Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken, gouverneur général de Paris en 1814
p. 49-56
Texte intégral
1Le31 mars 1814 à 2 heures du matin, après des négociations tendues, la capitulation de Paris face à la coalition militaire russo-austro-prussienne est signée. Ce même jour, de bon matin, Mikhaïl Fiodorovitch Orlov, l’officier d’ordonnance de l’empereur Alexandre Ier, signataire pour la coalition, se rend avec une délégation des autorités parisiennes au quartier général principal des forces alliées. Cette délégation est composée du préfet de Paris et des maires des arrondissements. Alexandre Ier a un court entretien avec ceux-ci dans le but de calmer les craintes et inquiétudes alimentées par la propagande napoléonienne au sein de la population parisienne. L’empereur Alexandre, ayant déclaré se porter garant de Paris, assure les Parisiens de la sécurité des biens et des personnes. On promet de laisser la gestion de la ville à la discrétion des autorités locales.
2Le bombardement et l’assaut de la ville qui avaient commencé du fait du manque de coordination opérationnelle des alliés cessent. Le commandement allié est alors tenu de résoudre très vite les questions liées à l’occupation d’une des villes les plus brillantes d’Europe et à l’organisation de la vie quotidienne.
La mise en place des structures d’occupation
3Si ces questions relevaient formellement des commandements des trois empires alliés, dans les faits, les principales décisions furent préparées et approuvées par le quartier général de l’empereur russe. Peu de temps avant les événements évoqués, durant la nuit du 29 au30 mars, Alexandre Ier et son vice-ministre des Affaires étrangères Karl Robert von Nesselrode avaient rédigé une adresse aux habitants de Paris qui exposait parfaitement les intentions politiques générales du monarque russe. Alexandre Ier y déclarait ne pas faire la guerre au peuple français, mais combattre Napoléon, et souhaiter sincèrement, de concert avec le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche, l’établissement d’une autorité supérieure en France, avec laquelle les autres États de l’Europe pourraient coexister dans la paix et la concorde1.
4Le lendemain matin, les forces alliées entraient à Paris en défilant. Pendant ce temps, une déclaration officielle des pouvoirs municipaux annonçait aux Parisiens la capitulation du fait de la supériorité des forces de l’adversaire. Les échos de l’accueil bienveillant réservé par Alexandre Ier aux représentants de la municipalité et les garanties données quant à la sécurité des Parisiens commencèrent à se répandre à travers la ville. Ceci explique que beaucoup de badauds se portèrent à la rencontre des troupes d’occupation entrant dans Paris.
5Nombre de Parisiens s’attendaient à une répression immédiate et redoutaient des représailles russes pour l’incendie et le pillage de Moscou. Mais la conduite disciplinée des troupes contribua à dissiper cette peur.
6Selon le plan initial, Alexandre Ier devait loger au palais de l’Élysée, mais suite à des rumeurs selon lesquelles ce dernier était miné, l’empereur accepta l’invitation de Talleyrand à séjourner chez lui. C’est là que furent pris les premiers ordres relatifs à l’organisation de la coopération entre les autorités d’occupation et les pouvoirs locaux et que furent décidées les premières nominations.
7Les tâches les plus importantes des autorités d’occupation de Paris consistaient à assurer le maintien de l’ordre et à n’admettre aucun conflit entre les troupes et la population locale – ni maraude, ni aucune forme de pillage, ni réquisition illégale ou atteinte aux biens – ; à veiller à l’approvisionnement des troupes d’occupation en aliments et en fourrage ou à percevoir de l’argent en compensation ; à pourvoir à l’hébergement des nombreuses troupes et à leur offrir des conditions convenables pendant leur séjour.
8Aux termes des accords préalables que les alliés avaient conclus entre eux sur la coordination des actions des troupes d’occupation dans la capitale française et qui remontaient à la signature du traité de Chaumont le 1er mars 1814, trois postes de commandants militaires furent institués, soit un par armée alliée. Le commandant pour l’armée prussienne était August Friedrich Ferdinand, comte von der Goltz, celui de l’armée autrichienne était Pierre Marie Auguste Picot de Peccaduc, baron von Herzogenberg. Le commandement russe fut confié à Louis-Victor-Léon de Rochechouart (1788-1858), émigré français au service de la Russie et homme de confiance d’Alexandre Ier. En poste jusqu’au 15 mai 1814, il contribua pour beaucoup à la formation d’unités militaires fidèles à Louis XVIII à partir des contingents de la garde nationale et des troupes napoléoniennes.
