Le congrès de Châtillon : l’impossible diplomatie
p. 39-48
Texte intégral
1« Le congrès de Châtillon ne fut qu’une comédie diplomatique1. » Ce jugement de l’historien Antonin Debidour, datant de la fin du xixe siècle, semble avoir été partagé par la majorité des contemporains de l’événement et par les historiens qui en ont fait le récit. Dans l’historiographie de la campagne de France, le congrès de Châtillon n’occupe qu’une place secondaire, ses discussions se trouvant reléguées le plus souvent à l’arrière-plan des combats livrés sur le chemin de Paris. Aujourd’hui comme hier, tout le monde semble d’accord pour affirmer que seuls les événements militaires se sont révélés véritablement décisifs. Pourtant, alors que la tendance est actuellement à une revalorisation de la diplomatie à l’époque napoléonienne2, il apparaît pertinent de se pencher de façon plus spécifique sur les négociations du congrès de Châtillon et, au-delà de leur échec manifeste, de tenter d’en saisir les enjeux. Si l’on s’accorde à dire que la conclusion d’une paix entre Napoléon et les alliés n’a jamais vraiment été possible, le point essentiel est de déterminer ce qui y fit obstacle : qu’est-ce qui empêcha une nouvelle fois le langage de la diplomatie de se faire entendre ? Quelle part prirent les différentes puissances belligérantes dans cet échec ?
2Pour tenter de répondre à cette question, nous reprendrons le récit des négociations de Châtillon en nous fondant notamment sur les dépêches du plénipotentiaire russe, le comte de Razoumovski, dépêches conservées aux archives du ministère des Affaires étrangères, à Moscou. Tout en relatant dans le détail les différentes conférences du congrès, ces dépêches permettent en effet de voir l’action de la Russie lors de ces négociations et d’observer l’attitude du plénipotentiaire français, le marquis de Caulaincourt, duc de Vicence, le seul probablement à avoir vraiment voulu la paix, à avoir voulu faire du congrès autre chose qu’une simple « comédie diplomatique3 ».
Un congrès aux fondements fragiles
3Pour comprendre les enjeux du congrès de Châtillon, il s’agit de revenir à un autre congrès, celui de Prague, considéré quant à lui par le comte de Nesselrode comme un congrès « dérisoire4 ». Au printemps 1813, alors que Napoléon vient de remporter les batailles de Lützen et de Bautzen contre les armées russo-prussiennes, les puissances belligérantes acceptent de signer un armistice et d’organiser un congrès de paix, sous médiation autrichienne. Réuni durant l’été 1813, le congrès de Prague échoue avant même de commencer : Napoléon, persuadé qu’il est toujours en position de force, n’est en effet prêt à aucune véritable concession. Quant aux coalisés, ils attendent uniquement l’intervention militaire de l’Autriche à leurs côtés, convaincus qu’elle fera définitivement basculer le sort des armes en leur faveur. Alors que tout le monde se prépare avec impatience à la reprise des combats, la diplomatie ne peut que faire figure de contretemps. Toutefois, malgré son échec évident, le congrès de Prague crée un précédent, celui d’une négociation entre Napoléon et les membres de la coalition : le congrès de Châtillon s’inscrira dans la continuité de cette première expérience.
