« Sans difficulté majeure ». L’invasion de l’Alsace par les Russes en 1814
p. 27-37
Texte intégral
1Entrée tardivement dans le giron de la monarchie française à la suite des traités de Westphalie en 1648, l’Alsace constitue la pointe orientale de la France, la porte d’entrée pour tous ceux qui viennent d’Europe centrale. Ce pays-frontière est le premier touché en cas de conflit avec un belligérant. Aussi faut-il rappeler les invasions de cette province sous les guerres1 de Louis XIV, notamment pendant la guerre2 de succession d’Espagne (1702-1713), celle aussi de succession d’Autriche (1744), celle3 enfin pendant la Révolution (1793).
2À la suite de la défaite de Napoléon Ier à Leipzig4 le 19 octobre 1813, l’inéluctable invasion se produit à nouveau en 1814. Toutefois, dans cette région française où la population s’exprime encore en dialecte alsacien, proche de l’allemand, rien ne se passe comme ailleurs. Tout d’abord, des Alsaciens connaissent déjà des Russes. Ensuite, ils savent les conséquences d’une invasion. Enfin, ils considèrent les Russes d’une autre manière que les Français.
L’Alsace et la Russie avant 1814
3Tout commence par une surprise. En effet, pour un Alsacien vivant à l’époque napoléonienne, un Russe n’est pas un inconnu. Son pays peut même être considéré comme un Eldorado, dans la mesure où il a existé et existe une émigration importante des Alsaciens vers la Russie.
4Emboîtant le pas à l’Autriche-Hongrie qui avait réussi à faire venir de nombreux colons alsaciens dans la Batschka et le Banat, entre Budapest et Belgrade, l’administration tsariste tente à son tour, au début du xixe siècle, alors même que la France guerroie contre la Russie, d’attirer des immigrants alsaciens pour défricher les vastes territoires des steppes enlevés aux Turcs. Usant de la même tactique que la Cour de Vienne, le gouvernement russe, en marge de l’épopée napoléonienne, délègue sur les bords du Rhin des agents chargés de recruter des colons pour l’Ukraine5. À la propagande directe vantant les facilités d’installation s’ajoutent de nombreux tracts diffusés en sous-main.
5Le succès ne se fait pas attendre. À l’aube du xixe siècle, presque tous les villages du nord de l’Alsace perdent des familles parties dans l’espoir de trouver un avenir meilleur en Podolie, en Tauride ou en Crimée. Entre 1804 et 1810, l’arrondissement de Wissembourg est particulièrement touché. Seltz voit partir cinquante familles et le minuscule village de Neewiller, près de Lauterbourg, quarante-cinq. Le 8 mai 1809, la gendarmerie estime à un millier le nombre de personnes des deux sexes et de tous âges qui ont quitté leur patrie pour se rendre en Crimée. Méconnaissant le problème, le sous-préfet de Wissembourg admet cette année-là que ceux qui partent ne sont pas tous « des paresseux, des ivrognes, des déserteurs étranges6 » et que, dans le lot, se trouvent aussi de « bons citoyens actifs » et des « honnêtes hommes7 ». Ils partent pour cause de pauvreté, dit-il, « à la suite de lettres venues de Russie8 ».
6Où vont ces gens ? Ils se rassemblent d’abord au centre de Steinmauern, premier village transrhénan, où se joignent à eux des Badois. À Ulm, les émigrés se voient pris en charge par l’office russe d’immigration. Des barcasses affrétées les emmènent jusqu’à Vienne. Là, les chefs de famille doivent se présenter à l’ambassade russe pour obtenir le visa définitif d’admission, ultime sésame pour l’Eldorado. Les itinéraires suivis varient d’une famille à l’autre. Le groupe de la famille Grossmann se trouve à Vienne le 25 octobre 1808, à Brno le30 octobre, à Brody le 15 novembre. Son village d’accueil est Elsass, soit Alsace en allemand. À leur arrivée au poste-frontière de Radzillov, les futurs colons se voient mettre en quarantaine, passant trois à quatre semaines dans des baraquements. Puis ils reprennent une dernière fois la route. À leur arrivée en Ukraine, les immigrants se répartissent dans quatre cantons de la province d’Odessa. L’officier russe d’immigration veille à constituer des centres ruraux de religion homogène, sans pour autant négliger l’origine géographique de ces nouveaux ressortissants9.