9Mais c’est le gouverneur général de Paris qui devait devenir la figure la plus importante de l’administration militaire alliée, car la coordination des actions du commandement supérieur, des commandements militaires ainsi que des autorités locales figurait au nombre de ses obligations. Du fait de ce rôle clé, les alliés se disputèrent âprement ce poste. Autrichiens et Prussiens souhaitaient l’obtenir. Plusieurs noms de chefs militaires furent avancés. Cependant, c’est le général russe d’origine allemande, Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken (1752-1837) qui fut choisi pour devenir gouverneur général de la capitale.
10Descendant d’Allemands de la Baltique, Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken fut dès l’âge de 14 ans inscrit comme enseigne au régiment des mousquetaires Koporsky et, dès 1767, il participa aux hostilités entre l’armée russe et l’Empire ottoman, avant de prendre part aux campagnes de 1768-1774 et de 1787-1791. Sous Paul Ier, il participa à la marche de Souvorov vers la Suisse, fut blessé et fait prisonnier. Libéré en 1801, il prit part ensuite à la guerre de la IVe coalition contre la France et en particulier combattit à Eylau.
11Lors de la guerre de 1812, il avait le titre de lieutenant général en qualité de commandant du corps de la Troisième armée russe. Cette armée était sous le commandement du général Alexandre Tormassov et avait pour objectif de protéger, sans engager le combat, le sud de la Russie des troupes françaises susceptibles d’être lancées à l’attaque.
12Par la suite, Osten-Sacken participa énergiquement aux hostilités pendant les campagnes russes de 1813-1814. Commandant d’un corps d’armée au sein de l’armée silésienne, il prit part à la bataille de la Katzbach. Après la bataille des Nations, près de Leipzig, il fut décoré pour courage et héroïsme de l’ordre impérial et militaire de Saint-Georges de 2e classe. Pour les batailles de Brienne-le-Château et de La Rothière, il reçut l’ordre impérial de Saint-André Apôtre le premier nommé.
13Commandant les troupes russes en étroite collaboration avec les armées alliées, Osten-Sacken avait gagné une grande autorité parmi les chefs d’armée autrichiens et prussiens, aidé en cela par sa brillante connaissance de plusieurs langues européennes. Sa candidature s’avéra donc un compromis acceptable pour toutes les parties intéressées.
14Pour des raisons diverses, les documents relatifs à l’activité d’Osten-Sacken au poste de gouverneur général de Paris n’ont pas été conservés dans les archives russes. Il faut donc en chercher la trace dans les documents diplomatiques reflétant les efforts des diplomates russes et européens quant à la préparation puis la signature du premier traité de Paris. Son activité est mentionnée dans la correspondance d’Alexandre Ier, avec de nombreux destinataires durant la période d’avril-mai 1814, qui se trouve aux archives de la Politique étrangère de l’Empire russe et aux Archives des Actes anciens (RGADA). On trouve encore quelques témoignages dans son fonds d’archives personnelles conservé aux Archives militaires et historiques russes. Enfin, l’activité d’Osten-Sacken est évoquée dans de très nombreux souvenirs de témoins oculaires russes et étrangers, ce qui permet aussi d’apprécier son action à ce poste.
Le rôle d’Osten-Sacken au poste de gouverneur général
15L’affectation de Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken au poste de gouverneur général de Paris eut lieu le 1er avril 1814. D’après les nombreuses publications commémoratives parues en 1912-1914 et consacrées aux différents régiments russes de la garde et de l’armée qui participèrent aux campagnes de 1812-1814, le nouveau gouverneur général devait en premier lieu assurer la prévention des pillages et des maraudes. Des faits de pillage avaient en effet eu lieu jusqu’à la signature officielle de la capitulation de Paris. Ils concernaient pour l’essentiel des débits de boissons, des entrepôts et des tavernes. Les vainqueurs avaient commencé à célébrer la victoire avant la signature de la paix. On trouve aussi des témoignages de ripailles spontanées, avec de grands crus français trouvés on ne sait où, dans les souvenirs de Russes et d’autres participants à l’assaut de Paris.