4Dans les semaines qui suivent la rupture du congrès de Prague, il n’est plus question de négociations diplomatiques : tout se joue à nouveau sur les champs de bataille. Au milieu du mois d’octobre 1813, les coalisés remportent enfin la victoire décisive qu’ils espéraient : les armées françaises, vaincues à Leipzig, abandonnent l’Allemagne, consacrant de fait la fin du Grand Empire. Le tsar Alexandre voit enfin s’ouvrir devant lui la route de Paris, dont il a fait son objectif. Pourtant, au moment de franchir le Rhin et d’entrer sur le territoire français, les coalisés connaissent un moment d’hésitation. Metternich en profite alors pour proposer d’ouvrir de nouvelles négociations, qui pourraient se tenir parallèlement à la campagne militaire. Les intentions du chancelier autrichien à cette époque ont donné lieu à de nombreuses interprétations : lui qui avait été l’artisan du mariage entre Napoléon et Marie-Louise, espérait-il vraiment maintenir le gendre de l’empereur François sur son trône, afin de contrebalancer l’influence russe en Europe ? À ses alliés, Metternich déclare que cette réouverture des négociations n’est qu’une manœuvre, destinée à montrer aux Français que Napoléon est le seul véritable obstacle à la paix. Comme il l’explique au tsar, si Napoléon refuse de négocier, l’opinion sera contre lui ; s’il accepte, il suffira de proposer des conditions assez vagues et imprécises pour pouvoir les modifier au gré des circonstances. Alexandre semble dubitatif, mais Metternich le rassure : « Je vous garantis qu’il n’acceptera pas5. »
5Par chance, l’instrument nécessaire pour mettre en œuvre le projet de Metternich se trouve dans les bagages des armées coalisées : il s’agit du beau-frère de Caulaincourt, le baron de Saint-Aignan, fait prisonnier à la suite de la bataille de Leipzig. Le 9 novembre 1813, à Francfort, Metternich et Nesselrode déclarent à Saint-Aignan qu’ils sont prêts à négocier avec Napoléon s’il accepte de faire rentrer la France dans ses limites « naturelles » : le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. Saint-Aignan, qui n’en espérait pas tant, est ébloui par cette proposition, qu’on lui permet de consigner par écrit et de porter à son maître6. Dans son enthousiasme, le baron oublie de remarquer que cette proposition n’a rien d’officiel et qu’aucun de ses interlocuteurs n’a cru bon de la signer.
6Mis au courant de cette proposition, Napoléon comprend immédiatement qu’il ne s’agit que de simples ouvertures pouvant être facilement désavouées par ses adversaires7. Dans la réponse qu’il fait rédiger par Maret, alors ministre des Relations extérieures, il accepte le principe d’une négociation, mais refuse en revanche de se prononcer sur les bases de Francfort8. Comme prévu par Metternich, cette réponse suscite de vives critiques dans l’entourage de l’Empereur, Caulaincourt et Saint-Aignan n’hésitant pas à présenter la proposition des coalisés comme un ultimatum et comme la dernière chance d’épargner la France. Sous la pression de l’opinion, Napoléon décide finalement de remplacer Maret par Caulaincourt à la tête du ministère. Quelques jours à peine après sa nomination, Caulaincourt écrit à Metternich pour lui dire qu’il accepte les bases de Francfort et qu’il est prêt à se rendre à un congrès de paix9. Mais sa bonne volonté ne rencontre que peu d’écho : le chancelier autrichien lui déclare en effet que le congrès ne pourra s’ouvrir qu’une fois débarqué sur le continent un représentant de l’Angleterre10. Quant aux bases de Francfort, elles semblent de jour en jour plus floues : dans leur déclaration du 4 décembre, les coalisés ne promettent plus au peuple français les limites naturelles mais seulement « une étendue de territoire qu’il n’a jamais connu sous ses rois11 ».
7Caulaincourt comprend rapidement la fragilité des promesses faites à Saint-Aignan. Il comprend surtout que le temps ne joue pas en sa faveur, alors que se fait de plus en plus sentir l’influence de l’Angleterre. Pour tenter de limiter les délais, il décide de se porter au-devant des alliés. Lorsque ces derniers seront prêts, ils le trouveront aux avant-postes et les négociations pourront commencer immédiatement. Le 5 janvier 1814, Caulaincourt quitte Paris pour la Lorraine : il bénéficie en théorie des pleins-pouvoirs pour négocier. Mais ces pleins pouvoirs sont illusoires. Napoléon n’a eu de cesse en effet de lui répéter avant son départ que seules les limites naturelles étaient acceptables. Encore l’Empereur espère-t-il se maintenir en Hollande et en Italie, voire au-delà si le sort des armes lui est favorable : « Les négociations une fois placées sous l’influence des événements militaires, on ne peut prévoir les conséquences d’un tel système12 », déclare-t-il à Caulaincourt. La marge de manœuvre de ce dernier s’annonce déjà particulièrement étroite, soumise au bon vouloir des alliés comme aux aléas de la guerre.