7Arrivés sur place, les colons alsaciens donnent de leurs nouvelles à leur famille restée en France. Parmi les lettres envoyées, lisons ce que Jean Adam Hieb écrit, depuis la région d’Odessa, à son beau-père Georges Koch :
Nous sommes pourvus ici en grains et en viande. Le vin est au même prix que chez nous. Les fruits de vergers aussi s’y trouvent en grande quantité. Celui qui arrive ici avec un fonds de mille florins est un genre de seigneur. Car chaque famille de quatre à cinq personnes reçoit gratuitement 180 arpents de terres et de prés. Nos terres n’ont pas besoin d’être fumées et les femmes sont dispensées de faucher, car l’on acquiert aisément une centaine [ !] de bestiaux auxquels les prés servent de pâturages. Celui d’entre vous qui prendra le parti de passer en ce pays nous apportera une paire de bottes… C’est une opinion erronée chez vous de croire que les vaches de ce pays ne fournissent pas de beurre10.
8Autre lettre de Georges Latuner :
Ma femme pleure de joie de se trouver en cet heureux pays. Nous pensions Seebach si riche en grains, mais ici le dernier des colons en possède davantage que le riche paysan de votre pays. Ne croyez pas que je cherche à vous induire en erreur, mais je puis vous dire sincèrement qu’après avoir été réduit à mendier son pain en son pays, on se trouve dans l’aisance ici11.
9Paradoxalement, au moment même où certains Alsaciens émigrent en Russie, d’autres au contraire louent Napoléon Ier et le portent au pinacle. Pour Marc-Antoine Berdolet, évêque constitutionnel du Haut-Rhin, qui se trouve à Paris et assiste à la fête du 14 juillet 1801, l’enthousiasme est de mise : « J’ai vu Bonaparte à mon aise. Il faut avouer que sa petitesse (sic) contraste avec la grandeur de son génie12. »
10Lorsque les victoires militaires s’enchaînent et se répètent, la fierté régionale, représentative d’une fierté nationale, sourd alors sous la plume des chroniqueurs. Le géomètre luthérien et colmarien Jean Benjamin Kuhlmann jette ainsi sur le papier ces quelques mots : « Le 2 décembre 1805, Napoléon Ier force les Russes à accepter la bataille d’Austerlitz. La victoire la plus complète y est gagnée. Des colonnes entières de Russes périssent dans les marais glacés13. »
11L’enthousiasme du géomètre s’explique par le fait qu’un Colmarien s’illustre dans la bataille : « Notre compatriote Jean Rapp porte le dernier coup et décide du gain de la bataille, sanglant de ses blessures14. »
12Une remarque qui introduit une réalité : 75 officiers généraux présents dans l’armée napoléonienne sont alsaciens, une proportion inégalée dans d’autres provinces, un phénomène sans doute constitutif d’une région-frontalière habituée à la guerre15.
13Bien sûr, les soldats alsaciens envoient des nouvelles à leur famille. Intéressons-nous à Michel Adam,34 ans, de Heiligenstein, près de Barr. Il fait partie des « grenadiers de la cavalerie », troupe d’élite. Dans une missive du 16 septembre 1807, rédigée en allemand, expédiée de Dantzig, il relate à son épouse sa blessure reçue lors de la bataille de Friedland le 14 juin, sa cuisse droite transpercée par la lame d’un sabre. Non sans fierté, il raconte que la Grande Armée [55000 hommes] défait les armées russe [70000 Russes qui perdent 25000 soldats et 80 canons] et prussienne. Michel Adam ajoute qu’il assiste, en personne, à la paix de Tilsit, conclue le 25 juin 1807 au milieu du fleuve Niémen [« Der Frieden ist geschlossen Worden Mitten auf dem grossen Wasser »] et qu’il a aperçu de loin Alexandre Ier et Napoléon Ier. Même s’il écrit en allemand, il considère que la France est sa patrie [« Frankreich unser Vaterland »]16 .
14Une partie de la population alsacienne est habituée au contact avec les Russes, puisque c’est par sa région que transitent les prisonniers de toute l’Europe. Le 5 octobre 1807, le maire de Lunéville écrit à son homologue de Haguenau :
Nicolas Thierry, voltigeur du 4e régiment qui avait été chargé dans votre place d’armes d’amener jusqu’à Lunéville huit soldats russes, est arrivé hier avec ses prisonniers et il les a remis au colonel prince de Sibersky, commandant le dépôt des troupes russes stationné en cette ville17.