16Pour prévenir des cas semblables, les alliés décidèrent que seules les troupes les plus disciplinées seraient installées dans les murs de la ville. Dans le cas de l’armée russe, il s’agissait des troupes de la garde impériale. Elles s’installèrent dans les casernes laissées par l’armée napoléonienne, à l’exception du premier bataillon du régiment Préobrajensky qui protégeait Alexandre Ier et qui fut donc autorisé à bivouaquer devant l’hôtel particulier de Talleyrand, rue Saint-Florentin.
17Les sections de l’armée, les cosaques et les formations irrégulières (Kalmouks, Bachkirs, etc.) prirent place dans les banlieues ou en dehors de Paris, le plus souvent dans des camps de campagne. Le caractère pittoresque de ces bivouacs attirait un grand nombre de spectateurs et fit l’objet de nombreuses descriptions de la part des contemporains. Il était strictement interdit aux soldats de quitter leur régiment sans officiers.
18On autorisa les officiers à se loger chez les Parisiens. Leur placement était à la charge des autorités parisiennes. Mais tous les Parisiens n’étaient pas contents de ces locataires. Il se produisit de nombreux épisodes curieux. Par exemple, le chef cosaque Platov, qu’on avait installé dans une respectable famille française, fut le plus sérieusement du monde prié par la maîtresse de maison de ne pas dévorer son fils car il était encore petit. Cet épisode marqua Platov au point qu’il le mentionne dans ses souvenirs2.
19Les archives des régiments contiennent des ordres de punitions sévères, allant jusqu’au peloton d’exécution, pour les moindres cas de vol et de pillage à Paris. Mais le commandement russe trouvait cela encore insuffisant. Pour priver les simples soldats des tentations de la vie parisienne, on prit dans certains régiments la décision de ne plus leur verser leur solde. Mais à vrai dire, cette pratique connaissait des exceptions. Ainsi, bien que le maintien de l’ordre à Paris fût en principe resté aux mains de la garde nationale et des autorités locales de police, le commandant de Paris et les commandements de la garde nationale formèrent-ils des patrouilles communes pour la prévention des conflits entre les militaires des troupes d’occupation et la population parisienne. Les soldats des armées alliées qui allaient ainsi en ville recevaient quelque argent.
20Comme on peut en juger par les papiers personnels de Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken, les intendants prussiens donnaient plus d’argent à leurs soldats que les Russes et les Autrichiens. Les Prussiens invitaient donc plus souvent leurs collègues de patrouille à boire un verre à la fin du service. De telles veillées commencées paisiblement se terminaient souvent en bagarres au cours desquelles les Russes se battaient souvent contre les Prussiens et les Autrichiens.
21Beaucoup de soldats et d’officiers français se trouvaient encore à Paris. Jusqu’à la signature par Napoléon de son abdication, il s’agissait en majorité de blessés, certains immobilisés à l’hôpital, qui n’avaient pu quitter la ville avec leur régiment. Par ordre spécial et comme il l’avait annoncé lors de sa visite de quelques hôpitaux parisiens, Osten-Sacken s’engagea à garantir leur sécurité. Mais, à la mi-avril, la situation s’aggrava quand les officiers français démobilisés affluèrent à Paris. Des conflits s’ensuivirent, voire des bagarres. On ne sait pourquoi, mais ces dernières mettaient principalement aux prises Français, Prussiens et Autrichiens, tandis que les officiers français évitaient les Russes. Comme ces bagarres devenaient une sorte d’ordinaire, Osten-Sacken ordonna que les officiers alliés ne se rendent à Paris que pour des faits de service, les autres devant rester cantonnés. Le gouvernement provisoire français nommé après l’abdication de Napoléon prit des mesures analogues.