8Pendant la plus grande partie du mois de janvier, Caulaincourt reste sans nouvelles de Metternich, ne sachant où il doit se rendre et surtout quand va s’ouvrir le congrès. À cette époque, les alliés sont en effet uniquement préoccupés par le succès de la phase initiale de leur invasion du territoire français. Une fois leurs premiers objectifs remplis, se pose à nouveau la question cruciale : faut-il poursuivre l’invasion ou entamer des négociations ? Certains seraient d’avis de profiter des avantages acquis pour négocier ; d’autres, au premier rang desquels le tsar Alexandre, sont uniquement tendus vers l’objectif de la prise de Paris. Les coalisés se mettent finalement d’accord sur une position moyenne : on négociera avec Napoléon, tout en continuant d’avancer vers Paris. Après ces débats, Metternich peut enfin donner rendez-vous à Caulaincourt dans la ville de Châtillon-sur-Seine, en Bourgogne ; l’arrivée des plénipotentiaires alliés est prévue pour le3 février 181413.
9Après une courte période d’espérance, Caulaincourt doit déchanter à nouveau lorsqu’il découvre la liste des diplomates attendus à Châtillon. Comme il le déclare alors, les assurances de paix de la coalition sont « démenties pour ainsi dire par le nom seul des quelques plénipotentiaires14 ». La Prusse a désigné Wilhelm von Humboldt, qui avait déjà fort déplu à Caulaincourt lors du congrès de Prague ; la Russie a choisi le comte Andreï Razoumovski, longtemps ambassadeur à Vienne, et particulièrement hostile à la France. La Grande-Bretagne maintient quant à elle le flou sur la composition de sa délégation : sont cités lord Aberdeen, lord Cathcart, Charles Stewart, ainsi que Castlereagh, mais il est déjà évident que celui-ci ne sera pas présent. Les alliés n’ont en effet désigné que des seconds rôles. Caulaincourt, qui espère depuis plusieurs mois négocier avec Metternich, est ainsi scandalisé par la nomination comme représentant de l’Autriche de Johann von Stadion, un des principaux artisans de l’entrée en guerre de son pays contre la France en 180915.
10Caulaincourt ne peut qu’être déçu en apprenant le nom de ses futurs interlocuteurs. Encore ignore-t-il que leurs instructions, mis à part quelques détails, prennent pour point de départ de la discussion les frontières françaises de 1789, et qu’elles sont totalement subordonnées à l’évolution de la campagne militaire. Les instructions du comte Razoumovski sont encore plus précises : Alexandre et Nesselrode lui demandent en effet de tout faire pour retarder les négociations et pour empêcher la conclusion d’un accord16. Ces recommandations, le diplomate russe va les mettre en œuvre dès la première séance du congrès, le 5 février 1814.