15Mais surtout, l’expédition de Russie et la retraite qui s’ensuit ont un fort impact sur l’opinion publique alsacienne. Parmi une dizaine de chroniques familiales évoquant l’événement, citons l’écrit de Mathias Ostermann (1754-1820), un cultivateur luthérien de Nordheim qui s’était dit fier de voir un de ses chevaux réquisitionnés en 1805 pour l’attelage de l’empereur :
Le 12 juin 1812, Napoléon, à la tête d’une armée de 500000 hommes, passa le Niémen. À l’approche de cette formidable armée, les Russes retraitèrent. Le 17 août, à Smolensk fortement défendu par les troupes russes, Napoléon gagna une première bataille. L’ennemi se retira mais l’occasion d’anéantir l’armée du tsar venait d’échapper à l’empereur ainsi qu’une prompte conclusion de la paix. Fort de son succès, Napoléon décida de marcher sur Moscou. Les Russes acceptèrent finalement de se battre sur la Moskova. Le 7 septembre, après une lutte acharnée, les Russes, battus, se retirèrent. Le 14 septembre, les troupes françaises entrèrent à Moscou et l’empereur s’installa au Kremlin. Le 16, un terrible incendie se déclara dans la ville dont une grande partie était en bois. Le vent s’étant mis à souffler avec violence, l’embrasement devint général. Le 19 octobre, la Grande Armée, qui avait déjà perdu dans les combats la moitié de ses effectifs, quitta Moscou. La retraite fut pénible car, dès le début de novembre, l’hiver se mit de la partie. Les chevaux étaient presque tous morts de froid et de fatigue et des nuées de cosaques harcelaient constamment nos soldats épuisés18.
L’arrivée des Russes en Alsace
16Battu à Leipzig le 19 octobre 1813, Napoléon Ier se hâte de rentrer en France pour organiser une nouvelle armée. L’empereur ne doit son salut qu’au manque de réactivité des alliés. Ces derniers tardent en effet à porter l’estocade finale. La porte d’entrée de la France est, bien sûr, l’Alsace. Autrichiens et Russes envisagent une attaque en deux points différents, l’une au nord précédant l’autre au sud.
17« L’ennemi a passé le Rhin en face de Fort Vauban19 », note le 2 janvier 1814 le policier Charles Popp à ses supérieurs, dont le préfet du Bas-Rhin, sans indiquer qu’il s’agit des Russes. Le lendemain, cent cinquante cosaques arrivent à Bischwiller. Le surlendemain, 4 janvier, Pahlen, qui dirige le détachement russe, marche sur Haguenau et s’y installe. L’un des objectifs consiste à libérer, s’il y a lieu, la route vers Paris qui passe par Saverne. Le cultivateur Mathias Ostermann, déjà évoqué, y est comme sentinelle. Il note :
Le 1er janvier 1814, l’ennemi passa le Rhin sur plusieurs points et, dès le 5, les premières patrouilles arrivèrent à Nordheim. Une immense armée leur succéda. La grande route entre Furdenheim et Marlenheim fourmillait d’hommes, de chevaux, de canons et de matériel divers. Les troupes françaises, bien inférieures en nombre, durent reculer encore. L’armée ennemie resta dans notre pays jusqu’au 1er mai 1814 et pendant tout ce temps nous avons dû nourrir ces soldats. On nous demandait tout ce qu’on peut imaginer : de l’argent, du vin, de l’eau-de-vie, du blé, de l’orge, du froment, de l’avoine, du foin, de la paille. On nous demandait même de livrer des sacs et des draps. Le pillage n’en finissait plus20.
18Toutefois, Mathias Ostermann ignore que le commandement russe a alors une expérience dans le domaine de la logistique militaire, celle-ci restant efficace même à une distance considérable du cœur de l’Empire russe. Un Établissement pour la gestion d’une grande armée active, approuvé le 27 janvier 1812, avait strictement réglementé le système d’approvisionnement et défini en détail la procédure du règlement des demandes militaires. Dans toutes les localités traversées par les troupes russes, le texte du tarif pour l’entretien des troupes est cloué. Il est interdit de prendre la nourriture et des fourrages par la force. S’ils sont pris, c’est contre un « reçu ». Selon le tarif, la population doit fournir à chaque soldat 1200 grammes de pain, 100 grammes de semoule ou de soupe, 100 grammes de viande et du vin.