22Je ne m’arrêterai pas ici sur les agréables passe-temps des officiers de l’armée russe durant leur séjour à Paris. Il a déjà été beaucoup dit et écrit à ce propos. Les officiers avaient de l’argent et ne connaissaient pas la faim, ce qui n’était pas le cas de toutes les troupes. L’approvisionnement des armées d’occupation devait être assuré par les pouvoirs français grâce à des moyens spécialement alloués. Autant qu’on puisse en juger, cet argent était d’origine anglaise et, dans les premiers temps, alors que les mécanismes de virement n’étaient pas encore opérationnels, les troupes éprouvèrent des difficultés pour l’approvisionnement en nourriture et en fourrage. Les fournisseurs français refusaient de livrer des marchandises en échange de reçus et récépissés alliés, ce qui contribua à l’apparition de marchés parallèles à côté des lieux de cantonnement des troupes. Sur de tels marchés, les soldats achetaient ou troquaient avec les marchands des produits alimentaires. Ces contacts étaient souvent l’occasion d’incidents assez ridicules. Ainsi, Sergeï Maïevski se rappelle :
Le matin notre camp était rempli de Parisiens, de Parisiennes en particulier, qui venaient vendre de la nourriture et de « la vodka à boire la goutte » [en français dans le texte]. Et nos soldats ont bientôt nommé la vodka « berrelagoutte », en croyant que ce mot signifiait tord-boyaux en français3.
23Un approvisionnement aussi mauvais faisait murmurer dans les rangs et ceci parvint aux oreilles d’Alexandre Ier, qui, au théâtre, le deuxième jour de son séjour à Paris, fit venir les représentants des mairies. Il leur garantit que les livraisons à crédit de nourriture et de fourrage seraient couvertes, mais qu’en revanche, si ces livraisons n’étaient pas assurées, il refusait d’assumer la responsabilité des désordres éventuels occasionnés par la troupe. Suite à cette intervention, l’approvisionnement des camps de campagne s’améliora considérablement.
24Pour finir, Osten-Sacken eut à s’occuper pendant sa mission des différences entre les mœurs des Parisiens et celles des troupes d’occupation, et des différences culturelles en général. Sans que cela provoquât des conflits, il en résultait souvent des malentendus. On sait bien l’intérêt que suscitaient les cosaques en Europe – dont nous avons rappelé plus haut qu’ils étaient des troupes irrégulières de l’armée russe. De façon imagée, le général Ermolov, célèbre chef militaire du temps des guerres napoléoniennes, précise dans ses mémoires qu’ils constituaient « l’étonnement de l’Europe ». Ils devaient cette popularité non seulement à leur aspect exotique et à leur manière de combattre, mais encore aux très nombreuses représentations stylisées diffusées en masse par les publications des alliés. Cet intérêt avait été nourri par la propagande napoléonienne, qui les peignaient en hordes asiates et sauvages, monstres hirsutes et féroces. À l’instar d’autres parties de l’Europe, ces « barbares de la steppe4 » devinrent à la mode en 1814. Pour les artistes, ils constituaient des sujets de dessin privilégiés. Ainsi, les eaux-fortes de Georges Pitza, artiste allemand qui participa aux campagnes étrangères russes, en fournissent-elles une excellente illustration.
25La présence des troupes dans les camps de campagne, et ce pour une longue durée, supposait un équipement en toilettes et bains. Comme on le sait d’après des souvenirs et de nombreuses recensions dans la presse, les cosaques furent d’abord cantonnés dans le bois de Boulogne où ils lavaient leurs chevaux dans la Seine, et s’y lavaient eux-mêmes. Ce spectacle attirait invariablement une masse de badauds. Mais quand, en bord de Seine, apparurent des bains russes construits avec les arbres du bois de Boulogne fraîchement coupés, le nombre des spectateurs s’accrut. Le spectacle des cosaques nus dans des bains de vapeur qui se jetaient ensuite en criant dans la Seine ne choqua pas les sentiments des Parisiens qui regardaient cela comme une attraction ethnographique, mais il troubla les autorités parisiennes. C’est pourquoi Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken et le commandant Rochechouart donnèrent ordre de déplacer les bains dans les profondeurs du Bois et d’utiliser des bassins mieux dissimulés.