Des discussions soumises aux péripéties militaires
11Cette première conférence ne dure que quelques dizaines de minutes, le temps nécessaire pour l’échange d’un certain nombre de déclarations : Caulaincourt voudrait se mettre immédiatement au travail, mais les diplomates alliés ne l’entendent pas ainsi. Le comte Razoumovski notamment déclare ne rien pouvoir discuter car le tsar Alexandre n’a pas encore signé ses instructions17. Dès les premières discussions, le plénipotentiaire russe se distingue par son évidente mauvaise foi, au point de choquer les flegmatiques Britanniques. Pourtant, Caulaincourt ne se fait aucune illusion, il sait qu’il est seul contre tous : « Nous sommes ici dans un état d’isolement dont l’histoire n’offrirait peut-être pas un seul exemple, écrit-il à Napoléon. Pas un allié, pas un ami, pas même un indifférent par le moyen duquel nous puissions rien apprendre18. »
12La deuxième conférence, qui se tient le surlendemain, confirme enfin ce que Caulaincourt pressentait depuis un certain temps : l’abandon pur et simple des bases de Francfort par les alliés. Razoumovski va jusqu’à affirmer qu’il n’en n’a jamais entendu parler ! Seul un retour de la France à ses anciennes limites paraît désormais envisageable. Dans son rapport à Nesselrode, Razoumovski rend compte avec une certaine satisfaction de la consternation de Caulaincourt :
Ce qui est le plus important à observer, écrit-il, c’est l’extrême anxiété de M. de Caulaincourt, et son impatience à conclure ; elle met incontestablement à découvert la position critique de son chef. Il ne sait point déguiser que, prêt à capituler, il souscrira à tout, et cette marche justifie complètement la supposition que j’ai formée dès le premier jour, que coûte que coûte il veut le plus promptement possible la paix, pourvu qu’elle se signe avec Napoléon19.
13Caulaincourt a certes pour principal objectif de sauver le trône impérial, mais, contrairement à ce que pense Razoumovski, il n’est pas prêt à n’importe quelle concession, surtout si elle risque d’être désavouée par son maître :
Ce que je sais avec certitude, écrit-il à Napoléon, c’est que j’ai affaire ici à des hommes qui ne sont rien moins que sincères ; que se presser de leur faire des concessions, c’est les encourager à en demander de nouvelles, sans que l’on puisse prévoir où ils s’arrêteraient et sans obtenir de résultat. J’attends donc les ordres de V.M.20.
14Apprenant l’abandon des bases de Francfort, Napoléon hésite un moment à céder aux exigences des alliés. Mais cette hésitation est de courte durée : constatant que Blücher vient de découvrir les flancs de son armée en s’avançant vers Paris, Napoléon croit saisir l’opportunité de renverser la situation. À la diplomatie, il préfère à nouveau la politique du quitte ou double : « La face des affaires va changer, et nous verrons ! Ne précipitons rien ! Il sera toujours temps de faire une paix comme celle que l’on nous propose21 ! », déclare-t-il.
15Mais Napoléon n’est pas le seul à mettre la diplomatie au second plan : au même moment, le tsar Alexandre ordonne à Razoumovski de faire suspendre les négociations qui viennent à peine de commencer22. Convaincu que ses troupes sont sur le point d’entrer à Paris, le tsar craint que la conclusion d’un accord ne le prive de sa victoire. Même s’ils sont d’avis que cette décision risque d’avoir un mauvais effet dans l’opinion, les autres diplomates de la coalition doivent obtempérer. De plus en plus convaincu de l’inutilité de ce qui se passe à Châtillon, Caulaincourt en vient à demander à reprendre du service : « S’il n’y a de salut que dans les armes, écrit-il, je prie V. M. de me compter au nombre de ceux qui tiennent à honneur de mourir pour leur Prince23. » Napoléon n’a bien entendu pas l’intention de se priver de son diplomate et Caulaincourt est contraint de prendre son mal en patience.
16Les brillants succès remportés par Napoléon à Champaubert, le 10 février, à Montmirail, le 11, à Vauchamps, le 14, modifient totalement la situation. Les alliés se montrent soudain moins intransigeants et décident de renouer les négociations avec Caulaincourt. Le 17 février, lors de ce qui est seulement la3e séance du congrès, ils lui présentent un premier projet de traité : l’Allemagne et l’Italie y sont exclues des discussions, tandis que la France doit revenir à ses frontières de 179224. Les coalisés acceptent certes de revenir à la table des négociations mais leurs principes fondamentaux restent sensiblement identiques. Même s’il juge personnellement ce projet « monstrueux », Caulaincourt estime qu’il faut en profiter pour proposer rapidement un contre-projet25. Il reste en effet lucide quant à l’impact véritable des succès de Napoléon : Nesselrode n’en parle d’ailleurs que comme d’« avantages momentanés26 ». Mais la tentative de Caulaincourt pour ramener Napoléon vers la diplomatie se heurte à l’euphorie qui règne au quartier général impérial. Enthousiasmé par ses victoires, l’empereur juge les propositions des alliés « humiliantes27 » ; le 2 mars, il affirme à son plénipotentiaire que la France « ne cédera jamais Anvers et la Belgique28 ». Caulaincourt est désormais de plus en plus critiqué par Napoléon, qui lui reproche de ne pas parvenir à soutirer d’informations à ses interlocuteurs29.
