Palais, musées, archives et bibliothèques en 1814
p. 69-78
Texte intégral
1En 1814, avec la fin de l’Empire et l’occupation de Paris par les alliés, la grande crainte des employés des institutions publiques et des palais de la Couronne conservant des trésors artistiques ne fut pas de devoir restituer à différents pays européens les œuvres saisies par les armées révolutionnaires et napoléoniennes. La principale menace devait être, d’après eux, l’occupation par les Russes, et particulièrement la mise au pillage par les cosaques. Selon les institutions, les conservateurs répondirent à cette menace de différentes façons, en prenant des mesures préventives ou en négociant directement avec l’ennemi. Pourtant, les Russes, comme les autres occupants, se montrèrent respectueux des biens culturels, se bousculant pour visiter le Louvre, les Tuileries ou la Bibliothèque royale, et seuls quelques dégâts furent à déplorer.
2La situation particulière des palais de la Couronne, des musées, archives et bibliothèques en 1814, confrontés à la peur du pillage et mis à la merci d’occupants finalement magnanimes, respectueux et passionnés par les beaux-arts, est révélatrice de la façon dont les Parisiens vécurent l’occupation en 1814.
La peur du pillage et les mesures de sauvegarde des biens de la Couronne
3Le pillage, au sens très large du terme, se déclina sous plusieurs formes lors de la campagne de France, selon qu’on s’intéresse aux palais, aux bibliothèques, aux archives ou aux musées : certains envahisseurs étaient à la recherche de trophées, d’autres de moyens de subsistance ou de matériel. Ainsi, dans les bibliothèques des villes occupées, le seul pillage réellement systématique fut-il celui de cartes réquisitionnées par les états-majors1. C’est pour cela que l’on retrouve de nos jours tant d’exemplaires de l’Almanach des Postes impériales reliés aux armes de Napoléon dans le commerce du livre ancien : toutes les préfectures, sous-préfectures et les mairies des grandes villes en recevaient chaque année quelques exemplaires, qui furent systématiquement saisis2.
4Les palais où Napoléon avait vécu avec sa cour, qui représentaient le siège de son pouvoir, étaient évidemment des objectifs militaires symboliques qui semblent avoir particulièrement intéressé les Russes. Napoléon craignait de voir ses palais occupés par des envahisseurs brûlant de venger l’occupation du Kremlin en 1812. Le 9 février, il demanda à son frère Joseph, lieutenant-général de l’Empire, de faire retirer de Fontainebleau et de Compiègne les portraits de dignitaires ou de membres de la famille impériale, mais aussi l’argenterie, la vaisselle et tout ce qui, étant marqué à son chiffre, pouvait servir de trophée3. Le 2 mars, il ordonna à l’impératrice-régente Marie-Louise de faire vider les dépendances de ses résidences et d’envoyer les lits, les paillasses, draps et couvertures dans des hôpitaux militaires, plutôt que de les voir servir aux ennemis4.
5Au sein des résidences de la cour, le premier exemple de pillage est celui du château de Laeken, près de Bruxelles, un ancien palais impérial cédé à Joséphine en 1812. Le 14 janvier 1814, une partie des meubles, œuvres d’art et livres fut ramenée en France et entreposée à la Malmaison, juste avant la prise de Bruxelles par les cosaques le 1er février. L’évacuation fut ordonnée par le comte Louis-Gustave Doulcet de Pontécoulant, commissaire extraordinaire envoyé par l’Empereur à Bruxelles5. L’avancée rapide des ennemis imposa un choix : seuls les meubles des Grands Appartements furent évacués. Il s’agissait des meubles les plus précieux et les plus symboliques, comme le lit de Napoléon, le mobilier de la salle du trône ou les livres aux armes de l’empereur. Le concierge et l’architecte du palais voulurent sans doute empêcher que des meubles pouvant être utilisés comme trophées ou prises de guerre ne tombent en des mains ennemies.
