russes dans un cabaret qu’ils ont l’habitude de fréquenter. L’un des fonctionnaires se fait d’abord « injurier » par un Russe « en état d’ivresse14 », mais ne réplique pas immédiatement : son premier réflexe est d’aller chercher le commandant russe pour lui demander de rétablir la discipline. Néanmoins, les deux douaniers restés en son absence au cabaret n’attendent pas le règlement pacifique du différend et s’engagent dans une rixe avec les Russes. L’incident se poursuit dans la rue : pour répondre à l’inégalité numérique, les deux préposés utilisent leur arme de service contre les quinze Russes, réduits à ne se servir que de « pierres et de bâtons » pour les frapper. Les premiers commettent donc une triple faute : non seulement ils fréquentent le cabaret durant leur temps de service, répliquent violemment contre l’occupant, mais usent de leur arme de service à mauvais escient15. L’incident fait deux victimes russes, ce qui explique la condamnation à cinq ans de prison dont chacun des deux douaniers fait ensuite l’objet.
15Comme le suggère cet épisode, l’occupé, réduit militairement et symboliquement, peut être amené à répliquer et à prendre les armes pour rétablir une virilité menacée par la cohabitation avec les troupes russes. Car les violences d’occupation, qu’elles soient provoquées par les occupants ou par les occupés, sont à la fois de nature sexuée et genrée. Ainsi, dans l’affaire Hervieu et Maurice déjà mentionnée, qui traite d’une rixe entre deux anciens soldats français et un prince russe au Palais-Royal en mai 1814, une telle dimension n’est pas absente dans l’explication même de l’affrontement. Claude Hervieu s’indigne dans sa lettre de demande de pourvoi en cassation des insultes qui étaient régulièrement proférées par les Russes à l’encontre des Parisiennes durant l’occupation, en présence même de leurs époux, ce qui tend à aggraver encore les faits à ses yeux :
J’ai été plusieurs fois témoin des actes de brutalité qu’ils ont exercés envers des citoyens pour s’être opposés aux insultes qu’ils fesaient [sic] à leurs épouses ; il m’est arrivé plusieurs fois de ne pas rester spectateur inutile de ces violences16.
16De même, un autre litige réglé à l’amiable, qui ne figure donc pas dans les archives judiciaires exploitées jusqu’ici, mais qui se voit rapporté dans les fonds d’une étude notariale versés aux Archives nationales, mérite tout autant notre intérêt de ce point de vue. Il s’agit des démêlés qui opposent le juge Dardenne à Rethel, dans les Ardennes, aux occupants russes qu’il est contraint d’accueillir à son domicile entre 1817 et 1818. Dardenne les accuse non seulement de vols répétés dans sa maison, mais aussi de multiples injures proférées à l’encontre de sa femme et de sa fille au cours de l’année 1817. C’est ce que recèle la plainte transmise par le juge de Rethel au comte Vorontsov, général en chef des troupes russes stationnant en France, en janvier 1818 :
Au mois de juin 1816, M. Marcus, chirurgien en chef de la division des dragons russes stationnés à Rethel, a exigé d’autorité mon logement quoiqu’à la mairie il ne fût classé que pour un officier en sous-ordre, je devais le loger seul, mais il introduisit chez moi successivement trois domestiques […]. Les domestiques m’ont juré haine et à toute la famille, tellement que dans le courant de l’été [dernier] et à plusieurs reprises, ils ont injurié d’une manière atroce ma femme et ma fille, qu’ils ont voulu les frapper, ce qu’elles évitèrent en se sauvant. Elles s’en plaignirent à leur maître ; il ne répondit que par un persiflage qui était une nouvelle injure. À chaque nouvelle injure, il fallut donc garder le silence et opposer la patience17.
17Les insultes proférées par les Russes à l’encontre des femmes françaises constituent un motif de plainte récurrent dans les fonds examinés ; en revanche, le faible nombre d’affaires de viols mérite d’être souligné. Seul un dossier relatif à l’assassinat d’une habitante du département du Nord par un Russe, en septembre 1817, fait l’objet d’une telle mention. Il relate l’histoire de la jeune Élisabeth Delehocque qui, alors qu’elle partait le soir chercher du pain, a été attaquée sur la route par un soldat russe, qui l’a violée sans doute avant de lui porter des blessures mortelles au bas ventre avec un instrument contondant. L’affaire est cependant restée sans suite. Même si les sources judiciaires et administratives d’origine française évoquent rarement les violences sexuelles commises par les troupes étrangères sur des Françaises, cela ne signifie pas qu’elles n’aient pas existé. Dans sa thèse portant sur les deux occupations étrangères dans le département de la Seine-et-Oise, parue sous le titre Les cosaques aux Champs-Élysées, Jacques Hantraye relève plusieurs cas de violences sexuelles, et même de viols suivis de meurtres, commis par des Russes sur des Françaises, notamment dans les communes de Meudon et de Sèvres à l’été 181518. Plus encore que les viols, les homicides sont chose commune, si l’on en croit les fonds judiciaires étudiés : quatre des affaires identifiées pour les années 1814 et 1815-1818 contiennent la trace de meurtres ou d’assassinats commis par des Russes ou des Français. Toutefois, la plupart des homicides commis au temps de la seconde occupation n’ont pas connu d’issue judiciaire ; comme le souligne Jacques Hantraye : « Il arrive que des civils tuent plus ou moins discrètement des militaires isolés. Certains de ces meurtres sont restés longtemps ignorés19. » Parfois, seule la rumeur permet d’affirmer que la disparition des soldats russes est le fait d’un meurtre commis par un Français, comme le montre l’exemple de la disparition d’un Russe constatée à Mantes au cours de la seconde occupation20.