26Les cosaques à Paris marquèrent aussi la capitale par le marché parallèle qu’ils organisèrent sur le Pont-Neuf. N’étant pas au nombre des troupes régulières, les cosaques éprouvaient des difficultés pour obtenir fourrage et approvisionnement. Une situation dont ils tiraient avantage en allant piller les villages des alentours de Paris. En général, le commandement russe ne tolérait pas ces maraudes et des cosaques furent condamnés, et certains, même fusillés. Mais il n’était pas possible de faire cesser complètement ces pillages. Les cosaques se rendaient donc dans des villages en quête de fourrage et d’approvisionnement et en revenaient avec bien d’autres trophées. Pour partie, ils les vendaient au Pont-Neuf, où s’établit une sorte de bazar sauvage. Les paysans volés le surent et vinrent en ville récupérer leurs biens ; il en résulta heurts et échauffourées. Quand les autorités parisiennes s’en plaignirent à Osten-Sacken, il prit des mesures énergiques et les pillages cessèrent.
27Cet épisode eut une conséquence plaisante. Privés de ce moyen d’alimenter leurs montures en foin, les cosaques, et d’autres cavaliers, laissaient leurs chevaux paître sur les boulevards et dans les parcs parisiens. Lors d’une de ses promenades, l’empereur Alexandre Ier constata que la cavalerie russe avait ravagé les espaces verts des Champs-Élysées. Par décret impérial, des moyens supplémentaires furent alors alloués à l’acheminement de provisions en fourrage de villages éloignés de Paris et à la restauration des espaces verts de la capitale. Un autre problème mobilisait le gouverneur militaire, à savoir celui des désertions : « Sous-officiers et simples soldats nous quittent pour des fermiers qui non seulement les payent bien, mais encore leur donnent leurs filles », écrit ainsi le gouverneur général Fiodor Rostopchine. Certes, le phénomène ne concerna pas la garde mais plutôt les troupes cantonnées pour partie aux alentours de Paris, mais le gouvernement militaire russe ne parvint pas à le circonscrire.
28Si on ne dispose pas de statistiques sur le nombre de déserteurs russes au sein des régiments d’observation, le même Rostopchine note qu’en une nuit, soixante soldats d’un régiment monté désertèrent avec armes et montures.
29Les mesures énergiques prises par Osten-Saken, comme de fusiller les déserteurs, s’avérèrent inopérantes. Il faut ici rappeler que lors de la retraite de Moscou, un grand nombre de soldats français s’égayèrent dans les campagnes avoisinantes et furent accueillis par les propriétaires locaux qui non contents de ne pas les remettre aux autorités, les « naturalisèrent » en les mariant avec leurs paysannes et servantes.
30Le court séjour à Paris des officiers russes ne leur laissa pas le temps de faire de grandes dettes auprès des usuriers locaux. Alexandre Ier, connaissant les tentations que recélait la capitale, fût-elle occupée, donna ordre, avant que les troupes n’entrent dans la ville, de verser un an de solde aux membres de la garde impériale cantonnés à Paris. Il fit ainsi verser au général Mikhaïl Andreïevitch Miloradovitch, héros national et célèbre pour ses extravagances, à la demande de ce dernier, trois ans de sa solde. Il est inutile de dire que cette somme fut épuisée par ce joueur invétéré, bien avant le départ des troupes russes de Paris5 ! Il en alla de même pour nombre d’officiers. Voici le témoignage de l’officier N. P. Kovalski :
Les officiers qui avaient du bien s’adressaient aux banquiers avec une simple recommandation de leur état-major attestant de leurs ressources et en recevaient des billets à ordre importants… La vie parisienne m’entraîna si loin et si vite que je dus vendre pour 9000 francs un cheval de monte et deux chevaux de trait6.
31Les dettes existantes furent remboursées avec les sommes allouées à la liquidation du commandement russe et du quartier général de l’armée russe à Paris. Il est à noter que lors de la deuxième occupation de Paris, quand le corps d’observation russe se trouva en France jusqu’en 1819, son commandant Mikhaïl Semionovitch Vorontsov, suite à l’ordre de rapatriement en Russie, dut engager le plus gros de sa fortune personnelle pour couvrir les dettes des officiers russes auprès des usuriers, banquiers locaux, institutions interlopes, etc.