17Les diplomates alliés profitent de ces dissensions pour reprendre progressivement l’avantage : ce sont eux désormais qui pressent Caulaincourt de leur proposer un contre-projet. Lors de la 4e conférence du congrès, le 28 février, Razoumovski et Stadion demandent qu’un contre-projet français leur soit présenté avant le 10 mars30. Si les diplomates alliés sont si confiants, c’est qu’ils savent que le sort des armes tourne désormais en leur faveur :
Ce n’est que par la guerre que nous pouvons parvenir à une négociation solide, écrit Razoumovski. Cette vérité devient de jour en jour plus évidente. Ce n’est que par nos succès dans la guerre que nous fixerons des conditions de paix conformes à notre but31.
18Lorsque vient le 10 mars, Caulaincourt n’a rien de concret à proposer aux alliés et Razoumovski se moque de ses manœuvres dilatoires : « Il divague pompeusement sur le passé, le présent et l’avenir des rapports politiques de l’Europe et ne conclut rien sur la question à laquelle nous attendions une réponse32. »
19Lors de la séance suivante, le 13 mars, les diplomates de la coalition posent à Caulaincourt un ultimatum : s’ils n’obtiennent pas de contre-projet sous quelques jours, ils devront quitter Châtillon33. Caulaincourt accepte l’échéance, même s’il sait pertinemment que Napoléon n’est pas prêt à changer d’avis aussi rapidement :
Ce seront toujours les bases de Francfort sous une autre forme, lui écrit-il avec fatalisme. J’aurais bien voulu pouvoir offrir quelque chose au-delà. Les ordres de V.M. m’en ont ôté le pouvoir34.
20Le contre-projet que le diplomate français présente finalement le 15 mars ne fait que broder en effet sur ces bases, ne concédant qu’un vague accroissement de territoire au profit d’un royaume de Hollande indépendant35.
21À l’idée que la rupture est désormais inévitable, Caulaincourt ne peut masquer son émotion, comme le rapporte Razoumovski : « Le duc de Vicence a montré dans tout le cours de la séance une agitation et un défaut de contenance extrêmes. Les lèvres et les mains lui tremblaient en lisant son contre-projet36. » La rupture des négociations est confirmée le 18 mars par les diplomates alliés qui déclarent, dans le protocole du congrès, ne pouvoir « reconnaître dans la marche suivie par le gouvernement français que le désir de traîner en longueur des négociations aussi inutiles que compromettantes37 ». Pour les alliés, plus aucun doute n’est possible : la véritable paix ne peut se trouver qu’à Paris et c’est sans Napoléon qu’elle doit se négocier. Le 19 mars a lieu la 9e et dernière séance du congrès. Après quelques tentatives infructueuses pour poursuivre tant bien que mal les négociations, Caulaincourt prend la décision de quitter Châtillon le 21 mars : « Il n’y a rien à faire ici, écrit-il. La négociation est décidément rompue38. » Après un mois et demi où la diplomatie a tenté timidement de se faire entendre, la logique des armes retrouve tout pouvoir.