6Fontainebleau était, à plusieurs titres, un lieu symbolique pour l’Empire : il s’agissait du palais le plus vaste, le plus ancien, le plus somptueusement meublé de ceux occupés par la cour impériale, mais aussi d’un objectif militaire majeur, puisque le 24 janvier, l’ataman Platov avait reçu du tsar en personne la mission d’aller enlever le pape Pie VII alors détenu au château. La mission fut cependant annulée, le pontife ayant été renvoyé en Italie sur ordre de Napoléon. Néanmoins, tout risque n’était pas écarté, puisque Fontainebleau était situé sur la route de Paris et que sa prise aurait ouvert aux alliés le chemin de la capitale. C’était aussi la résidence la plus à l’est, la plus proche des opérations militaires et, par conséquent, la plus menacée. Le 11 février, une semaine avant la bataille de Montereau, Napoléon écrivit ainsi à Joseph : « Je tremble que ces coquins de Russes ne mettent le feu à Fontainebleau6. » Le 20 février, il s’inquiéta, dans une lettre à Marie-Louise, de l’intention du tsar de venir coucher à Fontainebleau7.
7Dès le début du mois de février, le concierge et l’architecte de Fontainebleau prirent l’initiative d’évacuer à Paris les objets les plus précieux et de murer les tableaux dans les caves. C’est ce que montre le long rapport écrit par l’architecte Maximilien Hurthault au lendemain de la brève occupation du château par les Russes, qui dura du 16 au 18 février 1814, avant que les troupes françaises ne reprennent la ville8. Selon lui, les soldats ne pensaient qu’à piller les dépendances à la recherche de couvertures et de bois de chauffage. En revanche, des officiers russes vinrent visiter les appartements de Napoléon et demandèrent au concierge de les préparer pour l’installation du tsar Alexandre. Ils firent aussi chercher par le bibliothécaire du château, dans le cabinet topographique de Napoléon, des cartes des environs de Paris qu’ils emmenèrent avec eux9.
8Le rapport de Hurthault, reçu par l’administration, fut repris par la presse, la description des troupes russes chassées de chez Napoléon ayant été citée dans la presse parisienne10 et dans celle de province11. L’impact symbolique de l’occupation des villégiatures curiales fut aussi exploité dans des petites brochures, comme La partie de chasse de Fontainebleau, évoquant les combats des Français contre les Russes pour reprendre le château et la forêt12. Enfin, à des fins de contre-propagande, le journal royaliste L’Ambigu, publié en français à Londres, reprit également plusieurs rapports sur l’occupation de Fontainebleau13.
9Compiègne fut le second palais à subir une occupation. La résidence fut attaquée par les Prussiens et bombardée par les Russes le 1er avril. Les boulets touchèrent principalement les appartements d’apparat14, ce qui remet en perspective les anecdotes concernant le passage de Louis XVIII et le séjour du tsar Alexandre en avril : en réalité, le roi s’installa dans l’appartement du roi de Rome car celui-ci, qui donnait sur la cour, avait dû subir moins de dégâts, tandis qu’Alexandre eut à déambuler dans des couloirs et des escaliers jusqu’à une autre aile du château, sans doute parce que les appartements princiers avaient été dégradés15. Compiègne est le seul palais où l’on recensa un tableau volé en 1814 : il s’agissait d’une toile laissée en arrière au moment de l’évacuation des œuvres d’art du château en direction du Louvre, évacuation qui avait été ordonnée en mars par Champagny, intendant général de la Couronne16.
10Quelques jours plus tard, Malmaison, la résidence privée de l’impératrice Joséphine, eut à son tour à souffrir des cosaques : les guérites de l’entrée du parc et les dépendances furent pillées et le concierge du château fut battu. Dans son château de Navarre où elle s’était réfugiée, Joséphine était protégée par la garnison d’Évreux, mais de retour à la Malmaison, elle s’en remit complètement au tsar qui lui fournit, à la demande de son intendant, un détachement de sa garde, commandé par le colonel Torchtchinsky, afin de protéger sa résidence et ses collections d’art17. Khomoutov, un officier de l’état-major russe, visita par exemple Malmaison le 13 avril 1814, en l’absence de Joséphine, et il apprécia sa collection d’antiques18.