19Une autre armée russe passe au sud par Lörrach, en Allemagne, Bâle en Suisse et, de là, à Saint-Louis, en France. Le tsar Alexandre Ier avait voulu attendre le 13 janvier 1814, soit le jour du Nouvel An orthodoxe, pour entrer en France. Ces troupes, plus nombreuses, investissent l’Alsace par le sud sans rencontrer de résistance militaire des Français, qui délaissent la région en vue de préparer « la campagne de France », laquelle ne concerne pas l’Alsace.
20La tactique des alliés est alors simple : d’une part bloquer les places-fortes et d’autre part avancer le plus vite possible dans le plat pays où ils ne rencontrent guère de résistance. Autrichiens, Badois, Prussiens et Russes se répartissent les rôles21.
21Fin décembre 1813, les Autrichiens bloquent Huningue. Ils reçoivent plus tard le renfort de troupes russes. Au nord, Landau qui est, à cette époque, française, est sommée de se rendre. Là, les troupes sont essentiellement russes. Le prince général Tschichoffskov22 commande d’abord le corps de blocus. Au mois de février, il part avec ses hommes pour être remplacé par des Badois. Le général Sokolovsky, son successeur, assiège la place-forte avec 2500 hommes et six bouches à feu.
22C’est le 5 janvier 1814 que commence le blocus de Strasbourg. Le 6 janvier, la crête de la colline qui sépare Hoenheim de Souffelweyersheim se couvre d’infanterie. Les cosaques, venant de Bischwiller et de Haguenau, débordent la gauche de la position française et se dirigent vers Schiltigheim. Le même 5 janvier, débute le siège de Sélestat pilonné par des Bavarois. Autrichiens et Bavarois commencent à bloquer Neuf-Brisach le 8 janvier. Enfin, le 10 janvier, les Russes apparaissent à Phalsbourg, la porte d’entrée de la « vieille France ». Le matin du 17, débute le bombardement, sans succès. Pahlen, qui commande les assiégeants, ne dispose pas de munitions en nombre suffisant pour allumer des incendies dans la ville. En fait, ne reste bientôt devant ces forteresses que le nombre d’hommes strictement nécessaire pour les bloquer, car le gros du corps doit partir pour la Champagne. Et les assiégeants connaissent une rotation des soldats. Ainsi à Phalsbourg, Lialin ne reste que quelques jours, sans qu’il soit possible de connaître les intentions de l’état-major allié.
23Dans la participation aux sièges et à l’occupation de la région, il apparaît pourtant bien que les Autrichiens passent avant les Russes, lesquels partout semblent jouer un rôle secondaire. En s’installant en Alsace, les alliés déclarent, habilement, qu’ils font une distinction entre l’empereur et la nation française. Ils s’engagent à garantir l’ordre public, à respecter les propriétés particulières, à garder la discipline la plus sévère et affirment ne pas être animés d’un esprit de vengeance23. Ils ne sont en Alsace que pour donner à l’Europe un repos nécessaire. Milhaud, Imbert de Flégny, Roederer, qui cherchent à continuer le combat, s’alarment de l’effet produit par ces déclarations.
24La discipline que les alliés observent, du moins au début de l’invasion, produit une impression favorable. Ils pensent d’ailleurs que les Français, fatigués de l’Empire, les attendent avec impatience. À Colmar, Wrede, se souvenant qu’il avait fait ses études chez le poète-aveugle Pfeffel, dispense sa maison des charges de la guerre. Partout le patriotisme semble éteint. Schweisguth, commandant de Sélestat, rapporte que les bourgeois évoquent la capitulation. Un contemporain estime que la population reste indifférente sur le passage des ennemis.
25L’entrée des uhlans russes à Haguenau le3 janvier 181424 ne cause pas la moindre émotion. Les habitants vaquent à leurs occupations ordinaires comme si de rien n’était. À Munster, un jeune chroniqueur, Henri Lebert, raconte l’occupation de la ville, le 4 janvier 1814, par 150 Bavarois : « Les officiers furent harangués par les autorités de la ville avec la politesse qu’on devait à des maîtres étrangers, nos amis les ennemis25. »
26Bientôt intervient une partition. Un Autrichien, le baron de Hess, devient gouverneur de la basse Alsace avec résidence à Haguenau. Une commission de quatre membres, également autrichiens, administre la haute Alsace. Aucun Russe n’a donc de responsabilité dans l’administration militaire qui gère la province.