22Au regard du bref récit que l’on vient d’en faire, le congrès de Châtillon semble singulièrement limité : ses neuf séances n’ont donné lieu qu’à de brefs débats sans relief, opposant un Caulaincourt souvent abattu au groupe de plus en plus soudé des diplomates de la coalition. Si, parmi ces derniers, le comte Razoumovski semble s’être distingué par son agressivité et sa volonté de faire traîner en longueur les négociations, il ne faut pas s’y tromper : il a agi la plupart du temps en accord avec ses collègues, probablement trop heureux de lui faire jouer le mauvais rôle. Ce comportement de Razoumovski à Châtillon apparaît comme le reflet de l’intransigeance du tsar Alexandre, dont le jusqu’au-boutisme l’emporte peu à peu sur les hésitations de l’Autriche et les timides velléités pacifiques de Metternich. La coalition, dont l’unité est raffermie au début du mois de mars par le pacte de Chaumont39, suit désormais la vision russe pour tout ce qui concerne la conduite de la guerre. Mais, d’un point de vue politique, c’est incontestablement l’Angleterre qui sort vainqueur du congrès de Châtillon : l’idée que la France doit revenir à ses anciennes limites, et par conséquent abandonner Anvers et la Belgique, est un dogme indiscutable pour la coalition. Surtout, la rupture des négociations avec Napoléon rend désormais presque inévitable la restauration des Bourbons, soutenue par Londres malgré les réticences de ses alliés.
23De son côté, Napoléon s’est montré la plupart du temps aussi intransigeant que ses adversaires, espérant toujours un retournement de la situation militaire en sa faveur. Sa confiance en ses talents de général l’a toujours empêché de consentir à de véritables sacrifices ; de même, l’immense supériorité matérielle et humaine des coalisés les a progressivement convaincus de l’inutilité des négociations. Le congrès de Châtillon a été en définitive victime de l’écrasante prépondérance des questions militaires, s’apparentant à une simple « diplomatie de champ de bataille », suivant l’expression d’Adam Zamoyski40. Les péripéties du congrès n’ont été que le reflet de l’évolution de la faveur des combats, projets et contre-projets ne faisant bien souvent que suivre les nouvelles en provenance des quartiers-généraux. Lorsqu’un des deux camps, après avoir essuyé un certain nombre de revers, se montrait ouvert à un compromis, l’autre se trouvait alors en position de force. Ce principe des vases communicants a rendu illusoire tout espoir de parvenir à un quelconque accord.
24Malgré cet échec indiscutable, le congrès de Châtillon n’a pas été sans conséquences. Du point de vue des coalisés, il a permis d’aborder un certain nombre de thèmes qui seront au centre du congrès de Vienne et de réfléchir déjà aux nouvelles frontières et aux nouveaux équilibres européens. Le congrès de Châtillon a également été un des moments forts de la carrière de Caulaincourt. Contrairement à ce que pourraient laisser penser les sarcasmes de Razoumovski, il a impressionné certains de ses interlocuteurs par ses talents de négociateur. Stadion écrit ainsi à Metternich, le 12 mars :
Prenez garde de ne jamais faire venir le duc de Vicence dans le même endroit que l’empereur Alexandre. Je ne sais s’il l’a toujours été, ici du moins il est rhéteur politique, homme à grandes phrases, à belles déductions de conversation. Il tourne quelquefois la tête [aux membres de la délégation autrichienne], et je crois qu’il tournerait bien plus aisément celle de notre allié du nord41.
25L’avertissement de Stadion ne sera pas écouté : quelques jours seulement après la rupture du congrès de Châtillon, Caulaincourt, lors de ses discussions avec le tsar à Paris, obtiendra pour Napoléon la souveraineté de l’île d’Elbe, malgré les protestations des autres puissances européennes.
Notes de bas de page
1 Antonin Debidour, Histoire diplomatique de l’Europe depuis l’ouverture du Congrès de Vienne jusqu’à la clôture du congrès de Berlin (1814-1878), Paris, F. Alcan, 1891, t. I, p. 6.
2 Voir notamment la publication récente des actes du colloque des 24 et 25 mars 2014, organisé au ministère des Affaires étrangères : Yves Bruley et Thierry Lentz (dir.), Diplomaties au temps de Napoléon, Paris, CNRS Éditions, 2014.