Musées, bibliothèques et archives face à l’occupation
11À Paris, l’attitude des conservateurs varia selon leur degré de proximité avec le pouvoir et la qualité de leurs réseaux d’informateurs au sein du gouvernement. À la Bibliothèque impériale, aucune mesure de précaution n’avait été prise. On retrouve la trace d’un conseil d’administration extraordinaire convoqué en urgence le30 mars 1814, ainsi que de la demande d’un poste de garde adressée à l’état-major de la garde nationale19. La réponse ne se fit pas attendre : les troupes étaient débordées et l’adjudant-commandant conseillait aux bibliothécaires de prendre contact avec Louis-Victor-Léon de Rochechouart, aide-de-camp du tsar, afin de protéger les livres, estampes et manuscrits20. Aux Archives impériales, la même protection fut demandée et malgré quelques frayeurs, les magasins de l’hôtel Soubise ne furent pas réquisitionnés pour parquer des chevaux21.
12Au Louvre, Vivant Denon ne craignait pas la présence des Russes et des Anglais, qui n’avaient pas été victimes du pillage de leurs œuvres d’art pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Il comptait d’ailleurs beaucoup sur le tsar Alexandre pour jouer le rôle de médiateur en cas de négociation avec les alliés sur le sort des œuvres d’art22. Bien informé de la situation militaire, il s’inquiéta cependant d’une éventuelle mise à sac de son musée et demanda directement à Joseph Bonaparte l’autorisation de cacher les tableaux et les statues. Il semble cependant que ceux-ci ne furent pas déplacés. En revanche, Denon s’inquiéta pour les objets d’art, les monnaies et les médailles, qu’il fit effectivement dissimuler : il ne craignait donc pas une confiscation de ses collections, mais plutôt le pillage des petits objets précieux. Enfin, le 29 mars, le Louvre fut fermé aux visiteurs après l’évacuation des Tuileries par la cour impériale, et ne rouvrit que deux jours plus tard pour les premiers visiteurs étrangers23. Le 7 avril, le baron Mounier lui fit dire de tout remettre en place, avec malheureusement quelques jours de retard puisque le tsar était venu au Louvre dès le 2 avril24.
13Le31 mars au soir, le gouverneur militaire de Paris, le baron Sacken, ordonna que les théâtres ouvrent leurs portes25. Tout autant que les théâtres, les monuments, les palais et les musées de la capitale furent abondamment visités par les officiers étrangers26, et notamment par les Russes. C’est ce que rapporte un Parisien sortant de chez lui au lendemain de la bataille de Paris : « Je me crus transporté dans le camp général de l’Europe ; ses soldats inondaient nos rues, nos promenades, nos places publiques, les portiques mêmes de nos temples ; ses généraux remplissaient nos spectacles, nos musées, nos bibliothèques27. »
14Les témoignages russes, comme celui d’Eduard von Löwenstern, aide de camp du général Pahlen, témoignent de leur fierté à l’idée d’avoir chassé le plus grand conquérant des temps modernes de sa capitale :
Depuis les hauteurs de Belleville, j’aperçus tout d’un coup Paris : je ne suis pas en mesure de décrire le sentiment que nous ressentîmes, tout en apercevant la grande ville impériale. La fière cité de Paris s’étendait donc à présent à nos pieds comme un amphithéâtre sans fin, les coupoles des nombreuses églises s’arrondissaient devant nous, je vis la cathédrale Notre-Dame, le Louvre, les Tuileries, l’hôtel des Invalides. Comme ils brillaient, ces palais, au soleil matinal qui perçait d’un épais brouillard ! J’oubliai les boulets de canon qui s’abattaient sur nous et je ne pensai plus qu’à cette ville immense qui avait dicté ses lois à l’Europe pendant des années. J’étais fier d’être l’un des braves qui, sabre au poing, couverts de sang et de poussière, traversant la fumée laissée par la poudre, s’étaient frayé un chemin de la Volga jusqu’à Montmartre et étaient désormais prêts à prendre d’assaut la résidence du plus grand des chefs de guerre28.