32À la fin mai 1814, le pouvoir des troupes d’occupation étant transféré à l’administration de Louis XVIII, Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken se joignit aux troupes russes qui quittaient la France. À l’occasion de son départ, les autorités parisiennes rendirent un grand hommage au gouverneur général de Paris. En témoigne la remise d’un diplôme spécial et de cadeaux de prix – une garniture consistant en une carabine, deux pistolets et une épée d’or, incrustée de diamants portant l’inscription « la Ville de Paris au général Sacken ». Aujourd’hui, ces objets rares se trouvent au musée historique d’État à Moscou. En 1817, fut publiée la correspondance d’adieu de Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken avec des responsables parisiens et des représentants de diverses institutions de la capitale. Elle atteste que le général avait acquis une haute autorité et le respect de la part des pouvoirs français7.
33Le31 mai 1814, ayant transmis ses responsabilités à la garde nationale, Fabian Wilhelm von der Osten-Sacken partit en Russie à la suite de l’armée. Mais du fait des Cent-Jours, il devait bientôt revenir à Paris. Il participa en effet à la deuxième campagne de l’armée russe à Paris en 1815, comme commandant du3e corps d’infanterie de Varsovie, qui faisait partie de l’armée de Barclay de Tolly, avant d’en terminer avec la guerre en Europe et le service en 1818, à l’âge de 66 ans.
Notes de bas de page
1 Voir la brochure Alexandrana…, op. cit., passim.
2 Donskoe kazačestvo v Otečestvennoj vojne 1812 goda i zagraničnyh pohodah russkoj armii 1813-1814 gg. Sbornik dokumentov [Les cosaques du Don durant la guerre patriotique de 1812 et les campagnes de l’armée russe 1813-1814. Recueil de documents], Rostov-sur-le-Don, 2012, p. 78.
3 Sergeï Maievski, « Moj vek, ili istoriâ generala Maevskogo, 1779-1848 » [Mon siècle ou l’histoire du général Maievski, 1779-1848], Russkaâ starina, 8-9, 1873, p. 294.
4 Voir par exemple l’article de Marie-Pierre Rey, « Les cosaques dans les yeux des Français à l’heure de la campagne de 1814, contribution à une histoire des images et des représentations en temps de guerre », Quaestio Rossica, 1, 2014, p. 55-68.
5 Anekdoty i čerty iz žizni generala Miloradoviča [Anecdotes et traits de la vie du général Miloradovitch], Kiev, 1881, p. 75.
6 « Koval’skij Nikolaj. Iz zapisok general-majora Koval’skogo » [Notes du major-général Kovalski], Russkij Vestnik, 91/1, 1887, p. 115.
7 « Proŝal’naâ perepiska barona Sakena, byvšego general-gubernatora Pariža v 1814 godu s činovnikami i prisutstvennymi mestami sej stolicy » [Correspondance d’adieu de l’ancien général-gouverneur de Paris en 1814, le baron von der Osten-Sacken, avec des représentants du gouvernement et des administrations publiques de cette capitale], Syn Otečestva,3, 1817, p. 68-209.
Auteur
Professeur à la faculté de journalisme de Moscou. Son domaine de compétence recouvre plusieurs aspects de l’histoire de la Russie : l’histoire de l’éducation, l’histoire de l’université de Moscou et l’étude de diverses influences et apports socio-culturels dans l’histoire russe. Il est l’auteur de plusieurs travaux relatifs à l’histoire de l’université à Moscou, à l’histoire de la sociologie en Russie et aux échanges culturels et éducatifs russo-français à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Ses principales publications sont, en russe : L’École russe des hautes études sociales de Paris, 1901-1906 (ROSSPEN, 2004) ; L’éducation sociologique en Russie (Alma Mater, 2009) ; Leçons sur l’histoire de la Russie pour les étudiants de la faculté de journalisme de l’université de Moscou (Maison d’édition de la faculté de journalisme de l’université de Moscou, 2015-2018).
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