Une occupation qui n’en finit pas
27Le 4 avril 1814, Napoléon Ier abdique à Fontainebleau. Le préfet du Bas-Rhin, nommé par l’empereur et maintenu en fonction, déclare le 13 avril 1814 : « Vous avez un roi. Dans peu de temps, vous aurez la paix26. » Et en effet, bientôt, les places-fortes capitulent.
28L’abdication de Napoléon Ier rend inutile la résistance des garnisons assiégées, et cela d’autant plus que la nouvelle administration royale demande de déposer les armes, d’où le curieux paradoxe : les soldats français ne capitulent pas devant l’ennemi, ils se rendent sur ordre… français. Du 15 avril, datent les capitulations de Strasbourg et de Kehl. Le 14 avril, les alliés reçoivent la reddition de Phalsbourg, le 16, celles de Belfort et de Huningue. À Belfort, où des Russes participent à la rotation des troupes assiégeantes qui bombardent la ville au moins sept fois en cinq mois, le blocus était plutôt poreux. Pas un jour de mars ne s’écoule sans que des soldats ne s’échappent de la ville. À Huningue, les Austro-Hongrois entrent à 8 heures du matin, au bruit du tambour et des fanfares. Le lieutenant-général bavarois Zoller ouvre la marche. Il est suivi de deux princes russes, Michel et Nicolas, frères de l’empereur Alexandre Ier27. Le 20 avril, Napoléon Ier fait ses adieux à Fontainebleau.
29Le siège terminé et la place-forte de Huningue prise, le tsar et sa cour se décident à quitter l’Alsace pour se rendre en « vieille France ». Un passage à Dannemarie et une étape à Sainte-Marie-aux-Mines sont connus. Le passage à Dannemarie pose toutefois des problèmes d’interprétation. Il est mentionné tardivement (20 septembre 1819) et figure dans le registre des délibérations du conseil municipal local : « Payées huit livres de chandelles et poudre fournies lors du passage de Sa Majesté l’empereur de Russie et de sa grande suite en 1814, soit 68,50 francs à Essmer de Dannemarie. » Pourquoi une mention si tardive ? Qui a demandé ces chandelles ou cette poudre ? Les Russes ? N’auraient-elles pas été payées ?
30Le 21 avril 1814, les grands-ducs Michel et Nicolas arrivent à Sainte-Marie-aux-Mines28, ville-étape sur une des routes qui traversent les Vosges. Ils y séjournent pendant une nuit et une matinée dans les appartements préparés par la famille Risler, composée d’industriels protestants, qui occupe le premier étage de la maison Reber, autre famille d’industriels protestants. Dans la matinée, après leur déjeuner, les grands-ducs descendent dans le jardin, où ils s’entretiennent de la manière la plus affable avec Jean-Georges Reber, toujours industriel local, alors âgé de 83 ans, qu’ils invitent à venir voir leurs jardins à Saint-Pétersbourg.
31Leur escorte est en grande partie composée de cosaques de la garde qui bivouaquent toute la nuit dans les corridors et sur les escaliers de la maison où logent les grands-ducs, lesquels se montrent généreux envers la domesticité qui les sert pendant leur court séjour à Sainte-Marie-aux-Mines. Les grands-ducs avaient un gouverneur et plusieurs officiers à leur suite.
32L’abdication de Napoléon Ier ne nécessite plus pour longtemps la présence des troupes russes dans la capitale. Le 22 avril 1814, le ministre de la Guerre Dupont de l’Étang écrit au maire de Haguenau :
Un corps de troupes russes fort de37000 hommes va se mettre en route de Paris pour se rendre à Haguenau en passant par Châlons, Bar-le-Duc et Nancy. Je vous prie de faire sur le champ les dispositions nécessaires pour établir dans votre commune des hôpitaux en nombre suffisant pour la réception des malades que ces troupes pourraient y laisser à leur passage29.
33Pour autant, le retrait de la capitale ne signifie pas le retrait de l’Alsace. Le préfet du Bas-Rhin, Adrien de Lezay-Marnésia, reprend l’administration du département le 13 mai. Chaque jour de retard avait été, suivant son expression « un jour de désolation et de deuil30 ». Le haut fonctionnaire se voit immédiatement confronté au problème des troupes badoises qui avaient, dans un premier temps, évacué le territoire français, avant de revenir et d’occuper « militairement » les villages des cantons de Bergzabern et de Landau. « Cette occupation ne se borne pas à une mesure purement diplomatique. Tout prouve qu’il s’agit bien plus de lever des contributions et de faire vivre amplement la troupe jusqu’à la conclusion des traités dans l’arrondissement de Wissembourg31 », affirme Lezay-Marnésia.