15Les Russes retrouvèrent aussi le chemin de la Bibliothèque royale, qui avait déjà été souvent visitée par des Russes sous le Consulat. Boris von Uexküll note dans son Journal s’y être rendu, mais sans comprendre de quoi il s’agissait29. L’empereur d’Autriche la visita également30, ainsi que la bibliothèque Mazarine le 25 avril31 et le dépôt des archives judiciaires de la Sainte-Chapelle le 1er mai, où il garda son chapeau à la main en hommage à Saint Louis32. Alexandre Lenoir, le conservateur du musée des Monuments français, eut quant à lui la surprise de voir arriver, dès le 1er avril, un officier russe venu visiter son musée, escorté par un détachement de cosaques33.
16Le Louvre fut également très visité et se retrouve mentionné dans les journaux de plusieurs officiers russes, qui apprécièrent surtout les sculptures. C’est d’ailleurs la scène immortalisée par Georg Emanuel Opiz, dans une aquarelle célèbre34 représentant deux cosaques contemplant la statue d’Apollon au Louvre35. On peut citer, parmi ces amateurs d’art, le baron Boris von Uexküll, Pavel Pouschine, qui y alla dès le 2 avril, Ilia Radojitski, Mikhail Petrov, Alexandr Tchertkov et S. Khomoutov36. Ce dernier visita également les Tuileries le 1er avril 181437. La présence des Russes dans les salons des Tuileries devint d’ailleurs un motif de propagande pour le gouvernement provisoire, qui mit en avant l’intérêt des Russes pour la vie parisienne et la bonne entente entre les habitants de la capitale et les occupants38. Dans les semaines qui suivirent, la propagande royale se félicita à son tour d’avoir entretenu de si bonnes relations avec le tsar et ses officiers, et d’avoir obtenu le maintien des collections du Louvre en France. C’est ce que montre le Précis historique de la campagne de 1814 d’Antoine Caillot39, ou encore un apocryphe, Aventures et réflexions critiques d’un officier russe à Paris40.
L’occupation des résidences de la Cour
17Tant que le gouvernement impérial avait duré, les palais de la Couronne avaient fait l’objet d’une surveillance attentive. En revanche, après l’invasion de Paris, il n’y eut plus moyen d’empêcher les cosaques de s’y installer. Ce fut par exemple le cas dans les bâtiments forestiers et les pavillons de chasse des forêts entourant Paris, mais aussi au Grand Chenil, aux Grandes et Petites Écuries de Versailles, où les employés de la Couronne relevèrent d’importants dégâts. Les inventaires du Garde-Meuble portent d’ailleurs la mention « cosaques » pour justifier les disparitions ou les déprédations41. Certains bâtiments connus, comme le pavillon de Bagatelle, construit pour le comte d’Artois, furent ainsi occupés et vandalisés. À Saint-Cloud, ce fut la vaisselle au monogramme impérial qui fut pillée, le palais étant globalement respecté42. Le château de Versailles, en revanche, fut protégé par déférence envers les Bourbons. Pavel Pouschine, un officier russe, s’y rendit par exemple le 27 avril. Il fut surtout intéressé par la visite du Grand Trianon, où se trouvaient les malachites offertes par Alexandre à Napoléon en 180743. Le tsar se rendit lui-même à Versailles avec le roi de Prusse le 11 mai 1814, ce qui contraignit l’administration de la Couronne à faire jouer les grandes eaux, au risque de vider les réservoirs et de priver toute la ville d’eau44.
18À Rambouillet, l’occupation fut plus symbolique : un premier détachement de cosaques arriva quelques heures après le départ de Marie-Louise, qui s’y était réfugiée le30 mars, et un quartier général russe s’installa au château. Les consignes laissées par l’intendant des bâtiments de la Couronne étaient de faire couper du bois dans la forêt – plutôt que de laisser les cosaques brûler les meubles et les boiseries –, et de dissimuler tout ce qui pouvait servir de trophée, en particulier les livres ou la vaisselle portant des armes et des monogrammes. En revanche, l’intendant par intérim nommé par le gouvernement provisoire, à qui l’architecte du château demanda le 5 avril d’obtenir une sauvegarde du palais, annota la lettre de l’architecte d’un laconique « rien à faire45 ». Le 7 avril, 200 cavaliers russes arrivèrent, avec pour mission de défendre Marie-Louise, ramenée à Rambouillet avec son fils par le comte Chouvalov, un des aides de camp du tsar. La garde russe fut complétée par une escorte autrichienne de 2600 cavaliers. Tous furent nourris aux frais de la ville et logés dans les dépendances du château46.