3 Sur Caulaincourt, l’ouvrage classique reste l’édition de ses mémoires par Jean Hanoteau, Mémoires du général de Caulaincourt,3 vol., Paris, Plon, 1933. Une biographie a été récemment publiée aux éditions Perrin : Antoine d’Arjuzon, Caulaincourt, le confident de Napoléon, Paris, Perrin, 2012. Voir aussi la thèse d’Olivier Varlan, « Armand-Louis de Caulaincourt, duc de Vicence (1773-1827). Étude d’une carrière diplomatique sous le Premier Empire, de la cour de Napoléon au ministère des Relations extérieures », thèse soutenue à l’université Paris-Sorbonne, Paris, 2013.
4 Comte Alexandre de Nesselrode, Lettres et papiers du chancelier comte de Nesselrode, 1760-1850, Paris, A. Lahure, 1904-1912, t. II, p. 100.
5 Cité par Guillaume de Bertier de Sauvigny, Metternich, Paris, Fayard, 1986, p. 176. Bertier de Sauvigny précise que les motivations de Metternich à cette époque sont particulièrement difficiles à appréhender : « La manœuvre exécutée par Metternich apparaît si subtile, si enrobée de duplicité en tous sens, que les historiens restent perplexes quand il s’agit de se prononcer sur l’objectif véritablement poursuivi alors. Peut-être faudrait-il admettre qu’en cette occasion comme en d’autres le processus adopté avait été conçu de façon à laisser ouvertes plusieurs options applicables à chaque conjoncture éventuelle. »
6 Voir la note de Saint-Aignan dans les Archives du ministère des Affaires étrangères (ci-après AMAE), Mémoires et documents, France, 668, Note du baron de Saint-Aignan, Francfort, 9 novembre 1813.
7 Voir le récit de Philippe-Paul de Ségur, Histoire et mémoires, Paris, Firmin-Didot, 1877, t. VI, p. 245-246.
8 AMAE, Mémoires et documents, France, 668, Maret à Metternich, Paris, 16 novembre 1813 (copie).
9 Archives nationales (ci-après AN) 95 AP 14, Caulaincourt à Metternich, Paris, 2 décembre 1813.
10 Ibid., Metternich à Caulaincourt, Francfort, 10 décembre 1813.
11 Cité par Bertier de Sauvigny, Metternich, op. cit., p. 178.
12 AN, 95 AP 14, Napoléon à Caulaincourt, Paris, 4 janvier 1814.
13 Ibid., Metternich à Caulaincourt, Langres, 29 janvier 1814.
14 Ibid., Caulaincourt à Metternich, Châtillon,31 janvier 1814.
15 « M. de Stadion, le plénipotentiaire de la seule puissance que nous puissions croire disposée à nous ménager, avait été personnellement maltraité par l’Empereur [Napoléon le fait renvoyer du ministère en 1809] et ne l’avait pas oublié : un seul homme en Autriche avait eu réellement à se plaindre de lui et c’était celui que le beau-père de l’empereur Napoléon avait nommé son représentant », Hanoteau, Mémoires du général de Caulaincourt, t. III, op. cit., p. 29-30.
16 Voici notamment ce qu’écrit Nesselrode à Razoumovski au début des négociations : « S. M. I. approuve parfaitement la marche dilatoire que vous avez suivie, M. le comte, au commencement de la négociation. Elle désire que vous y persévériez. Depuis la bataille de Brienne [29 janvier], il est moins que jamais nécessaire d’accélérer le dénouement des conférences de Châtillon », Archives du ministère russe des Affaires étrangères, Moscou (ci-après AVPRI), fonds 133, 1607, négociations à Châtillon, Razoumovski (expédition), Nesselrode à Razoumovski, Bar-sur-Aube, 6 février 1814.
17 « J’ai fait sentir combien il était extraordinaire qu’après une si longue attente, quand les souverains alliés avaient passé tant de temps ensemble et s’étaient concertés sur toutes leurs vues, le plénipotentiaire de l’un d’eux se trouvât encore sans instructions », AN, 95 AP 14, Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 5 février 1814.