34Si Lezay-Marnésia estime que les Badois désolent les habitants par des exigences de tout genre32, il affirme en revanche que les Russes « s’en font chérir. » Ils ne se sont montrés « terribles que dans la discipline qu’ils se sont appliquée à eux-mêmes ». Une opinion non partagée par le sous-préfet de l’arrondissement de Wissembourg, Lambert33. Certes, les communes du canton de Seltz ne se plaignent pas des deux cents ou trois cents Russes, mais elles paient au prix fort cette soi-disant discipline. Partout, il faut aux officiers du vin, des bains et des baignoires et aux hommes de troupes, des musiciens et des filles publiques.
35Début juin 1814, sept officiers russes d’un bataillon de la garde impériale viennent se plaindre. « L’un deux, pleurant des larmes de colère, se prétend frappé par un paysan et demande que le paysan fautif soit puni de l’amputation du poing34. » Les témoins disent pourtant que la rixe a débuté lorsqu’un des officiers était entré par une fenêtre dans une ferme isolée, une imprudence suivie « de très mauvais procédés35 ». Le sous-préfet de Wissembourg inflige finalement trois à quatre heures de prison à des paysans pour leur épargner la justice expéditive de 800 cosaques.
36À Haguenau arrivent, le 4 juin 1814, au lendemain du départ du tsar Alexandre Ier de Paris pour une visite de trois semaines en Angleterre, quelques membres de son entourage, d’illustres aristocrates russes d’origine polonaise : le major-général Wladyslaw Grzegorz Branicki, le major-général comte Stanislaw Potocki, le colonel adjudant comte Jaroslaw Potocki.
37Les réquisitions pleuvent surtout dans la région de Haguenau. Les archives locales ont conservé une centaine de billets de réquisition, rédigés en partie en français, mais surtout en cyrillique. Par ordre chronologique, en voici quelques exemples36. À Gries, le 20 juin 1814, on dénombre une centaine de soldats russes sous les ordres du capitaine Hoursque. Le même jour, à Roppenheim, il y a dix officiers et 71 soldats, un régiment de cosaques et d’infanterie russe. À Bischwiller, le 21 juin, se trouvent 1020 chevaux de la garde impériale russe que l’on doit nourrir. À Haguenau, le 22 juin, il faut de l’avoine et du foin pour l’aide de camp du général en chef comte de Bennigsen, capitaine aux gardes russes du tsar. À Roppenheim, le 24 juin, quatre officiers et 200 hommes avec six chevaux reçoivent 200 rations en pain, 200 en eau-de-vie, 200 en farine, 200 en viande. À Bischwiller, le 25 juin, 1500 rations de vivres complètes sont fournies au régiment de grenadiers russes de Ekaterinoslav. À Geudertheim, le 28 juin, pour 428 hommes et 430 chevaux du régiment d’artillerie lourde russe, il est fourni 936 rations de vivres et 860 de fourrages, liste non exhaustive. Le conseil municipal de Haguenau37 estime à près de 160000 francs ces dépenses.
38Les billets permettent d’identifier des unités de l’armée russe : le régiment d’infanterie d’Okhotsk, le régiment d’Uhlans de Serpoukhov, un détachement d’un escadron de cuirassiers, des troupes sous le commandement du chef de la police Ertel, ainsi qu’au moins deux régiments de cavalerie et un régiment d’infanterie.
39Le Courrier du Bas-Rhin du3 juillet, journal qui continue de paraître malgré l’occupation, rapporte qu’un assez grand nombre de Russes se sont révoltés contre leurs chefs dans les environs de Haguenau. Ils auraient volé cent mille francs avant de se retirer dans la « Forêt Sainte ». À Haguenau même, le 4 juillet 1814, une rixe éclate entre un détachement de prisonniers de guerre français et une centaine de soldats russes. « Il s’est formé en peu d’instants un rassemblement considérable dissipé par la fermeté du commandant de la place et l’activité de la police. Le sang n’a pas coulé parce que les deux partis étaient sans armes », écrit le préfet Lezay-Marnésia38.