19Ce n’est qu’après l’abdication de Napoléon, le 6 avril 1814, que le gouvernement provisoire se préoccupa d’assurer la sauvegarde des biens de la Couronne et la transition de la Maison de l’Empereur à la Maison du Roi. Talleyrand nomma à l’intérim de l’administration des biens de la Couronne le baron Mounier, intendant des bâtiments depuis novembre 1813. Ce dernier adressa une demande de sauvegarde des palais aux alliés le 11 avril. Il fut aussi chargé de faire rechercher les bijoux, livres, objets précieux et œuvres d’art dérobés pendant l’invasion47. Quelques mois après la chute de Napoléon, l’administration de la Maison du Roi fit le bilan des dégâts. Ceux-ci étaient évalués à 170000 francs, ce qui n’est pas énorme, mais il faut considérer qu’il s’agit d’un inventaire de petit mobilier, de vaisselle et de linge, chaque pièce coûtant quelques francs : c’est donc sans doute plusieurs milliers de trophées, principalement de la porcelaine, de la verrerie ou même des casseroles, marquées aux armes ou au chiffre de Napoléon, qui furent emportés par les envahisseurs en souvenir de la campagne48.
20L’Élysée, palais impérial depuis 1808, fut également occupé en 1814 par le tsar Alexandre. Ce dernier ne s’installa à l’hôtel Saint-Florentin, chez Talleyrand, que le temps de faire préparer les appartements et de fouiller les caves à la recherche de bombes. Les Russes s’adressèrent initialement aux mauvais interlocuteurs, en demandant à la préfecture de la Seine et à la municipalité de Paris de faire préparer l’Élysée49, tâche qui revenait à l’architecte Pierre Fontaine. Il fallut retrouver ce dernier, qui servait dans la garde nationale, et qui s’occupa de faire apporter le mobilier nécessaire.
21Le 14 avril, Alexandre alla visiter le palais des Tuileries, qu’il ne connaissait que par les albums de dessins offerts depuis 1809 par Percier et Fontaine. Si la presse insista sur le bon accueil qui lui fut réservé par le comte d’Artois, Fontaine explique que le tsar fut surtout intéressé par la visite des appartements particuliers de Napoléon : « Arrivé dans le cabinet particulier de l’Empereur Napoléon, il s’est écrié, comme avait fait le roi de Prusse deux jours auparavant, en remarquant les livres, les cartes, la table, restés dans l’ordre où ils avaient été laissés, que de grandes choses ont été conçues et méditées dans cette chambre50 ! »
22Le 19 avril à Rambouillet, le tsar eut la même réaction :
Toute sa curiosité se porta sur les habitudes de Napoléon pendant sa résidence à Rambouillet. Il ne remonta pas plus haut, il ne tomba pas dans d’autres questions. Napoléon seul l’intéressait. Que faisait Napoléon ? Où travaillait-il ? Comment passait-il son temps ? […] Cette visite, toute passée de la sorte, fut un vrai pèlerinage de l’Empereur de Russie51.
23Le 11 mai, le tsar alla ensuite visiter Saint-Cloud, où le roi de Prusse l’avait précédé le 25 avril, et où l’Empereur d’Autriche le suivit le 17 mai : en quelques semaines, les principaux souverains alliés contre Napoléon s’étaient succédé pour visiter ses résidences préférées. Le tsar s’installa même une dernière fois chez Napoléon, car Louis XVIII assuma les frais d’occupation du quartier général impérial d’Anvers, où Alexandre logea le 29 juin 1814 à son retour de Londres52.