18Grâce aux sources judiciaires, l’envers du décor des deux rencontres forcées entre Russes et Français est donné à voir. L’analyse des affaires relatives aux heurts entre occupants et occupés tend à nuancer l’image idyllique d’occupation cordiale et amicale, en mettant au jour les situations d’incompréhension, d’affrontement mais aussi de violences verbales et physiques qui ont ponctué ces expériences. Même si les fonds judiciaires ont par nature tendance à mettre l’accent sur les situations les plus graves, il n’en reste pas moins que les deux occupations du sol français par les troupes russes ont été émaillées d’épisodes de violence, qui se sont avérés assurément plus nombreux au cours de la seconde occupation que de la première au printemps 1814. À travers les archives du ministère de la Justice, les deux occupations étrangères subies par la France du premier xixe siècle peuvent bel et bien être perçues, pour reprendre les termes d’Alain Corbin, comme une « rencontre au quotidien qui [a] concern[é] toutes les catégories sociales et qui [a permis] de confronter longuement les préjugés, les stéréotypes, à l’expérience vécue21 ».
Notes de bas de page
1 Archives nationales de France (ci-après AN) sous-série BB18.
2 AN sous-série BB21.
3 AN sous-série BB22.
4 AN,30 AP 1, Fonds Bournel, dossier C, démêlés entre le Sieur Dardenne, juge à Rethel, et le chirurgien russe logé chez lui pendant l’occupation, 1817-1818.
5 Jean-Claude Farcy, Guide des archives judiciaires et pénitentiaires, 1800-1958, Paris, CNRS Éditions, 1992, p. 26.
6 Marie-Pierre Rey, 1814. Un tsar à Paris, op. cit., p. 18-19.
7 Jean-Baptiste François Geruzez, Description historique et statistique de la ville de Reims, Reims, Le Batard, 1817, p. 65.
8 Paul Gaffarel, Dijon et l’occupation autrichienne en 1814, Dijon, Imprimerie Darantière, 1893, p. 30.
9 François-Hector Arnaud et Antoine Caillot, Précis historique de la campagne de 1814, contenant les principaux événements de cette campagne, depuis le passage du Rhin jusqu’à la bataille et la capitulation de Paris, Paris, F.-H. Arnaud, 1814, p. 83.
10 Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert, Histoire de la Restauration, 1814-1830. Naissance de la France moderne, Paris, Perrin, 2002, p. 25.
11 AN, BB18 802, lettre du parquet de la cour royale de Paris au ministère de la Justice, 23 août 1814.
12 AN, BB21136, lettre de Jean-Paul Leyendecker au roi Louis XVIII, 12 octobre 1819.
13 AN, BB18 802, lettre de Claude Hervieu au ministère de la Justice, 26 mars 1815.
14 AN, BB22 30-38, lettre du procureur général de la Cour royale de Douai au ministère de la Justice, 1er avril 1819.
15 AN, BB22 30-38, lettre de l’administration des douanes au ministère de la Justice, 8 mars 1819.
16 AN, BB18 802, lettre de Claude Hervieu, 26 mars 1815.
17 AN,30 AP 1, Fonds Bournel, dossier C, lettre de Dardenne à Vorontzow [Vorontsov], général en chef des troupes russes stationnant en France, 13 janvier 1818.
18 Jacques Hantraye, Les cosaques aux Champs-Élysées…, op. cit., p. 41.
19 Ibid., p. 68.
20 Ibid.
21 Alain Corbin, « Préface », dans Hantraye, Les cosaques aux Champs-Élysées…, op. cit., p. 6.
Auteur
Maîtresse de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne, où elle est membre du Centre d’études et de recherche en histoire culturelle. Elle a publié en 2014 aux éditions Armand Colin un livre issu de sa thèse, Un asile pour tous les peuples ? Exilés et réfugiés étrangers dans la France du premier xixe siècle (prix Augustin Thierry du Comité d’histoire de la Ville de Paris en 2015), et a co-dirigé l’ouvrage collectif Exils entre les deux mondes. Migrations et espaces politiques atlantiques au xixe siècle (Becherel, Les Perséides, 2015). Elle coordonne depuis 2016 un programme de recherches « jeunes chercheuses jeunes chercheurs » financé par l’Agence nationale de la recherche, AsileuropeXIX, qui vise à faire une histoire de l’accueil des réfugiés en Europe de l’Ouest et du Sud entre les années 1830 et 1870.
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