40Dans le sud de l’Alsace, la même exaspération perce désormais. Plusieurs villages entre Altkirch et Huningue connaissent l’indiscipline et les violences de ces détachements tant autrichiens que russes. Dans son journal, Henri de Latouche note : « Il y eut une rixe à Mulhouse entre des soldats français et russes. Ils se battirent à coups de sabre et la victoire fut du côté des Français qui forcèrent les Russes de crier : ‘Vive Napoléon si Louis XVIII ne chasse pas ces droits-réunis’39. » Sur le chemin du retour, tous les Russes n’arrivent pas à bon port. « Ivanov » né « en Russie » décède à l’hôpital de Haguenau le 30 octobre 1815.
41La campagne de 1815 fait revenir le tsar Alexandre Ier. Il quitte la France par Lure, Belfort, Altkirch, Hésingue en Alsace. Le 26 septembre 1815, au soir, les Bâlois l’accueillent avec enthousiasme et restent dans les rues jusqu’à une heure avancée de la nuit, la ville étant illuminée. La joie est d’autant plus grande que la forteresse alsacienne voisine de Huningue va être démantelée. Le Russe Mikhaïlovski-Danilevski relatera ainsi l’événement :
Quel changement depuis le premier franchissement du Rhin aux environs de Bâle le 1er janvier 1814 ! Après la libération de l’Allemagne et la rupture des négociations entamées à Francfort fut prise la décision de pénétrer en France. Depuis fort longtemps nos drapeaux n’avaient été aussi loin des frontières de la Russie et jamais encore étions-nous équipés pour une entreprise aussi importante car le Rhin et les fortifications établies le long de son cours passaient pour une protection invincible de la France. Toute l’Europe pensait qu’une guerre dans l’intérieur de ce royaume serait liée à d’incroyables difficultés. On s’attendait à ce que la nation française habituée à verser le sang défendît avec acharnement chaque pied carré du sol de la patrie. Ne tenant compte des objections, Alexandre Ier soutenait énergiquement qu’il fallait aller de l’avant pour porter le dernier coup à celui qui avait eu la témérité de troubler la paix de notre patrie. Un heureux succès couronna cette courageuse entreprise et au même endroit où, il y a moins de deux ans, les colonnes serrées de nos combattants plantèrent sous les joyeux hourras les drapeaux russes sur la rive gauche, je me tenais en paisible bourgeois40.
42Insistons pour conclure sur une spécificité alsacienne. Au contraire d’autres provinces françaises, cette région a souvent connu des invasions : celle de 1814 ne fait que suivre celle de 1793. Pourtant, « le barbare » n’est à ce moment pas le Russe. L’Autrichien, peut-être par le souvenir des Pandours de 1744, plus sûrement parce qu’il représente plus que le Russe l’armée ennemie, est bien plus honni en 1814. Ajoutons que les Alsaciens n’en ont pas fini avec les Russes. Citoyens allemands, ils les combattront entre 1914 et 1918. Incorporés de force entre 1942 et 1945, ils retrouveront le même front aux confins orientaux de l’Europe.
Notes de bas de page
1 Georges Livet, L’intendance d’Alsace sous Louis XIV (1648-1715), Strasbourg, PUS, 1956.
2 Claude Muller, « Le beau jardin de la France ». L’Alsace au xviiie siècle, Nancy, Place Stanislas, 2008.
3 Claude Muller, « La liberté ou la mort ». L’Alsace et la Révolution, Nancy, Place Stanislas, 2009.
4 Fernand L’Huillier, Recherches sur l’Alsace napoléonienne, Strasbourg, Istra, 1947 ; Claude Muller, « Vive l’empereur ! » L’Alsace napoléonienne (1800-1815), Bernardswiller, ID L’Édition, 2012.
5 Jean Schweitzer, « Émigration », dans Encyclopédie de l’Alsace, Strasbourg, Publitotal, 1983, t. 5, p. 2697-2699.
6 Paul Leuilliot, « L’émigration alsacienne sous l’Empire et au début de la Restauration », Revue historique, 165, 1930, p. 262.
7 Archives nationales, Paris, F3 9693.
8 Paul Leuilliot, L’Alsace au début du xixe siècle (1815-1830), Paris, SEVPEN, 1959, p. 33-34.
9 Jean Schweitzer, « Émigration », dans Encyclopédie de l’Alsace, op. cit., p. 2697-2699.
10 René Bayer, « Des émigrants de la région fondent la ville de Seltz en Russie en 1809 », L’Outre-Forêt. Revue du Cercle d’histoire et d’archéologie de l’Alsace du Nord, 40, 1982, p. 47-48. Voir aussi Alphonse Wollbrett, « L’émigration bas-rhinoise du début du xixe siècle vers la Russie et la Pologne », Pays d’Alsace, 96-97, 1976, p. 19-23 et Jean Schweitzer, « L’émigration alsacienne vers la Russie au début du xixe siècle », Bulletin du Cercle généalogique d’Alsace,33, 1976, p. 9-15.