24Malgré de grosses frayeurs, les conservateurs ne furent donc pas confrontés à des pillages, des destructions ou à des humiliations de la part des occupants. Que penser de ce respect envers ce qu’on n’appelait pas encore les collections patrimoniales ? On doit déjà y voir un signe d’intérêt pour les beaux-arts et de découverte de la notion même de musée public par des souverains plutôt habitués à voir des collections particulières ou des galeries privées. Peut-être doit-on aussi y discerner une forme d’intérêt pour l’histoire de France, envisagée sous l’angle de la représentation du pouvoir, et de ce qu’on pourrait appeler le « tourisme monarchique », notion introduite par Jacques Hantraye53 : Napoléon avait splendidement remeublé ses palais pour impressionner les visiteurs étrangers, et les musées, archives ou bibliothèques, enrichis des saisies en Italie, en Autriche ou dans l’espace allemand, étaient également des manifestations de la puissance française. L’intérêt manifesté par les souverains pour les palais montre que la pratique du pouvoir impérial était perçue comme un modèle et que Napoléon, à ce niveau, était toujours admiré de ses ennemis : « Ce n’est que là que j’ai compris le charme qui existe dans la culture des beaux-arts, mais aussi la force et la puissance de ce génie qui a créé et rassemblé tout cela54. » Les visites de Versailles montrent que le souvenir de Louis XIV était également admiré par les étrangers, au moins tout autant que celui de l’empereur déchu.
25Le respect des palais, musées, archives et bibliothèques était aussi présenté comme une marque de soutien politique vis-à-vis de Louis XVIII. La veille de l’entrée du roi dans Paris, le Journal des débats écrivit par exemple :
Les souverains alliés ont fréquemment visité, pendant leur séjour à Paris, les Bibliothèques, les Muséums et les autres établissements publics, qu’ils avoient [sic] honorés de leur auguste protection dès leur entrée dans la capitale. On a remarqué avec admiration leur goût éclairé pour les Beaux-Arts, et, en même temps, la noble magnanimité avec laquelle ils font respecter ces superbes collections, en faveur d’un peuple qui y attache le plus grand prix, et qui leur doit déjà une bien vive reconnoissance [sic] pour avoir si noblement secondé le retour d’un roi sur qui reposent les plus douces espérances55.
26Dernier point à évoquer : les visites des palais, musées et monuments français proposées aux souverains et aux officiers étrangers semblent avoir suppléé à l’absence d’une cour en état de fonctionner dans cette période de vacance du pouvoir. Au lieu d’être reçus aux Tuileries, ce qui constituait le parcours normal de l’étranger de passage à Paris sous l’Empire, les occupants de 1814 se rabattirent sur les musées et théâtres de la capitale, ce qui était aussi annonciateur de leur attitude dans les années qui suivirent, puisque la cour de la Restauration ne chercha pas spécialement à inviter ou à recevoir les étrangers. La disparition de la cour impériale et l’occupation de Paris firent donc naître, en 1814, une nouvelle forme de tourisme, qu’on peut, sans trop d’anachronisme, qualifier de culturel.
27Néanmoins, il ne faut pas oublier que la découverte des trésors artistiques et des palais ne passionnait pas tous les Russes. Faute de temps, Eduard von Löwenstern repartit ainsi de Paris « sans avoir rien vu d’autre que la ville elle-même : je n’avais été ni au Musée Napoléon, ni au Panthéon, au Petit-Augustin, au Louvre, aux Invalides ou aux Tuileries, bref, je n’avais rien fait d’autre à Paris que manger, boire, embrasser de jolies filles, fréquenter presque tous les théâtres et contemplé les ruelles ou les maisons56 ». Il devait bientôt avoir l’occasion de se rattraper et de découvrir enfin les richesses du Louvre, et ce dès juillet 1815.
Notes de bas de page
1 Antoine-Joseph Reboul, Mes souvenirs de 1814 et 1815, Paris, A. Eymery, 1824, p. 55.
2 Par exemple : État général des postes et relais de l’Empire français pour l’an 1808, Paris, Imprimerie impériale, 1808 ; in 8o, reliure aux armes de Napoléon, catalogue de vente aux enchères, « L’Empire à Fontainebleau », Osenat, 15 juin 2014.