18 Ibid., Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 8 février 1814.
19 AVPRI, fonds 133, 1608, négociations à Châtillon, Razoumovski (réception). Razoumovski à Nesselrode, Châtillon, 7 février 1814.
20 AN, 95 AP 14, Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 8 février 1814.
21 P.-P. de Ségur, Histoire et mémoires, op. cit., p. 309.
22 Voir notamment AVPRI, fonds 133, 1608, négociations à Châtillon, Razoumovski (réception). Razoumovski à Nesselrode, Châtillon, 9 février 1814.
23 AN, 95 AP 14, Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 10 février 1814.
24 Voir le projet de traité dans le protocole du congrès : AN, 95 AP 14, « Congrès de Châtillon, protocole de la conférence, séances des 4 février-19 mars 1814 ».
25 Ibid., Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 17 février 1814.
26 AVPRI, fonds 133, 1607, négociations à Châtillon, Razoumovski (expédition). Nesselrode à Razoumovski, Pont-sur-Seine, 4-16 février 1814.
27 AN, 95 AP 14, Maret à Caulaincourt, Troyes, 25 février 1814.
28 Ibid., Maret à Caulaincourt, La Ferté-sous-Jouarre, 2 mars 1814.
29 Caulaincourt est particulièrement vexé par ces reproches et répond à Napoléon avec agacement : « Tout ce que la négociation peut faire connaître des vues des alliés, V. M. le connaît. Car, hors des conférences, il n’y a point de négociation », ibid., Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 26 février 1814.
30 Ibid., Caulaincourt à Napoléon,3 mars 1814.
31 AVPRI, fonds 133, 1608, négociations à Châtillon, Razoumovski (réception). Razoumovski à Nesselrode, Châtillon, 9 mars 1814.
32 Ibid., Razoumovski à Nesselrode, 10 mars 1814.
33 Ibid., Razoumovski à Nesselrode, Châtillon, 13 mars 1814.
34 AN, 95 AP 14, Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 13 mars 1814 (10 heures du soir).
35 Voir le contre-projet dans le protocole du congrès : AN, 95 AP 14, « Congrès de Châtillon, protocole de la conférence, séances des 4 février-19 mars 1814 ».
36 AVPRI, fonds 133, 1608, négociations à Châtillon, Razoumovski (réception). Razoumovski à Nesselrode, Châtillon, 15 mars 1814.
37 AN, 95 AP 14, « Congrès de Châtillon, protocole de la conférence, séances des 4 février-19 mars 1814 ».
38 Ibid., Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 20 mars 1814 (au soir).
39 « Si l’on osait, on écrirait que la messe diplomatique fut définitivement dite à Chaumont », écrit Thierry Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, t. II, L’effondrement du système napoléonien, 1810-1814, Paris, Fayard, 2004, p. 544.
40 Adam Zamoyski, dans son ouvrage consacré au congrès de Vienne, intitule son chapitre sur Châtillon et la campagne de France : « Battlefield Diplomacy », Adam Zamoyski, Rites of Peace : the Fall of Napoleon & the Congress of Vienna, Londres, Harper, 2007, p. 151-168.
41 Cité par August Fournier, Der Congress von Châtillon : die Politik im Kriege von 1814, Vienne, Tempsky, 1900, p. 344. Stadion à Metternich, Châtillon, 12 mars 1814.
Auteur
Diplômé de l’École nationale des chartes, agrégé et docteur en histoire. Il a consacré une thèse à la carrière diplomatique d’Armand de Caulaincourt, duc de Vicence (1773-1827), publiée chez Nouveau Monde, en 2018, sous le titre Caulaincourt, diplomate de Napoléon. Il est actuellement professeur d’histoire-géographie au lycée Faidherbe (Lille).
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Des histoires, des images
Mélanges offerts à Myriam Tsikounas
Sébastien Le Pajolec et Bertrand Tillier (dir.)
2021