11 René Bayer, « Des émigrants… », art. cité, p. 47.
12 Albert Kroener, « Marc Antoine Berdolet », Revue catholique d’Alsace, 1897, p. 822.
13 Bibliothèque municipale de Colmar, ms. 632, sans pagination.
14 Ibid.
15 Alphonse Halter, Dictionnaire biographique des maréchaux et généraux alsaciens et des maréchaux et généraux morts en Alsace de l’Ancien Régime à nos jours, Colmar, Éditions Alsatia, 1994 et Claude Muller, « Vive l’empereur ! » L’Alsace napoléonienne, op. cit., p. 270-297.
16 Fritz Eyer, « Zwei alte Soldatenbriefe », Elsassland Lothringen Heimat, 18, 1938, p. 265-266.
17 Archives municipales de Haguenau, Hd 57, f. 1.
18 Claude Muller, « Vive l’empereur ! » L’Alsace napoléonienne, op. cit., p. 242-252, ici p. 250. Mathias Ostermann (1754-1820), fermier luthérien, tient une chronique annuelle en allemand. Elle a été retrouvée en 1977 et est la propriété d’une famille qui souhaite rester anonyme.
19 Toutes les opérations militaires dans Arthur Chuquet, L’Alsace en 1814, Strasbourg, Plon, 1900, p. 55.
20 Claude Muller, « Vive l’empereur ! » L’Alsace napoléonienne, op. cit., p. 251.
21 Le siège des places-fortes dans Paul Leuilliot, La Première Restauration et les Cent-Jours en Alsace, Strasbourg, Leroux, 1958, p. 17-47.
22 Cette graphie est très fantaisiste, typique du xixe siècle. Malheureusement, il n’a pas été possible de trouver la bonne orthographe du patronyme de cet officier.
23 Paul Leuilliot, La Première Restauration…, op. cit., p. 15.
24 Ibid.
25 Robert Schmitt, « Napoléon et Munster », Annuaire de la société d’histoire du Val et de la Ville de Munster, 1970-1971, t. 25, p. 9-26, ici p. 17.
26 Paul Leuilliot, La Première Restauration…, op. cit., p. 28-29.
27 Ibid., p. 17.
28 Daniel Risler, Histoire de la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines, Sainte-Marie-aux-Mines, sans éditeur, 1873, p. 150.
29 Archives municipales, Haguenau, Hd 107, f. 1.
30 Paul Leuilliot, La Première Restauration…, op. cit., p. 52-53.
31 Ibid., p. 67.
32 Paul Leuilliot, La Première Restauration…, op. cit., p. 53.
33 Ibid., p. 60-66.
34 Ibid., p. 67.
35 Ibid., p. 67-68.
36 Archives municipales, Haguenau, Hd 103 et Hd 107.
37 Archives municipales, Haguenau, D10, p. 89.
38 Paul Leuilliot, La Première Restauration…, op. cit., p. 74.
39 Armand Ignace Ingold, « Souvenirs de 1813 et 1814. Journal d’un habitant de Cernay », Revue d’Alsace, 1903, p. 576-598.
40 Maurice de Reinach Hirtzbach, « Le tsar à Hégenheim en 1815 », Bulletin de la Société d’histoire du musée d’Huningue et du canton d’Huningue, 26, 1978, p. 29-31.
Auteur
Professeur à l’université de Strasbourg et directeur de l’Institut d’histoire d’Alsace. Il a publié, à ce jour, près d’une cinquantaine d’ouvrages, tous consacrés à l’Alsace. Parmi les plus récents, Le siècle des Rohan. Une dynastie de cardinaux en Alsace au xviiie siècle (La Nuée Bleue, 2006) ; « Vive l’empereur ! » L’Alsace napoléonienne (ID L’Édition, 2012) ; Les Alsaciens. Une région dans la tourmente, 1870-1950 (Les Arènes, 2012) ; Notre-Dame de Strasbourg. Du génie humain à l’éclat divin (Le Signe, 2014).
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