3 Napoléon Bonaparte, Correspondance de Napoléon Ier, publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, Paris, Plon, 1869, vol. 27, lettre 21226 au roi Joseph, Nogent, 9 février 1814.
4 Napoléon Bonaparte, Lettres inédites de Napoléon Ier à Marie-Louise, Paris, Bibliothèque nationale, 1935, p. 208, lettre 274, La-Ferté-sous-Jouarre, 2 mars 1814.
5 Archives nationales (ci-après AN), O2 535, dossier 5.
6 Citée par Georges Lioret, 1814-1815 à Moret et dans les environs, Fontainebleau, M. Bourges, 1904, p. 31.
7 Bonaparte, Lettres inédites…, op. cit., p. 205, lettre 265, Nogent-sur-Seine, 20 février 1814.
8 AN, O2 294, dossier 2, rapport de Hurthault à Mounier, Fontainebleau, 7 mars 1814.
9 Journal de l’Empire, 25 février 1814, p. 3.
10 Journal de l’Empire, 22 et 23 février 1814.
11 Journal de Rouen, 25 février 1814, p. 2.
12 Joseph Quignon [sous le pseudonyme de Carabanoudaski, chef des cosaques de la Crimée orientale], La partie de chasse de Fontainebleau, suivie du Testament des cosaques, Paris, Chassaignon, 1814.
13 L’Ambigu, 28 février 1814, p. 607.
14 AN, O3 1184, dossier 8, « état des dégradations occasionnées au palais de Compiègne et dépendances par l’effet des boulets, obus, mitrailles et balles à l’attaque du 1er avril 1814 ».
15 Charles-Éloi Vial, Les derniers feux de la monarchie. La cour au siècle des révolutions, 1789-1870, Paris, Perrin, 2016, p. 249.
16 AN Archives des musées nationaux, U2 – Compiègne, lettre de Mounier à Vivant Denon, Paris, 1er août 1814 ; lettre de Berthault à Vivant Denon, Paris, 16 août 1814.
17 Frédéric Masson, Joséphine répudiée (1809-1814), Paris, Ollendorff, 1901, p. 333.
18 Alexander Mikaberidze, Russian Eyewitness Accounts of the Campaign of 1814, Barnsley, Pen & Sword Books, 2013, p. 279.
19 BnF, Manuscrits, Archives modernes 57, p. 20.
20 BnF, Manuscrits, Archives modernes 1122, lettre de Dacier au commandant de la Garde nationale de Paris,31 mars 1814, et réponse en apostille.
21 Lucie Favier, La mémoire de l’État, Paris, Fayard, 2004, p. 109-110.
22 Bénédicte Savoy, Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004, vol. 1, p. 166 et 247.
23 Thomas Richard Underwood, Paris en 1814, Paris, Émile-Paul, 1907, p. 144.
24 AN Archives des musées nationaux, carton T1-Louvre, dossier 1, lettre de Mounier à Vivant Denon, Paris, 7 avril 1814.
25 Marie-Pierre Rey, 1814. Un tsar à Paris, op. cit., p. 224.
26 Philip Mansel, Paris between Empires, 1814-1852, Londres, J. Murray, 2001, p. 49.
27 Reboul, Mes souvenirs…, op. cit., p. 56.
28 Eduard von Löwenstern, Avec la cavalerie du comte de Pahlen contre Napoléon. Mémoires (1806- 1815), Paris, Éditions des Syrtes, 2014, p. 196.
29 Boris von Uexküll, Boris Uxkull. Amours parisiennes et campagnes en Russie. Journal d’un vainqueur de Napoléon, 1812-1819, Paris, Fayard, 1968, p. 129.
30 Victorine de Chastenay-Lanty, Mémoires, 1771-1815, Paris, Plon, 1896, vol. 2, p. 370.
31 Journal des débats, 27 avril 1814, p. 2.
32 Favier, La mémoire de l’État, op. cit., p. 109.
33 Charles-Nicolas Allou, « Notice sur la vie et les travaux d’Alexandre Lenoir », Mémoires de la Société royale des antiquaires de France, nouvelle série, 6, 1842, p. XVII.
34 Elle est notamment reproduite en couverture de Alexandre Stroev (dir.), L’image de l’étranger, Paris, Institut d’études slaves, 2010.
35 « Je préfère cependant les femmes vivantes à ces belles statues de marbre », rajoute pourtant Uexküll, dans Boris Uxkull. Amours parisiennes…, op. cit., p. 128.
36 Alexander Mikaberidze, « “The Russian Eagles over the Seine” : Russian Occupation of Paris in 1814 », Napoleonic Scholarship, novembre 2011.
37 Alexander Mikaberidze, Russian Eyewitness Accounts…, op. cit., p. 267.
38 Journal des débats, 1er avril 1814, p. 2.
39 Arnaud François-Hector et Antoine Caillot, Précis historique de la campagne de 1814, Paris, F.-H. Arnaud, 1814, p. 84.
40 Jacques-Antoine de Révéroni Saint-Cyr, L’observateur russe ou Aventures et réflexions critiques d’un officier russe à Paris, Paris, Barba, 1814, vol. 1, p. 23 : « Le matin, je parcours les bibliothèques, les musées […], mais le soir, il faut toujours en revenir au spectacle, véritable source de délices à Paris. »
41 AN, O2 758, inventaire du mobilier du pavillon du Butard, 1807-1815.
42 AN, O3 1876, lettre de Desmazis, administrateur du Garde-Meuble, à Blacas, Paris, 13 juin 1814.
43 Alexander Mikaberidze, Russian Eyewitness Accounts…, op. cit., p. 283.
44 AN, O2 320, dossier 8, lettre de Famin, architecte de Rambouillet et des dépendances du château de Versailles, à Mounier, [Versailles], 9 mai 1814.
45 AN, O2 320, dossier3, lettres de Famin à Mounier, Rambouillet, 2 avril 1814 et Versailles, 5 avril 1814.
46 Jean-Sébastien Delorme, Rambouillet devenu chef-lieu d’arrondissement, Paris, Madame Poussin, 1839, p. 58.
47 Maurice d’Hérisson, Le cabinet noir : Louis XVII, Napoléon, Marie-Louise, Paris, Ollendorff, 1887, p. 286 à 288.
48 AN, O3 1876, dossier 5, « état constatant le nombre et la valeur des objets mobiliers perdus ou détruits dans les divers châteaux royaux et dépendances pendant les quatre premiers mois de 1814 ».
49 Louis-Victor-Léon de Rochechouart, Souvenirs sur la Révolution, l’Empire et la Restauration, Paris, Plon, 1892, p. 326.
50 Pierre François Léonard Fontaine, Journal, 1799-1853, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts/Institut français d’architecture/Société de l’histoire de l’art français, 1987, vol. 1, p. 393.
51 Léon Gozlan, « Rambouillet », La Revue de Paris, 1er novembre 1840, p. 23.
52 AN, O2 534, dossier 18, pièces 1 à 4.
53 Jacques Hantraye, Les cosaques aux Champs-Élysées. L’occupation de la France après la chute de Napoléon, op. cit., p. 190.
54 Uexküll, Boris Uxkull. Amours parisiennes…, op. cit., p. 125.
55 Journal des débats, 2 mai 1814, p. 3.
56 Löwenstern, Avec la cavalerie du comte…, op. cit., p. 201 et 237.
Auteur
Archiviste paléographe et docteur en histoire de l’université Paris-Sorbonne, est conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France et secrétaire général de l’Institut Napoléon. Il a notamment publié Les derniers feux de la monarchie. La cour au siècle des révolutions, 1789-1870 (Perrin, 2016), Marie-Louise (Perrin, 2017, prix Premier Empire de la Fondation Napoléon) et Napoléon à Sainte-Hélène. L’encre de l’exil (Perrin, 2018).
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